Soixante ans de souvenirs/II/12

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Hetzel (p. 219-246).


CHAPITRE XII

MADEMOISELLE RACHEL


Adrienne Lecouvreur avait été composée, comme je l’ai dit, sur la demande de Mlle Rachel, je pourrais dire à sa prière. Mais les quelques mois que nous employâmes à écrire la pièce, Mlle Rachel les employa à s’en dégoûter. Changeante par imagination, par nature, elle l’était encore par faiblesse ; elle consultait tout le monde, et tout le monde avait action sur elle. Il suffisait des railleries d’un critique pour la désenchanter de l’idée qui lui souriait le plus cinq minutes auparavant ; c’est ce qui arriva pour Adrienne. Les donneurs de conseils lui firent peur de cette excursion dans le drame. Hermione et Pauline consentir à parler en prose ! La fille de Corneille et de Racine devenir la filleule de M. Scribe ! C’était une profanation.

Le jour de la lecture, Mlle Rachel arriva donc au comité, résolue à refuser le rôle. L’assemblée était au grand complet ; les actrices, car elles jouissaient alors du titre de juges, se mêlaient aux acteurs, et un certain air d’aréopage, répandu dans l’assemblée, m’inspira, quand nous entrâmes, un fâcheux pressentiment. Scribe prit le manuscrit et commença la lecture : je m’enfonçai dans un fauteuil et j’observai. Alors se déroula devant moi une double comédie, la nôtre d’abord, puis celle qui se jouait silencieusement dans le cœur des sociétaires. Vaguement instruits des dispositions secrètes de leur illustre camarade, ils se trouvaient dans une position délicate. Un ouvrage écrit pour Mlle Rachel, et que Mlle Rachel ne voulait plus jouer, pouvait devenir un grave sujet de difficultés, voire même de débats judicaires, s’il était reçu par le comité. Le comité suivit donc la lecture d’Adrienne sur la figure de Mlle Rachel. Cette figure restant absolument impassible, les autres restèrent impassibles de même. Pendant ces cinq longs actes, elle ne sourit pas, elle n’applaudit pas, elle n’approuva pas ; ils n’approuvèrent pas, ils n’applaudirent pas, ils ne sourirent pas. Si complète était l’immobilité générale, que Scribe, croyant voir un de nos juges prêt à s’endormir, s’interrompit pur lui dire : « Ne vous gênez pas, mon cher ami, je vous en prie. » Le sociétaire se défendit très vivement. Ce fut le seul effet de toute la lecture. Je me trompe ; il y en eut un autre, ou du moins le commencement d’un autre. Au cinquième acte, à l’avant-dernière scène, Mlle Rachel, saisie malgré elle par la situation, se détacha un peu du dos de son fauteuil, où elle était restée jusqu’alors comme incrustée, et porta légèrement son corps en avant, ainsi que quelqu’ un qui écoute et s’intéresse à ce qu’il entend ; mais s’étant aperçue que je m’en apercevais, elle se renfonça immédiatement dans son siège et reprit son visage de marbre. La lecture finie, nous passons, Scribe et moi, dans le cabinet du directeur, qui, quelques instants après, vint nous y rejoindre, et nous dit, avec une expression de regret que nous acceptâmes comme sincère, que Mlle Rachel ne se voyait pas dans notre rôle, et, que, l’ouvrage étant composé pour elle, le comité était d’avis de regarder la lecture comme non avenue. « Autrement dit, répondit Scribe, notre pièce est refusée. Très bien ! Tout vient à point à qui sait attendre. » Le lendemain, trois directeurs différents vinrent nous demander l’ouvrage. Scribe aimait les revanches qui ressemblent à des vengeances, il estimait qu’elles doivent être servies chaudes ; il voulait donc accepter ; je m’y opposai absolument. « Mon cher ami, lui dis-je, la pièce a été faite pour le Théâtre-Français, il faut qu’elle soit jouée au Théâtre-Français. Le rôle est écrit pour Mlle Rachel, il faut qu’il soit joué par Mlle Rachel. ― Mais comment l’y décider ? ― Je n’en sais rien, mais il faut que cela soit. Dans le courant de notre travail, où votre part a été si considérable, vous m’avez fait quelquefois l’honneur de me dire que je comprenais mieux le rôle d’Adrienne que vous. J’ai toujours senti, en effet, un personnage nouveau dans cette tragédienne qui s’est laissé gagner aux nobles sentiments des héroïnes tragiques qu’elle représente, dans cette interprète de Corneille, à qui la grandeur de Corneille a passé dans le sang. Eh bien, ce personnage ne peut paraître que sur le théâtre de Corneille. » Mon accent de conviction convainquit Scribe. Ce ne fut pas sans quelque peine. Les directeurs multipliaient leurs instances auprès de lui : un d’eux, nous disait, pour nous décider : « Ma jeune première n’est jamais morte encore sur la scène, et elle sera si contente d’être empoisonnée ! » Cet argument, si décisif qu’il fût, ne me persuada point ; mais six mois s’étant passés sans amener rien de nouveau, Scribe me déclara qu’il ne pouvait pas attendre plus longtemps. « Je ne vous demande plus que huit jours, lui répondis-je. Vous devez aller passer une semaine à Séricourt, partez. A votre retour, si je n’ai rien obtenu, je me rends. ― Eh bien, d’aujourd’hui en huit, je vous attends pour déjeuner à onze heures. ― A onze heures, d’aujourd’hui en huit. »

Il partit, et moi, voici ce que je fis.

