Sir Tristrem

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PRÉCIS

DE L’HISTOIRE

DE SIR TRISTREM[1].

CHANT PREMIER.

i à xvi.

Le poète annonce qu’il va raconter la naissance et les aventures de sir Tristrem, telles qu’elles lui ont été communiquées par Thomas d’Erceldoune. Il déplore la dégénération de son siècle, comparable au changement que doit produire l’approche de l’hiver sur l’aspect des champs et des bois.

Tout à coup, sans transition, le narrateur commence le récit d’une guerre entre deux Chefs féodaux, le duc Morgan et Roland Rise, seigneur d’Ermonie. Ce dernier est victorieux : une trève de sept ans est conclue ; Roland se rend à la cour de Marc, roi de Cornouailles.

Dans un tournois qui a lieu à la cour du roi de Cornouailles, Roland remporte la gloire de la journée, et en même temps gagne le cœur de la princesse Blanche-Fleur, sœur du roi Marc. La princesse découvre son amour à ses précepteurs. Ici le poète place un éloge obscur de la bravoure et des qualités aimables de Roland Rise.

La princesse Blanche-Fleur se rend en secret à la chambre du chevalier blessé, et sir Tristrem doit sa naissance à cette clandestine entrevue. Bientôt un vassal fidèle informe Roland que ses domaines sont envahis par le duc Morgan, malgré la trêve. La princesse ne veut pas laisser partir son amant sans elle ; elle l’accompagne quand il retourne à la défense de ses États. Ils fuient avec mystère ; ils s’arrêtent dans un château appartenant à Roland, et reçoivent la bénédiction nuptiale. Cependant le duc Morgan s’avance à la tête d’une puissante armée.

xvii à xxx.

Une grande bataille est livrée : Roland a d’abord l’avantage ; mais le duc reçoit des renforts ; et, malgré des prodiges de valeur, Roland est vaincu et tué par trahison. C’est au milieu des cruelles douleurs de l’enfantement que Blanche-Fleur apprend la mort de son époux : elle met Tristrem au monde. La malheureuse mère, après l’avoir recommandé aux soins de Rohan, seigneur dévoué à son époux, expire au milieu des sanglots et des lamentations de ses femmes. Avec l’enfant, Rohan a reçu une bague de Blanche-Fleur, destinée à prouver la parenté de Tristrem avec le roi Marc.

Rohan, pour plus de sûreté, fait passer son pupille pour son fils, et change son nom par l’inversion des deux syllabes qui, le composent. On appelle donc Tristrem, Tremtris.

Cependant le duc Morgan devient le maître absolu des domaines d’Ermonie, et Rohan lui rend un hommage contraint et simulé. Il s’occupe de l’éducation de Tristrem, dont le poète décrit les détails depuis l’enfance du héros jusqu’à sa quinzième année. Tristrem devient habile dans l’art des ménestrels, dans celui de la chasse, et dans tous les exercices de la chevalerie.

Un navire norwégien arrive. La cargaison consiste en un trésor et en faucons. Tristrem apprend que le capitaine défie tout le monde au jeu d’échecs, en pariant vingt shillings. Rohan et ses fils, avec Tristrem, se rendent à bord du vaisseau norwégien. Tristrem joue aux échecs avec le capitaine, et lui gagne six faucons et cent livres sterling. Rohan retourne à terre, laissant à bord Tristrem, qui continue une partie d’échecs, sous la surveillance de son précepteur. Le capitaine, pour ne pas payer ce qu’il a perdu, renvoie le précepteur seul dans un bateau, et met à la voile en emmenant Tristrem.

xxxi à L.

Le vaisseau norwégien est battu par une cruelle tempête, et les matelots l’attribuent à l’injustice dont ils se sont rendus coupables.

En réparation, ils paient à Tristrem ce qu’il a gagné, et le déposent à terre dans un pays inconnu. Tristrem se recommande à la Providence, et la supplie d’être son guide et sa protection.

Le narrateur interrompt ici son récit pour nous garantir l’authenticité de tout ce que Thomas a vérifié par des recherches minutieuses. Il décrit ensuite l’habillement de Tristrem. Ayant réparé ses forces avec quelques alimens que les Norwégiens avaient laissés en le débarquant, Tristrem traverse une forêt dans laquelle il rencontre deux pèlerins ; il leur demande où il est ; en réponse à cette question, les pèlerins lui apprennent qu’il est en Angleterre. Tristrem leur offre une récompense de dix shillings, s’ils consentent à le conduire à la cour du roi. Les pèlerins consentent volontiers à lui servir de guides.

Dans leur route, ils rencontrent une compagnie de chasseurs : Tristrem est scandalisé de la maladresse avec laquelle ils mettent en quartiers les cerfs qu’ils ont tués. — Pourquoi, leur dit-il, écorcher si follement votre gibier ? C’est un martyre. — Un officier ou un ancien répond à Tristrem : Nous suivons la méthode de tout temps adoptée dans notre pays ; mais nous consentirons à en apprendre une meilleure, si vous voulez bien découper un cerf pour notre instruction.

Tristrem se met à l’ouvrage, et découpe en effet le cerf d’après les règles de l’art ; puis il enseigne aussi aux chasseurs la fanfare de triomphe appelée la mort. Tout ceci se passe en Cornouailles. Le roi Marc apprend bientôt qu’il est arrivé un savant chasseur dans ses États : c’est une découverte importante dont il se réjouit ; l’air nouveau le charme surtout. Il veut voir Tristrem, qui s’est acquitté d’un devoir en instruisant l’ignorance.

li à lxxiii.

Tristrem est présenté au monarque, à qui il raconte son éducation ; mais comme le nom de Rohan, père supposé de notre héros, est inconnu au roi de Cornouailles, il ne découvre pas son neveu dans le jeune chasseur. Tristrem est admis au banquet royal, servi avec magnificence.

Après le repas, un ménestrel est introduit, ce qui donne à Tristrem l’occasion de montrer son talent sur la harpe ; et le musicien de Cornouailles lui cède la palme. Tristrem devient le favori de Marc ; on le comble de prévenances et de riches bienfaits à la cour.

Cependant Rohan, désespéré de la perte de son fils supposé, le cherche dans différens pays, sans renouveler même ses vêtemens, qui tombent en haillons. Il rencontre enfin un des deux pèlerins qui ont conduit Tristrem à la cour de Cornouailles.

Le pèlerin raconte à Rohan la faveur dont Tristrem jouit auprès du roi ; et, à sa requête, il le conduit aussi à la cour. En arrivant, Rohan se voit repoussé d’abord par le portier, ensuite par l’huissier de service, à cause de son vêtement sale et déchiré. Il triomphe de leurs refus par des récompenses libérales, et parvient enfin à être introduit chez Tristrem, qui d’abord ne peut le reconnaître.

Une explication a lieu : Tristrem, désolé de sa méprise, présente Rohan au roi Marc comme son père, et lui raconte en même temps la cause de leur séparation. Rohan est conduit au bain. On le revêt de riches habits par ordre du roi Marc. Il paraît aux yeux de toute la cour ; chacun admire son air majestueux. Hôte du banquet royal, il est placé à la droite du monarque.

lxxiii à xc.

