Son altesse la femme/Texte entier

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SON ALTESSE



LA FEMME





SON ALTESSE


LA FEMME


PAR


OCTAVE UZANNE


ILLUSTRATIONS


DE


HENRI GERVEX, J.-A. GONZALÈS, L. KRATKÉ


ALBERT LYNCH


ADRIEN MOREAU ET FÉLICIEN ROPS



PARIS


A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR


7, RUE SAINT-BENOIT, 7


──


M DCCC LXXXV










PRÉFACE



Où il est question de l’inconstance du Public, des


difficultés de lui complaire, de la nécessité


de varier et renouveler éternellement


le fond et la forme des livres,


des publications de luxe, en


général, et de cet ouvrage


en particulier








Préface


Public ! Généralité inconstante affolée, frivole, fugace et insaisissable ! — Public ! — ainsi que l’écrivait Voltaire — monstre énorme qui a tant d’oreilles et de langues, étant privé des yeux ! Public, que fouailla si ironiquement et si vertement Beaumarchais, et qui fit que Chamfort se demanda de combien de sots peut bien se composer ta totalité… Pauvre Pulic, foule vague et flottante, océan d’incertitude humaine au gré duquel se confient tant de naïves espérances, masse impersonnelle, à la fois benoîte et tyrannique, innocente et féroce, composée de débonnaires et bourgeoises individualités ; le proverbe n’est point mensonger affirmant que celui qui te courtise ou te sert peut certes se vanter d’avoir un mauvais maître.

Public inconscient, toi qui fais les modes, les fortunes, les réputations, les gloires aussi facilement que tu les subis, être hybride, en même temps mâle et femelle, qui donne et reçoit l’impulsion et dont la nature de courtisane montre toutes les provocations et toutes les viles passivités ; Public, société anonyme ridicule et lâche, qui, tour à tour, semblable au minotaure de Crète et aux moutons de Panurge, imposes tes volontés farouches et meurtrières ou emboîtes le pas niaisement aux histrions de la réclame qui te captivent ; pitoyable Public, toujours dupeur ou dupé, en défiance de la supériorité qui passe, nature de laquais devenu maître, tu donneras longtemps encore tête baissée dans tous les pièges de la sottise, dans tous les cloaques de la grossièreté, dans tous les bas-fonds de l’immondice, dans tous les faux talents de la charlatanerie, tant que les pitres et les banquistes déploieront sous ton mufle de bête délirante les écarlates couleurs qui éveillent la brute ou le clinquant pailleté qui éblouit les alouettes.

Public, divinité vulgaire et méprisable qui met le masque de l’Opinion, je jette ce nouveau livre à ton amusement ou à ton dédain ; te sachant inconstant je te brave, semblable à ces philosophes qui ne se soucient point de la fidélité de leur maîtresse et pensent que la confiance protège mieux la féauté que l’incertitude ou la jalousie ne la conservent. — Je ne viens donc pas, en bonne foi, dans une humble préface, classique auteur à genoux pour te demander grâce… ; je ne réclame ni indulgence ni pardon, ni cette ridicule bienveillance qui est l’extrême onction morale que tu distribues aux faibles qui t’encensent. Il plaît à ma sincérité de te provoquer, de donner des coups d’épée dans le vide de ta raison sociale : Sottise et Cie, de faire feu, sinon balle dans ton esprit de corps immatériel, de fouetter l’air où flottent tes fantasmagoriques outrecuidances, et de me rebeller enfin contre ta puissance, faux Dieu qui éclipse le Veau d’or ! — invisible moteur de la roue de la Fortune !

Devant cet ouvrage, arrête-toi ou passe ; examine, regarde, considère, discute, critique, énonce des niaiseries sonores ou des pensées judicieuses, sois laudatif ou satirique, montre-toi sympathique ou hargneux, enthousiaste ou dénigrant, peu importe à mon indifférence et à mon mépris des suffrages généraux ! — Maître de mon imagination et de mes volontés, je sens mieux que personne les imperfections de ce volume. — Aussi, à toi, rare lecteur, qui as voulu posséder ce livre, non pas en bibliotaphe ou en bibliolathe, par la seule pensée de sa rareté future, dans un but de mesquine vanité ou de sourde spéculation, à toi qui n’as pas craint de plonger ton couteau d’ivoire dans la virginité de ces marges, que tant d’autres laisseront intactes ; à toi qui m’as accompagné jusqu’ici, au delà des vignettes, dans mes caprices ou mes boutades, et qui conçois de plus copieux plaisirs que celui de laisser errer ton œil dans l’agrément des gravures…, à toi, camarade des anciens jours, qui liras cette préface, je ferai confession de la prescience qui me possède à l'égard de ce volume.

— Entrons ensemble dans une de ces librairies à la mode ou l’amateur éclairé, le bibliophile flâneur, aussi bien que le boursier du livre, viennent chaque jour inventorier les nouveautés de la veille, s’informer des ouvrages du lendemain et médire un peu des éditeurs en vogue, avec cette mutinerie boudeuse que manifeste une coquette vis-à-vis de ses fournisseurs. Demeurons un instant dans l’ombre, regardons, écoutons :

— Un jeune bibliomane, monocle à l’œil, vient de saisir dans ses mains gantées ce présent volume que lui a signalé le libraire ; il le feuillette avec une nonchalance très comme il faut, et, après avoir prononcé d’une voix excédée : — Ah ! ah ! voici cette fameuse Altesse la Femme dont on m'avait parlé !… il sourit à la couverture et déclare la trouver « pas trop mal en vérité », il approuve le titre et son heureuse disposition ; les gravures des en-têtes de chapitre le séduisent ; elles ne manquent, à son avis, ni d’originalité dans la conception, ni d’esprit de facture ; le texte, typographiquement parlant, est d’un tirage noir qu’on ne saurait que louer sur ce papier glacé et satiné ; bref, le volume est agréable d’aspect. Mais venons, soupire-t-il, à ces chromo-gravures hors texte qui ont la prétention de reproduire un procédé cher à nos pères et à Debucourt en particulier… Ici le jeune client sursaute… — Ratées ! s’écrie-t-il nerveusement… ratées ! déplorablement ratées !… Quoi, ce sont là ces aquarelles qui devaient si bien faire avancer l’art du livre d’un pas en avant ?… Franchement, cela ne réalise pas ce que j’avais espéré ; il y a dans l’interprétation une imperfection sensible, un je ne sais quoi de mou, d’indécis, de flou qui est regrettable ; les noirs forment des salissures grises, il y manque de la vigueur, du brillant, du fini, de la grâce et de la légèreté dans les lavis et les demi-teintes… Très fâcheux vraiment, car sur dix de ces gravures en couleurs, signées de maîtres, six au moins approchent de la parfaite harmonie de tons. — Et d’un geste il repose le livre sur la table. — De l’intérêt de l’œuvre littéraire même…, pas un mot.

Le libraire approuve… « On ne sait qu’inventer, dit-il, pour faire du nouveau et séduire le public ; mais il faut avouer qu’on réussit bien rarement. » Aussitôt la critique s’accentue, on passe en revue les ouvrages de luxe ; on demeure d’accord qu’il s’en publie un trop grand nombre, que la production dépasse de beaucoup la consommation et que l’on tuera la poule aux œufs d’or en fatiguant outre mesure la constance des amateurs. — Puis, avec l’esprit rabâcheur du siècle, on conclut en somme que cela ne vaut pas… L’Éventail. — Ce jugement porté et paraphrasé d’autre manière, on ne parle point de cette heureuse initiative dans une voie nouvelle, des difficultés vaincues ; on ne saurait se rendre compte de l’originalité de l’entreprise…, on ne se dit pas que cet essai seul est plus honorable que la confection de vingt ouvrages qui se traînent dans la vulgarité des gravures courantes ; on a garde d’appuyer sur la belle note d’art qui êclôt (si elle ne s’y épanouit pas) dans cet ouvrage ; on avoue à peine que cette manifestation chromatique laisse beaucoup à espérer…, on veut que celui qui invente, perfectionne tout aussitôt et… on lui fait presque un crime d’avoir osé essuyer les plâtres.

— Eh bien ! cher compagnon, cette bribe de conversation, que tu viens d’entendre, se reproduira de Paris à Londres, de Bordeaux à New-York, de Genève à Saint-Pétersbourg, dans tous les centres où l’on aime les beaux livres, c’est-à-dire les livres de France. Il se trouvera partout un jeune bibliomane pour donner sur ce respectable in-octavo l’opinion que j’ai voulu faire préciser ici par avance, avec la conscience des discussions qui s’élèveront autour des gravures aquarellées de cette publication. — Je ne demande donc aucun brevet et ne compte pas entrer dans l’exposition technique des procédés que je me suis efforcé de faire naître et que je n’ai poussés, peut-être, qu’à mi-chemin du beau véritable.

Tout en apportant certains sentiments d’art dans la fabrication de mes livres, bien que me complaisant à les exécuter, parfois corps et âme, l’Écrivain y domine avant tout ; aussi, dans cette dualité de mon être, le décorateur n’est que le piètre valet de l’auteur.

Je déclare donc me réjouir grandement de cet à peu près. En voici la raison : — L’illustration n’est, en réalité, que la livrée d’un ouvrage. On s’égare dans le luxe du Home et on oublie d’interroger le maître ; on s’extasie sur la correction et la splendeur des parures, et on ne cherche point à reconnaître le caractère ou l’esprit de celui qui les porte ou les fait porter. Le texte n’est plus qu’un prétexte et cela est odieux, vil, misérable et indigne de satisfaire à la fierté d’un artiste. — Ici, il me conviendra d’être arrogant, de compter ironiquement mes fidèles, de connaître le petit nombre de ceux qui sont susceptibles de passer par-dessus les médiocrités d’un procédé d’illustration pour me témoigner de leur sympathie directe. — Moins nombreux seront ceux-ci, plus grands je les estimerai ; aux autres, joyeusement je crierai ; Aimez Son Altesse pour elle-même, ou passez au large !

