Silvio Gesell, un prédécesseur de Keynes

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Alternatives économiques, 1998[1]
Un article de Denis Clerc
et de Johannes Finckh


Silvio Gesell : un prédécesseur de Keynes ?

Silvio Gesell : un prédécesseur de Keynes ?[modifier]

Ignoré de la plupart des livres d’histoire de la pensée économique, Silvio Gesell n’en proposait pas moins de faire disparaître le capitalisme financier. C’est-à-dire la possibilité, pour celui qui détient des capitaux, de s’enrichir en dormant.

« L’avenir aura plus à tirer de la pensée de Gesell que de la pensée de Marx », estimait Keynes en 1936, dans la Théorie générale. L’avenir en question, jusqu’ici, ne lui a pas donné raison. Même si, grâce aux quatre pages que Keynes lui a consacrées dans son maître livre, Silvio Gesell a pu être un temps « tiré de l’oubli » (l’expression est de Schumpeter, dans son Histoire de l’analyse économique), il y est largement retourné depuis : son nom est absent de la quasi-totalité des livres consacrés à l’histoire de la pensée économique[2] et lorsqu’il y figure, c’est sous la forme d’un résumé des fameuses quatre pages de Keynes. C’est sans doute dommage, car Silvio Gesell peut être considéré, d’une certaine manière, comme l’héritier de Proudhon, puisqu’il propose ni plus ni moins de faire disparaître le capitalisme financier, c’est-à-dire l’opération qui consiste à vivre en rentier du produit d’un prêt, tandis que d’autres assument le risque de l’entreprise et de la production.

Comme Keynes, Gesell remet en cause la loi de Say (ou loi des débouchés), c’est-à-dire cette croyance, largement partagée à son époque, que l’offre engendre sa propre demande, par le biais des revenus qu’elle contribue à distribuer. Dans ces conditions, il ne peut y avoir de désajustement autre que sectoriel, donc passager, entre les deux grandeurs. Pour Gesell, il n’en est rien dans une économie monétaire : celui qui détient une marchandise est habituellement pressé de s’en débarrasser, parce qu’elle peut s’abîmer ou provoque des coûts de stockage. Il y a donc, du côté de l’offre, une « compulsion de vente ». Mais, du côté de la demande, rien ne pousse les détenteurs de monnaie à la dépenser, tant qu’elle ne coûte rien à détenir : c’est ce que Keynes appellera la « trappe à liquidités », qui s’ouvre lorsque le taux d’intérêt devient si bas que la possession de monnaie paraît préférable à toute forme de placement, puisqu’elle réduit au moins l’incertitude du lendemain et permet de profiter des éventuelles opportunités qui pourraient se présenter.

Pour Gesell, cette asymétrie entre les détenteurs de marchandises et les détenteurs de monnaie ne peut prendre fin que si les seconds peuvent espérer un « tribut », c’est-à-dire si ce qu’ils achètent peut être vendu plus cher ou dégage un revenu. C’est le cas du taux d’intérêt, mais aussi de l’inflation : lorsque les prix ont tendance à monter, le détenteur de monnaie a avantage à acheter, puisqu’il peut espérer revendre plus cher. Et cet achat, du même coup, pousse les prix à la hausse : dans un régime monétaire normal, la hausse des prix engendre la hausse, et la baisse engendre la baisse. Au moins, l’avantage de l’inflation est d’inciter les détenteurs de monnaie à dépenser cette dernière, ce qui stimule l’offre, puisque les débouchés sont assurés. Mais ce mode de stimulation est injuste pour les créanciers, puisque leurs créances perdent de la valeur. Comment, alors, pousser les détenteurs de monnaie à l’utiliser, comment transformer la monnaie oisive en monnaie active sans pour autant devoir recourir à l’inflation ?

Une monnaie fondante[modifier]

À cette question, Gesell répond par une proposition originale : la « monnaie fondante » (ou monnaie franche, ou monnaie estampillée). Si la détention de la monnaie coûte au moins autant que la détention des biens, l’équilibre sera rétabli et le système économique pourra fonctionner sans heurts et sans pénalisation. Une détention qui coûte quelque chose ? Ce peut être par le biais de l’obligation faite aux détenteurs de billets de faire tamponner leurs billets à intervalles réguliers : à chaque coup de tampon, le billet perd une partie de son pouvoir d’achat (et le billet non tamponné n’a plus de validité). Gesell avançait le chiffre de 1 ‰ chaque semaine (5,2 % par an). Avec la monnaie scripturale (comptes bancaires), l’opération est encore plus simple : par exemple, toutes les semaines, l’avoir est amputé d’un certain montant[3]. Les « geselliens » contemporains proposent également un tirage au sort qui, à intervalles réguliers, annulerait une espèce particulière de billets parmi l’ensemble des types qui circulent : les billets annulés doivent alors être échangés contre de nouveaux billets inférieurs de 5 % aux précédents. On comprend que cette technique encourage les détenteurs de monnaie à la remettre sans tarder dans le circuit. Et, du coup, la thésaurisation est éliminée : la loi de Say peut prendre consistance, mais grâce à une opération monétaire, non grâce aux automatismes du marché.

