Shirley/3

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Shirley
Traduction par Ch. Romey et A. Rolet.
Shirley et Shirley et Agnès GreyCh. Lahure et Cie (p. 29-47).


CHAPITRE III.

M. Yorke.


Il paraît que la gaieté dépend au moins autant de ce qui se passe au dedans de nous, que de ce qui se passe au-dehors et à l’entour de nous. Je suis amené à faire cette remarque vulgaire en voyant M. Helstone et M. Moore s’éloigner des portes de la fabrique à la tête de leur petite troupe, dans la situation d’esprit la plus gaie possible. Quand un rayon de lumière (car les trois piétons de la bande portaient une lanterne) tombait sur le visage de Moore, vous pouviez voir ses yeux briller d’un éclat inaccoutumé, et une vivacité toute nouvelle éclairer sa physionomie ; il en était de même du recteur, dont les traits durs avaient pris une expression de gaieté toute particulière. Cependant une nuit humide et froide, une expédition périlleuse, direz-vous, ne sont pas des circonstances faites pour animer ceux qui sont exposés à l’humidité et engagés dans l’aventure. Si quelques-uns de ceux qui venaient d’agir au marais de Stilbro’ avaient pu voir cette bande, ils eussent éprouvé un grand plaisir à frapper l’un ou l’autre chef d’un coup de feu tiré de derrière un mur. Ces chefs savaient cela, et le fait est que, ayant tous deux des nerfs d’acier et un cœur ferme, cette connaissance du péril les exaltait.

Je sais, lecteur, et vous n’avez pas besoin de me le rappeler, que c’est une chose terrible pour un ecclésiastique d’être belliqueux ; je sais qu’il devrait être un homme de paix ; j’ai une légère idée de la mission d’un prêtre parmi le genre humain ; je sais de qui il est le serviteur, de qui il annonce le message, de qui il doit suivre l’exemple : et néanmoins, avec tout cela, si vous êtes un ennemi du clergé, vous ne devez pas attendre que je vous suive dans votre voie funeste et peu chrétienne ; vous ne devez pas attendre que je me joigne à vos profonds anathèmes, à vos rancunes venimeuses, si intenses, si absurdes, contre la robe noire ; que je lève les yeux au ciel avec un Supplehoug, ou que j’enfle mes poumons avec un Barraclough, en horreur et abomination du diabolique recteur de Briarfield.

Il n’était nullement diabolique. Il avait manqué sa vocation ; là était tout le mal. Il eût dû être soldat ; les circonstances en avaient fait un prêtre. Pour le reste, il avait la tête et la main fortes : c’était un consciencieux, brave, impassible, implacable et fidèle petit homme ; un homme presque sans sympathie, dur, plein de préjugés, rigide, mais un homme fidèle aux principes, honorable, sagace et sincère. Il me semble, lecteur, que, ne pouvant pas toujours tailler les hommes pour leur profession, vous ne devez pas les maudire lorsque cette profession les habille disgracieusement, et je ne maudirai pas Helstone, bien qu’il soit un Cosaque clérical ! Cependant il était maudit, et par beaucoup de ses paroissiens, comme il était adoré par d’autres, ce qui est fréquemment le sort des hommes qui montrent de la partialité dans l’amitié et de l’amertume dans l’inimitié ; qui sont également fidèles aux principes et attachés aux préjugés.

Helstone et Moore étant tous deux d’excellente humeur et unis pour le présent dans la même cause, vous vous attendez à ce que, chevauchant côte à côte, ils conversent amicalement. Oh ! non. Ces deux hommes, tous deux d’une nature rude et bilieuse, se trouvaient rarement en contact sans s’échauffer mutuellement la bile. Leur fréquent sujet de dispute était la guerre. Helstone était un tory exalté (il y avait des tories à cette époque), et Moore était un enragé whig, un whig au moins pour ce qui concernait l’opposition faite au parti de la guerre, cette question étant celle qui affectait ses intérêts ; et c’est seulement sur cette question qu’il professait la politique anglaise. Il aimait à mettre Helstone en furie, en lui déclarant sa croyance à l’invincibilité de Bonaparte ; en raillant l’Angleterre et l’Europe sur l’impuissance de leurs efforts pour lui résister ; en avançant froidement l’opinion qu’il valait autant lui céder tôt que tard, puisqu’il devait à la fin écraser chacun de ses antagonistes, et régner universellement.

Helstone ne pouvait souffrir de tels sentiments : c’était seulement par la considération que Moore était une sorte de banni et d’étranger, et n’avait que demi-mesure de sang anglais pour tempérer le fiel qui corrodait ses veines, qu’il arrivait à les écouter sans céder à l’envie qui lui venait de bâtonner l’orateur. Une autre chose aussi contribuait à diminuer son dégoût, savoir un sentiment de sympathie pour la façon brutale avec laquelle ces opinions étaient soutenues, et du respect pour la consistance de cette opiniâtreté chagrine.

Lorsque la troupe eut atteint la route de Stilbro’, ils eurent le vent en face, et la pluie leur fouetta le visage. Moore avait agacé déjà son compagnon ; maintenant, irrité peut-être par l’air froid et la pluie, il commença à le railler.

« Est-ce que les nouvelles de la péninsule vous plaisent toujours ? demanda-t-il.

— Que voulez-vous dire ? répondit le recteur d’un ton chagrin.

— Je vous demande si vous avez toujours foi en ce Baal de lord Wellington ?

— Je ne vous comprends pas.