Pour moi, je l’avouerai sans détour — dut-on sourire de cette ardeur d’égotisme — j’aime ce livre aveuglément entre tous ceux que j’ai conçus, car non seulement il forme la synthèse de mes opuscules divers, mais mieux encore il représente une victoire de la volonté sur l’inertie d’un dégoût qui semblait invincible. — Je l’aime en raison de sa mauvaise venue et du forceps qui a violenté sa mise au jour ; je l’aime pour tous les haut-de-cœur dont j’ai marqué son incubation ; je l’aime et espère en lui pour en avoir sombrement désespéré, pour m’être rendu boudeur à son endroit durant de longs mois, pour l’avoir abandonné, repris, rejeté de nouveau ; je l’aime, en un mot, dans le rayonnement d’idéal où je l’avais placé et d’où j’ai dû le descendre humainement, n’ayant pu le parfaire à mon gré dans sa trinité du visible, du sensible et du spirituel.

J’ai voulu dans cet ouvrage envisager l’histoire psychologique de la femme française, depuis le moyen âge jusqu’à l’heure présente, et, pour défendre cette étude contre la sécheresse de l’érudition et la pédanterie du philologue, pour la faire plus vivante, plus variée, plus originale, plus typique, je me suis efforcé de lui donner différents caractères très précis, selon l’esprit des siècles que je traversais. — Chaque chapitre reflète, pour ainsi dire, l’atmosphère et respire dans l’air ambiant du temps littéraire que j’ai tenté d’évoquer. Dans un même petit cadre étroit, j’ai condensé l’expression d’une époque aussi bien par l’orthographe que par l’allure générale du style et le sentiment des idées courantes. — J’ai rêvé de grouper en un même point l’art de concevoir, de traduire et d’imprimer une pensée à diverses dates et dans certains milieux de notre histoire littéraire et morale ; j’ai également apporté tous mes soins à l’illustration de chaque début de chapitre, espérant donner la sensation visuelle des frontispices de jadis, et faire à la fois l’éducation artistique, philologique et physiologique des quelques lecteurs qui aimeront à s’égarer dans ce panorama descriptif de nos mœurs nationales.

Le plan, on le voit, était largement conçu et bien fait pour amorcer le chef-d’œuvre. Il avait le grand mérite de se produire en dehors du poncif et du banal, sous une forme entièrement personnelle et des plus caractéristiques. En ai-je réalisé l’exécution de manière à me satisfaire plus tard, lorsque, les fourneaux éteints, je pourrai goûter à cet auto-ragoût qui ne peut s’apprécier qu’à froid ? — Ai-je prodigué suffisamment les épices et les condiments, les herbages et les aromates ? Je ne sais. — Il se trouvera sans doute bientôt quelque gourmet assez sincère pour me renseigner, en toute liberté d’expression, sur cette olla podrida qui a mitonné si longtemps, tour à tour sous le feu clair des ardeurs du lettré, ainsi que sous les flammes languissantes des désillusions, des désespérances et des lassitudes.

En attendant : Adieu, mon livre ; je t’abandonne à ce Public avec lequel je viens de te mettre aux prises si loyalement ; tire-toi de la presse, de la foule, de l’opinion, le mieux que tu pourras ; tu m’as aidé à vivre intellectuellement, alors que je te donnais le jour dans la solitude, enfermé en moi-même pour mieux te mettre hors de moi ; tu m’as procuré plus d’heures délicieuses que les échos de ta publicité ne pourraient jamais m’en donner ; avec toi j’ai vécu loin des ridicules, des pauvretés, des extravagances de ce monde où tu vas entrer. Fais-y ton chemin lentement ; puisses-tu être assez heureux pour te réjouir de l’approbation de tes lectrices. — Va donc glorieusement dans ta robe fleurie du boudoir au salon, de l’alcôve à la bibliothèque, et surtout ne t’avise point d’être modeste… La place ici-bas est à ceux qui s’affichent. — Adieu encore et merci… je te veux oublier.


O. U.



Cul-de-lampe : Un angelot referme un livre où l'on apperçoit une femme nue
Cul-de-lampe : Un angelot referme un livre où l'on apperçoit une femme nue


Le vray Mirouer de Sorcellerie ;

Histoyre miraclificque, diabolycque

et horrificque, où sont encloses

mille verites très precieulses à

cognoistre pour les gentilles et

honnestes Dames et énamourées

Bachelettes bien

fournies en sapience

et entendement.






Illustration
Illustration


Le Vray
Miroüer
de Sorcellerie.


Ô précieulx mirouer qu’entre tous biens j’estime !


(vielx poesies)


Ores,
Sachez en temps et heure — opportune et guise de presation, Messiores Gruditi, Drolis — simi, Curiosissimi Savantissimi vous friquets, Damoiseaux et musquins, Lecteurs gaubrégeux Pantagruelistes de tous estages ëtres Lunatiques, hétéroclytes poëtes esventés — . Advocats baraguineux, grimauds espantés, vous plus que tout, cointes et frisques lectrices dont le ioli bec affylé est ià non moins affriandé que la rose oreille, vous quy sçavez ouïr et garber les ioyeulx proupos, retenez in globo, sans lantiponner davantaige, que la docte histoyre que ie m’en vay vous iabotter cy-aprèz n’est point espécialement inventée pour vous faire esclaffer des mandibules et rire à gueule bée, comme la fente d’un royal pourpoinct.

Ie vous iure mon grand Hurluberlu — (ains clamoyt maistre François, le ioyeulx abstracteur de quintessence), — qu’aulcunement ne prestends vous amieller l’esprit sur l’horrificque, miraclificque et veridicque adventure que vécy. Longues et grosses proumesses ne sont souventes fois que piperies quy dévallent au vent ; œuf meshuy vaut mieux, ce dict-on, que poulet demain, et point n’imiteray icy ces donneurs de gabatine quy usent froustatoirement de la raspe doulce et d’expressions à mi-sucre pour lanterner les paouvres gobeurs et les escoute s’il pleut iusques à la venue des coquesigrues.

Foing de ces ioncheries et momeries entre nous. Ventre de petit poisson ! Ie ne veux que iudicieusement grabeler et dévider jusqu’au bout de son peloton, loin de la truandaille et des musardies, le fil diabolycque de ce récit. À petite fontaine boyt-on à son ayse et à petit conte s’esiouit-on à loisir. Adoncques, très chers compaings, petites roynes sadinettes Altesses et Siresses qui me baillez audience en vostre chaire auprez du feu, prestez-moy souëfve attention. Si ie ne vous chatouille délicatement la rate prouvocatrice des ris, point aultrement ne vous taquineray la lacrymale glande. Il fault que bavardaige d’auteur ayt son cours comme rivière de Loyre ou caquetaige de femme, c’est le pourquoy (sans plus nous admuser aux baguenauldes de l’huys) ie vous soubhaite et coniure de vous tenir esveillez tout le long de ceste histoyre ainsy que pottée de souris ou chat qu’on chastre, car il me chault grandement de vous veoir enlyessés au poinct de rire, non pas seulement du bout des dents comme une vieille idole, mais avecques tant moult esclat que si ie vous desbagoulois mille sornettes dignes de faire pasmer d’ayse tous les fols, les mignons goguelus et festus de la Chrestienté.

Ça, ne battelons plus et venons à iubé. Ie tire resvérences, et sans plus esperonner votre curiousité, ie m’en vay hystorier tout aussitost comme la mère Grand faisant récits à ses petits enfans :

Le docteur Iehan Manigarole, lequel vescut sa vie entière en estat de bachelaige, avoit esté dans son primetemps ung ioyeux escholier, ballant et drillant là où souffloit le plaisir et ne hochant point du nez sur les bonnes et douces chouses. Nul ne sçavoit mieulx que luy savantement mettre a quia flacons, bassins, hanaps ou pintes, aussy bien que filles, femmes et archers du guet.

Touiours le veoyoit-on levretter la gueuse, courir la pretentaine, grenouiller ez cabarets, se gargariser sans cesse la gargamelle et se butter de nuict aux murailles comme chauves-souriz aux lanternes. Forcluz sa braguerie et son incontinance, pleing de braveté et fin merle, sans hargne ni laidures d’esprit, se sentant idoine de s’entregenter pour ung bon drille et de hustiner ung rabat-ioie à tout proupos, car iamais teigneux n’ayma le peigne et qui dyable achette, dyable vend, dict ung proverbe gallicque.

Au demourant, ce n’estoit pas, on le conçoipt, ung dameret, ung mariolet, ung amoureux nubileux, ung de ces gars qui se gorgiasent sottement et qu’on nomme « mirouërs à gouines » ; c’estoit ung masle rasblé, plein de force et de ioyosité, exempt de mignotise, sçaichant moins iouer du cueur que de la navette, ne se mouchant point sur la manche, et gaignant chasque fois au ioli ieu de dame touchée, dame iouée. Aussy, tousjours chantoyt-il l’anticque chanson des anciens escholiers libertins de parisienne Université :


Je mène bonne vie, Semper quam possum,
Le tavernier m’appelle ; ie dys : Ecce assum.
A desfendre mon bien semper paratus sum.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Femmes, dez et taverne trop libenter colo ;
Iouer après mangier cum dociis volo.
Et bien sai que le dé non sunt sine dolo.

Mort-don bleu ! il ne paroissoyt guesre estudier la phylosophie, la théologie ou la psychogonie et il se gaussoyt du droict comme ung rat d’un pomme. Il falloyt aussi le veoir chanter Lirelanlère aux béiaunises du sentiment et faire barbe de paille à Dieu, lorsqu’il alloit le dimanche se panader à l'Orémus. En oultre, sans qu’il criast ville gaignée hors de proupos, il restoyt en grande resputation de Cornificetur et les marys de la bonne cyté d’Aurélia (Aurelianenses) en cognoissoient quelque chouse, car point ne perdoyt son temps pour mettre cornards en gerbe et oncques ne manquoyt l’occasion de leur bayller la cape du cocuaige, répettant le dicton de la gent ribaulde : « Alors que le chien pisse le loup s’enfuit », et déduisant de cela qu’il falloit touiours sans vergoingne attaquer femmes et melons pour en cognoistre au goust la saveur et le fondant.