Rohan révèle au roi le secret de la naissance de Tristrem, lui montre la bague de Blanche-Fleur, témoignage irrécusable que cette malheureuse mère lui a légué à son lit de mort. Tristrem est reconnu neveu du roi.

Tristrem ayant reçu les félicitations des courtisans, désire ardemment connaître les particularités de la mort de son père. Rohan lui apprend la perfidie du duc Morgan, et la mort tragique de Roland et de Blanche-Fleur. Alors Tristrem annonce au roi que son intention est de se rendre à Ermonie pour y venger la mort de son père.

Après avoir vainement cherché à dissuader son neveu d’une si dangereuse entreprise, Marc y donne enfin son assentiment. Il confère à Tristrem l’honneur de la chevalerie, et lui confie une troupe choisie de mille hommes, qui mettent à la voile avec le héros. Ils arrivent au château de Rohan, et en forment la garnison. Fatigué de rester inactif dans une forteresse, sir Tristrem se décide à se rendre, déguisé, à la cour du duc Morgan.

Il entre chez le duc pendant qu’il est à table. Avec sir Tristrem sont quinze chevaliers qui portent chacun, comme un présent destiné au duc, une hure de sanglier. Cependant Rohan, inquiet pour son fils adoptif, se met à la tête des soldats de Cornouailles et de ses propres vassaux.

Sir Tristrem adresse à Morgan un salut ambigu qui amène celui-ci à lui demander son nom et ses projets. Sir Tristrem se déclare. D’après une provocation pleine de colère et d’aigreur, le duc porte la main sur notre héros. Tristrem tire son épée ; en ce moment arrive Rohan avec son armée ; un combat a lieu ; Morgan est tué ; ses partisans sont vaincus et prennent la fuite. Sir Tristrem recouvre les domaines paternels, qu’il donne à Rohan, en s’en réservant la suzeraineté. Il prend congé de ce brave défenseur, et retourne en Cornouailles.

xci à cx.

À son arrivée à la cour, sir Tristrem trouve tout le pays en émoi, à cause d’un tribut réclamé de Marc par le roi d’Angleterre. Ce tribut consiste en un paiement de trois cents livres d’or, trois cents livres d’argent, trois cents livres de cuivre ; plus, chaque quatrième année, trois cents enfans[2].

Au moment où sir Tristrem se montre, Moraunt, ambassadeur irlandais, chevalier et champion célèbre, fait la demande de ce tribut. Marc explique à son neveu la cause de son chagrin, et proteste contre l’injustice d’une semblable réclamation. Sir Tristrem se propose de la faire refuser.

Le conseil de la nation s’assemble ; on y discute l’affaire : sir Tristrem y prend la parole, déclare, sur son titre de chevalerie, qu’il défendra les libertés de Cornouailles. Cette proposition est acceptée à contre-cœur par le conseil national. Tristrem en personne remet à Moraunt la déclaration qu’aucun tribut n’est dû au roi d’Angleterre. Moraunt réplique en donnant un démenti à Tristrem ; ils échangent les gages du défi, et Tristrem et son adversaire s’embarquent pour une petite île, afin d’y combattre. Là Tristrem abandonne son navire au gré des flots, disant qu’un seul suffira pour ramener le vainqueur.

    1. s1 ##

Les deux chevaliers en viennent aux mains : ils fondent l’un sur l’autre ; le cheval de Moraunt est tué. Tristrem met pied à terre ; le combat est renouvelé à pied ; Tristrem est blessé dangereusement à la cuisse ; mais il assène un coup terrible à Moraunt, et lui fend le crâne ; son épée est brisée ; un fragment de la lame reste dans la blessure.

Tristrem se félicite d’avoir tué le miroir de la chevalerie d’Irlande[3]. Il retourne en Cornouailles, et les suivans de Moraunt emportent son corps. Le héros offre son épée à l’autel. Il est proclamé prince héréditaire de Cornouailles, et successeur de son oncle ; mais sa blessure, causée par une arme empoisonnée, empire de jour en jour ; tous les remèdes sont inefficaces : l’odeur de la gangrène éloigne tout le monde de sa présence, excepté son fidèle serviteur Gouvernayl.

    1. s2 ##

CHANT SECOND.

i à xv.

TRISTREM, abandonné de tous, demande au roi Marc un navire pour s’embarquer et quitter le pays de Cornouailles. Marc lui accorde à regret sa requête. Tristrem met à la voile avec Gouvernayl, son seul serviteur, et avec sa harpe, sa seule consolation. Il part de Carlion, et reste neuf semaines en mer. Le vent le pousse enfin au port de Dublin, en Irlande. Des mariniers viennent à lui en bateaux ; il leur dit qu’il a été blessé par des pirates.

Tristrem apprend à son tour qu’il est en Irlande ; et, se rappelant que Moraunt, qu’il a occis, était le frère de la reine du pays, il reprend son nom de Tremtris.

On parle bientôt à la reine, princesse célèbre par la science en médecine, du talent que le blessé montre sur la harpe ; elle veut visiter Tristrem, qui, conservant son nom supposé, continue à se dire un marchand que des pirates ont pillé et blessé. Son talent comme musicien, son adresse aux échecs et au trictrac, étonnent la reine et les assistans, qui jurent par saint Patrice, le patron du pays, que jamais son pareil n’a paru en Irlande. La reine entreprend la guérison de Tristrem, et par le moyen d’un bain médicinal, lui rend l’usage de ses membres inférieurs ;

Les précieux remèdes de la reine hâtent la guérison du blessé, que son talent comme musicien et son adresse dans tous les jeux font appeler souvent à la cour. Il y devient le précepteur de la princesse Ysonde, princesse qui aime l’étude de la musique et de la poésie. Tristrem lui donne des leçons dans ces deux arts, aussi-bien que des leçons d’échecs, et d’autres jeux ; bientôt Ysonde n’a point d’égale en Irlande dans ces récréations élégantes, si ce n’est son précepteur.

xvi à xx.

La santé de Tristrem est rétablie ; l’éducation d’Ysonde est complète. Notre héros désire retourner dans la Bretagne : le reine, fâchée de son départ, lui donne la permission de la quitter, mais non sans se plaindre de l’ingratitude des étrangers. Tristrem est comblé de présens. Il met à la voile pour Carliole, où il arrive avec Gouvernayl, à la grande surprise des habitans de Cornouailles.

Marc reçoit avec joie son neveu, et lui demande comment sa blessure a été guérie. Tristrem vante au roi la bonté de la sœur de Moraunt, et il est prodigue surtout de louanges pour la beauté et les vertus de la jeune Ysonde. Le roi, frappé de ce panégyrique, promet à Tristrem qu’il sera son héritier, s’il veut amener Ysonde en Cornouailles.