— Croyez-vous toujours que cette idole au visage de bois et au cœur de pierre, qu’adore l’Angleterre, a le pouvoir de faire descendre le feu du ciel pour consumer l’holocauste français que vous avez besoin d’offrir ?

— Je crois que Wellington jettera les maréchaux de Bonaparte dans la mer le jour où il voudra lever sa main.

— Mais, mon cher, vous ne pouvez parler sérieusement. Les maréchaux de Bonaparte sont de grands hommes, qui agissent sous la direction d’un tout-puissant génie. Votre Wellington est le plus stupide des caporaux, dont les mouvements lents et mécaniques sont de plus gênés par un gouvernement ignorant.

— Wellington est l’âme de l’Angleterre ; Wellington est le vrai champion d’une bonne cause, le digne représentant d’une nation puissante, résolue, sensible et honnête.

— Votre bonne cause, autant que je puis la comprendre, est simplement la restauration de ce vil et faible Ferdinand sur un trône qu’il a déshonoré ; votre digne représentant d’un peuple honnête est un stupide bouvier, agissant pour un plus stupide fermier, et il a contre lui la suprématie victorieuse et le génie invincible.

— Contre la légitimité combat l’usurpation ; contre la modeste, simple, juste et brave résistance à l’envahissement, combat la vaine, fausse, égoïste et traîtresse ambition de posséder. Dieu protège le juste.

— Dieu protège souvent le puissant.

— Alors je suppose que la poignée d’Israélites debout sur le bord asiatique de la mer Rouge était plus puissante que l’armée des Égyptiens rassemblée sur l’autre bord ? Est-ce qu’ils étaient plus nombreux, mieux équipés ? Est-ce qu’ils étaient plus puissants, en un mot ? Ne répondez pas, Moore, ou vous direz un mensonge ; vous le savez. Ils n’étaient qu’une pauvre bande d’esclaves, opprimés par leurs tyrans depuis quatre cents ans ; des femmes et des enfants embarrassaient leurs rangs clair-semés ; leurs maîtres, qui rugissaient en se précipitant à travers les flots divisés, étaient de vigoureux Éthiopiens, aussi forts et aussi féroces que les lions de Libye. Ils avaient des armes, des chevaux, des chariots ; les pauvres Hébreux étaient à pied ; peu d’entre eux, probablement, avaient d’autres armes que leurs bâtons de bergers ou leurs outils de maçons. Leur doux et puissant conducteur lui-même n’avait que sa verge. Mais, soyez-en sûr, Robert Moore, le droit était de leur côté, le Dieu des armées était avec eux ; le crime et l’archange déchu commandaient aux armées des Pharaons ; qui triompha ? Vous le savez bien : « Le Seigneur, en ce jour, sauva Israël des mains des Égyptiens, et Israël vit les Égyptiens morts sur le bord de la mer ; » oui, « les flots les submergèrent, ils descendirent au fond comme une pierre. La main droite du Seigneur se couvrit de gloire ; la main du Seigneur mit en pièces les ennemis. »

— Vous avez raison ; seulement la comparaison est fausse : la France, c’est Israël ; Napoléon, c’est Moïse. L’Europe, avec ses empires fastueux et ses dynasties corrompues, c’est l’Égypte ; la vaillante France représente les douze tribus ; son jeune et vigoureux usurpateur, c’est le berger d’Horeb.

— Je dédaigne de vous répondre. »

Ici la conversation fut interrompue par le roulement rapide d’un cabriolet, qui aussitôt s’arrêta au milieu de la route. Le manufacturier et le recteur avaient été trop occupés de leur dispute pour l’entendre avant qu’il fût presque arrivé sur eux.

« Eh ! maître, les voitures sont-elles arrivées à la maison ? demanda une voix de l’intérieur.

— Est-ce que ce serait Joe Scott ?

— Oui, oui, répondit une autre voix ; car le cabriolet contenait deux personnes. Oui, monsieur Moore, c’est Joe Scott. Je vous le ramène dans un joli état. Je l’ai trouvé en haut du marais avec trois autres. Que me donnerez-vous pour vous l’avoir ramené ?

— Mes remercîments, certes, car j’aurais été fâché de perdre un homme comme lui. Mais c’est vous, monsieur Yorke ? Il me semble reconnaître votre voix.

— Oui, mon garçon, c’est moi. Je revenais du marché de Stilbro’, et comme j’arrivais au milieu du marais, fouettant mon cheval qui allait comme le vent (car, vous le savez, les temps sont dangereux, grâce à un mauvais gouvernement), j’entendis un gémissement ; j’approchai ; il y en a qui auraient fouetté pour s’éloigner plus rapidement, mais je n’ai rien à craindre, que je sache. Je ne crois pas qu’il y ait un garnement dans ce district qui voulût me faire du mal ; du moins je suis homme à le leur rendre. Je demandai : « Y a-t-il quelqu’un de blessé, là ? — Certainement, me répondit une voix qui semblait sortir de terre. — Que faut-il faire ? soyez clair et répondez-moi. — Nous sommes ici quatre gisant dans le fossé, répondit Joe.

— C’est honteux, leur dis-je ; et je leur ordonnai de se lever et de partir, s’ils ne voulaient faire connaissance avec mon fouet.

— C’est ce que nous aurions fait depuis une heure, mais nous sommes attachés avec des cordes. » En une minute j’eus coupé les liens avec mon couteau, et Joe monta dans mon cabriolet pour me raconter ce qui s’était passé ; les autres suivent derrière, aussi vite que leurs jambes le leur permettent

— Je vous suis fort obligé, monsieur Yorke.