Iehan Manigarole cuydoit doncques, comme un saige, que le meilleur enseignement pour supporter sans trop pastir les humaynes grevances estoyt : Bene vivere et lœtari ; — aussy, se sentant le soleil et le vent au dos, il demeuroyst esveillé et advenant comme un esmérillon, fugace comme papillon, espiesgle comme pie, ayant accoustumance de fretin-fretailler dans les bons coins et de se gualantir les nerfs sans vouloir se doloser et entretenir ses augusties en sa fressure pour les meschiefs de l’humanité ;sa devise estoyt : « Bouche en cueur aux saiges et cueur en bouche aux fols ». Disciple de Sylenus et d’Anacréon, il philosophoyt comme Pantagruel, plutost en vin qu’en vain, beuvant voulontiers pour la soif présente, la soif passée et la soif advenir et ne cryant iamais Bastal comme freluquets d’Italie.

De mesme qu’aprez les raisins courent les estour- neaux, nostre Iehan devalloyt touiours vers la grant pinte au cabaret de l’Abreuvoir ou parmy les tavernes de la ville : dès Potron Iacquet ses lèvres appettoient le divin ius d’octobre et ses yeulx estoyent tournés à la friandise. Il ambuloy t à travers les com- pites de l’urbe ainsy qu’ung pou affamé sur teste de savantasse ; sans cesse en pourchas de* quelque estu- diant amy des franches lippées, de quelque mignon capuleur et gouliard encore à ieun, ou qui mieulxest d’ung bon moine ventru, moufflard, cagnard et bra- guard, tous gens de coustume altérez sicut terra sine aqua, en compaignie desquels il se rendoyt vers l’hostellerie la plus prouche et la mieulx achailandée, car iouxte son bon cueur ouvert comme sa bourse, il logeoit d’ordinaire dix aulnes de boyaux vuides pour festoyer ses bons amy s.

A la vesprée, il gambilloyt follement dans les sentes de la ville où Vénus estendoyt ses fiefs, œilla- dant aux cloistrières, folieuses, galloises et autres damoiselles de iubilation, baillant l’accolade aux lévriers d’amour qui monstroient aur le seuil des huy s leurs ceintures tyssues d’or et de soie, se resgaudis- sant l’esprit de mille sornettes et hustynant sur sa route les gouliafres, casse museaux et franc-gon- tiersquipeuploientles carrefours. — « Ah! se disoyt le paillard, comment se garder de preindre et d’estre preint par le milieu ! Poissons et femmes sont meil- leurs soubs le ventre. Aussy, amys, aymons les putes- créatures, les ialinetons et les linottes coiffées!… » Car, en amour, Manigarole estoyt délicat comme ung esplucheur de chardon et son âme se trouvoit fournie de sentiment comme ung oignon Test de creste.

Iamais il n’estoyt deschassé de plaisir, il se gué- mentoyt auprez de toutes les esquoceresses, les mu- guettant au passaige, depuis Margot la Maigret te ius- qu’à Isabiau la Clopine ou Agnès VEnraigiée. Il falloit le veoir surtout guittariser auprez des courra- tières, qu’il traitoyt comme femmes de gros grain, haultement atournées; se gorgiasant comme ung Roy, sans pour cela vuider ses poches sous forme de paraguante ou de guerdon. Puis, à la nuictée, lors- qu’il quittoyt cette truandaille, il revenoyt à son giste dans les ruelles pleines de noir té, désertes et silen- cieulses, courant à son trou comme ung rat empoi- sonné et faisant falolement fanfare de sa voix en cla- mant quelque chanson dans ce goust :

Quand les petites villotieres Treuvent quelqu’hardy amant Quy veuillent mettre un dyamant Devant leurs yeulx ryans et vers, Crac! elles tombent à l’envers.

Ou bien, si le bon pèlerin avoyt esté par trop pippé au ieu du Rever&is par ces débonnaires dames, il souspiroyt alors en sourdine ce refrain d’un poëte hesberge de tous vices qui eust nom : Villon.

Vray, ce sont femmes diffamées Si elles n’ayment que pour argent. On ne les ayme que pour l’heure ; Rondement ayment toute gent Et rient, lorsque bourse pleure.

C’est ainsy, en songeant qu’il n’est trésor que de vivre à son ayse, en iocquetant et grabelant avec des raffineurs de sans-soucy, des maistres clercs en gay sçavoir et des grands abatteurs de raison sotte ; c’est enfin en s’emplissant la cornue pancréatique, en se décrottant les mandibules pt margauldant des bour- beteuses, que vivoyt le ieune Manigarole, traistre à Dieu et aux commandements de nostre saincte catholicque Esglise.

Si tel fust ce ioyeux compère en sa prime îeu- nesse amoreuse, combien devoyt-il apertemènt chan- gier après avoir vescu ainsy quinze ou vingt années queussi-queumy avec quelques archis-fous de nature, mieulx munis en espiègleries et bons tours qu’en escus et ducats « Alors qu’il approuchoit du neu- vième lustre de son aige, on veit Iehan soubdain s’assaigir et tomber de fièvre libertine en sombre mélancholie.

Comment ce faict advint-il ? Bien rusé seroy t qui le pourrait dire ; on ne sçavoit trop s’esbaudir d’une telle mutation cérébrale et ung chascun s’estonnoyt de veoir le bon compaing qui eust ioué la veille sa dernière livre parisis sur le nombril de son aïeul en si noire cogytation. Plus ne bouchonnoyt les filles, plus ne desbagouloyt de ioyeux proupos, plus sur- tout ne bacchanalisoyt comme devant ainsy que chats sur faistières, et, s’il vidoyt de rencontre ung broc, ce n’estoyt plus à la leichée, d’ung seul traict, en se délayant les badigoinces, mais avec hesbétude ; de mesme le philosophe anticque beuvoit la cigûe.

La chronicque demeure bouche close sur les causes qui apportèrent tant de noirté en cette âme changeresse, mais si bien Thystoire fasse-t-elle la retenue-miiaurée, nous sçaurons faire venir à raison la belle dame nue qui faict son naturel séiour en ung puits et la pourchaisserons guallamment dans cette idée. Ce n’estoyt point que Manigarole se fust mis sous le chief des billevesées. Il ne songeoit point aux lyesses de l’amour extra-coniugal; il demeurait assez saige pour ne point arder cognoistre ces plai- sirs licites et n’estant chaussé de mariaige, oncques ne vouloyt en faire expérimentation, cuydant que l’estoile fixe guaste le firmament. De mesme n’estoyt- il pas davantaige féru de passion pour aulcune fille, femme ou veufve, bien au contraire, il ne s’estoyt que trop frippé la mouelle à les fourraiger en son prin- temps; mais vieil chien n’aboie pas sans cause, et si le ribauld Iehan se sentoit effacé du livre déioie, s’il se monstroit blesmy, l’œil estainct, l’esprit gris comme ciel automnal, il y avoyt une origine dissi- mulée, à l’exemple de ces sourcettes qui pluvinent doulcement l’eaue et n’en fournissent pas moins larges fleuves limonneux. Doncques ne cachons mie que le paillard docteur avoyt tant clamé sur toutes les gammes Pater noster à messer Priapus, à la romaine mesthode, que la voix lui avoyt dict adieu et que vieillesse le tenoit avant le temps en ses climats neigeux, car ainsy qu’il fust dict en un rondeau pour ce faict :

Lubricité deffait et corrompt l’homme, Jeunes et vielz elle assault et dégaste, ’ De retourner en enfance les haste. Sainct Grégoire nous enseigne bien comme Roys, princes, ducs, et cculx que je ne nomme Subject à ce, les rend molz comme paste. Lubricité.

Suivans ce train, mort mordante les taste Et faict leur cueur devenir foible et mate En bien brief temps, car âme et corps consomme Lubricité.


Le maistre gaudisseur sembloit défunt, tant estoy t inconvenienté. — Manigarole ne pouvoit se desper- suader qu’il estoy t attaqué aux sources de vie ; son crasne blanchissoy t, il despérissoy t et se desseschoyt, semblant ung squelette à peine vestu de peau; ung feu ardent le consumoyt dans sa maigre té, et il ne cessoyt de se douloir sur sa vieillesse anticipée qui flestrissoyt en leur fleur ses mignardises de masle iadis si plein d’esiouissance. Il prenoyt plaisir à se ramentevoir ses folles adventures et ses; forfaicts anciens. Sans les chauldes entrelassures, les accoin- tances d’amour, avec transports et ruades tempes- tueuses, la vie lui paroissoyt comme ung monde désorbité roulant dans le noir néant, privé des bai- sers du rutilant Phœbus, et il geignoyt, songeant à se destruire, puisqu’estant si fort desvotieux de dame Vénus, plus ne pouvoyt approucher de ses autels si gentement achailandés. — Rien ne le pouvoyt sereiner.