Un nouveau directeur venait d’être nommé au Théâtre-Français ; j’allai le trouver, et je lui tins à peu près ce langage :

« Vous savez le refus de Mlle Rachel. Ce refus est-il une faute ? Je l’ignore. Mais la forme de ce refus est-elle un tort ? J’en suis sûr. On ne rend pas de cette façon, à un homme comme M. Scribe, un ouvrage qu’on lui a demandé ; on n’offense pas de cette sorte un maître qui est au premier rang, et permettez-moi d’ajouter, un jeune homme qui n’est pas au dernier. Mlle Rachel doit le sentir et en souffrir ; un talent comme le sien ne va pas sans le sentiment des convenances. Eh bien, il y a un moyen de tout concilier, ses intérêts et les nôtres. Je lui demande, non pas de jouer notre pièce, mais de l’entendre ; non pas au théâtre et devant ses camarades, mais chez elle, en présence de quelques-uns de ses amis : elle les choisira elle-même ; elle en invitera autant ou aussi peu qu’elle voudra, et moi j’arriverai seul avec le manuscrit. Si l’ouvrage déplait à ce nouveau comité et à elle, je remporte la pièce et je me regarde comme bien jugé. S’il lui plaît à elle et à eux, elle le jouera, elle y aura un grand succès, et elle m’appellera son sauveur. » L’offre est faite et acceptée ; Mlle Rachel dit le soir à une de ses amies : « Je ne puis refuser à M. Legouvé, mais je ne jouerai jamais cette… » J’hésite à écrire le mot, tant il fut expressif et en dehors du répertoire classique. Rendez-vous fut pris pour le surlendemain ; les juges, choisis par l’artiste, étaient Jules Janin, Merle, Rolle et le directeur du Théâtre-Français.

J’arrivai un peu ému sans doute, mais maître de moi pourtant ; j’étais convaincu que j’avais raison, et je m’étais bien préparé pour le combat. Voici comment. Scribe était un lecteur admirable, et il avait merveilleusement lu notre pièce devant le comité, sauf en une partie. Selon moi, le rôle d’Adrienne n’avait pas été assez approprié par le lecteur à Mlle Rachel ; il l’avait lu avec beaucoup de grâce, d’esprit, de chaleur, mais comme on lit un rôle de jeune première ; la grandeur y manquait un peu, on ne sentait pas assez l’héroïne sous la femme. Or, c’était précisément là le point par lequel on pouvait apprivoiser, acclimater Mlle Rachel à ce personnage nouveau. L’entreprise n’était pour elle ni sans périls ni sans difficultés ; il fallait donc lui atténuer les uns et lui aplanir les autres ; il fallait lui tracer d’avance, par la façon de dire, la manière de passer d’un emploi à l’autre, et la convaincre que ce qui serait pour le public une métamorphose, ne serait pour elle qu’un changement de costume. Telle était la nuance que, selon moi, Scribe n’avait pas fait assez sentir, et que je m’étudiai pendant deux jours à rendre visible et palpable.

J’entre. Accueil charmant, plein de cette grâce câline qui lui était propre. C’est elle qui me prépare un verre d’eau sucrée, c’est elle qui va me chercher une chaise ; elle ouvre elle-même les rideaux pour que le jour soit plus favorable. Moi qui savais la fameuse phrase… « Je ne jouerai jamais cette… là ! » je riais en dedans de tout ce luxe d’amabilité, d’autant plus que je me rendais bien compte du pourquoi de ce gentil manège. Comment, en effet, accuser de mauvais vouloir et de parti pris, une auditrice si gracieusement prête à vous entendre ? C’est ce que nous appelons au théâtre, une préparation.

Je commence. Pendant tout le premier acte, Mlle Rachel applaudit, approuva, sourit, fit enfin exactement le contraire de ce qu’elle avait fait au comité. Pourquoi ? Oh ! pourquoi ? Je le devinai sans peine : son thème était fait. Elle voulait donner pour excuse que le rôle ne lui allait pas ; or, Adrienne ne paraît pas dans le premier acte, Mlle Rachel ne courait donc aucun risque en louant ce premier acte ; ses éloges mêmes devaient donner un air d’impartialité à ses réserves subséquentes, et un air de sincérité aux regrets dont elle accompagnerait son refus. Mais sa finesse était une grosse faute. En effet, dès que ses amis virent ses marques de satisfaction, ils s’y associèrent ; leurs mains s’habituèrent à applaudir ; le lecteur, encouragé par les applaudissements, s’anima, et j’arrivai au second acte tenant mon public dans ma main, entrant dans l’ouvrage toutes voiles dehors, poussé par le vent du succès, par ce souffle électrique que connaissent bien tous les auteurs dramatiques, et qui court tout à coup dans la salle quand la victoire se déclare.

Au second acte, Adrienne paraît, en tenant à la main son rôle de Bajazet, qu’elle étudie. Le Prince de Bouillon s’approche d’elle et lui dit galamment : « Que cherchez-vous donc encore ? » Elle répond : « La vérité ! » « Bravo ! » s’écria Janin. Oh ! oh ! me dis-je tout bas, voilà un ami, car, après tout, le mot ne valait pas un bravo. Mlle Rachel s’était retournée aussi vers Janin, avec un regard qui semblait dire : « Est-ce que c’est un traître ? » Heureusement, l’avis du traître devint bientôt l’avis de tout le monde. Mlle Rachel, surprise et un peu embarrassée de ne pas retrouver son dédain du premier jour, se laissait aller, en y résistant faiblement, à l’impression générale, et se contenta de dire, après ce second acte fort applaudi des spectateurs : « Cet acte m’avait toujours paru le plus joli. » Ce fut son dernier simulacre de défense : dès le troisième acte, elle jeta bravement son premier jugement par-dessus bord, exactement comme certains politiques se débarrassent de leurs opinions de la veille ; elle applaudissait, elle riait, elle pleurait, en ajoutant de temps en temps : « Ai-je été assez bête ! » Et après le cinquième acte, elle se jeta à mon cou, m’embrassa de tout son cœur et me dit : « Comment n’avez-vous jamais pensé à vous faire comédien ? » Le lecteur avait sauvé l’auteur. Ce qui me charma et me flatta, car quelque temps auparavant, après avoir entendu M. Guizot à la tribune, elle s’était écriée : « Que j’aimerais à jouer la tragédie avec cet homme-là ! » Le lendemain, à onze heures précises, j’entrais chez Scribe. « Eh bien, me dit-il d’un air goguenard, où en êtes-vous ? » Pour toute réponse, je tirai un papier de ma poche et je lui lus tout haut : « Comédie-Française, aujourd’hui à midi, répétition d’Adrienne Lecouvreur.