— Croyez-vous, mon garçon ? vous savez bien que non. Cependant, voici les autres qui approchent. Et ici, par le Seigneur ! en voici une autre troupe avec des lumières dans leurs vases, comme l’armée de Gédéon, et nous avons aussi le curé avec nous ; bonsoir, monsieur Helstone ! »

M. Helstone rendit le salut avec beaucoup de roideur. L’individu qui était dans le cabriolet continua :

« Nous voilà onze hommes, et nous avons des chevaux et des chariots avec nous. S’il nous arrivait seulement de rencontrer quelques-uns de ces affamés gredins de briseurs de métiers, nous pourrions gagner une grande victoire ; chacun de nous pourrait être un Wellington ; cela vous irait, monsieur Helstone ; et quels articles on nous ferait dans les journaux ! Briarfield serait célèbre. Mais nous aurons une colonne et demie dans le Stilbro’ Courier sur cette petite affaire ; je n’en attends pas moins.

— Et je ne vous en promets pas moins, monsieur Yorke, car j’écrirai l’article moi-même, répondit le recteur.

— Certainement ! certainement ! Et ne manquez pas de demander que ceux qui ont brisé les métiers et lié les jambes de Joe Scott soient pendus. Il y a où il doit y avoir matière à pendaison, sans aucun doute.

— Si je les jugeais, je leur accorderais une courte confession, dit M. Moore ; mais j’ai l’intention de les laisser tranquilles sur cette affaire, et de leur donner assez de corde, certain qu’à la fin ils se pendront bien eux-mêmes.

— Les laisser tranquilles ? Dites-vous vrai, Moore ? Promettez-vous cela ?

— Promettre ? Oh ! non. Tout ce que je veux dire, c’est que je ne me donnerai aucune peine pour les saisir ; mais si l’un d’eux se trouvait sur mon chemin…

— Vous le briseriez, oui : estimez-vous heureux s’ils ne font qu’arrêter des voitures avant que vous régliez votre compte avec eux. En voilà assez sur ce sujet à présent. Nous voici à ma porte, messieurs, et j’espère que vous et les hommes entrerez un instant. Un léger rafraîchissement ne fera de mal à aucun de vous. »

Moore et Helstone déclinèrent l’invitation, en disant qu’ils n’avaient besoin de rien. Mais M. Yorke insista avec tant de courtoisie, la nuit était si mauvaise, et la lumière qui passait à travers les rideaux de mousseline était si engageante, qu’à la fin ils cédèrent. M. Yorke descendit de son cabriolet et les introduisit dans sa demeure.

Nous ferons remarquer que M. Yorke variait souvent sa phraséologie. Tantôt il prenait l’accent du Yorkshire, tantôt il s’exprimait en un anglais très-pur. Ses manières étaient sujettes aux mêmes altérations. Il pouvait être poli et affable, et aussi se montrer grossier et rude. Ce n’étaient donc point son langage et ses manières qui pouvaient déterminer sa position. L’apparence de sa demeure nous fixera peut-être sur ce point.

Il recommanda aux hommes de prendre le chemin de la cuisine, disant qu’il allait leur faire servir immédiatement quelque chose. Les gentlemen, MM. Moore et Helstone, furent introduits par la porte du front. Ils se trouvèrent dans une salle nattée, dont les murs étaient couverts de tableaux presque jusqu’au plafond. À travers cette pièce, ils furent conduits dans un vaste parloir : un feu magnifique brillait dans la cheminée. Dans son ensemble, cette pièce était la plus gaie et la plus agréable qu’on pût voir, et elle ne perdait rien à être examinée en détail. Il n’y avait pas de splendeur, mais du goût partout, un goût peu commun ; vous eussiez dit le goût d’un voyageur, d’un érudit ou d’un gentleman. Une série de vues italiennes ornaient les murs ; chacune de ces vues avait une valeur artistique ; un connaisseur les avait choisies, il y avait une guitare et de la musique sur un sofa ; des camées, de belles miniatures, et une garniture de vases grecs sur la cheminée ; des livres bien rangés remplissaient deux élégantes bibliothèques.

M. Yorke pria ses hôtes de s’asseoir ; il sonna pour demander du vin, et donna au domestique qui l’apporta des ordres pour le rafraîchissement à servir aux hommes qui se trouvaient dans la cuisine. Le recteur demeurait debout ; évidemment le lieu où il se trouvait ne lui plaisait pas ; il ne touchait point au vin que son hôte lui avait offert.

« Comme vous voudrez, dit M. Yorke. Vous songez sans doute aux coutumes orientales, monsieur Helstone, et vous ne voulez ni boire ni manger sous mon toit, de peur d’être obligé de devenir mon ami. Mais je ne suis ni susceptible ni superstitieux. Vous videriez le contenu de ce flacon et me donneriez la meilleure bouteille de votre cellier, que cela ne m’empêcherait pas de vous faire de l’opposition partout où nous nous rencontrerions, qu’il s’agisse des affaires de la sacristie ou de celles de la justice.

— C’est tout ce que j’attends de vous, monsieur Yorke.

— Est-ce que vous éprouvez bien du plaisir, monsieur Helstone, à galoper après des émeutiers, par une nuit humide comme celle-ci, et à votre âge ?

— J’ai toujours de la satisfaction à remplir mon devoir, et, dans la circonstance présente, mon devoir est pour moi un vrai plaisir. Chasser cette vermine est une noble occupation, digne d’un archevêque.

— Digne de vous en tout point : mais où est le vicaire ? Il visite sans doute quelque pauvre malade, ou chasse la vermine dans une autre direction ?