Certain jour il se print à lire et estudier les deux livres De la hayne de Sathan et malings esprits contre l’homme, du resvérend Grespet, et ce fut là grave mescheance pour le paouvreteux. Il s’estomira fort de n’avoir point songié plus tost aux sortylèges et dya- bolicitez de cettuy monde et dès lors se mugnit de toutes œuvres traictant De Demonialitate. — « Ça, amy, dict-il, se parlant à soy-mesme, esbaudis-toi de ton oultre-cuydance, petite beste vit encore et ne peut estre qu’endormie; souventes fois messire Belzébuth est abuseur d’homme et iette ses maléfices pour arrester ses naturels appétits ; si doncques, le castel de mon cueur est sathaniquement assiégé, point ne demeureray sans résistance et tenteray de le rafraischir d’aulcuns vivres de ioyeuse plai- sance. »

En cela il fust aussy peu subtil qu’une dague de plomb. Aprez avoir prins cognoissance du Livre des Secrets de magie, il se meit à porter à son doigt de la dextre un anneau dans lequel estoyt enchâssé l’œil droit d’une belette, et soubs le chevet de sa couche, il eust accoustumance de placer à la nuictée un long chalumeau de paille emply de vif argent. Ces exor- cismes n’opérèrent oncques mieulx qu’aultrefois les baisers d’Héloïse sur le corps desguarni du desha- nimé Àbaylard. Iehan Manigarole se choléra en vain. Il estoit plus usé par excès et incontinances que maleficié.

A datter de cet essay, rien ne le put allégrer. Il sembloyt que tout en luy fust brisé. Il se disoyt en corn i fi sli bu lé, en dyspathie des soûlas d’an tan, il se stomachoyt devant les vieulx pots que iadis il beuvoit à lut. Lors, touioursnoiseux, grogneux avec siens amys, incurieux de toutes chouses, iaspinant sans raison, se lugubrant de mesme, balourd, mons- trant pour ne rien celer visaige d’excommunié comme ceulx dont il est question dans le traicté : De Friffidis et Maleficatis.

Ains, ne Dieu, ne femme, ne friquenelle, ne fée ne lui bailloyt la fressurade tant soubhaitée. Aupréz des filles, plus n’avoyt-il le bec affilé comme un papegay. Il se tenoyt prez d’elles froidement, comme le bénitier en une esglise, prez de la porte, loin du chœur, et son esprit tant estoyt em- poisonné, martyre et guasté de chouses desplai- santes qu’il ne contrœilladpit mesme plus aux gouges fenestrières qui l’appeloient au passaige. Pour tout dire, il gualloyt en loup marin, faisant d’une mouche ung éléphant et cuydant que l’appétit sensitif ne luy devoy t advenir que trois iours après iamais.

Il cheut enfin de fièvre en chauld mal, bientost il ne sortoyt plus de son logiz, deveneu lycanthrope, homme loup et daemonomane ; parfois il haraudoyt le Dyable et parfois l’esvocquoyt. Plus a Sathan, dict-on, plus veult avoir ; Manigarole eustphantaisie de converser avec les essences des chouses occultes ; il emplist sa demeure de livres de magie, de traitez ; d’apparition, de cabale, de devination qu’il dévo- royt gloutonnement avec des yeulx escarbillards, ardent en ceste estude comme une commère à flairer le mal. Il s’adressa aux esprits planéttaires, usa d’œuvres et de recettes magicques et se donna tout à la fois à la magie blanche et à la magie noire, à la Thèurgie et à la Géode.

Ores, certain soir, il leut avec délectation la mi- rificque Mesthode d’Arnauld de Villanova pour ope- rer le grant œuvre de raieunissement. Il veit que sans que besoing fust de voyaiger èz pays lointaings où feurent si favourables fontaynes de Iouvence, il pouvoyt faire sur soy-mesme un estonnant miraicle par la manière du grant œuvre. Suyvant les préceptes du docte médecin Villanova, l’amy Iehan, dèz le prime iour de l’opération, se mist sur le cueur durant la nuictée ung emplastre d’une once de saffran oriental, d’une demie-once de roses rouges, de deux gros de santhal de pareille couleur, d’ung gros de bois d’aloës et d’aultant de bon ambre ; ces drogues pulvérisées, incorporées avecques une demie livre de cire blanche et malaxées dans une quantité notable d’huile rosat. Durant seize iours il eust pour mangier des poules nourries avec vipères escorchées, trempées dans du vinaigre et bouillies avec fleur de romarin, fenouil, calamenthe et anet, herbes de cumin, eau pure et froment prouprement lavé. Il choisit pour ce grant œuvre les mois d’apvril et may, en raison du renouvellement de la nature qui met sève animale en verdeur. Trois fois en sepmaine se baygna en eaue claire et tiède où s’infusoyent des racines de bistorte, de brionne, de couleuvrée, des fleurs de seureau, des deux sthécas, de nénuphar et de melilot. Sortant du bain, il absorboyt six cuillerées de vin d’infusion de romarin, et se reposoyt longtemps ; puis incontinent, pour compléter l’opération, il faisoyt dissouldre philosophiquement de la semence de perles, des saphirs, esmeraudes, rubis, topazes, du bois des trois santaux, du coral blanc et rouge, de la rapure d’yvoire, des os du cueur de cerf, de chascun ung demy gros, six grains d’ambre et de musq, le tout incorporé avecques conserves de citrons, de bouraches et de sucre rosat, et prenoyt à l’aurore et à la vesprée demy-cuillerée de cette mixture inventionnée pour réparer caducité et des- crépitude.

Las ! le pauvre Iehan demoura desparti de ieu- nesse, en grant détresse, deuil et tristesse, plus incommodé que devant, plus flestry, pasly qu’on ne sçauroit dire. Le grant secret de raieunissement d’Arnauld de Villanova n’eust aulcun pouvoir sur sa triste guenille humayne en dyabolicque posses- sion. Il ne tomba pas nonobstant en désespérance ; il s’adressa au docte traicté d’Artéphius : De vitâpro- paganda sans davantage d’heur : sans que le Bois de vie lui donnast moult flamme iuvénile ; il ne per- dist point de cette fois fiance en l’advenir et pensa descouvri* le secret de sa palingenesie ou périr de désespérance en sa cotte, comme les melons, la semence dans le corps.

Ce fust lors qu’il livra son esprit obturbé aux devinations ; à l’astronomancie et aeromancie, à la cartomancie, à la sciamancie, à la géomancie, àl’a- rithmancie et enfin à la cataptromancie ; cette ultime science lui convint plus qu’aultre ains que la crys- tallomancie, et s’y adonna avec passion extresme. Après moult aegyptiaques consultées, et ayant leu dans le Tractatulus de luventute du vieil sorcier AnthelmusVarnus queceluy qui trouveroytlô Vray miroùer de Sorcellerie, conformément au Pacta De- moniorum, se verroyt retourner en son printemps fleury, avec Taccortise, la coïntise, la souplesse, Tincarnadine fraischeur de ieunesse, moulvant beauté et masleté, dans l’esiouissance des engon- nages d*amour, Iehan prespara tout incontinent pantacles et talismans, il cheut en la façon et tricturation des philtres, envousteries et sorcel- leries diabolicques et tomba en puissance des esprits infernaux, de Lucifer, Belzebuth, Astaroth et des daemons de subalternité : Lucifuge, Satanachia, Aga- liarept, Fleurety, Sargatanas, Nebiros et cent autres petits diablotins fallots.

Il ne feut ià sortilèges qu’il ne conceupt et mist en œuvre. La grant chambre de son logiz fust eschangiée en laboraitoyre de sorcellerie et vouée ainsy à Sathan, bien qu’une catholicque vierge en composast le gentil vitrail où filtroit la lumière co- lourée. De la fenestrelle, on veoyoit dans cette offi- cine estrange et mirificque, la brune chouette et le hibou noir, le marabout espaillé, les rouges pommes d’amour, le parchemin vierge pour pactes sathanic- ques, les cueurs d’enfants nouveaulx nez en bocal, bien clos et scellé, la salamandre et la hyoscyame plongez en vase crystallin, selon les admirables pré- ceptes de Pierre le Vénérable en son docte Livre des Miracles. La mandragore apparoissoyt soubs le pilon d’ung mortier, jouxte la figurine des eftvouste- ments où une allumelle estoyt plongée en la place du cueur ; une grenouille verte sautilloy t sur ung membre génital de loup, prouche une anguille despouillée ; une cornue plongeoyt son bec en ung cueur d’agnelet estouffé à l’heure de minuit à la prime vesprée de la lune nouvelle, et aux entours de la chaire où siégeoy t Manigarole absorbé et resvant près d’ung Compen- dium Maleficarum, cettuy qui eust visité le nécroman auroyt asseurement aperçeu ung diabolicque chat noir resguardant une teste de pendu de laquelle sail- loyt encore la corde de strangulation ; — en des pots différents, paroissoyent la sauvaige mariolaine, les feuilles de myrthe, des souches de fenouil et aultres herbes odourantes cueillies à la veille de la Sainct- Iean.

En cet assemblaige horrificque, mal mondé et empuanty, Iehan vivoyt et se dyablifioyt quinze heures de iour dans le labeur de ses espérances iuvéniles et génératives, s’ingéniant à n’omettre auculne cognoissance ou manipulation de cuisine magicque, aspre à l’estude comme si, en sa gre- vance, il eust souhaibté rachepter sa folle vie d’an- tan. Lorsqu’il cuyda proufondément et apertement sçavoir le livre Sécréta secretorum et ne point ignorer les chouses les plus celées de la bible du dyable, quand il cognut tous les préparatoires horoscopes, les coniurations et invocations à Bel- zébuth, Prince des Dyables, il prespara ce miracli- ficque miroûer avec une plaque polie et très luy santé d’acier en ung cadre de bois ébenin gravé de feuilles d’acanthe d’or- Lz encoignures escripvit les noms de Thamus, Hécate, Moloch et Baal, daemons des mois qui l’avoyent desia visité sous forme de bouc, puis lorsqu’aperceut la lune nouvelle aprez la prime heure du soleil endormy, il approucha le dict mi- roûer dans la clarté de l’astre argentin et, assis devant son Compendium, cria par trois fois : Luc ! Luc ! Luc ! in hoc, per hoc et cum hoc ! ! !