Les barons, jaloux du crédit de Tristrem, persuadent au roi Marc qu’il serait facile à son neveu d’obtenir pour son oncle la main de la belle Ysonde. Tristrem cherche à leur prouver la folie d’une telle entreprise ; mais il ajoute qu’il veut la tenter, sachant bien que les nobles attribuent son opinion contraire à ses projets égoïstes, lui supposant le désir d’empêcher le roi de se marier. Il demande une suite de quinze chevaliers.

Les quinze chevaliers sont accordés ; on charge de riches marchandises le vaisseau qui doit les conduire à Dublin. Tristrem, avec son cortège, met à la voile, et arrivé en vue du port de la capitale d’Irlande. Sans annoncer l’objet de son voyage, Tristrem envoie des messagers porter des présens précieux au roi, à la reine et à la princesse. Ces messagers reviennent exaltant les charmes de la princesse Ysonde, et ils racontent que le peuple de Dublin est dans de vives alarmes.

xxviii à xl.


Quelle cause excite la terreur des Irlandais ? C’est l’approche d’un monstrueux dragon qui a exercé de si grands ravages, qu’une proclamation a fait connaître que la main de la princesse sera le prix de celui qui immolera le monstre. Tristrem propose l’aventure à ses chevaliers, qui refusent de l’entreprendre. Il descend lui-même à terre, bien monté, bien armé, pour aller au-devant du dragon redoutable.

Tristrem attaque le monstre, brise sa lance sur sa peau impénétrable, perd son cheval, et après s’être recommandé à Dieu, il recommence le combat à pied.

Il atteint le dragon à la gueule. Le monstre, dans sa rage, jette tant de feu par les naseaux, qu’il consume toute l’armure du chevalier ; mais il est enfin tué. Le vainqueur lui coupe la langue, et la cache dans son haut-de-chausses (ou son bas), et revient à la ville : mais l’opération subite du venin le prive de ses sens.

Sur ces entrefaites, l’intendant du roi venant à passer par là, coupe la tête au dragon, la porte à la cour, s’arroge le mérite de la victoire, et demande la main de la princesse Ysonde et sa mère, ne pouvant ajouter foi aux paroles de l’intendant, prennent la résolution de visiter le lieu du combat : elles trouvent le coursier, les armes brisées de Tristrem, et enfin le chevalier lui-même. Revenu à la vie par l’application de la thériaque, le véritable vainqueur vient faire valoir ses droits à la victoire, et produit la langue du dragon. Il offre en même temps, pour garantie, son vaisseau et sa riche cargaison, et demande le combat singulier contre le perfide intendant. Comme Tristrem ne se donne que pour un marchand, Ysonde exprime le regret qu’il ne soit pas chevalier.

xl à xlviii.

La reine et Ysonde admirent la bravoure, l’air noble et la beauté de Tristrem. Elles le conduisent elles-mêmes au bain ; et la reine va chercher pour lui un breuvage particulier. Cependant Ysonde soupçonne enfin que l’étranger n’est autre que son ancien précepteur Tremtris. En cherchant à confirmer cette conjecture, elle examine son épée, qu’elle trouve ébréchée. En comparant la brèche avec le fragment retiré de la blessure de Moraunt, Ysonde découvre que le possesseur de cette arme est celui qui a tué son parent : elle reproche à Tristrem cette mort, et fond sur lui avec sa propre épée. Sa mère arrive au même moment, prend part au ressentiment d’Ysonde, dès qu’elle apprend que c’est Tristrem qui est devant elle. L’arrivée du roi empêche notre héros d’être tué dans le bain.

Tristrem déclare, pour sa défense, qu’il a tué Moraunt dans un combat légitime ; et, avec un sourire qu’il adresse à Ysonde ; il dit qu’elle avait eu plus d’une occasion de le tuer lorsqu’il était son précepteur Tremtris. Il rappelle les bons services qu’il lui a rendus à ce titre, et se fait aussi un mérite des éloges qu’il a faits d’elle au roi Marc. Enfin, il fait connaître sa mission d’ambassadeur.

Tristrem ayant pris l’engagement, au nom de son oncle, que ce monarque épousera Ysonde, il est convenu qu’elle partira sous son escorte pour le royaume de Cornouailles. L’intendant n’a pas plus tôt appris que son antagoniste est le redouté Tristrem, qu’il renonce à racheter son gage et à réclamer le prix de la mort du serpent. Il est mis en prison, à la demande de la princesse.

La fiancée, Tristrem et ses chevaliers, sont à la veille de leur départ. La reine appelle Brengwain (Brenguien), demoiselle chargée de servir Ysonde, et lui remet un philtre puissant, ou boire amoureux, en lui recommandant de le faire prendre au roi Marc et à son épouse le soir de leur mariage[4]

Les voilà en mer : le vent devient contraire ; on est forcé d’avoir recours à la rame. Tristrem s’exerce à ramer ; et Ysonde, le voyant fatigué, demande un breuvage pour lui rendre ses forces et le rafraîchir. Brengwain, par inadvertance, lui donne la coupe qui contient la fatale liqueur. Tristrem et Ysonde l’approchent tous deux de leurs lèvres, et la vident. Un chien favori, appelé Hodain, en lèche les dernières gouttes. L’effet de ce breuvage est la malheureuse passion qui rendit Tristrem et Ysonde criminels et si malheureux[5]

Le vaisseau arrive en Angleterre après une traversée d’une quinzaine de jours. Ysonde épouse le roi Marc. Mais pour cacher au roi son commerce coupable avec Tristrem, elle substitue Brengwain à sa place la première nuit de ses noces. Après le premier somme du monarque, Ysonde revient se coucher auprès de son royal époux.

lvi à lxiii.

Le soupçon, conséquence inévitable du crime, s’empare de l’âme de la belle Ysonde, qui craint que Brengwain ne trahisse le secret important dont elle est la confidente. Elle paie des assassins pour tuer sa fidèle suivante.

Brengwain est conduite par ces brigands dans une sombre forêt, où ils se préparent à exécuter leur sanglante mission. Les prières de la pauvre demoiselle touchent cependant les meurtriers. Elle proteste que son seul crime est d’avoir prêté à Ysonde une robe de nuit propre, la première nuit de ses noces, parce que la chemise royale avait été salie par accident. Les brigands lui laissent la vie sauve, mais font croire qu’ils l’ont immolée. Ils rapportent à la reine ce qu’a dit Brengwain, comme si c’eût été ses dernières paroles. Ysonde ; reconnaissant la fidélité de sa suivante, déplore sa perte, et jure de la venger sur ses prétendus assassins : ceux-ci font alors reparaître Brengwain, qui rentre en faveur auprès d’Ysonde. (L’allégorie de Brenguien est bien plus délicate dans le vieux roman français que dans celui de Thomas le Rimeur :

« Quand madame Yseult se partit d’Yrland, elle avoit une
fleur de liz qu’elle devoit porter au roy Marc ; et une de
ses demoiselles en avoit une aultre. Madame perdit la
sienne, dont eust esté mal baille : quand la demoiselle
lui présenta par moi la sienne dont elle fut saulvée et
cuide, que pour celle bonté, me fait-elle mourir ; car je
ne sais aultre achoison. » )

lxiii à lxxiii.