Une réforme insuffisante pour parvenir au plein emploi[modifier]

Pour Gesell, cette mécanique monétaire est bien plus qu’une technique : elle est susceptible de transformer en profondeur le système économique lui-même. Celui-ci est en effet à la fois une économie de marché et une économie capitaliste. Ce dernier terme signifie que le détenteur d’un capital peut, en le prêtant, le faire fructifier grâce aux opérations productives effectuées par d’autres, donc grâce au risque assumé par d’autres. Or, la réforme proposée revient, au fond, à imposer un intérêt négatif sur les fonds détenus par une personne. Si je prête cette somme, je transfère à l’emprunteur le coût de la liquidité : cela permet de réduire d’autant le niveau de ma rémunération, puisque, en prêtant, je réalise une économie.

Keynes a souligné que cela ne suffirait sans doute pas pour faire sortir l’économie de marché de sa tendance structurelle à engendrer du chômage : quand bien même toute l’offre trouverait désormais preneur grâce à la suppression de la trappe à liquidités (fin de la thésaurisation), ce n’est pas pour autant que l’on parviendrait au plein emploi. Car ce dernier exige également que le montant de l’investissement, c’est-à-dire le rythme de croissance, soit suffisant pour employer tous les bras, et les têtes, qui le souhaitent. C’est pourquoi, estimait Keynes, il faudrait que la banque centrale ne soit pas seulement chargée de taxer la monnaie, mais qu’elle le fasse à un niveau tel que le coût de l’argent, pour l’emprunteur, devienne inférieur, ou à la limite égal, à l’« efficacité marginale du capital », de sorte que le flux d’investissement potentiel ne soit pas bridé par le coût des emprunts et se fixe au niveau où le plein emploi est réalisé.

Un taux d’intérêt « fondamental »[modifier]

Gesell n’a pas abordé les choses sous le même angle : en économiste plutôt classique par ailleurs, il pensait que la réalisation de la loi de Say instaurerait automatiquement le plein emploi. Sans doute, s’il avait vécu la Grande Crise, aurait-il rejoint la position de Keynes. Mais il l’anticipe quelque peu, puisqu’il envisage de fixer la dépréciation monétaire à un niveau tel que l’intérêt pur (Gesell emploie le mot urzins, « fondamental ») disparaisse dans les transactions monétaires. L’intérêt pur, car, en réalité, le prêt d’argent comporte une rémunération qui doit aussi couvrir le coût technique de l’opération (il faut bien, par exemple, que la banque puisse couvrir ses frais) et le risque assumé par le prêteur. Ces deux derniers éléments demeurent : il ne s’agit pas d’empêcher le bon fonctionnement de l’économie de marché, seulement d’éliminer sa dimension rentière, c’est-à-dire la possibilité, pour celui qui détient des capitaux, de s’enrichir en dormant.

Keynes, on le comprend, était intéressé par cette démarche : non seulement parce qu’elle reposait sur des concepts proches des siens (l’oisiveté monétaire analysée par Gesell étant proche de la notion de trappe à liquidités qu’il développe). Mais aussi parce que la réforme gesellienne concrétiserait la fameuse « euthanasie des rentiers » et moraliserait l’économie. C’est au fond ce qu’il écrit dans un passage peu souvent cité de la Théorie générale : « Un instant de réflexion montrera [...] les énormes changements sociaux qu’entraînerait la disparition progressive d’un taux de rendement propre à la richesse capitalisée. Un homme serait encore libre d’économiser le revenu de son travail afin de le dépenser à une date ultérieure. Mais sa richesse capitalisée ne s’accroîtrait pas. Cet état de choses serait parfaitement compatible avec un certain degré d’individualisme. Mais il n’en impliquerait pas moins la disparition progressive chez le capitaliste du pouvoir oppressif d’exploiter la valeur conférée au capital par sa rareté... Dans l’évolution du capitalisme, la présence des rentiers nous semble marquer une phase intermédiaire qui prendra fin lorsqu’elle aura produit tous ses effets. Et la disparition du rentier entraînera bien d’autres changements radicaux dans ce régime. »

Comment redistribuer la rente foncière ?[modifier]