Lors, en la vespérale accalmie, ung bruict esclatant se prouduisit qui parust esbranler la maison de mes- sire Manigarole ; le miroûer métallique se crevassa, se fendist, jettant au loing ses desbriz et soubdain apparust issant du mitan, parmi les esclatz, ung corps de femme, nue comme Eva en paradiz, de beaulté si superlative et magistrale que le logiz entier en feust esclairé ; ains l’esclair brillant en la nuict.parmy le ciel d’oraige. Ung mantel d’escarlate voltigeoyt sur son humérus et repoussoy t la lumière sur une croupe iumentale ; sa peau blanche ainsy que le prime laict de génisse frissonnoyt comme meue par sensations extatiques et voluptueuses et ses hanches avoyent telles ondulations souefves et tentalesques qu’on se Illustration ramentevoyt les remuements des morisques en sal- tation erôticques. Ses coussins de nature si poupins estoyent soublevés par le respire de sa gente poic- trine et le tetin rosoyant imitoit la fraize èz bois, tant donnoict d’appétance aux lèvres et proumet- toit grant soûlas. Prez d’elle, iuché sur le mirouër, ung chat huant hululoyt plaine tivement.

Adoncques, tournant son resguard noir sur le magicien, — le dict resguard sade et ardent eut mis en rut et folie passionnelle les saincts des célestes demeures, car œil de sorcière est une areignée qui prend les cueurs, — ouvrant ses lèvres purpurines et ne celant ià sa gentille balustrade ivoiripe en ung mielleux soubrire, au rebours du proverbe des marouffles, lequel dict irreverencieulsement : « A son tour femme va parler, quand la poule va uriner, elle se guémenta de la sorte » :


lehan, ce clama-t-elle, de voix musicquée et har- monicquèe, que veulx-tu de moy ? le suis grande meschine au logiz de Proserpine, c’est en mes yeulx que Sathan s’arreguarde et mire ses ironicques visaiges avant d’apparoistre aux humains, car il n’ignore que je reflecte la vie. — C’est sur mes lèvres qu’il boyt le mal, car il cognoyt ce que dys- tille ma langue amoreuse et meurtrière ; c’est dans la possession de mon corps qu’il puise ses sortylèges et mauvaisetez, car il sçait qu’en ma nature est le receptaicle de toutes les nuisances, altercas, mes- cheances qui grèvent le monde, lequel fesclaire plus que Soleil, et de tous mes meschiefs tes frères paoulvreteux se dolosent froustatoirement. — Ne crains mie ma cythèreique Dyabolicitè…, en ma fres- sure est le Grand Tout, la genèse humayne, la nature fécondatrice, la concupiscence bestiale, le génie du mal adaornèe de Vapparence du bien, la tentation, la contagion, la peste, Vincongruité, la ruyne cachée, la glu envenimée, la blessure incurable du monde. De moy sourcent l’ambition, l’inconstance, la mes- disance, la vengeance, tous les caprices et tous les crimes hypocrites, les traistrises et laschetez. — Tu m9as évocquée… ; Le vray Miroùer de parfaicte sor- cellerie, dont tant ont parlé les ^Egyptiens, Assy- riens, Indiens, Turcomans, Germains et Gaulois, Gentils, Juifs, Maures et Chrestiens, ce miroùer qui baylle la vie, la ieunesse et aussy vieillesse, descrépi- tude et mort…, voy-le en moy…. le suis cettuy Miroùer de VUnivers où ung chacun se contemple, s’enjalouse, s’aparesse, se mignotte, se gorgiase ; ie suis l9organe dyabolicque, le serpent des ser- pens, le familier ennemy de Vennamourè, le cochet à vent qui mue à tout instant ;… ie suis la déce- vance, le plaisir malèficque, la discordance soubs le masque de Vamourf la sentine de toute imperfection, le péché inesvitable, le savon qui dissoult l’homme ; la pourvoyeuse du De profundis, l’exil du Paradiz. Iehan ! lehan ! tu m’as esconiurèe et évocquée lorsque l’heure des sagesses estoyt venue pour toy et que, sevré de passions, tu viyoys comme Adamus devant que Dieuneprist sur lui la coste surnumerayre quidevoyt créer Eva la perfyde. Malheur à toy, lehan ! qui as doublé de la sapience et qui n’as cogneu ton heur… le suis le mal désolateur, tempestueux et soubriant, le parangon de vice duquel parle ton sainct Patron lehan l’Évangeliste, portant la robe pourprée, estoffèe d’or et de precieulses pierres, estendue sur la beste à sept testes, tenant en la main coupe pleine d’im- mondices en laquelle boy vent falhtement tous grands pescheurs d’icy-bas… Tu m’as évocquée, lehan… Le prophète Elie m’a mauldite ; le suis ange à l’esglise, dyable en la maison, singe au lict ; ie te bailleray la ieunesse et l’amour et te ferai cheoir en l’enfer des damnés… — le suis le feu, tu es estoupe, ie suis dyable qui souffle… lehan, tu es à moy…, escoute…


Manigarole n’escoutoit mye ; en la vue de ce corps nud si degourd, il esprouva grande appétence de vie, sentent sous son chief fluer ung sang ieune, ardent comme ignicion d’amour ; son cueur féru soudainement par cette lumière de chaulde beaulté sadinette sautilloyt comme ung escrimour, il estoyt pleing d’uberté, gay comme Perot et ne songeoit pas à gourmer cettuy succube à coups de bréviaire, car prez de si frisques et succulentes formes charnelles c’eust esté crier famine sur taz de blé. La Ieunesse inondoyt son corps de la teste aux pieds, ses rides se décorrugeoient, la vieillesse fondeoit comme neiges d’hy ver en son âme ; tel ung escholier qui franchist la géosle d’Université. Il s’allégroyt, s’enlyassoyt peu à peu, s’amignardeoyt, tandis que le miroûer femelle en vain le harangueoyt ; — lors, treuvant en son esprit les accortesses d’antan :

« Par le seing du Griffon Vert, ce dict-il, ie fais confidence, mon beau soleil, que vostre lumière pénètre proufondément en mon cueur et y faict semence et germe d’amour. Je vous attendoys ; je ardoy s en désir de vous cognoistre, car vous fécondez mon corps de iuvénilité et mon âme ie vous cède librement en eschange. Ains sy suis à vous, ie soub- haite que soyiez à moy et que pacte en soyt scellé dans la doulce accointance de nos lèvres et entrelas- sures de nos corps pour laschier en vous les liens de la sève nouvelle qui m’aiguillonne, et vous bailler preuve de l’ardeur de ma iouvence par vous rescu- pérée. »


Ah ! lehan, feist-elle, paouvre fol, en guerdon de mon corps ; saute souefvement en la croupe de ta haquenée, de ta bachelette, de ta dyabo- licque espouse et sitost te conduiray au sabbat de nos fyançailles ; — guirlande tes bras sous mon col ; acreste-toy comme coq sur sa gèline ; harnache moy de ta maletè ! — Tous deux irons ainsy en Ves- pace au dessus des villes et de la terre, en les vuides campagnes de Yaer, comme l’aigle bicéphale, nous meslant parmy le bruict des vens ; tous deux sacquebuteront en exemple de Sathan semant les mondes et les germes des grevances voluptueuses… Estreins moy, mon maistre evocquateur t si doulx sera mon vol que bercé te cuydras en un resve ; ie suis d’ores la quenouille où sont filez tes jours, ie suis ton essence de vital fluilde, ta mie succube, o mon incube ! — Aux festinz de Belz tu es convié et attendu… Ne quitte point ton hippogryffe, mon ca- valcadour ; Vheure est proupice, le mystère empoupe nos âmes… Iehan, tu es mien ; le hibou piaulard nous invite…, viens, ma Chouse… !


Manigarole, fasciné, sentit sourdre en luy une flamme incognue ; il se dressa et accola sa cavale, se voyant soubdain emporté dans le silence de la nuict, puis se veit en ung pré parmy grande assemblée de demoniacques meslez et furieulx, tandis que sa chiére compaigne s’estoit soubs luy transmutée en un loup hideux et puant. Moult sorciers dansoient en cryant : Har, har, dyable, dyable…, faulte ici, faulte là, iouë là ; d’aultres disoient : Sabbath, haussant les mains et ballays en hault pour donner tesmoignaige d’alaigresse ; d’aultres encore, filles, femmes et daemons se tenoient par la main en hou- teuse confusion, faisant gestes lascifs et indecens, clamant licencieulses chansons etlubricques paroles ; puis les danses finies, venant à s’accoupler charnel- lement.

D’aultre part, il veit de grandes chauldières, pleines de crapauds et vipères, cueurs d’enfants non baptisés, chair de pendu, graisse d’excommuniez, horribles chairognes, bouillon infernal presparé pour nopces nocturnes, — Ores, le dyable lui apparust soubdain soubs forme de bouc horrible et barbu, parmy le tourbillon des danses, les exécrations et ordures de la compaignie fantasticque, dans le bruis- sement des sorcières eslancées en l’air sur ballays comme estoiles filantes, Iehan eust sitost à sup- porter la ceresmonie des novices.

Premièrement, il conclust ung pacte avec Sathan par quoy il se livroyt à son service, abiurant la foy catholicque, se soustrayant à l’obédience de Dyeu, fesant renoncement au Christ et à la bienheureuse vierge Marie, à tous les sacremens de nostre apos- tolicque esglise. Il foulla aux pieds la couronne et le rosayre, la croix, les médailles et Agnus dei, feit proumesse d’honneslelé et vaisselaige au dyable et iura de fréquenter assideument les réunions du sab- bat.

Aprez qu’il eust renoié parrains et marraines au baptême du Christ, Belzébuth lui baylla le sacri- lège baptême de sa griffe bruslante. Dyables et dyablesses feirent folle saltation à l’entour de son corps et daemons succubes l’entraisnement en mons- trueuses chevaulchées qui luy parusrent liquœfîer sa cervelle.

Iehan s’esveilla au matin au grand Doloison et géhenne dans l’herbette perleuser les vestements detrayez ; il s’en revint au logiz et dez cettuy jour il creust avoir rescuperé saiouvence, il malificia moult ieunes filles et engendra immense désordre en sa ville relatées en chroniques espécialement manu- scrites de la bonne cité d’Aurélia.