Un comte irlandais, ancien admirateur d’Ysonde, arrive à la cour de Cornouailles, déguisé en ménestrel, et portant une harpe d’une forme singulière ; il excite la curiosité du bon roi Marc, en refusant de jouer de ce superbe instrument jusqu’à ce qu’il lui ait accordé un don : Le roi jure sur son honneur de chevalier qu’il satisfera sa demande. Le ménestrel s’accompagne de sa harpe, en chantant un lai, dans lequel il réclame Ysonde comme le don promis.

Marc ayant engagé son honneur, n’a d’autre alternative que de passer pour un chevalier déshonoré, ou de livrer sa femme au ménestrel : il se décide à ce dernier parti.

Tristrem avait, été absent à la chasse : il arrive au moment où le comte aventurier emmène la belle Ysonde. Il reproche au roi (non sans raison) son extravagante générosité pour les ménestrels. Alors il saisit lui-même sa rote ; et, courant au rivage où Ysonde venait de s’embarquer, il commence à jouer de cet instrument.

Le son en affecte profondément Ysonde, qui devient tellement indisposée, que le comte, son amant, est contraint de revenir à terre avec elle.

Ysonde prétend que la musique de la rote de Tristrem est nécessaire à son rétablissement ; et le comte, à qui Tristrem était inconnu, personnellement, lui propose d’aller en Irlande à sa suite. Ysonde se ranime au son de la musique de son amant, et le comte se prépare à remonter sur son vaisseau. Alors Tristrem saute sur son coursier ; et saisissant la bride de celui d’Ysonde, il l’entraîne, et fuit dans le plus épais du bois, après avoir crié, en se moquant, au comte d’Irlande, qu’il a perdu par la rote ce qu’il avait gagné par la harpe,

Les amans restent toute une semaine dans une hutte de la forêt ; après quoi Tristrem restitue Ysonde à son oncle, en conseillant de ne plus accorder à l’avenir de semblables dons aux ménestrels.

lxxiv à lxxx.

Meriadoc[6], chevalier de Cornouailles, compagnon de Tristrem, et qui lui a des obligations, conçoit des soupçons de son commerce amoureux avec la reine. Ce commerce était entretenu au moyen d’une porte à coulisse par laquelle Tristrem était admis dans l’appartement d’Ysonde. Une nuit qu’il tombait de la neige, l’espion Meriadoc put suivre les traces des pas de Tristrem, quoique notre héros eût pris la précaution d’attacher un tamis à ses pieds. Par une fente de la porte à coulisse, Meriadoc découvre un pan de la cotte verte de Tristrem.

Il fait part de son soupçon au roi, qui, par son avis, prétend vouloir faire un pèlerinage en Terre-Sainte, et demande à la reine quel est celui à la garde de qui elle veut être confiée. La reine nomme d’abord Tristrem. Brengwain, plus rusée, lui conseille de revenir sur cet entretien, et de feindre une haine mortelle contre Tristrem, ce qu’elle fait, en prétextant pour motif le scandale qui a eu lieu à son sujet. Les soupçons du bon roi de Cornouailles sont endormis par cette ruse.

lxxxi à xc.

À l’instigation de Meriadoc, qui promet de donner au roi la preuve évidente de son déshonneur, sir Tristrem devient encore l’objet de la jalousie de Marc. On le sépare d’Ysonde : leur douleur est décrite par le poète.

Ysonde habite un pavillon solitaire, et Tristrem est dans une ville voisine. Il essaie d’établir une communication avec elle par le moyen de légers rameaux jetés dans la rivière qui coule à travers son jardin. C’étaient des signaux qui instruisaient Ysonde de la visite clandestine de Tristrem.

Leurs entrevues sont découvertes par un nain caché dans un arbre. Meriadoc conseille au roi de faire proclamer une grande partie de chasse, et, au lieu de s’enfoncer dans la forêt, de se cacher dans le poste mystérieux du nain.

Le nain est envoyé à Tristrem avec un prétendu message d’Ysonde, pour lui fixer un rendez-vous. Tristrem se doute de la ruse, et fait une froide réponse. Le nain dit à Marc que Tristrem n’a aucune confiance dans son message ; mais que néanmoins il est sûr qu’il viendra voir Ysonde cette nuit.

xci à xcviii.

Marc prend son poste dans l’arbre, et l’entrevue a lieu sous l’abri de ses rameaux ; mais les deux amans sont avertis de la présence du roi par la projection de son`ombre, et ils se parlent avec un ton d’aigreur et de reproches. Tristrem accuse Ysonde de lui avoir ravi l’affection de son oncle, à un tel point qu’il se prépare à fuir dans le pays de Galles. Ysonde avoue sa haine pour Tristrem, et allègue pour cause les soupçons injustes que son époux a conçus au sujet de leur commerce prétendu. Ils continuent ces mutuelles récriminations ; Tristrem supplie Ysonde de lui procurer son éloignement de la cour, et Ysonde s’engage, sous la condition de son départ, d’obtenir pour lui la somme nécessaire à son entretien dans une terre étrangère.

Le bon roi Marc est comblé de joie et de tendresse par la découverte qu’il croit faire de l’innocence de sa femme et de son neveu. Bien loin de consentir à l’éloignement de Tristrem, il le crée grand-connétable.

Le chevalier reconnaissant continue son intrigue avec Ysonde, sans plus de soupçons, pendant trois années.

xcviii à cviii.

Meriadoc excite de nouveau la jalousie du roi Mare, et lui conseille de faire saigner (par ordonnance sans doute) la reine et Tristrem le même jour. Meriadoc fait aussi répandre de la farine sur le plancher de la chambre du roi, pour y découvrir l’empreinte des pas. Tristrem élude cette précaution en sautant par-dessus l’espace couvert de farine ; c’était un saut de trente pas ; mais sa veine s’ouvre par cet effort ; ses visites clandestines sont trahies par les traces de son sang. Il fuit du pays de Cornouailles.

Ysonde entreprend de prouver son innocence par l’ordalie du feu. Un tribunal est convoqué à Westminster, où la reine doit porter à la main un fer rouge, selon l’ancienne loi de l’ordalie. Tristrem se mêle à la suite de la cour, déguisé en paysan, dans le costume de la plus abjecte indigence.

Au moment où l’on va traverser la Tamise, la reine distingue son amant déguisé, et lui fait signe de la transporter du rivage au vaisseau. Tristrem laisse tomber à dessein son précieux fardeau sur le sable de la plage, de manière à exposer aux yeux une partie de la nudité de sa personne. Les serviteurs de la cour, scandalisés de cet accident indécent, causé par la maladresse de l’étranger, sont prêts à le jeter lui-même dans le fleuve ; mais Ysonde les prévient, en attribuant sa chute à la faiblesse causée par son estomac à jeun, et ordonne au contraire qu’on le récompense.

Le tribunal est assemblé : la séance s’ouvre. Ysonde prend la parole, et jure qu’elle est innocente : « Oui, dit-elle, personne n’a jamais eu de familiarité avec moi, excepté le roi mon époux et le paysan qui m’a transportée au vaisseau, et dont la maladresse a été vue de toute notre suite. » On présente alors le fer brûlant à Ysonde ; mais le plus bénévole des époux, le roi de Cornouailles, se déclare content du serment équivoque de sa moitié. Il refuse de lui laisser pousser plus loin l’épreuve dangereuse de sa fidélité conjugale.