— Il tient garnison dans la fabrique de Hollow.

— J’espère que vous lui avez laissé un coup à boire pour soutenir son courage, Bob ? » dit M. Yorke en se tournant vers Moore.

Il ne s’arrêta pas à attendre la réponse, mais continua rapidement, s’adressant encore à Moore, qui s’était jeté dans une antique chaise placée au coin du feu :

« Otez-vous de là, Robert, mon garçon ! Cette place est la mienne. Prenez le sofa ou trois autres chaises, si vous voulez, mais non celle-là : elle n’appartient qu’à moi, et nul autre ne la doit occuper.

— Pourquoi tenez-vous tant à cette chaise, monsieur Yorke ? demanda Moore, abandonnant paresseusement la place et obéissant à l’injonction.

— Mon père y tenait avant moi, voilà la seule raison que je te donnerai ; et M. Helstone, avec tout son savoir, ne t’en donnerait pas une meilleure.

— Moore, êtes-vous prêt à partir ? demanda le recteur.

— Non, Robert n’est pas prêt ; ou plutôt, je ne suis pas prêt à me séparer de lui. C’est un mauvais garnement, et il a besoin d’une correction.

— Quoi ! monsieur, qu’ai-je donc fait ?

— Tu t’es fait des ennemis de toutes parts.

— Qu’est-ce que cela peut me faire ? Que m’importe que vos rustres du Yorkshire m’aiment ou me haïssent ?

— Ah ! voilà ! Ce garçon est bien un étranger parmi nous. Son père n’eût jamais répondu de cette façon. Retournez à Anvers, où vous êtes né et où vous avez été élevé, mauvaise tête.

— Mauvaise tête vous-même ! je ne fais que mon devoir. Quant à vos lourdauds de paysans, je m’en moque, dit Moore s’exprimant en français.

— En revanche, mon garçon, nos lourdauds de paysans se moqueront de toi, sois-en certain, répliqua M. Yorke, s’exprimant aussi en français avec un accent presque aussi pur que celui de Moore.

— C’est bon, c’est bon ! Et, puisque cela m’est égal, que mes amis ne s’en inquiètent pas.

— Tes amis ! où sont-ils, tes amis ?

— Je fais écho, où sont-ils ? et je suis fort aise que l’écho seul y réponde. Au diable les amis ! Je me souviens encore du moment où mon père et mes oncles appelèrent autour d’eux leurs amis, et Dieu sait si leurs amis se sont empressés d’accourir à leur secours ! Tenez, monsieur Yorke, ce mot ami m’irrite trop, ne m’en parlez plus.

— Comme tu voudras. »

M. Yorke laissa tomber la conversation ; et, pendant qu’il est là, confortablement assis dans son antique chaise à dossier de chêne sculpté, je saisis l’occasion d’esquisser le portrait de ce gentleman du Yorkshire qui parle français.

M. Yorke était le gentleman du Yorkshire par excellence. Il pouvait avoir cinquante-cinq ans, mais paraissait plus âgé à première vue, car ses cheveux étaient d’un blanc argenté. Son front était large et peu élevé. Son teint frais dénotait une constitution saine. L’âpreté particulière aux hommes du Nord se remarquait sur son visage et dans le son de sa voix. Chacun de ses traits était anglais, sans aucun mélange du type normand. Rien d’élégant ni d’aristocratique dans ce visage que le beau monde eût trouvé vulgaire, et les gens sensés, caractéristique. Mais la vigueur, la sagacité, l’intelligence, la rude mais réelle originalité marquées dans chaque linéament, dans chaque pli de cette figure, plaisaient aux gens adroits et rusés. C’était une face indocile, dédaigneuse, sarcastique, la face d’un homme difficile à conduire et impossible à contraindre. Sa taille était élevée et bien prise, sa démarche digne et aisée.

Si j’ai éprouvé beaucoup de difficultés à peindre M. Yorke au physique, j’en rencontre encore davantage à le peindre au moral. Si vous vous attendez, lecteur, à trouver en lui une perfection, ou même un vieux gentleman rempli de bienveillance et de philanthropie, vous êtes dans une parfaite erreur. Il vient de parler avec quelque sens, et même avec une certaine sympathie, à M. Moore ; mais vous ne devez pas conclure de là qu’il parle et pense toujours avec le même sens et la même sympathie.

Premièrement, M. Yorke était tout à fait dépourvu de l’organe du respect, défaut qui conduit un homme à se tromper dans toutes les circonstances de la vie où le respect est nécessaire. Secondement, il manquait de l’organe de la comparaison, défaut qui prive un homme de sensibilité. Troisièmement, il avait les organes de la bienveillance et de l’idéalité trop peu développés, ce qui, en privant sa nature de bienveillance et de poésie, le portait à croire que ces qualités n’existaient nulle part.

Le défaut de respect le rendait intolérant pour ceux qui étaient au-dessus de lui : rois, nobles et prêtres, dynasties, parlements, gouvernements, avec leurs actes, leurs lois, leurs formes, leurs droits, étaient pour lui une abomination, des ruines dont il y aurait tout bénéfice à se débarrasser. Son cœur était comme mort, et n’éprouvait jamais le choc électrique de l’admiration. Ce défaut de respect tarissait en lui mille sources de pures jouissances, et flétrissait ses plus vifs plaisirs. Il n’était pas irréligieux, bien qu’il ne fût membre d’aucune secte, mais sa religion ne pouvait être celle de l’homme qui sait vénérer. Il croyait en Dieu et au ciel, mais son Dieu et son ciel étaient ceux d’un homme dépourvu de crainte, d’imagination et d’amour.