Chasque nuict Manigarole le mauldict se rendoit aux détestables convocations avec aultres magiciens d’Espaigne, de France, d’Allemaigne ou de Turcquie pour faire hommaige au bouc, et parfoys les dœmons, lorsqu’il vouloyt, l’emportoyent, en païs estranger où il iouissoyt de quelque princesse dont il avoyt évocqué la beaulté, puis le ramenoient en sa demeure avant le soleil naissant

Ainsy feist-il durant longues années nombreuses prouesses dont ie ne puis icy bailler le récit tant incongrues et ordes seroyt la description. Ça, mes gentes lectrices qui souspirez d’ennuy sans doubte au cours de Thistoyre que vecy, tant la treuvez naïfve et peu fournie de haulte graisse, ie ferois esclaffer le sang à vostre front poly, si ie vous desglubeois les adventures eroticqûes de maistre Manigarole le sor- cier. —. le passeray oultre, pour vous tesmoigner le respect qui vous est deu et feray la nique à vostre curiousité. — Trente moines et un abbé né feroyent point pisser ung asne contre son gré, aussy bien cent* femmes né feroient point faillir mon pudicque mutisme trop cogneu en la matière.

Ains sans hongrer reprenons nostre chèvre à la barbe, Sang, sainct-gris ! avant de faire Iacques desloges. — Manigarolefust en l’histoyre le type na- turel du Docteur Faustus avant que la légende ger- mayne n’en eust guasté le caracthère. Il estoyt mainctenant en telle ieunesse et verdeur, qu’il por- tait le dommaige sous une pieulse appairence en toutes demeures de la ville où se trouvoyent tendrons frais et pucelettes ; tel ung renard en ung gelinier. Il avoy t la belle croyance de ceulx qui se sont donnés à Sathan, à sçavoir qu’il cuydoit aprez sa mort devenir dœmon de l’air, comme les malings esprits qui tourmentent les hommes et disoyt soubvent avec la sybille Ericée :

« Lors que le grant Appolo tirera mon âme hors de ce corps, elle s’envolera libre et se pourme- nera dans l’aër, se meslant à la voix des vents invi- sibles, presdisant parmy leurs confuses haleines, aux oreilles des mortels, l’heur et le mal-heur de leurs futures adventures. Mon corps mesme, adiou- toyt-il, engraissera la terre, luy fera pousser des herbes et des racines ; les brebis quiy paistront sen- tiront couler dans leur foye une science véritable des chouses secrettes et incognues et les oyseaux qui mangieront de ma chair presdiront à ceulx qui se meslent d’augurer le succez des chouses advenir. »

L’ung des désirs exprimés par nostre sorcier estoyt d’engendrer l’antéchrist ou .de vivre jusqu’à sa venue pour ioindre sa raige avec celle du filz de perdition, car il recognoissoyt avecques les Pétro- busiens deulx génies créateurs de cettuy monde, Dieu et le Dyable. Mais la patience et clesmence divine ne pouvoyt supporter plus long-temps les detestaibles peschez et crimes qu’il commettoyt chasque iour et que ma plusme ne sauroyt destailler, tant monstrueulx et gros seroyt le dossier. Maniga- role fust arresté comme sorcier, convaincu de magie, sortilèges, et son procez feist grand bruict et scan- dale quand fust iusgé en Parlement. Il y eust audy- cion, confessions, déposicions de trente damoiselles de la ville, de douze à seize ans d’aige, qu’il avoyt mises en dyabolicque possession en leur bayllant charmes et amours désordonnez.

Le dict Parlement, par ung arrest solennel enre- gistré ez archives de la bonne ville d’Aurélia, des- clara Manigarole attaint de crimes à lui imposez, et, pour resparation d’iceulx, le condamna d’estre livré ez mains de l’exécuteur, pour estre conduict et mené par tous les lieulx et carrefours accoustumez de la cyté et au debvantde l’esglise métropolitaine pour y faire amende honorable, teste nue et pieds nus, la hart au col, tenant ung flambeau ardent en ses mains et illec à genoulx, demander pardon à Dieu, au Roy et à la Iustice, et, ce faict, eslre mené sur la place principale de la dicte ville pour y eslre ards et bruslé tout vif, sur ung buscher, qu’à ces fins fust dressé, jusqu’à ce que son corps et ossements feussent con- sumez et resduils en cendres et icelles aprez, iettés au vent et tous ses biens acquis et confisquez ; et avant estre exécuté fust mis et appliqué à la question ordinaire et extraordinaire, pour avoir de sa bouche la vérité sur ses crimes.

Telle fust la fin tragicque du puauvre Manigarole, si ioyeulx escholier en sa prime ieunesse, et qui, pour n’avoir sçeu renoncer de son pleing chief au li- bertinaige et amour sexuel et demeurer sur la voye du salut, feust prescipité en détestable idolastrerie. Ains lisons-nous dans les livres de Fantïcquité payenne que Canidie enterra ung petit garson ius- ques au menton, le fist périr lentement et de sa moelle composa ung amoureux breuvage qui le remist en iouvence.

De telles praticques sont iustement pugnies par Dieu et les hommes, mais devons-nous aussy en tirer ceste moralité, c’est que la Femme est supposé du Dyable et que tous meurtres, crimes, abomina- tions que commettent les hommes lui peuvent estre imputés. Ce fust et sera toujours la Femme qui a mené et conduira la grant danse des vivans et des morts, et au cours de ce conte phantastique les gens de hault entendement treuveront que le Vray Mi- rouër de Sorcellerie est le parangon muliéresque, le reflect des ruzes amoureuses qui nous porte seure- ment aux mefaicts les plus contraires de nostre dignité. Sainct Paul n’a-t-il point dict avec moult cognoissance et sapience : Melius est nubere quant uri, « Il vault mieulx prendre femme qu’estre brusié, » cuydanten soy que l’ung revient à l’aultre, que le féminin sexe attise les buschers d’Enfer comme ung vent de désolation et que Femmes et Dyable ensemble vont icy-bas bras dessus, bras dessous ayant mesme but et mesmes moyens.



La Mie du Poëte

GLOSE ET PARAPHRASE

sur

LA BEAUTÉ FÉMININE AU XVIe SIÈCLE







La Mie du Poëte

ET LA BEAUTÉ FÉMININE AU XVIe SIÈCLE

J’ayme mieux ma mie, ô gué,
J’ayme mieux ma mie.
(Vieille chanson.)

Dans aucun païs, — si ce n’est asseurément en Italie, — à aucune époque de l’histoire, la femme n’a esté chantée avec plus d’ardente adoration païenne, plus de grâce tendrement amoureuse, plus d’art et plus de sentiment profondément poétique que dans le cours de nostre grand xvie siècle françois. Il y eust vers cette époque une sorte de vigoureuse reflorescence héroïque et semy-gothique dans nostre littérature et plus spécialement dans nostre poésie. La chevalerie avôit vécu, mais on se monstroit peut- estre plus chevaleresque, plus preux que jamais ; François Ier raffoloit des Amadis et aymoit à voir flatter ses gousts ou plutost son orgueil. Héros fabu- leux et héroïnes romanesques du moyen âge reve- noient en faveur ; les flexibles courtisans, ces serin- gues de la flatterie, disoit-on, les jeunes muguets et les belles damoiselles se plongeoient dans l’idéal des passions surhumaines avec les Lancelot, les Renaud, les Olivier, les Artus, les Roland, les Tristan, les Cléomade, ou la divine Clarémonde ; ils faisoient de tous ces romans extraordinaires, presque autant de bibles de l’amour héroïque et de la noble foy cheva- leresque, autant de codes de la loyauté et de l’hon- neur.

Au milieu des naifves peinctures de ces grandes fictions, qui alloient de Finouï au sublime, l’esprit françois s’esiouissoit et s’enthousiasmoit pour ces amours, ces tournois, ces prodiges ; l’âme s’ensorce- loit aux sortilèges de Merlin l’enchanteur, sans iamais se laisser assaigir dans sa course folle à travers tant de fables puissantes et gigantesques.

C’est de cette gothicité intellectuelle que sortit pour ainsy dire notre poésie si éminemment vivante et chaude du xvi° siècle, et surtout cette gualanterie alambiquée et charmante, tout en l’honneur des Dames de Cour. Chasque poëte fist porter à sa muse la couleur de la mie de son cueur et — ainsy que le remarque Philarète Chasles, — « chascun d’eux eust sa devise, son escù ; le Parnasse se couvrit de symboliques emblesmes et on ne vit plus que des Don Quichottes poétiques qui ne chantoient point, mais qui blasonnoient. Tous les membres humains eusrent leur blason : on fist le blason des cheveux, du sourcil, de l’œil, du cou. On introduisit l’art héraldique dans l’art poétique. »

Il sembleroit que tous les poëtes de la nouvelle escole se fussent piqués d’entendre et d’interprester les éloquents regrets jadis exprimés par Villon en son célèbre Grand Testament :

Où sont les gracieulx guallants Que je suivoye au temps jadis ? Si bien chantants, si bien parlant, Si plaisants en faictz et en dictz ? Les uns sont morts et roidis. D’eulx n’est-il plus rien maintenant. Respit ils aient en Paradis Et Dieu sauve le ramenant.

Environ soixante-dix ans après maistre Fran- çois Villon, Clément Marot, le royal valet de chambre, à son tour chantoit, lui aussy, les charmes admi- rables du siècle antique, le bon vieux temps des Cours d’amour, des Parlements de gentillesse, des Chansons de gestes, des virelais, motets et burze- lmtes disparus si vite de nostre littérature. Il s’écrioit dans un rondeau charmant — un bijou de son œuvre — en une heure de profonde tristesse et de despit amoureux :

Au bon vieux temps, un train d’Amour régnoit Qui, sans grand, art et dons, se démenoit ; Si qu’un bouquet donné d’amour profonde, Ces toit donné toute la terre ronde ; Car seulement au cueur on se prenoit.