Ysonde est proclamée innocente, en dépit des accusations de Meriadoc, et se réconcilie complètement avec son royal époux. Cependant Tristrem est dans le pays de Galles, où il passe le temps de sa séparation d’Ysonde à se rendre redoutable par de nouveaux exploits.

__________

CHANT TROISIÈME.

i à x.

IL y avait au pays de Galles un roi nommé Triamour : il avait une jeune fille qu’on appelait Blanche-Fleur. Urgan, prince voisin, voulut conquérir cette douce beauté, et l’emmener captive. Il assiège Triamour dans son château, et ravage la contrée.

Tristrem, banni de Cornouailles, apprend cette injuste attaque. Triamour invoque son assistance, et lui promet le don de ceux de ses domaines que l’ennemi a conquis, s’il parvient à les reprendre.

Tristrem et Urgan se déclarent ennemis, et en viennent à un combat singulier. Urgan est un chevalier d’une taille gigantesque. Il reproche à Tristrem la mort de son frère Morgan, qui a péri de la main de notre héros.

Les deux antagonistes combattent avec acharnement. Tristrem tranche la main droite d’Urgan ; mais le géant continue la bataille de la main gauche ; mais bientôt, serré de près, il fuit, et se réfugie dans son château.

Tristrem ramasse la main sanglante du vaincu, et l’emporte. Urgan sort de son château avec des baumes d’une vertu miraculeuse pour reprendre sa main et la recoller à son bras ; mais ne trouvant ni la main ni Tristrem, il se met à sa poursuite, et l’atteint sur un pont où le combat est renouvelé en présence d’une multitude de spectateurs.

Urgan, furieux, serre Tristrem de près, et fend son bouclier en deux ; mais Tristrem, évitant son autre coup, le perce lui-même de part en part. Le géant, dans l’agonie de sa mort violente, saute par-dessus le pont dans la rivière.

Triamour reconnaissant récompense la valeur de Tristrem, en lui cédant la souveraineté du pays de Galles, et lui offre aussi un joli petit chien, appelé Peticrew, dont le poil est de trois couleurs, rouge, vert et bleu.

Le généreux chevalier donne le royaume de Galles à Blanche-Fleur, fille de Triamour, et envoie en présent à Ysonde le joli chien aux couleurs extraordinaires.

xii à xxv.


Le bruit des exploits de Tristrem parvient jusqu’à la cour de Cornouailles. Son oncle se réconcilie avec lui, et le rappelle.

Marc donne à notre héros la place de grand intendant de la couronne ; mais tous ses bienfaits ne sauraient contrebalancer les effets du — boire amoureux. — Les amours clandestines de Tristrem et d’Ysonde recommencent et sont découvertes encore par le roi Marc, qui bannit sa femme et son neveu de ses domaines. Les amans fuient dans une forêt, ravis de la liberté qu’ils acquièrent au prix de l’exil. Ils habitent une caverne, et vivent de la venaison que Tristrem tue avec ses chiens, Peticrew et Hodain, dressés par lui à la chasse[7].

La caverne avait été creusée jadis par des géans : elle devient la demeure des deux fugitifs, hiver comme été. Tristrem et Ysonde y sont privés des commodités de la vie ; mais le tout-puissant amour y pourvoit à tous leurs besoins. Ils demeurent dans la forêt pendant au moins trois semaines.

Tristrem, ayant tué un daim et l’ayant porté dans sa caverne, s’endort auprès d’Ysonde, laissant entre elle et lui, sans préméditation, l’épée nue qui probablement lui avait servi à écorcher l’animal. Or, le hasard fit que le roi de Cornouailles chassait ce jour-là dans la forêt : les gens de sa suite découvrent les amans endormis dans cette posture, et vont le raconter au roi, qui vient visiter la caverne. Un rayon de soleil y plongeait à travers les crevasses du rocher, éclairant les beaux traits d’Ysonde. La vue de ses charmes renouvelle la passion du monarque débonnaire ; il bouche le trou de la crevasse, de peur que le repos de la dormeuse ne soit troublé. De la circonstance accidentelle de l’épée posée entre eux il conclut qu’aucun commerce criminel ne subsiste entre Tristrem et Ysonde. Sa cour complaisante approuve ce raisonnement.<ref>Dans les mariages par ambassadeur en Allemagne, l’épée séparait ainsi le mari par procuration de sa chaste moitié. — Ed.

Les amans se réveillent quand le roi est parti, et sont surpris de trouver son gant bien connu. Des chevaliers arrivent pour les conduire au roi Marc, auprès de qui ils rentrent encore en grâce.

xxvi à xxx.

Or il arriva un jour d’été que Tristrem et la reine jouaient aux jeux de l’amour. Le nain les épie, les voit, il court chercher le bon roi Mare, et lui dit : — Sire roi, ta femme est occupée à cette heure avec son chevalier ; viens vite, et surprends-les si tu peux.

Le roi accourt avec tant de hâte, qu’il surprend en effet sa femme et son neveu. Tristrem n’a que le temps de fuir, et se voit forcé de laisser Ysonde derrière lui. Il se lamente d’avoir abandonné ainsi la reine. Il est inutilement poursuivi par les courtisans du roi Marc, que le monarque a appelés pour être témoins ; mais ne trouvant qu’Ysonde seule, ils soutiennent, à la barbe du malheureux Marc, que ses yeux l’ont trompé. Marc lui-même se persuade qu’ils ont raison, ou fait semblant de le croire ; Ysonde est encore en grande faveur.

xxx à xxxviii.


Tristrem, dans un nouvel exil, se livre aux entreprises les plus désespérées. Il traverse l’Espagne, où il tue trois géans. D’Espagne, il se rend au pays d’Ermonie, où il est reçu avec joie par ses vassaux, les fils de son ancien tuteur Rohan. Ils lui offrent de lui rendre ses domaines héréditaires, qu’il refuse d’accepter.

Tristrem arrive en Bretagne, et assiste le duc de cette contrée dans ses guerres. Grâce à la valeur de notre héros, toute contestation est bientôt terminée. Il est introduit et présenté à la jolie et aimable fille du duc, qui porte le même nom que la reine de Cornouailles ; mais, pour la distinguer, on la surnomme Ysonde aux blanches mains.

Tristrem a composé un lai sur la beauté d’Ysonde de Cornouailles ; la princesse de Bretagne, trompée par la similitude des noms, s’imagine qu’elle a inspiré de l’amour à Tristrem, et communique sa méprise à son père.