— Hein ? s’écria-t-il.

Je lui contai tout, et dès le lendemain commença le sérieux travail des répétitions.

J’y appris beaucoup.

Tous les jours j’arrivais chez Mlle Rachel à dix heures, soit avec Scribe, soit seul, quand Scribe était retenu par la mise en scène du Prophète, et, jusqu’à onze heures et demie, nous étudiions l’acte qui devait être répété au théâtre à une heure. La pièce fut montée en vingt-huit jours, et pas un seul de ces jours ne se passa sans ce double travail du matin et de l’après-midi. C’est là que j’appris à admirer tout ce qu’il y avait chez Mlle Rachel de laboriosité, de perspicacité, de talent d’assimilation, de modestie et d’agrément dans les relations. Pas la moindre vanité de grande artiste, pas le plus petit caprice d’enfant gâté du succès ; toute à son art, et tout pour son art. Elle écoutait, discutait, se rendait dès qu’elle était convaincue, mais ne se rendait qu’après conviction. En voici un exemple assez frappant. Ceux qui l’ont entendue dans Adrienne, se rappellent qu’un des plus grands effets du cinquième acte était un certain… «  Ah !Maurice !… » jeté par elle en reconnaissant son amant, au milieu de son délire. Si jamais cri de théâtre sembla un cri d’inspiration, c’est celui-là. Or, Mlle Rachel fut trois jours, je ne dirai pas à le trouver, mais à l’accepter. C’était Scribe qui le lui avait indiqué : elle résistait à Scribe, elle me résistait. « C’est faux ! répondait-elle obstinément, c’est théâtral. ― C’est faux, parce que vous le dites mal, » répondait Scribe, tenace et rude quand il était sur le champ de bataille, c’est-à-dire en répétition. Enfin, après trois jours d’essais infructueux, ce cri entra, si je puis parler ainsi, dans son cœur, et elle nous le reproduisit avec une infidélité admirable ; je dis infidélité, car en passant par sa bouche, ce cri devint sublime. C’était un de ses talents ; on lui donnait un sou, elle vous rendait un louis.

Ces répétitions m’ont laissé encore un souvenir bien caractéristique.

Peu de temps avant la première représentation, on fit relâche au théâtre pour une répétition du soir. Scribe, retenu à l’Opéra, ne vint pas. Les quatre premiers actes nous conduisirent à onze heures ; tout le monde s’éloigna, et nous restâmes seuls, Mlle Rachel, M. Regnier, M. Maillard et moi. Tout à coup Mlle Rachel me dit : « Nous voilà maîtres du théâtre, si nous essayions le cinquième acte que nous n’avons pas encore répété ? Je l’étudie toute seule, depuis trois jours, je voudrais me rendre compte de mon étude. » Nous descendons sur la scène ; plus de gaz, plus de rampe ; pour toute lumière, le petit quinquet traditionnel à côté du trou du souffleur, où il n’y avait pas de souffleur ; pour spectateurs, le pompier de garde dormant sur une chaise entre deux décors, et moi, assis à l’orchestre. Dès le début, je fus saisi au cœur par l’accent de Mlle Rachel ; je ne l’avais jamais vue si vraie, si simple, si puissamment tragique ; les reflets de ce petit quinquet fumeux jetaient sur sa figure des lividités effrayantes, et le vide de la salle prêtait à sa voix une sonorité étrange ; c’était funèbre ! L’acte terminé, nous remontâmes au foyer. En passant devant une glace, je fus frappé de ma pâleur et plus frappé encore en voyant M. Regnier et M. Maillard aussi pâles que moi. Quant à Mlle Rachel, silencieuse, assise à l’écart, agitée de petits frissons nerveux, elle essuyait quelques larmes qui coulaient encore de ses yeux ; j’allai à elle, et pour tout éloge je lui montrai la figure émue de ses camarades, puis lui prenant la main :

« Ma chère amie, lui dis-je, vous avez joué ce cinquième acte comme vous ne le jouerez plus jamais de votre vie !

— Je le crois, me dit-elle, et savez-vous pourquoi ?

— Oui, je le sais. Parce qu’il n’y avait là personne pour vous applaudir, que vous n’avez pas pensé à l’effet, et qu’ainsi vous êtes devenue, à vos propres yeux, la pauvre Adrienne mourant au milieu de la nuit entre les bras de deux amis. »

Elle resta un moment silencieuse, puis reprit :

« Vous n’y êtes pas du tout ! Il s’est passé en moi un phénomène bien plus étrange ; ce n’est pas sur Adrienne que j’ai pleuré, c’est sur moi !… Un je ne sais quoi m’a dit tout à coup que je mourrais jeune comme elle ; il m’a semblé que j’étais dans ma propre chambre, à ma dernière heure, que j’assistais à ma propre mort. Aussi lorsqu’à cette phrase : « Adieu triomphes du théâtre ! adieu ivresses d’un art que j’ai tant aimé » vous m’avez vue verser des larmes véritables, c’est que j’ai pensé avec désespoir, que le temps emporterait toute trace de ce qui aura été mon talent, et que bientôt… il ne resterait plus rien de celle qui fut Rachel ! »