La faiblesse de l’organe de la comparaison le rendait inconséquent ; en même temps qu’il professait quelques excellentes doctrines générales d’indulgence et de tolérance naturelles, il conservait envers certaines classes une stupide antipathie. Il parlait du clergé et de tout ce qui touchait au clergé, des lords et de tout ce qui se rapportait aux lords, avec une âpreté, quelquefois même avec une insolence aussi injustes qu’insupportables. Jamais il ne lui arrivait de se mettre à la place de ceux qu’il vitupérait, de comparer leurs erreurs et leurs défauts avec les tentations et les désagréments de leur position. Il ne se demandait point s’il eût fait autrement en pareille situation, et exprimait souvent les vœux les plus féroces et les plus tyranniques contre ceux qui avaient agi, selon lui, avec férocité et tyrannie. À en juger par ses menaces, pour faire progresser la cause de la liberté et de l’égalité, il n’eût pas reculé devant l’emploi de moyens arbitraires et même cruels ? L’égalité ! oui, M. Yorke parlait d’égalité, mais son cœur était plein d’orgueil ; très-doux avec ses subordonnés, très-bon pour tous ceux qui étaient au-dessous de lui, il était hautain comme Belzébuth avec ceux que le monde considérait comme lui étant supérieurs. La révolte était dans son sang ; il ne pouvait supporter aucune domination ; son père et son grand-père avant lui avaient le même défaut, ses enfants après lui suivront son exemple.

Manquant généralement de bienveillance, il ne pouvait supporter la faiblesse d’esprit ni aucun des défauts qui heurtaient sa forte et subtile nature. Aussi ne mettait-il aucun frein à ses mordants sarcasmes. N’étant point compatissant, il pouvait blesser et blesser encore, sans s’apercevoir de la profondeur de la plaie qu’il venait d’ouvrir.

Quant au manque d’idéal de son esprit, c’est à peine si on peut l’appeler un défaut. Il appréciait la musique avec une oreille délicate, la couleur et la forme avec un œil correct ; en un mot, il avait le goût, et qui eût songé à lui demander l’imagination ? N’est-elle pas regardée comme un dangereux et inutile attribut participant de la faiblesse, de la folie peut-être, comme une infirmité plutôt qu’un don de l’esprit, par tous, excepté par ceux qui la possèdent ou s’imaginent la posséder ? À les entendre, ne dirait-on pas que leur cœur resterait froid, s’il n’était électrisé par cet élixir, leurs yeux obscurcis, si cette flamme n’illuminait leurs visions ? Selon eux, elle communique au printemps de joyeuses espérances, à l’été un charme enchanteur, à l’automne des joies tranquilles, et à l’hiver des consolations que vous ne pouvez comprendre. Ce sont là des illusions, assurément ; mais les fanatiques s’attachent à leurs songes, pour eux plus précieux que l’or.

M. Yorke, n’ayant pas l’imagination poétique, la considérait comme une qualité tout à fait superflue chez les autres. Il pouvait tolérer et même encourager les peintres et les musiciens ; il jouissait des produits de leur art, savait apprécier un bon tableau et savourer le charme d’une bonne musique. Mais un poète, fût-il Milton ou Shakspeare, s’il n’avait pu tenir sa place au comptoir ou dans le magasin, eût vécu méprisé et fût mort dédaigné sous les yeux de Hiram Yorke.

Et, comme les Hiram Yorke sont nombreux en ce monde, il est fort heureux que le vrai poëte cache souvent sous une apparence inoffensive un esprit impitoyable et droit avec lequel il mesure la taille de ceux qui d’en haut lui jettent un dédaigneux regard. Il est heureux qu’il trouve en lui sa propre félicité, et dans la nature une société qui remplace celle qui le fuit et qu’il ne regrette pas. Lorsque le monde le regarde d’un air froid, avec raison peut-être, car à son tour il a jeté sur le monde un regard hautain et dédaigneux, il est juste que le poëte puisse éprouver cette joie intime, cette illumination de l’âme qui lui fait tout envisager sous les plus joyeuses et les plus brillantes couleurs, pendant que le profane vulgaire regarde peut-être son existence comme un hiver du pôle, jamais réjoui par les rayons du soleil. Le vrai poëte n’a pas besoin qu’on s’apitoie sur lui, et il rit intérieurement toutes les fois qu’un philanthrope fourvoyé s’attendrit sur son sort. Même lorsque les utilitaires portent sur lui leur jugement et proclament l’inutilité du poëte et de son art, il écoute la sentence avec une si âpre dérision, avec un si profond et si impitoyable mépris des malheureux Pharisiens qui l’ont prononcée, qu’il est plutôt à blâmer qu’à plaindre. Ce ne sont pas là cependant des réflexions de M. Yorke, et c’est à M. Yorke que nous avons affaire à présent.