Et si par cas à jouir on venoit, Sçavez vous, bien comm’ on s’entretenoit ? Au bon vieux temps.

Or est perdu ce qu’Amour ordonnoit : Rien que pleurs saints, rien que change on n’oit. Qui voudra donc qu’à aimer je me fonde ; Il faut premier que l’amour on refonde Et qu’on la mène ainsi qu’on la menoit Au bon vieux temps.

Ce bon vieux temps n’était vrayment pas regret- table pour les heureux qui vinrent à naistre vers l’aurore de ce fécond xvie siècle où les mœurs s’alté- rèrent peut-être, mais où le goust se forma si rapi- dement. La politesse du langage, l’élégance des manières, la grâce adorable des Beautés qui appa- roissoient à la Cour et qui aydoient les Roys à régner apportant avec elles l’esprit, l’esclat, la magni- ficence, la courtoisie, toute une lumière d’art dont elles estoient le foyer estincelant ; la coquetterie qui prenoit alors des allures fines, desjà quintessenciéd^ vives, spirituelles et enjouées, les querelles reli- gieuses, l’esmulation ardente des talens littéraires, tout contribuoit à donner une vigoureuse poussée de sève, à apporter un superbe levain de fermentation dans les âmes d’eslite de ce siècle naissant. Victor Brodeau pou voit doncques respondre à Marot avec plus de sens rassis et d’aisance, ce qu’il fit dans les termes suyvants qui monstrent en luy des sentimens de progressiste et d’utilitaire (mots ignorés alors).

Au bon vieux temps, que TAipour par bouquets

Se demenoit, et par joyeux caquets,

La femme estoit trop forte ou trop peu fine ;

Le temps depuis qui tout fine et affine,

Luy a monstre à faire ses acquêts.

Lors les Seigneurs estoient petits nacquets ; D’aulx et oignons se faisoient les bouquets, Et n’estoit bruit de ruer en cuisine, Au bon vieux temps.

Dames aux huys n’avoient clefz ne loquets ; Leur garde-robe estoit petits paquets De canevas ou de grosse étamine : Or, dyamants, on laissoit en leur mine, Et les couleurs porter aux perroquets, Au bon vieux temps.

D’ailleurs, les vrays « guallants d’antan » et le « train d’amour » alloient renaistre nombreux et plus gaillards que jamais. Nourrissons des muses et raf- finés d’honneur estoient prests à rimer et à s’entre esgorger pour les belles dames « de pensées amou- reuses » que le bien disant Coquillard desjà nous monstra à son époque.

Si cointes, si jolies, si frisques, Si pleines de doulces amours, Si propres pour treuver replicqucs, Si promptes pour donner secours, Si humaines à Gens de Cour.

II

Nos admirables poëtes de la Renaissance, ceux de la Pléiade et les aultres, ont compris et senty la femme en masles sanguins qu’ils estoient, glorieuse- ment avec ce culte de la forme et cette mesme pas- sion ardente qui faisoit vivre les chairs rosoyantes, si largement modelées des vierges de Vinci ou des courtisanes du Titien et qui animoit les marbres des Diane ou des Psyché sous le ciseau de Michel-Ange, de Cellini, de Jean Goujon ou de Germain Pilon.

Oncques la femme ne fust asseurément mieulx divinisée dans sa forme visible et tangible ; oncques sa beauté, sous toutes ses faces, ne fust plus poéti- quement amignardée, diasprée, pourprée et nimbée d’amour ; oncques enfin on n’apporta dans l’ex- pression de ses sentimens plus d’audace, plus d’énergie et d’enthousiasme, plus de verve, plus de Fluidité de veine, comme on disoit alors. Les poëtes du xvie siècle sont bien ces Appasteurs d’oreille dont parle du Bellay. Ils dissimulent leur rusticité, leur puissance virile et leurs désirs impestueux sous de doulces façonnettes ; ce sont des maniéristes pleins d’accortise et d’élégance extresmes, qui affec- tent moins de licence qu’ils n’en prennent, qui voyent la vie avec la philosophie épicurienne des latins décadens et pensent au demeurant qu’

Œuvres d’amour sont œuvres de Féerie, Un jour croissant, l’autre fois en décours.

Aussy les gentes et mignonnes maistresses de tous ces enfans du Parnasse fleury hantent souvent nos resves comme des types achevés et exquis de la femme pestrie d’idéalité, A travers chansons , stances, sonnets, odes et ballades, ces doulces mies apparoissent, semblables à des roynes simplettes, à des nymphettes divines, à des bergères diadesmèes par l’amour et la poësie ; elles se proufilent dans nostre esprit, ces sveltes Cythérées, pareilles âla déli- cieuse image de Mathilda dans le Purgatoyre du Dante, alors qu’elle apparust subitement aux trois poètes sur les bords du fleuve Léthé, chai)tant et cueillant l’une après l’aultre les fleurs dont sa route estoit esmaillée. C’est pourquoy, à l’exemple du Dante, nous serions tenté de nous esclamer, en pluria- lisantle vœu : « 0 belles Dames, qui vous reschauffez aux rayons d’amour… s’il faut en croire les traicts qui d’ordinaire sont un tesmoignage du cueur, dai- gnez approucher.. M venez qu’on vous boive du res- guard et qu’on vous entende psalmodiant lentement les choses de la Passion. »

Ce qui caracthérise ces superbes artistes de la Renaissance, c’est l’unique enthousiasme du Beau, dans sa splendeur et sa santé ; non pas ce beau mala- dif, miesvre, estiolé comme une fleur du mal que les espoques de transition et de mue comme la nostre cultivent et font mine d’adorer bassement, mais le Beau plantureux, d’essence céleste et humaine à la fois, le Beau qui rayonne et esjouit l’âme par la veue et qui fit dire à Jamyn :

Je n’ay qu’une maistresse et son nom est Beauté.

C’est que l’Amour et le Beau vont ensemble et ont mesme origine ; l’un et Taultre font saulter les cueurs et danser l’âme dans les yeux. Estomirons- nous doncques pas de voir ce mesme gentil Amadis Jamyn rimer ainsy que suyt la naissance du Beau :

Je crois que la Beauté nasquit avec Amour Et qu*ils furent tous deux conçus le mesme jour ; Car tout ce qui est beau soudain est agréable. Et la beauté surtout est une chose aimable. Cela fait que Ton chante Amour, estre enfanté De Vénus, qui se dit Déesse de beauté, Car Vénus, qui nasquit d’une conque marine, Est la beauté qui prist du chaos origine, Lorsque l’Esprit de Dieu porté dessus les eaux Fit le monde et beauté naistre comme jumeaux : Le monde et la beauté, l’un masle et l’autre fille, Sortis du noir chaos comme d’une coquille.

Ainsy l’Amour en nous, qui de la beauté naist, Est un commencement, un principe qui donne Naissance au mouvement désirant chose bonne, Et, tel plaisant désir, tel plaisir désireux, Rend tout en l’univers, heureux ou malheureux.

Il est plus aysé, a-t-on dit, de treuver la Beauté que de la définir. Le Beau est ce qui plaist ou séduit, ce qu’on ayme et ce qu’on souhaitte de posséder ; ce qui nous attire, nous esmeut et nous transporte et les poètes ont toujours esprouvé qu’un seul mou- vement du cueur a cent fois plus de cresdit sur l’âme que toutes les meilleures raisons du monde.

Le philosophe Chrysippe soustenoit avec grand sens que la Beauté n’estoit adorable que parce que les Dieux paroissoient sous sa forme. Ores, le Beau est un Éternel subjet de concours offert par Apollo le Rousseau à ses disciples et courtisans.

La Beauté, c’est la grande muse inspiratrice. — Ne demandons pas, disoit judicieusement Aristote, ce que c’est que le Beau ; — laissons faire cette sin- gulière question à des aveugles de naissance, à ces pauvreteux bannis de liesse et exilez par les yeux du paradis des formes.

III

S’il est impossible d’exposer la théorie de la Beauté, il seroit peut-estre aysé d’en escrire l’his- toire, car chasque siècle eust son beau idéal comme chasque nation possède le sien. — Du nud des peintres primitifs aux nuds de Rubens il y a une effrayante diversité de perceptions. Nous allons tenter d’entrevoir quel genre de beauté fust prin- cipalement en honneur au siècle des Valois et ce que fusrent, à certains poincts de vue, ces gentilles amies des Parnassiens de la Renaissance.

Deux Gynographes ou Callimorphographes — le mot est à créer, — Cornélius Agrippa et Augus- tin Niphus, sont là pour respondre, bien qu’en langue latine, à notre curieuse investigation. Le premier, docteur en médecine et docteur in utro que ; offi- cier au service de Maximilien contre Venise et tour à tour advocat, historien, astrologue, adventurier et soldat de fortune, homme admirable en tous poincts, publia un opuscule dédié à Marguerite d’Autriche, intitulé De Nobilitate et Prœcellentia sexus feminei. Le second, Augustin Niphus, philosophe attitré de la cour pontyficale, favori de Léon X et de Charles- Quint, laissa un livre très estimé sur la science du beau, qui a pour titre : De Pulchro et Amore.

Voicy, d’après Agrippa, et selon les règles vulgarisées par la Renaissance, le type de la femme dans son espanouissement d’harmonieuse beauté. Traduisons fidèlement :

« L’homme est le produit de la nature, la femme est l’œuvre de Dieu mesme. La beauté n’est qu’un reflect de la splendeur de Dieu et de la lumière divine qui brille du plus vif esclat sur les contours fémi- nins. Le corps de la femme, en toutes ses parties, est plus agréable à la vue que le corps de l’homme, et au toucher plus délicat, plus poly, d’une coulouration plus claire et plus doulce. Sa chevelure superbe est composée de cheveux souples, brillans et abon- dans ; son visage enfin présente un ovale moins rond que le faciès masculin.