Le duc offre à Tristrem la main de sa fille. Tristrem réfléchit sur sa malheureuse situation, sur l’impossibilité de revoir jamais Ysonde d’Irlande, et finalement sur l’illégitimité de leur liaison. Le résultat de ces réflexions est sa résolution d’épouser Ysonde à la blanche main, qu’il aime à cause de son nom. Ils sont fiancés et mariés ; mais lorsqu’ils se rendent à la chambre nuptiale, la bague donnée à Tristrem par la reine de Cornouailles tombe de son doigt : cet accident lui rappelle la fidélité de sa première amie, et le danger qu’elle court à cause de lui. Son cœur lui reproche la fausseté dont il est coupable, et qu’il se promet bien de ne pas pousser plus loin. La belle Ysonde de Bretagne demeure vierge, quoique épouse.[8]

xxviii à l.


Le duc de Bretagne donne à Tristrem un territoire qu’un bras de mer sépare des domaines d’un géant redoutable, nommé Beliagog. Le vieux duc recommande à son gendre de bien prendre garde de franchir, dans ses parties de chasse, les limites de ses terres, de peur d’irriter le ressentiment de son voisin, qui avait été le frère (sans doute frère d’armes) de Morgan, d’Urgan, et du noble chevalier Moraunt, trois champions occis par l’épée de Tristrem.

Ce prudent conseil, comme on s’y attend, ne fait qu’exciter le chevalier à rendre une prompte visite à Beliagog. Il suit ses chiens sur les domaines du géant, qui se montre aussitôt, et, apprenant le nom de l’audacieux, jure de venger la mort de ses frères. Tristrem lui porte un défi, et déclare son intention de s’emparer de toute la forêt, Beliagog lance à Tristrem un javelot qui glisse entre son haubert et ses côtes. Tristrem se précipite sur le géant, et ils combattent tous deux avec vigueur. Enfin, le chevalier coupe un pied à Beliagog, et le géant demande merci, promettant de livrer son trésor et ses domaines à Tristrem.

Tristrem épargne sa vie, à condition qu’il bâtira un château en l’honneur d’Ysonde et de Brengwain.

Beliagog conduit Tristrem à un château environné d’un fossé, ou plutôt d’un lac ; c’est l’ancienne résidence fortifiée de ses pères. Il montre à son vainqueur un gué par lequel il pourra entrer quand il voudra. C’est là qu’est commencé le château promis. Des ouvriers sont mandés de toutes parts pour travailler sous la direction de Beliagog à la construction d’une magnifique salle. Dans cette salle est représentée en sculpture toute l’histoire de Tristrem. Ysonde et Brengwain, Marc et Meriadoc, Hodain et Peticrew y revivent en pierre.

li à lxv.

Le duc Florentin de Bretagne ; suivi de Tristrem et de sa femme, et de son fils Ganhardin, part pour la ville de Saint-Mathieu, pour assister aux noces splendides d’un baron, nommé Boniface, et d’une dame de Lyon. Dans la route, une observation naïve d’Ysonde révèle à Ganhardin que Tristrem néglige les charmes de sa sœur. Ganhardin croit sa famille offensée de ce dédain ; et, dans son extrême ressentiment, il demande raison à Tristrem de son étrange conduite avec sa femme. Tristrem répond avec fierté que puisqu’elle a trahi le secret conjugal, il renonce à elle pour toujours, et retournera à sa première maîtresse, dame trois fois plus belle que l’Ysonde de Bretagne.

Cette déclaration cavalière, jointe peut-être à la prouesse redoutée de Tristrem, produit sur Ganhardin un effet tout différent de ce qu’on pouvait en attendre. Sa curiosité est vivement excitée sur la beauté inconnue que Tristrem a tant vantée. Déposant tout son ressentiment, il devient l’ami de notre héros, et le fidèle confident de ses amours.

Tristrem conduit Ganhardin à son merveilleux château. Le prince breton, se trouvant sur les domaines de Beliagog, craint que Tristrem ne le conduise à la mort. Tristrem lui explique comment le géant est devenu son vassal. En conséquence, Beliagog accourt à son signal convenu, appuyé sur une béquille.

Au commandement de Tristrem, le géant introduit les deux chevaliers dans la salle splendide qui a été construite en l’honneur de la reine de Cornouailles. La beauté d’Ysonde et de Brengwain, telle que la sculpture en offre l’image, produit une telle impression sur Ganhardin, qu’il chancèle, recule d’étonnement, et tombe à la renverse. Lorsqu’il revient de son extase et regarde de nouveau les statues, surtout celle de Brengwain, qui est représentée avec la fatale coupe à la main, il avoue franchement que la beauté d’Ysonde est bien supérieure à celle de sa sœur ; que Tristrem est en tous points excusable de sa conduite, et que lui-même il est si épris des charmes de Brengwain, qu’il faut qu’il la voie ou qu’il en meure.

lxv à lxxvi.

Tristrem promet au prince breton de s’intéresser vivement à son amour pour Brengwain. Ils s’embarquent tous deux pour la Grande-Bretagne.

Un nouveau personnage parait sur la scène ; c’est Canados, connétable du roi Marc, et encore un des adorateurs d’Ysonde, tant ce bon roi était malheureux dans le choix de ses favoris ! Canados entendant Ysonde qui chante un des lais que composa jadis Tristrem, l’interrompt avec discourtoisie, et lui déclare qu’elle est coupable de choisir un tel sujet de chant, d’abord parce que ses notes ressemblent aux cris d’une chouette, ou aux hurlemens d’un orage ; secondement, parce que Tristrem, dont la partialité lui rend les compositions si chères, lui a été infidèle et a épousé la fille du duc de Bretagne. Ysonde répond à Canados qu’il est un lâche et un calomniateur, l’accable de reproches et de malédictions, souhaite qu’il soit toujours aussi malheureux en amour qu’il l’a été avec elle, et le chasse de sa présence.

La reine, inconsolable des nouvelles qu’elle a reçues, monte à cheval avec Brengwain pour aller dans la forêt distraire sa mélancolie. Tristrem et son complaisant beau-frère Ganhardin arrivent dans le même lieu, et aperçoivent les dames. Tristrem envoie porter sa bague à Ysonde, comme un gage de son approche. Cependant le chien Peticrew a déjà reconnu son ancien maître, et court à lui pour le caresser. Ysonde, apprenant par le message de Ganhardin et par le gage de la bague, que Tristrem est près d’elle, prend la résolution de passer la nuit dans la forêt. Elle feint une indisposition, et ordonne qu’on lui dresse des tentes sous les arbres. Son entrevue avec Tristrem amène leur réconciliation. Brengwain et Ganhardin sont fiancés[9].


lxvii à lxxxiii.

Après deux jours passés dans la forêt, Tristrem et Ysonde sont au moment d’être surpris par Canados, qu’un espion a informé de ce qui est advenu. À cette nouvelle, Canados a rassemblé tous les soldats du canton, et il marche vers le bois pour faire son rival prisonnier.

Le fidèle Gouvernayl vient avertir Tristrem et Ganhardin du danger qu’ils courent : le nombre des assaillans les force de fuir dans différentes directions. Ysonde est ramenée à la cour par Canados, qui se vante d’avoir fait peur à Tristrem, qui, dit-il, n’avait pas osé se mesurer avec lui. La reine et Brengwain lui font d’amers reproches.