Je vous ai énuméré quelques-uns de ses défauts, lecteur ; quant à ses qualités, il était l’un des hommes les plus honorables et les plus capables du Yorkshire ; même ceux qui ne l’aimaient pas étaient forcés de le respecter. Il était fort aimé des pauvres, parce qu’il était bon et paternel envers eux. Pour ses ouvriers, il était affectueux et plein d’attentions. Lorsqu’il n’avait plus de travail à leur donner, il s’efforçait de leur procurer autre chose à faire, et, s’il ne le pouvait, il les aidait à se transporter, eux et leurs familles, dans un district où ils espéraient en trouver. Il faut aussi faire remarquer que si quelques individus, parmi ses ouvriers, montraient des signes d’insubordination, Yorke, comme un grand nombre de ceux qui abhorrent la répression chez les autres, savait l’exercer avec vigueur, et avait le secret d’étouffer la rébellion dans son germe et de l’arracher comme une mauvaise herbe, de sorte qu’elle ne s’étendait et ne se développait jamais dans la sphère de son autorité. L’heureuse situation de ses propres affaires lui donnait la liberté de parler avec la dernière sévérité de ceux qui étaient dans une situation différente de la sienne, d’attribuer à leur propre faute ce qu’il pouvait y avoir de désagréable dans leur position, de se séparer des maîtres et de soutenir librement la cause des travailleurs.

La famille de M. Yorke était la première et la plus ancienne du Yorkshire, et, s’il n’était le plus riche, il était un des hommes les plus influents du district. Son éducation avait été bonne ; dans sa jeunesse, avant la Révolution, il avait voyagé sur le continent, et les langues française et italienne lui étaient familières. Pendant un séjour de deux années en Italie, il avait collectionné un grand nombre d’excellents tableaux et d’objets d’art, qui faisaient maintenant l’ornement de sa résidence. Ses manières, lorsqu’il le voulait, étaient celles d’un gentleman de la vieille école ; sa conversation, quand il cherchait à plaire, était singulièrement intéressante et originale, et, s’il s’exprimait ordinairement dans le langage du Yorkshire, c’est qu’il le voulait bien, préférant son dorique natif à un vocabulaire plus raffiné.

M. Yorke connaissait tout le monde et était connu de tout le monde à plusieurs milles à la ronde, et cependant ses intimes n’étaient pas nombreux. Profondément original lui-même, il n’avait aucun goût pour ce qui était ordinaire ; un homme d’un franc et rude caractère, quelle que fût sa position, était toujours accueilli par lui. Un raffiné et insipide personnage, quelque élevé qu’il fût, était l’objet de sa profonde aversion. Sur ce point, il portait ses préférences à l’extrême, oubliant qu’il peut se rencontrer de charmants et d’admirables caractères chez des personnes qui ne peuvent être originales. Néanmoins, il faisait des exceptions à sa règle. Il y avait une certaine classe de gens simples, naïfs, presque destitués d’intelligence et tout à fait incapables d’apprécier la supériorité de la sienne, mais qui, en même temps, n’étaient point blessés par sa rudesse ni aisément rebutés par ses sarcasmes, n’analysaient pas trop minutieusement ses faits et gestes et ses opinions, avec lesquels il était tout particulièrement à son aise, et que par conséquent il préférait.

On aura remarqué sans doute qu’il ne manquait pas de cordialité avec M. Moore ; il avait deux ou trois raisons pour justifier une certaine partialité à l’endroit du jeune manufacturier.

La première de ces raisons, c’est que Moore parlait l’anglais avec un accent étranger, et le français avec un accent parfaitement pur, et que cette sombre et maigre figure, avec ses belles lignes un peu dévastées, ne ressemblait nullement aux types anglais ni à ceux du Yorkshire. Ces points sembleront frivoles et peu propres à influencer un homme tel que M. Yorke, mais ils lui rappelaient de vieux souvenirs, des idées de plaisirs peut-être ; ils le reportaient au temps de ses voyages, de ses jeunes années ; il avait vu en Italie des visages comme celui de Moore ; il avait entendu dans les cafés parisiens et aux théâtres des voix semblables à la sienne ; il était jeune alors, et, lorsqu’il regardait le jeune étranger et entendait le son de sa voix, il lui semblait être jeune encore.

La seconde raison avait quelque chose de plus substantiel, quoique moins agréable : M. Yorke avait connu le père de Moore ; il avait fait des affaires avec lui, et avait, dans une certaine mesure, été impliqué dans ses pertes.

Troisièmement, il avait reconnu en lui un homme véritablement apte aux affaires. Il était persuadé que, par un moyen ou par un autre, ce jeune homme arriverait à faire sa fortune, et il respectait sa résolution et sa perspicacité, peut-être même sa rudesse. Une quatrième circonstance qui les réunissait, c’est que M. Yorke était un des tuteurs de la mineure sur le domaine de laquelle la fabrique de Hollow était située. En conséquence, Moore, dans le cours de ses changements et de ses améliorations, avait de fréquentes occasions de le consulter.

Quant à l’autre convive présent en ce moment dans le parloir de M. Yorke, entre lui et son hôte existait une double antipathie, l’antipathie naturelle et celle des circonstances. Le libre penseur haïssait le formaliste ; l’amant de la liberté détestait le puritain. En outre, on disait que dans leur jeunesse ils avaient offert leurs hommages à la même femme.

M. Yorke, dans sa jeunesse, était cité pour la préférence qu’il donnait aux femmes spirituelles et ardentes. Une taille élégante, un air distingué, un esprit vif, une langue prompte, avaient pour lui de grands attraits. Jamais cependant il ne songea à épouser aucune de ces élégantes dont il recherchait la société ; devenu éperdument amoureux, il rechercha ardemment une jeune fille qui présentait un contraste complet avec celles qu’il avait précédemment remarquées : une jeune fille au visage de madone, un marbre vivant, l’impassibilité personnifiée. Peu lui importait qu’elle ne lui répondît que par monosyllabes, qu’elle n’entendît pas ses soupirs, qu’elle ne lui rendît pas ses regards, ne répondît jamais à ses opinions, ne sourît que rarement à ses plaisanteries, et ne lui accordât ni respect ni attention ; peu lui importait qu’elle parût l’antipode de tout ce qu’il avait eu dans sa vie l’habitude d’admirer ; pour lui Marie Cave était parfaite, parce que, pour quelque raison (sans doute il avait une raison), il l’aimait.