I[modifier]

Le succès d’Adrienne avait donné à Mlle Rachel une grande confiance en moi. Elle disait volontiers que j’avais renouvelé son talent, en la poussant malgré elle dans une nouvelle route ; notre travail des répétitions lui avait montré que j’étais capable d’enseigner un rôle de femme comme de l’écrire, et elle me demanda de lui faire faire un pas de plus en avant. Avec Adrienne, elle avait quitté les vers pour la prose, le monde antique pour le monde moderne, le péplum et la chlamyde pour la jupe à ramages ; elle voulut alors aborder un rôle de nos jours, paraître sur la scène en robe de ville, représenter non plus une héroïne, mais une femme, une femme du monde, Mlle Rachel enfin. Je lui proposai Louise de Lignerolles. Elle y avait vu Mlle Mars, elle en avait gardé un profond souvenir ; mais, loin de l’effrayer, cette idée de lutte la tentait : « Lisez-moi votre pièce, me dit-elle, nous verrons. » Je la lui lus. Elle la joua, et cette reprise lui valut un triple succès. Succès de talent, succès de beauté et succès de toilettes. Ce dernier lui fut d’autant plus agréable que ce fut le théâtre qui paya. Dieu sait avec quels cris ! Quatre toilettes qui coûtèrent, à elles quatre, 1 500 francs ! On eût dit que la maison était perdue. Aujourd’hui, elles en coûteraient 6 000, l’on payerait sans mot dire, et l’on aurait raison.

Cette seconde réussite resserra encore mes liens avec Mlle Rachel. Je devins presque son ami. Elle me faisait l’honneur de me consulter sur ses autres créations. Elle me lut un soir le drame d’Émile Augier, Diane, qu’elle répétait alors, et cette lecture me confirma dans une opinion que j’ai depuis longtemps, à savoir que la différence est très grande entre lire et jouer. Un excellent lecteur pourrait faire un fort médiocre comédien, et un excellent acteur peut être un lecteur médiocre ; ce sont presque deux arts différents. L’acteur ne représente qu’un personnage dans une pièce, le lecteur doit les représenter tous ; l’un n’a pour instrument que sa voix, l’autre a pour auxiliaires, le costume, les gestes, la démarche, la physionomie ; si bien que Mlle Rachel qui joua le touchant rôle de Diane avec tant de talent, lisait la pièce même sans supériorité. Elle me fit encore le plaisir de jouer devant moi et pour moi, avec sa sœur, Mlle Sarah Félix, la scène de Célimène et d’Arsinoë. Je l’y trouvai spirituelle, mordante, incisive, mais pas assez gaie, pas assez jeune. La jeunesse et la gaieté sont ce qui sauve de l’odieux le rôle de Célimène. Je dis en riant, à Mlle Rachel, après l’avoir entendue : « Ma chère amie c’est très bien, mais c’est Célimène à quarante ans. »

Enfin, un jour, après une longue conversation sur les rôles de femme au théâtre, elle me demanda instamment de lui en composer un exprès pour elle, et elle ajouta gaiement : « Faites cela, et je vous écrirai une lettre sans faute d’orthographe. » Alors me vint, pour cette troisième tentative, l’idée d’une tragédie à la fois antique et moderne. Je m’explique.

L’antiquité est devenue pour nous, depuis quarante ans, comme un monde nouveau. De nombreux travaux critiques, archéologiques, historiques, numismatiques, artistiques, ont tout à coup jeté une lumière inconnue sur les mœurs, les croyances, les monuments, les œuvres de l’antiquité. Le théâtre grec s’est comme renouvelé par les recherches des érudits allemands, et par le savant et ingénieux ouvrage de M. Patin sur les trois grands tragiques. Armé de ces études nouvelles, j’abordai un sujet qui m’avait toujours attiré par son mystère même, Médée. Je sentais que le poète grec n’avait pas tout dit, qu’il y avait à plonger plus avant dans ce cœur de mère, qu’on pouvait tirer de ses scènes, même les plus belles, des effets plus puissants. Une surtout me tentait : c’était le récit de la mort de Créuse. Médée lui a envoyé, en signe de soumission, par la main de ses fils, des présents d’une rare beauté, une couronne d’or et un péplum du plus fin tissu. Euripide nous raconte, en vers ravissants, la joie ingénue de la jeune fille à la vue de ces présents. Elle posait, dit-il, cette couronne sur sa tête, elle disposait élégamment ce péplum sur sa poitrine ; elle arrangeait sa chevelure devant un brillant miroir, en souriant à sa propre image ; puis, s’étant levée de son trône, elle se promenait dans la chambre avec une démarche gracieuse, dans sa blanche chaussure, en regardant sa taille par derrière, avec complaisance.

Mais tout à coup elle change de couleur, tout son corps tremble, et le poète nous la montre, dans son admirable récit, arrachant de sa tête cette couronne d’or qui la brûle, ce péplum empoisonné qui la dévore, et tombant avec des cris affreux entre les bras de la vieille esclave qui la servait.