Ganhardin, dans sa fuite, est retourné en Bretagne. Tristrem est seul resté en Cornouailles, déguisé en mendiant avec la besace et l’écuelle. Brengwain feint de désapprouver sa conduite et menace de révéler ses entrevues avec Ysonde.

Mais, bien au contraire, cette fidèle confidente d’Ysonde fait voir au roi Marc le danger qu’il court par l’amour présomptueux que Canados a conçu pour la reine. Le roi Marc, furieux de l’audace de son connétable, le bannit de sa cour ; et la reine, réconciliée avec sa suivante, admiré son adresse à mentir.

LXXXVI A XC.

Dans une conversation entre Ysonde et Brengwain, la reine défend la valeur de son amant, qui semble avoir déchu dans l’opinion de sa confidente depuis la dernière aventure dans la forêt. Brengwain consent à l’introduire cette nuit dans la chambre de la reine. En s’acquittant de cette fonction, elle lui reproche sa retraite précipitée avec Ganhardin devant leurs ennemis. Tristrem répond en demandant qu’on proclame un tournoi dans lequel son beau-frère et lui vengeront leur réputation.

Le tournoi est annoncé : Canados et Meriadoc en sont les tenans. Ganhardin revient de Bretagne pour joindre Tristrem. Quand la joûte commence, Tristrem, se rappelant sa vieille rancune contre l’espion Meriadoc, l’attaque et le blesse à mort. Un combat terrible et douteux s’engage entre Ganhardin et Canados, jusqu’à ce que Tristrem, venant au secours de son frère d’armes, désarçonne et tue son antagoniste. Cette terminaison sanglante des joutes occasionne une consternation générale dont Tristrem profite pour se venger de ses ennemis. Avec l’assistance de Ganhardin, il immole et met en déroute tous ceux qui lui résistent, et les médisans du pays paient cher leurs propos.

xci à xcv.


Brengwain se réjouit de la défaite de ses ennemis. Tristrem et Ganhardin se retirent en Bretagne, où Tristrem est abordé par un jeune chevalier, sans souliers, qui le cherchait depuis long-temps. Ce jeune champion, qui s’appelle aussi Tristrem, se jette aux pieds de notre héros, et implore son assistance dans une périlleuse aventure. Il a été privé de sa dame par un chevalier. Le ravisseur, avec ses sept frères et sept autres chevaliers, doivent escorter, ce jour-là, leur captive jusqu’à quelque lieu de refuge. Le chevalier suppliant propose à son homonyme de l’aider à reconquérir sa dame. Tristrem n’a garde de refuser.

Les deux chevaliers s’arment et se préparent au combat : ils attaquent les ravisseurs dans le voisinage d’une forêt. Tristrem le jeune est bientôt tué ; notre héros venge sa mort, et tue quinze chevaliers, mais, dans ce combat, il reçoit une flèche dans son ancienne blessure… (Ici le manuscrit Auchinleck se termine brusquement ; le reste du roman a été déchiré[10].)

CONCLUSION.

Quinze chevaliers ont mordu la poussière, mais auprès d’eux expire aussi Tristrem le jeune. Tristrem lui-même est blessé ; sa blessure excite sa fureur. Il se rend à sa demeure, et se jette sur sa couche. Maints baumes sont apportés pour calmer sa douleur.

Mais aucune puissance, aucune science, aucun trésor ne peuvent lui porter secours. Son ancienne blessure s’est rouverte ; l’os est brisé. Pauvre chevalier ! toute assistance est inefficace, excepté celle d’Ysonde, la belle reine de Cornouailles.

Tristrem appelle Ganhardin, son compagnon fidèle : « Mon frère, lui dit-il, tu peux me secourir et me procurer guérison. Va trouver la belle Ysonde en Cornouailles ; porte avec toi ma bague, gage chéri et secret. Si elle ne consent à me tirer de peine, hélas ! adieu la vie.

— Prends mon vaisseau, chargé de riches marchandises ; fais faire deux voiles, chacune de différente couleur ; que l’une soit noire, l’autre blanche comme neige ; et quand tu reviendras, le signal indiquera l’issue de ton voyage. Si Ysonde m’abandonne, tu mettras la voile noire.

Ysonde de Bretagne à la blanche main écoute avec tristesse, et comprend bien que Tristrem envoie quérir Ysonde la blonde en Angleterre. — Je serai vengée, se dit-elle, de mon perfide époux ! Quoi ! il fait venir des faucons sauvages[11], et moi je serais mise de côté !

Ganhardin met à la voile pour l’Angleterre : il arrive, et se donne pour un riche marchand. Il porte de riches marchandises et de splendides habits. Il fait des dons à Marc et aux seigneurs de sa cour. Il prépare aussi une coupe où il cache la bague, et la remet à Brengwain pour la reine.

Ysonde reconnaît la bague d’or, gage amoureux que lui envoyait Tristrem. Ganhardin, introduit auprès d’elle, lui apprend que Tristrem est blessé dans sa vieille blessure, et que si elle ne vient le guérir, il périt, le pauvre chevalier !

Ysonde s’afflige du récit qu’elle entend ; elle se déguise en page pour partir avec Ganhardin. Les voilà embarqués ; un vent propice les conduit. Ysonde, bien chagrine, verse des larmes amères. Ganhardin appareille la voile blanche.

Ysonde de Bretagne à la blanche main aperçoit le vaisseau qui s’approche du rivage ; elle remarque la voile blanche : — Voici Ysonde qui vient m’enlever mon perfide époux ; mais je jure qu’elle ne sera venue ici que pour son malheur.

Elle accourt vers Tristrem étendu dans son lit.

— Tristrem, dit-elle, bonne nouvelle ! tu seras guéri : je découvre le vaisseau sur lequel Ganhardin revient pour calmer ta souffrance !

— Quelle voile est au vaisseau, dame ? au nom de Dieu tout-puissant !

Ysonde veut être vengée de Tristrem, l’amant fidèle, et lui répond : — La voile est noire, noire comme la poix : — Tristrem retombe en arrière, croyant Ysonde déloyale ; son tendre cœur s’est brisé, s’est brisé en deux ! Que là-haut le Christ le reçoive en merci ! il mourut d’amour fidèle. [12]

Vieux et jeunes s’affligent, s’affligent petits et grands ; car Tristrem le bon chevalier était estimé de tous. Les jeunes filles se tordent les mains ; les épouses crient et pleurent ; les cloches sonnent leur chant de mort ; les prêtres disent leurs messes de deuil, et ne prient plus que pour Tristrem[13].

Le vaisseau fait force de voiles et de rames. Ysonde aborde au rivage ; elle rencontre un vieillard à barbe blanche : les larmes coulaient en abondance de ses yeux ; il sanglotait amèrement : — Il n’est donc plus la fleur de l’Angleterre ! nous ne le verrons plus ! sir Tristrem est mort !

Quand Ysonde ouit ceci, elle se mit à courir vers la porte du château ; personne ne put l’arrêter ; elle franchit la grille ; elle entre dans la chambre. Tristrem, en robe d’appareil, était couché, immobile et froid comme le marbre, Ysonde regarde et le reconnaît.