M. Helstone, en ce temps-là vicaire de Briarfield, aimait aussi Marie. Beaucoup d’autres aussi l’admiraient, car elle était d’une beauté angélique ; mais le jeune ecclésiastique fut préféré à cause de sa position. M. Helstone n’avait et ne professait point pour Marie l’absorbante passion de M. Yorke ; il la vit ce qu’elle était réellement, et demeura en conséquence plus maître d’elle et de lui-même. Elle accepta sa main à la première offre, et le mariage eut lieu.

La nature n’avait jamais entendu faire de M. Helstone un bon mari, même pour une femme d’humeur paisible. Il pensait, aussi longtemps que sa femme gardait le silence, que rien ne la tourmentait et qu’elle n’avait besoin de rien. Si elle ne se plaignait pas de la solitude, la solitude, quelque prolongée qu’elle fût, ne lui déplaisait point. Parce qu’elle ne parlait point, et qu’elle n’exprimait point une prédilection pour ceci, une aversion pour cela, il était inutile de consulter ses goûts. Il n’avait pas la prétention de connaître les femmes, ni de les comparer avec les hommes. Elles étaient pour lui des êtres d’un ordre très-différent et peut-être bien inférieur. Il ne pensait pas qu’une femme pût être la compagne de son mari, bien moins encore sa confidente et son soutien. Sa femme, au bout d’un an ou deux, n’était pour lui d’une grande importance sous aucun rapport ; toutefois, lorsqu’un jour, soudainement, ainsi qu’il le pensa, car il l’avait à peine vue dépérir, elle prit congé de lui et de ce monde, et qu’il ne trouva plus qu’une belle forme d’argile, froide et blanche, dans la couche nuptiale, il sentit la perte qu’il venait de faire, plus peut-être qu’il ne parut la sentir, car il n’était pas de ces hommes à qui le malheur arrache facilement des pleurs.

Ses yeux sans larmes et son chagrin contenu scandalisèrent une vieille gouvernante et une autre femme qui avait soigné mistress Helstone dans sa maladie, et qui peut-être avait eu occasion d’en apprendre sur sa nature et ses facultés aimantes plus que n’en connaissait son mari. Elles jasèrent auprès du corps, racontèrent des anecdotes sur la cause réelle et supposée de la maladie ; bref elles s’indignèrent contre cet austère petit homme qui examinait des papiers dans la pièce voisine, et qui ne se doutait guère des malédictions dont il était l’objet.

Mistress Helstone ne fut pas plutôt dans la tombe, que la rumeur se répandit dans le voisinage qu’elle était morte de chagrin ; bientôt même on parla de mauvais traitements de la part du mari ; rapports grossièrement faux, mais qui n’en furent pas moins avidement saisis. M. Yorke les entendit, et en crut une partie. Déjà il n’avait pas des sentiments bienveillants pour son heureux rival ; bien que marié lui-même et uni à une femme qui semblait sous tous les rapports le parfait contraste de Marie Cave, il ne put oublier l’amer désappointement qu’il avait éprouvé, et, lorsqu’il apprit que celle qui lui eût été si précieuse avait été négligée, maltraitée peut-être par un autre, il conçut pour cet autre une profonde et amère animosité.

De la nature et de la violence de cette animosité, M. Helstone n’était qu’à moitié instruit ; il ne savait pas combien Yorke avait aimé Marie Cave, ni combien il avait souffert en la perdant. Les bruits de mauvais traitements qu’il aurait fait endurer à son épouse, familiers à toutes les oreilles du voisinage, n’étaient jamais arrivés aux siennes. Il croyait que des dissidences politiques et religieuses seules le séparaient de M. Yorke. S’il avait connu la vérité, rien n’eût pu probablement lui persuader de franchir le seuil de la demeure de son ancien rival.

M. Yorke ne reprit point sa mercuriale à M. Moore ; la conversation recommença bientôt dans une forme plus générale, bien que conservant encore un peu le caractère de la dispute. L’état inquiet du pays, les nombreuses déprédations commises récemment dans le district sur les fabriques, fournissaient un aliment d’autant plus vif à la discussion, que les trois personnes présentes différaient plus ou moins dans leur manière de voir. M. Helstone était pour les maîtres ; il trouvait les ouvriers déraisonnables. Il condamnait vivement cet esprit de désaffection contre l’autorité qui s’étendait partout, ainsi que le refus de supporter avec patience des maux qu’il regardait comme inévitables. Le remède qu’il prescrivait, c’était une intervention vigoureuse de la part du gouvernement, une vigilance stricte de la part des magistrats, et, toutes les fois qu’elle serait nécessaire, une répression militaire prompte et énergique.