Quelle scène, me dis-je, si, au lieu d’être en récit, elle était en action ! Si, au lieu des enfants, c’était Médée qui apportait ces présents ! Si, au lieu d’une vieille esclave, c’était Médée qui aidait Créuse à se parer ! Médée agenouillée ! Médée humiliée ! Médée servante ! Médée suivant sa rivale dans toutes les joies de son orgueil ingénu, et tout à coup, au moment où, saisie par les premières atteintes du mal Créuse, s’écrie : « Qu’ai-je donc ? » Médée se relevant, bondissant jusqu’à elle, et lui disant avec un cri de rage triomphante : « Ce que tu as ? C’est que tu vas mourir ! » Quelle situation ! Quel contraste pour une actrice comme Mlle Rachel ! Saisi par cette idée, je me mis immédiatement à l’œuvre. J’écrivis cette scène en deux jours. La scène achevée, vinrent peu à peu se grouper autour d’elle tous les éléments du drame, tel que je le concevais, et, après un an de travail, j’apportais mon ouvrage à Mlle Rachel. La première épreuve ne me fut pas favorable. Le titre lui fit froncer le sourcil ; je ne m’en effrayai pas. Je la connaissais. Je me rappelais son refus de jouer Adrienne. Aussi, la lecture finie, je lui dis froidement : « Eh bien ? ― Eh bien, me répondit-elle, je m’attendais à quelque chose de plus nouveau ? J’ai déjà joué tant de rôles grecs ! ― Médée n’est pas une Grecque dans mon ouvrage, c’est une barbare. ― Je n’ai jamais joué de personnage de mère. ― Raison de plus pour commencer. ― Qui me prouve que j’aurai l’accent maternel au théâtre ? ― Votre amour maternel ! Pourquoi n’exprimeriez-vous pas bien ce que vous ressentez si vivement ? ― Je trouve dans votre second acte et dans le troisième des passages subits de la fureur aux sanglots, je ne sais pas faire cela. ― Eh bien, moi, lui répondis-je en riant, je sais le faire et je vous l’apprendrai. » C’est ainsi que, sans la heurter de front, moitié par raisonnement et moitié par persuasion, en me rendant compte de ce qu’il y avait dans cette rare intelligence d’ouvert et de fermé, de docile et d’ombrageux, je parvins à la faire entrer petit à petit dans la compréhension du personnage que j’avais essayé de peindre, et qu’elle finit par s’attacher à l’étude de Médée avec autant de passion qu’à celle d’Adrienne et de Louise de Lignerolles.

Je n’oublierai jamais une de nos séances de travail. Elle m’avait donné rendez-vous à dix heures du matin, dans une petite villa qu’elle avait louée à Auteuil. En arrivant, je la trouvai dans son jardin, cueillant des fleurs, faisant des bouquets, gaie, riante, enfant, heureuse de vivre. « Je suis contente de vous voir, me dit-elle, comme nous allons travailler ! Je me porte si bien aujourd’hui ! Oh ! la belle chose que la santé ! C’est fini. J’ai dit adieu à toutes les folies de la jeunesse. Elles coûtent trop cher ! Elles ne valent pas cette satisfaction de se sentir respirer à pleine poitrine, librement, allègrement… Oh ! nous allons faire de bonne besogne ! ― Voulez-vous que nous abordions la grande scène entre Médée et Créuse, la terrible scène de la toilette ? ― Soit, me dit-elle, lançons-nous. » Mais après quelques minutes de travail, après quelques essais d’ébauche générale, où je la trouvais hésitante, incertaine, elle s’arrête tout à coup et me dit : « Mon cher ami, savez-vous ce qu’il faut faire ? Il faut couper cette scène… ― Hein ! m’écriai-je. Couper cette scène ! la plus saisissante des trois actes ! La plus nouvelle ! La plus riche en effets pour vous ! ― Il ne s’agit pas de moi. Il ne s’agit pas de mes effets. Il s’agit du rôle, et de la pièce. Or, cette scène tue la pièce parce qu’elle tue l’intérêt. ― Vous n’y pensez pas ! l’intérêt y est poussé au comble ! ― Oui ; l’intérêt de l’horreur ! l’intérêt de l’odieux ! Mais ce n’est pas là ce dont nous avons besoin dans ce troisième acte. Songez donc que j’ai à tuer mes enfants et que je dois être touchante… Vous entendez bien, touchante en les tuant ! Comment pourrai-je le devenir, quand cinq minutes auparavant j’aurai été atroce, quand on m’aura vue froidement, perfidement, lâchement meurtrière ? La mise en scène du meurtre de Créuse rend impossible le meurtre des enfants ; elle le déshonore ! Je ne suis plus qu’une égorgeuse ! Oh ! je sais bien ce que je perds ; je sais bien tout ce que je trouverais dans cette scène, mais… après, après, je ne croirais plus à mes larmes ! »

Je la regardai un moment sans répondre, émerveillé, je l’avoue, de voir une fille sans éducation arriver d’instinct, par naturelle supériorité d’esprit, à la plus profonde critique, et, lui prenant la main, je lui dis :

« Vous avez raison ; je coupe la scène.

— Vous êtes charmant ! me dit-elle, en me sautant au cou.― Avouez seulement, ajoutai-je en riant, qu’il est bien comique que je retranche de ma pièce la situation pour laquelle la pièce a été faite. »

Rien ne pousse plus à la confiance qu’un bon et intime travail en commun ; l’entente des esprits amène l’entente des cœurs. Peu à peu, l’entretien dériva de la tragédie à la tragédienne, de Médée à Mlle Rachel ; insensiblement elle entra dans le récit de ses débuts, de ses espoirs de jeunesse, de sa vie, et elle en arriva à une confidence si curieuse, et qui, en somme, l’honore tellement, que je ne puis résister au plaisir de la citer. Nous venions de causer de Polyeucte et de Pauline. « Oh ! Pauline, me dit-elle, le rôle que j’ai peut-être le plus aimé, je pourrais dire, que j’ai le plus vénéré dans ma vie ! » Elle appuya fortement sur ce mot vénéré. « Il m’a inspiré un sentiment bien étrange et auquel bien peu de gens ajouteraient foi. ― Lequel ? ― Vous rappelez-vous qu’après avoir crée avec grand succès le personnage de Pauline, je l’abandonnai tout à coup ? ― Je me rappelle même, lui dis-je, une explication singulière donnée à cet abandon. ― Je la connais votre explication ! reprit-elle en riant ; on a prétendu que j’étais jalouse de Beauvallet dans Polyeucte. Moi ! jalouse de Beauvallet !… comme c’est vraisemblable ! La vérité, c’est que si je cessai quelque temps de représenter Pauline, c’était par respect pour elle ! Oh ! je suis une fille plus bizarre que vous ne le croyez.