Cette idée d’un taux d’intérêt « fondamental » nul concrétise la filiation de Gesell avec Proudhon qui, on le sait, prônait la disparition du loyer de l’argent et, du même coup, du loyer tout court (exception faite de l’amortissement du logement) : « Par l’analogie des principes et des faits, l’intérêt tomberait aussi à zéro pour les immeubles : le fermage et le loyer finiraient par se confondre dans l’amortissement », écrit-il dans une lettre de 1849 sur l’intérêt à Frédéric Bastiat (l’économiste ultra-libéral, auteur des Harmonies universelles), citée par Michel Herland[4]. Cette idée d’une économie de marché où seul l’entrepreneur, celui qui prend des risques, serait rémunéré (par le profit), tandis que l’intérêt disparaîtrait, est une idée radicale. Gesell l’a également entrevue. Il penchait en faveur d’une redistribution de la rente foncière par le biais d’une nationalisation des sols et du paiement d’un fermage, tout comme Proudhon (favorable à la nationalisation du sol). Dans ce dernier cas, Walras pensait que la location du sol permettrait à l’État de supprimer l’impôt (« L’impôt direct sur les choses et l’impôt direct sur les personnes poursuivent sans plus l’atteindre l’un que l’autre un principe aussi faux qu’irréalisable », écrit-il dans ses Études d’économie sociale), lequel fausse les rapports de prix, donc éloigne de la situation d’optimalité à laquelle pousse la concurrence.

On le voit : les idées réformatrices, voire utopiques, ne manquaient pas, y compris sous la plume de grands auteurs respectés. Les grands économistes d’aujourd’hui se montrent au contraire d’une timidité et d’une orthodoxie étonnantes. Peut-être leur faudrait-il relire Gesell... ou Keynes !

Deux expériences françaises[modifier]

Deux expériences de monnaie fondante ont été tentées en 1956 à Lignières-en-Berry (Cher) et en 1957 à Marens (Charente-Maritime). Le but était en fait d’échapper au paiement des « taxes locales », remplacées en 1967 par la TVA. Elles prirent fin en décembre 1958, suite à une ordonnance interdisant « l’émission ou la mise en circulation de moyen de paiement ayant pour objet de suppléer ou de remplacer les signes monétaires ayant cours légal ».

Silvio Gesell (1860-1930)[modifier]

Silvio Gesell est né en 1860, dans une partie de l’Allemagne qui, en 1918, sera rattachée à la Belgique au titre des réparations de guerre. Sa mère était française. Parti pour l’Argentine en 1886, il y fit rapidement, et solidement, fortune. Au point que, en 1900, il put revenir en Europe – en Suisse puis en Allemagne – pour consacrer, selon l’expression de Keynes, « les dernières décennies de son existence aux deux occupations les plus agréables [qui soient] lorsqu’on n’a pas à gagner sa vie : écrire et cultiver la terre ». On devine de la mélancolie, ou peut-être de la jalousie, dans ce commentaire...
En 1911, il publia l’Ordre économique naturel (traduit en anglais, puis en français en 1948 seulement, et aujourd’hui introuvable), dans lequel il développa ses thèses sur la monnaie. Cette publication lui valut une certaine notoriété : aussi, en 1919, sollicité par la République (soviétique, mais d’orientation socialiste, non communiste) de Bavière pour devenir ministre des Finances, il accepta. Le gouvernement fut renversé quinze jours plus tard par les communistes, mais Gesell continua d’exercer ses fonctions jusqu’à ce que, quinze jours encore après, l’armée mît fin à cette période révolutionnaire. Au procès pour trahison qui lui fut intenté, Gesell présenta lui-même sa défense et fut acquitté. Michel Herland commente ainsi cet épisode éphémère : « Aucun de ces gouvernements n’a duré assez longtemps pour qu’il ait eu le temps de mener à bien sa mission. On ne peut que le regretter, car il n’est pas si fréquent qu’un économiste ait carte blanche pour réaliser des changements importants dans l’organisation de la société. » Silvio Gesell est mort le 11 mars 1930, peu après le Jeudi noir de Wall Street (24 septembre 1929), mais avant l’effondrement du Credit Anstalt de Vienne, qui marqua le début de la crise en Europe. Son analyse du rôle déstabilisateur de l’argent, bien que fondée sur l’observation, était largement prémonitoire.


  1. Cet article, publié pour la première fois dans la revue Alternatives économiques numéro 158 d’avril 1998, a été aimablement autorisé à la reproduction pour Wikipédia par la rédaction du journal sous l’impulsion de Jean-Louis Magnol.
  2. Une des rares exceptions est le livre de Michel Herland, Keynes et la macro-économie (éditions Economica, 1991). L’auteur a d’ailleurs consacré à Gesell et à ses théories monétaires un article paru dans la Revue économique de novembre 1977. Le présent article doit beaucoup à Michel Herland.
  3. Un système d’échange local (Sel) au moins, celui de Saint-Quentin-en-Yvelines, pratique ce mécanisme : tous les bons voient leur valeur diminuée à intervalles réguliers par l’organisme de compensation.
  4. Op. Cit. p. 158.