Jamais plus belle dame n’avait paru en Bretagne, témoignant une plus vive peine. Ysonde se jette sur la couche de Tristrem ; elle ne se relève plus ; mais elle meurt de douleur. Jamais il n’y aura de tels amans !


Les corps des deux malheureux amans furent transportés en Cornouailles. Marc, toujours irrité du souvenir de ses affronts, refusa d’abord de les laisser ensevelir dans ses domaines ; mais il s’adoucit en lisant une lettre écrite par Tristrem dans sa dernière maladie, et qu’il avait attachée à la poignée de son épée, pour être remise à son

Amie Ysolt ? » Tres fez dit,
A ta quarte rend l’esprit.

Dans le roman en prose on lit : « Tristan se tourna de l’autre part, et dist : « Ha ! ha ! doulce amye ! à Dieu vous recommande ! jamais ne me verrai, ne moi vous ! Dieu soit garde de vous ! Adieu, je m’envays, je vous salut. » Lors bât sa coulpe, et se recommande à notre Seigneur Jhe-Crist, et le cœur lui crève, et l’ame s’en va. » (Tristan, fol. CXXIII.) oncle. En voyant ce fer, qui avait sauvé le royaume de Cornouailles, et en apprenant, par la lettre, la fatale histoire du boire amoureux, Marc déplora, avec des larmes de pitié, une passion plutôt l’effet d’un sortilège ou de la destinée, que de la volonté des deux amans : « Hela dolent ! pourquoy ne sçavois-je ceste avanture ! je les eusse ainçoys cellez, et consenty qu’ilz ne fussent jà partis de moy. Las ! or ay–je perdu mon nepveu et ma femme. » (TRISTAN, f. cxxv.)

Marc fit ériger sur leurs cercueils une magnifique chapelle, où se manifesta, pour la première fois, ce miracle célébré depuis dans tant de ballades. De la tombe de Tristrem sortit un bel églantier qui alla entourer de ses festons le monument d’Ysonde. Il fut coupé trois fois par l’ordre de Marc ; mais le lendemain matin on le trouvait refleuri dans toute sa beauté. Ce miracle estoit sur monseigneur Tristan et sur la reine Ysonde.

  1. L’espèce d’extrait ou sommaire suivant, par sir Walter Scott, est curieux comme un moyen de comparaison entre le Tristrem écossais et notre Tristan de Léonais. Il atteste aussi l’industrieuse étude que le romancier a faite des anciennes poésies nationales. Une conclusion a été adaptée par lui en style gothique à l’original brusquement terminé dans un manuscrit incomplet. La seule copie de ce manuscrit publiée par sir Walter Scott existait dans la bibliothèque de la Faculté des avocats d’Édimbourg. Elle faisait partie d’une riche collection appelée le Manuscrit Auchinleck, d’après le nom du donataire (le lord d’Auchinleck). — E. d.
  2. Ici commence la ressemblance entre le poème de Thomas et la prose française où Moraunt est appelé Morhault. – « Quand le roy de Cornouailles entend que ceulx d’Irlande sont venus quérire le treu, si commencent le deuil et le cry, sus et, jus. » — Ed.
  3. L’Amorant d’Irlande fut, en son temps, ung des bons chevaliers du monde. Il estoit grand et de si belle taille que chevalier pouvoit avoir. Les cheveux eust oncques crespés, le visage bel et plaisant ; moult chantoit bien ; les épaules eust droites et larges ; les bras et les poings eust longs, gros, carrez. Pas le bas estoit maigre, les cuisses et les jambes eust belles et grosses, à mesure armé et désarmé, estoit un des plus beaux chevaliers qu’on pouvoit veoir, et chevauchoit mieux que tout autre. Trop estoit bon ferreur de lance, et meilleur d’espée. Si hardy et si aspre estoit, qu’il ne craignoit rien à rencontrer. Tousjours cherchoit les plus périlleuses aventures : moult estoit craint et doubté par le monde. Doux et courtois estoit, fors aux demoiselles errantes, car il les hayoit à mort. Moult estoit aymé de bons chevaliers, gayères ne hantoit gens de religion. » (Manuscrit de la bibliothèque du duc Roxburgh) –Ed.
  4. « Ce breuvage est appelé le boire amoureux ; car sitôt comme le roy Marc en aura beu, et ma fille apréz ; ils se aymeront si merveilleusement que nul ne pourroit mettre discord entre eux. » (Sic dans le texte d’un vieux manuscrit français sur Tristan.) — Ed.
  5. C’onques Tristan, Yseult la-Blonde
    Né nulle femme de cest monde
    N’aura oncques si fort melui
    Comme elle fist tantôt celui. (La vieille Truandes.)— Ed.

  6. Dans le roman français, c’est un neveu de Marc qui se fait le dénonciateur des amans. — Ed.
  7. Illocques apprint Tristan à Huden (l’Hodain de Thomas le Rimeur) à chasser sans glattir, pourvu qu’il ne fût quitté en aucune manière. » (Tristan français.)
    On sait que ces deux chiens furent fidèles même aux cendres de leurs maîtres.
    — Ed.
  8. « Tristan se coucha avec Yseult. Le luminaire ardoit si cler que Tristan pouvoit bien voir la beauté d’Yseult. Elle avoit la bouche blanche et tendre, yeux verds, rians, les sourcils bruns et bien assis, la face clerc et vermeille. Tristan la baise et accole ; et quant il lui souvient de la reyne Yseult de Cornouailles, si a toute perdu la voullonté du surplus faire. Ceste Yseult est devant luy, et l’autre est en Cornouailles, qui lui deffend si cher comme il ayme son corps, que à ceste Yseult ne face chose qui à villenie lui tourne. Ainsi demeure Tristan avec Yseult sa femme ; et elle qui d’autre soulas que d’accoller et baiser ne savoit rien, s’endort entre les bras de Tristan. » (Tristan, foliolxix)
  9. Dans le roman français, c’est de Gouvernail que Brenguien devient l’épouse. C’est d’Ysonde que Ganhardin est amoureux, et il meurt en terminant un madrigal à sa louange. — Ed.
  10. La conclusion qui va suivre est de sir Walter Scott, qui a imité avec une singulière vérité le vieux langage de Thomas le Rimeur, et sa concision, qu’on trouve presque affectée quand on la compare à la prose du Tristan français. — Tr.
  11. Au figuré filles de joie. — Ed.
  12. Cette scène touchante est ainsi rendue dans un fragment en vers :
    Turne sei vers la paroie (la muraille)

    Donc dit : Deus salt Ysolt et mei !
    Quant à mei me voler venir
    Pur votre amur mestu et mourir.
    Je ne puis plus tenir ma vie :
    Pur vus muera Ysolt, belle amie !
    N’aver pité de ma langue,
    Maz de ma mort aurez dolur !
    Ça m’est m’amie, grant confort

    Que pité aurez de ma mort !
  13. « Lors y accourent grans et petits, crians et bruyans, et font tel deuil, que l’on n’y ouyst pas Dieu tonnant. » (Tristan, fol. CXXIII.)