M. Yorke demandait si cette intervention, cette vigilance et cette répression sévère et vigoureuse, nourriraient ceux qui mouraient de faim, donneraient du travail à ceux qui n’en avaient pas ; il trouva singulière l’idée qu’il y avait des maux inévitables ; il dit que la patience publique ressemblait à un chameau sur le dos duquel le dernier atome qu’il pût porter aurait déjà été mis, et que la résistance était maintenant un devoir ; quant à l’esprit général de désaffection envers les autorités constituées, il le regardait comme le signe le plus rempli de promesses des temps actuels. Les maîtres, il l’accordait, étaient réellement embarrassés ; mais leurs embarras avaient été accumulés sur eux par un gouvernement vil, corrompu et sanguinaire (c’étaient les épithètes de M. Yorke). Des fous comme Pitt, des démons comme Castelreagh, de dangereux idiots tels que Parceval, étaient les tyrans, la malédiction du pays, les destructeurs de son commerce. C’était leur persévérance entêtée dans une guerre injustifiable, funeste et ruineuse, qui avait amené le pays à l’état dans lequel il se trouvait. C’étaient leurs taxes monstrueuses et oppressives, leurs infâmes ordres en conseil, dont les promoteurs méritaient l’accusation de haute trahison et l’échafaud, qui avaient attaché une meule au cou de l’Angleterre.

« Mais à quoi bon discourir ? continua-t-il. Quelle chance de faire entendre la voix de la raison dans un pays gouverné par un roi, par des prêtres et par des pairs ; qui a pour roi nominal un fou et pour monarque réel un débauché sans principes ; qui tolère une insulte au sens commun telle que des législateurs héréditaires, et une plaisanterie comme le banc des évêques ; qui vénère et supporte une Église pleine d’intolérance et d’abus, tient sur pied une armée permanente, et nourrit une autre armée de prêtres paresseux, et leurs familles ? »

M. Helstone se leva, mit sur sa tête son chapeau à larges bords, et répondit que dans le cours de sa carrière il avait rencontré deux ou trois personnes chez qui des sentiments semblables s’étaient très-fermement maintenus tant que la santé, la force et la prospérité étaient restées fidèles à ceux qui les professaient. Mais il vient un temps, dit-il, pour tous les hommes, « où les maîtres de la maison tremblent et sont effrayés de ce qui est en haut ; » et ce temps est l’épreuve de l’avocat de l’anarchie et de la rébellion, de l’ennemi de la religion et de l’ordre. Il avait été appelé, affirma-t-il, pour lire les prières de l’Église au lit de mort de l’un de ses plus acharnés ennemis ; il l’avait vu accablé de remords, cherchant dans son cœur une place pour le repentir, et n’en trouvant pas. Il devait rappeler à M. Yorke que le blasphème contre Dieu et contre le roi est un péché mortel, et qu’il existe un jugement futur.

M. Yorke répondit qu’il croyait fermement à quelque chose comme un jugement à venir. S’il en était autrement, où serait la récompense de ces misérables qui semblent triompher en ce monde, brisent avec impunité des cœurs innocents, abusent de privilèges immérités, sont un scandale pour d’honorables professions, enlèvent le pain de la bouche des pauvres, maltraitent les humbles et rampent bassement devant le riche et le puissant ? Mais, ajouta-t-il, toutes les fois qu’il se sentait affligé de ces choses et de leur succès apparent sur cette bourbeuse planète, il prenait le vieux livre (montrant la grande Bible sur un des rayons de la bibliothèque), l’ouvrait au hasard, et il était sûr de tomber sur un verset qui expliquait tout. Il était aussi sûr, dit-il, de la destinée future de quelques-uns, que si un ange avec ses grandes ailes blanches fût descendu le lui dire.

« Monsieur, dit M. Helstone, rassemblant toute sa dignité, la grande science de l’homme est de se connaître soi-même, ainsi que le but où il dirige ses pas.

— Oui, oui, vous devez vous rappeler, monsieur Helstone, que l’Ignorance fut chassée du ciel, traversa les airs et vint s’abattre devant une porte, sur le flanc de la montagne qui conduit à l’enfer.

— Et je n’ai pas oublié non plus, monsieur Yorke, que l’Orgueil, ne voyant pas le chemin devant lui, tomba dans un précipice qui avait été creusé à dessein par le prince des ténèbres, et fut brisé en pièces dans sa chute.

— Maintenant, dit M. Moore, qui était demeuré silencieux spectateur du combat, et que son indifférence pour les partis politiques et les commérages du voisinage rendait un juge impartial, maintenant vous vous êtes assez maltraités, et vous avez prouvé combien vous vous haïssez cordialement. Pour ma part, ma haine est si complètement absorbée par ceux qui ont brisé mes métiers, qu’il ne m’en reste plus pour mes connaissances intimes, et encore moins pour une chose aussi vague qu’une secte ou un gouvernement : mais réellement, messieurs, vous me paraissez très-méchants, pires que je ne l’aurais jamais soupçonné. Je n’ose pas demeurer avec un rebelle et un blasphémateur comme vous, Yorke ; et bien moins m’en retourner avec un ecclésiastique cruel et tyrannique comme vous, monsieur Helstone.

— Je m’en vais, cependant, monsieur Moore, dit froidement le recteur ; venez avec moi ou ne venez pas, comme il vous plaira.

— Non, il n’aura pas le choix ; il partira avec vous, répondit Yorke. Il est minuit passé, et je ne veux pas qu’il reste plus tard personne dans ma maison. Vous allez partir. »

Il sonna.

« Deb, dit-il au domestique qui se présenta, renvoyez les hommes qui sont dans la cuisine, fermez les portes et allez vous coucher. Voici votre chemin, messieurs, » dit-il à ses convives ; puis les éclairant à travers le corridor, il les poussa poliment dehors par la grande porte.

Ils trouvèrent leurs hommes se précipitant pêle-mêle sur la route ; leurs chevaux attendaient à la porte ; ils sautèrent en selle et s’éloignèrent rapidement, Moore riant de leur abrupt renvoi, Helstone profondément indigné.