« Il y a eu dans ma vie un hasard fatal qui m’a fait rencontrer un homme bas de sentiments et d’idées, mais puissant d’intelligence, et qui prit bientôt sur moi un empire… que j’ai toujours maudit en le subissant. ― Pourquoi le subissiez-vous ? ― Pourquoi ? pourquoi ? Vous autres, gens d’esprit, vous vous croyez des yeux de lynx, et vous n’êtes que des taupes quand il s’agit de lire dans notre cœur, à nous, femmes et actrices ; vous n’y voyez goutte ! Il est vrai que nous n’y voyons souvent rien nous-mêmes. Pourquoi je me soumettais à un homme que je haïssais et que je méprisais ? Parce qu’il avait barre sur moi. Parce qu’il avait surpris un secret dont il s’armait contre moi. Parce qu’il m’avait persuadée qu’il pouvait beaucoup pour mon avenir de théâtre. Faut-il tout vous dire ? Je ne suis pas bien sûre que sa puissance de perversité ne fût pas une force à mes yeux. Et pourtant, telle était mon aversion pour lui, qu’un jour, à une représentation de Marie Stuart, au premier acte, je mis dans ma poche un petit pistolet, avec l’idée bien arrêtée de me pencher vers la loge de baignoire d’avant-scène, où il venait trôner insolemment tous les soirs où je jouais, et de le tuer en pleine représentation ! Quel effet cela aurait fait ! »

A ce mot, qui sentait si bien la comédienne, je me mis à sourire. « Je comprends, me dit-elle ; vous croyez que tout cela n’est qu’une scène de théâtre que je vous joue… Sachez-le pourtant, ajouta-t-elle avec une force singulière, et croyez-le ! car c’est la vérité pure. Si je quittai brusquement le rôle de Pauline, c’est que je me sentis indigne de le jouer, c’est qu’à un certain moment je fus saisie d’une telle haine contre moi-même, qu’il me fut impossible de représenter une créature si noble, d’exprimer des sentiments si purs. Ces vers admirables me déchiraient la bouche ! Je ne pouvais plus les dire ! je ne pouvais plus ! »

Son accent était si vrai, si profond, que je cessai de sourire. Elle reprit alors avec une attitude et une voix que je n’oublierai jamais : « Tout cela est bien invraisemblable. Je le sais ! Que diriez-vous donc si je vous montrais le fond de mon âme ? Vous m’admirez beaucoup, n’est-ce pas ? Vous vous extasiez tous en m’entendant. Eh bien, sachez qu’il y avait en moi une Rachel dix fois supérieure à celle que vous connaissez. Je n’ai pas été le quart de ce que j’aurais pu être. J’ai eu du talent, j’aurais pu avoir du génie ! Ah ! si j’avais été élevée autrement ! si j’avais été entourée autrement ! Si j’avais vécu autrement ! Quelle artiste j’aurais faite ! Quand je pense à cela, je me sens prise d’un tel regret… » Elle s’arrêta alors brusquement, mit ses deux mains sur sa figure, la tint ainsi cachée quelques instants, et puis, bientôt, je vis couler des larmes tout le long de ses doigts. Je restai stupéfait. Qu’y avait-il de vrai dans ce que je voyais ? Ses larmes étaient-elles de vraies larmes, ou avait-elle le don de pleurer à volonté ? Voulait-elle me tromper, ou se trompait-elle elle-même ? L’imagination a une telle part dans les sentiments de ces créatures nerveuses, qu’on ne sait jamais avec elles où commence la vérité et où elle finit. Qu’est-ce qui l’attendrissait ? Le regret d’un idéal d’art non réalisé, ou un rôle qu’elle venait de créer en le jouant ? Cela l’amusait-il de me duper ? Mme Talma a écrit que son émotion dans Iphigénie venait, non des vers de Racine, mais du son de sa propre voix en les récitant. En était-il ainsi pour Mlle Rachel ? S’était-elle émue elle-même à ses propres accents ? Y avait-il calcul de sa part à m’avoir choisi, moi, qui étais à peine un ami, pour cette confidence ? Je me perdais en suppositions, et je m’attendais toujours à ce qu’elle allait retirer ses mains de sa figure, m’éclater de rire au visage, et me dire, en voyant mon émotion : « Allons, je suis contente, je vois que j’ai bien joué. » Il n’en fut rien. Elle essuya ses yeux et me dit très simplement : « Vous en savez plus sur moi maintenant que bien des gens qui croient me connaître. »

Je partis ému, étonné et enchanté. Cette conversation me semblait de bon augure. Si mobile que je la connusse, il me paraissait difficile qu’elle manquât de parole à un homme à qui elle s’était ainsi confiée. Le personnage si noble qu’elle avait représenté un moment devant moi, devait l’engager un peu, ne fût-ce que pour le plaisir de s’être montrée sous un pareil jour. Enfin, j’étais plein d’espoir. Trois jours plus tard, j’apprenais que Mlle Rachel partait pour la Russie, et coupait court aux répétitions de Médée.

Le coup fut rude. Une circonstance particulière aggravait ma peine. Il y avait alors une vacance académique, et je comptais sur cette Médée, comme sur un de mes meilleurs titres. Le départ de Mlle Rachel ruinait donc mes espérances. Je ne perdis pourtant pas courage. Elle m’écrivit que son voyage ne faisait que reculer notre pièce de trois mois. Je feignis de la croire. On embarrasse souvent les gens de peu de foi en ayant l’air d’avoir confiance en eux. Cela les oblige. J’employai mes trois mois d’attente à chercher dans le caractère de cette créature étrange les motifs d’espoir qui pouvaient me rester. Oh ! j’ai fait dans ces trois mois-là de grandes études psychologiques. Le lecteur prendra, je crois, quelque intérêt à ce petit voyage de découverte.


II[modifier]

Mlle Rachel avait des qualités de cœur incontestables. Pas de fille plus affectueuse, pas de sœur plus tendre, pas de mère plus dévouée. Tous ceux qui dépendaient d’elle, tous ceux qui étaient au-dessous d’elle, domestiques, petits employés de théâtre, l’adoraient. Je l’avais vue, à Londres, fondre en larmes en apprenant la mort d’un jeune prince napolitain, enlevé à vingt-trois ans, et telle fut même la violence de ses sanglots, que son frère, qui était son impresario, craignit que son chagrin ne nuisît à sa voix pour la représentation du soir, et avec la philosophie pratique d’un directeur : « Que diable ! ma chère, lui dit-il, nous sommes tous mortels ! » Mais je me rappelais aussi l’avoir surprise un jour dans sa loge, en costume de Virginie, et dansant un pas de Mabille. « Oh ! mademoiselle Rachel, m’étais-je écrié, pas dans ce costume ! C’est affreux ! ― C’est précisément parce que c’est affreux que c’est charmant, niais que vous êtes ! répondit-elle en riant. Voyez-vous, mon cher ami, au fond, je suis une petite saltimbanque ! »

Elle disait vrai et elle disait faux. Elle était une petite saltimbanque, et elle était une Virginie. Tragédienne par le visage, par la voix, par la démarche, par l’intelligence, elle était comédienne par l’âme et jusqu’au fond de l’âme. Un jour, au sortir d’une réunion aristocratique, où elle avait pris tous ses airs de grande dame, elle éprouva le besoin de se désenducailler, et se livra devant quelques amis à une pantomime de Gavroche. Voilà le signe étrange, caractéristique, de cet être multiple. Tout ce qui jurait lui plaisait. Il y avait en elle, mêlée à tout, et surnageant toujours, un fond de titi gouailleur, qui parlait tous les langages, changeait de dictionnaire en changeant d’interlocuteur et ne connaissait pas de plus vif plaisir que de rire des gens et de les attraper.

Le pauvre M. Viennet l’a appris à ses dépens.

M. Viennet avait de l’esprit, du talent, une grande loyauté, une brusquerie bourrue qui ressemblait à de la bonhomie, le tout accompagné d’un amour-propre justifié sans doute par son mérite ; mais seulement, son mérite et son amour-propre n’allaient pas du même côté. Il était un poète satirique, très applaudi, et il se croyait un grand génie tragique.

Un jour donc, voilà M. Viennet qui tombe dans la loge de Mlle Rachel :

« Mademoiselle, vous ne me connaissez peut-être pas, je suis Viennet.

— Oh ! monsieur, répond-elle de sa voix la plus câline… Qui ne connaît pas… Viennet ?

— On dit que vous désirez un rôle nouveau ?

— Ardemment.

— Je vous en apporte un admirable.

— Vous n’aviez pas besoin d’ajouter d’épithète.

— Pas de flatterie… Je ne veux pas vous vendre chat en poche, moi. Je ne vous demande pas de jouer ma tragédie, mais de l’entendre. Il est vrai que je suis bien sûr que quand vous l’aurez entendue…

— Et moi aussi, j’en suis bien sûre.

— Vous consentez donc à m’écouter ?

— Si j’y consens, monsieur Viennet ! je suis trop heureuse, permettez-moi de dire,… trop fière, que vous ayez pensé à une humble artiste comme moi, pour être votre interprète.

— Hé bien, quand ? Demain ?

— Demain.

— A deux heures ?

— A deux heures. »

Et là-dessus Viennet part triomphant, mais triomphant sans surprise, avec calme, comme quelqu’un à qui on rend ce qu’on lui doit, et disant à tout le monde : « Elle est vraiment très bien, cette jeune tragédienne ! De l’intelligence ! Du goût ! Du tact ! Elle veut absolument jouer ma Roxane ! »

Le lendemain, à l’heure dite, il arrive : « Madame est sortie. » Il revient le surlendemain : « Madame est malade. »

Le troisième jour, il sonne, furieux ; c’est un valet de chambre qui vient ouvrir.

« Mademoiselle Rachel ?

— Si monsieur veut entrer ?

— Enfin ! » se dit Viennet.

On l’introduit dans un petit salon, où attendait aussi un jeune homme décoré et de très charmante tournure.

« Monsieur veut-il me donner sa carte, dit le valet de chambre.

— Mon nom suffit : Viennet.

— Je vais voir si madame est visible. »

Le domestique ouvre la porte d’un second salon, et le pauvre poète entend la voix de Mlle Rachel, répondant au valet de chambre :

«  M. Viennet ! Dites-lui qu’il m’embête. »

On conçoit la fureur du pauvre poète. Il était tenté de tout briser. Le jeune homme souriait.

« Vous riez, monsieur, lui dit M. Viennet, vous ne savez donc pas que c’est la troisième fois…

— Oh ! monsieur Viennet, répond le jeune homme, toujours souriant… Elle vous en ferait bien d’autres si vous étiez son amant. »

Ce souvenir n’était pas fait pour me rassurer, mais en voici un autre qui m’inquiétait plus encore.

Mlle Rachel a eu dans sa jeunesse ce que j’appellerai son âge préhistorique, c’est-à-dire le temps où la société du faubourg Saint-Germain l’avait prise sous son égide comme la prêtresse de l’art. On la conviait à l’Abbaye-aux-Bois, on invitait l’archevêque de Paris pour la lui faire entendre ; sa pure renommée semblait un feu sacré autour duquel veillaient les plus grandes dames de France. Une d’elles, qui n’était ni la moins illustre, ni la moins spirituelle, voulant consacrer à tous les yeux son respect pour la grande artiste, l’emmena avec elle aux Champs-Elysées, en plein jour, en voiture découverte, et avec sa fille sur le devant. Au retour de cette promenade, Mlle Rachel, en rentrant dans le salon, plia le genou devant cette duchesse, et, avec un mélange de mots inachevés et de larmes, elle lui dit : « Oh ! madame ! une telle preuve d’estime m’est plus précieuse que mon talent !… » L’émotion de la mère et de la fille, se devine. On la relève, on l’embrasse, et, après quelques instants donnés à l’effusion, on se quitte. Ce salon, fort grand, était précédé de deux autres plus petits, qu’on traversait pour y arriver. Mlle Rachel, en s’éloignant, retraversa ces deux pièces, sans s’apercevoir que la jeune fille l’avait accompagnée de quelques pas, par un sentiment de déférence et de sympathie ; arrivée à la dernière porte, Mlle Rachel l’ouvre, se retourne, et, se croyant seule, lance du côté du grand salon un de ces geste de gamin qui fait la nargue aux gens et aux choses.

Par malheur, cette dernière porte avait des panneaux de glace ; ces glaces réfléchirent le geste de l’artiste dans le second salon, où se trouvait encore la jeune fille. Elle le voit et rentre éperdue auprès de sa mère, en se jetant dans ses bras, suffoquée d’indignation. C’est elle-même qui m’a raconté cette scène ; et elle était encore tout émue en me la racontant. « Vous prenez cela trop au sérieux, lui disais-je. Elle n’était pas aussi ingrate qu’elle en a l’air. Elle n’était indifférente ni à l’estime ni à l’affection de votre mère. Seulement, quand elle fut arrivée à la porte, le petit diablotin goguenard qu’elle porte dans sa cervelle, est sorti de sa boîte, et a fait la nique à ses très réels sentiments. »

Ainsi parlais-je avec une indulgence philosophique, peut-être pour me rassurer moi-même ; mais plus tard, ce petit diablotin, quand j’y pensais, me faisait grand peur, et j’avais bien raison. A son retour de Russie, Mlle Rachel me déclara nettement qu’elle ne jouerait jamais Médée. J’entrai dans une véritable rage. Je lui fis un procès. Je le gagnai. Elle en appela. Je gagnai encore. Elle fut condamnée à six mille francs de dommages-intérêts, que je partageai entre la Société des auteurs dramatiques, et celle des gens de lettres. Je publiai ma pièce, et, plusieurs éditions rapidement enlevées, permirent à mes amis de l’Académie, de la faire valoir comme un titre ; j’étais vengé, mais je n’étais consolé qu’à demi ; une pièce de théâtre a besoin du théâtre, et je rêvais toujours à la revanche, quand un des plus heureux hasards de ma vie mit sur ma route une tragédienne de génie, Adélaïde Ristori. Médée, devenue Medea, fut pour mon interprète, l’occasion d’un véritable triomphe, où j’eus ma part. Ma tragédie portée par elle dans toutes les capitales de l’Europe, et même en Amérique, traduite tour à tour en italien, en anglais, en allemand, en hollandais, fut jouée partout, excepté sur le théâtre pour lequel elle avait été faite, et dans la langue où elle avait été écrite. Mais, le résultat le plus inattendu de mon succès fut de me réconcilier avec Mlle Rachel. Par un de ces élans de générosité qui lui étaient propres, elle y applaudit au lieu de s’en irriter ; elle me sut gré de m’être défendu, et vengé de cette façon, même contre elle ; cela me grandit à ses yeux, et elle me tendit la main dans une circonstance que je ne saurais oublier.

Elle était au Cannet, mourante. J’y arrivai par hasard. Je courus aussitôt chez elle. J’appris là que ses journées se passaient dans ces alternatives d’illusions et de sombre clairvoyance, qui sont propres aux maladies organiques. Elle disait souvent : « J’espère six heures par jours, et le reste du temps, je désespère. » Ses souffrances cruelles se traduisaient parfois plastiquement en attitudes pleines de noblesse et d’élégance ; attitudes dont elle avait conscience, car jamais, même au milieu des plus violents troubles de l’âme ou du corps, les grands artistes dramatiques ne cessent de se voir ; ils se sont à eux-mêmes un éternel spectacle. Si réel que soit leur désespoir, ils y assistent. Mlle Rachel se sentait élégante dans ses poses de jeune malade ; elle se faisait l’effet d’une belle statue de la douleur.

Trop souffrante pour me recevoir, lorsque je me présentai, elle me fit dire que ma visite la touchait singulièrement, et qu’elle me priait de revenir.

Quand je revins, sa sœur me remit une lettre d’elle, dictée pour moi, toute pleine de termes d’affection, de regrets du passé, et se terminant par cette phrase qui m’émut doublement, et par sa confiance en moi, et par le reste d’espérance qu’elle trahissait. « A bientôt, nous nous reverrons ici, ou à Paris. Vous êtes l’auteur qui faites le mieux aujourd’hui les personnages de femme, promettez-moi que vous m’écrirez mon rôle de rentrée. » Trois jours après elle était morte. Heureusement elle n’était pas morte tout entière. On se rappelle ses touchantes larmes à la répétition d’Adrienne, sa crainte de mourir jeune, et cette mélancolique parole : « Bientôt, il ne restera plus rien de celle qui fut Rachel. » Elle se trompait ; il reste quelque chose d’elle ! Il y a un rayonnement autour de son nom ! On l’associe volontiers à celui d’une autre jeune et sublime artiste, enlevée comme elle avant l’âge : On dit : Rachel et La Malibran.