« Rien n’approuche de cette beauté du visage de la femme. Le col est blanc comme laict, le front des- gaigé, large et brillant, l’esclat estincelant des yeux est tempesré parla grâce et la gayeté, et l’arc fin des deux sourcils est séparé par un entrœil agréable, d’où descend un nez régulier et droict sous lequel s’en- tr’ouvre une bouche sanguine, dessinée par deux lèvres tendres et harmonieuses. Le ris qui les escarle monstre des dents blanches comme yvoire, petites et bien rangées. Sur les joues duveteuses, apparoist le rose tendre de la pudeur ; le menton, si gentiment rondelet, est marqué d’une fossette mignarde. La teste est portée ou bercée sur un cou mince, un peu long, qui s’eslève entre les deux espaules arrondies. De ce col délicieux sort une voix exquise et mélo- dieuse. — (Agrippa oublie la nuque, le misérable !… la nuque> cette chose adorable où se nichent les désirs…, la nuque, cette Amorceuse si vantée dans la Bible l…) — Sur la poitrine, large, proesminente ’ et charnue, s’eslèvent deux seins esgaux et fermes. Le ventre est plein et arrondy, les flancs flexibles, les hanches et la tournure (coxas) sont opulentes, le mollet est charnu et les attaches des pieds et des mains sont sculptées d’une courbe élégante et plai- sante au reguard.

« Chascun des membres de la femme est gonflé de sève (Succiplena). Sa desmarche et ses pas sont me- surés, ses mouvements, ses gestes plus voluptueux et plus expressifs. Par la beauté de son corps, elle met ausecundplan toutes créatures humaines ; bref, elle est le spectacle le plus merveilleux et le plus rare de ce monde. Dieu, cela est indesniable, a ras- semblé chez la femme tout ce que l’Univers contient de beauté afin que tout ce qui vit s’extasiast à sa veue et Taccablast de louanges et d’adoration. Aussy a- t-on veu des esprits immatériels, anges ou daemons, se desseicher en l’amour d’elle, bruslés d’un feu ter- rible sans cesse attisé par sa beauté. »

Cornélius Agrippa vient d’encenser fort honnes- tement nostre Altesse féminine, et l’on sent dans sa description combien le type dont il fixe les princi- pales lignes s’escarte dèz ce moment, par la richesse de la carnation et la rotondité des courbes, des mai- gres contours et des formes esmaciées du Moyen Age. Le byzantin fait place icy au florentin de la nouvelle escole florissante. Ce n’est pas encore la beauté débordante et massive, mais c’est à coup seur la grâce éburnine bien à poinct, la belle chemisée de chair dont parle Rabelais, la gracilité desjà rondelette et fosselue qui nous conduyra aux amplitudes sen- suelles et aux larges troussures du colossal Rubens.

Augustin Niphus, dans son livre De Pulchro et Amore, prend pour parangon de haulte beauté la célesbre Jeanne d’Aragon, immortalisée par le pin- ceau de Raphaël, et dont Jérôme Rusculli a recueilli les louanges inspirées par ses charmes, dans toutes les langues, aux principaux poètes de l’Europe. Nyphus ne cèle pas qu’il soit enthousiaste de son modesle ; oyons-le parler à son subjet :

« La stature de Jeanne est de haulteur moyenne, droicte et élégante et possède cette grâce que donne seul l’assemblage de membres individuellement irré- prochables. De complexion ni grasse ni maigre, mais nourrie de sève (succulenta), son teint n’est point pasle, mais blanc nuancé de rose ; ses longs cheveux ont des reflects d’or, ses oreilles sont petites et en proportion avec sa mignonne bouche. Ses sourcils, formez de soies courtes, pas trop touffues, dessinent un arc de cercle parfaict ; ses yeux bleus, rayonnants comme estoiles, esclatent de grâce et de gayeté derrière l’obombration de ses cils espacez,

« Entre les deux sourcils s’incline presque per- pendiculairement un nez de dimension moyenne et symétrique ; la petite vallée qui sépare le nez de la lèvre supérieure est d’une courbe divine ; la bouche, plutost petite, entr’ouvre par un doulx sourire deux lèvres un peu espanouies, formées de miel et de coral et qui appellent les baisers plus que l’aymant n’attire et ne retient le fer. Les dents, petites, doulces comme yvoire, se rangent en belle symétrie et son haleine a la saveur des plus doulx parfums.

« Sa voix résonne comme celle d’une déesse ; une fossette divise le menton ; le rose et la neige cou- lourent ses joues dont l’ovale, comme chez l’homme, se rapprouche de la forme ronde ; le col droict, allongé, blanc et plein, s’eslève avec grâce entre les espaules ; sur la poitrine large et dont les plans unis ne laissent apparoistre aucun os, s’arrondissent deux seins charmans, fermes et suaves comme des pesches de la Perse. L’ensemble de la poictrine a la forme d’une poire renversée, mais un peu comprimée, dont le cosne est estroit et rond à sa section inférieure et dont la base se rattache au col par des courbes et des mesplats d’une ravissante proportion.

« Le ventre, les flancs, les charmes secrets, sont dignes de la poictrine ; les hanches sont larges et arrondies ; la cuisse, la jambe et le bras sont, pour la grosseur, dans la juste proportion sequialtère.. ., enfin la beauté et l’harmonie de son corps sont telles qu’on peut, sans faire injure à celles-cy, mettre Jeanne au rang des immortelles !

« Si doncques, la convenance de ses mœurs, si sa grâce, si sa beauté sont si grandes, il en faut conclure que non seulement le beau absolu existe dans la nature, mais de plus qu’il n’y a rien de beau que le corps humain. »

Ce portraict à la plume, si ténesbreux soyt-il, en despit des abresvialions que nous avons faictes en l’interprestant, réalise les trente beaux 5is que François Gorniger a mis en dix-huit vers latins dans son livre : De la louange et beauté des Dames et que Branthôme desclare nécessaires à la grâce absolue.

Montaigne, parlant vers le mesme moment des charmes féminins, se montre, comme de coustume, philosophe fort sceptique à cet endroict ; mais non sans raison :

« Il est vraysemblable, dit-il, que nous ne sçavons guères ce que c’est que beauté en nature et en général ; puisqu’à l’humaine et nostre beauté nous donnons tant de formes diverses, de laquelle, s’il y avoyt quelque prescription naturelle, nous la recognoistrions en commun, comme la chaleur du feu.

« Nous en fantasions les formes à nostre appétit ; les Italiens la façonnent grasse et massive, les Espagnols vuidée et estrillée, et, entre nous, l’un la fait blanche, l’aultre brune, l’un molle et déli- cate, l’aullre forte et vigoureuse ; qui, y demande de la mignardise ; qui, de la fierté et de la majesté. »

Ce qui est indesniable cependant, c’est la varia- tion du goust pour les formes féminines à différentes espoques ; peut-estre ne faut-il veoir là qu’une ques- tion de température morale, comme on l’a prestendu, et, si le critérium du Beau est l’Amour qu’il inspire, il est juste d’adjouster que l’idéal d’un peuple est par- fois assujetty àcerlaines idées presdominantes venues de hault ; c’est ainsy que le type réel Toyalement vanté, recogneu et généralement adoré, le vrai type de la beauté féminine au xvi° siècle fut cette Diane chasseresse, symbolisant les grâces d’une concubine royale qui sçut maintenir son pouvoir pendant deux règnes et marquer son passage icy-bas par la créa- tion de plus d’œuvres d’art à son image qu’aulcune aultre femme n’en inspira jamais.

La m^istresse des poètes de la Renaissance fust doncques en général mignonne et poupine, blanche et blonde, plutost maigrette que grasselette, bien que Ilonsard se soit laissé veoir dans ses Gayetès très éclectique pour son temps en chantant l’une et l’autre au mesme diapason :

Une jeune pucelette, Pucelette grasselette, Qu’csperduement j’ayme mieux Que mon cueur ny que mes yeux,

A la moitié de ma vie.
Esperdument asservie
De son grasset en-bon-point ;
Mais fasché je ne suis point
D’estre serf pour l’amour d’elle,
Pour l’cn-bon-point de la belle
Qu’esperdument j’ayme mieux
Que mon cueur ny que mes yeux.
Las ! une autre pucelelle,
Pucelettc maigrelette,
Qu’esperdument j’ayme mieux
Que mon cueur ny que mes yeux,
Esperdument m’a ravie
L’autre moitié de ma vie.
De son maigret en-bon-poinct
Même fasché je ne suis point
D’estre serf pour l’amour d’elle,
Pour la maigreur de la belle
Qu’esperdument j’ayme mieux
Que mon cueur ny que mes yeux.
Autant me plaist la grassette
Comme me plaist la maigrette,
Et l’une à son tour autant
Que l’autre me rend content.
Je puisse mourir, grassette,
Je puisse mourir, maigrette,
Si je ne vous ayme mieux
Toutes deux que mes deux yeux ;
Ny qu’une jeune pucelle
N’ayme un nid de tourterelle
Ou son petit chien migijon
Du passereau compaignon, etc.


La grasselette de Ronsard, s’il faut en croyre ce que Ton sent à la lecture de cette longue pièce (dont nous ne donnons que le début), n’estoit pas une beauté redondante d’appas, ni une de ces femmes cspanouies et cuirassées de graisse, une de ces créatures de kermesse qui firent l’esjouissance des reistres du Nord au siècle seizième. L’idéal de nos poêles estoit généralement dans la sveltesse et l’allongement des formes ; ce qu’ils prisoient par- dessus tout chez leurs mignonnes amoureuses, c’es- toit l’élégance de la ligne, la gentillesse, la légèreté, la grâce, et ce je ne sçays quoy qu’on nommoit la coïntise, la floridité, la souefvetè et qu’ils résumoient dans les qualificatifs raffinés de Nymphette, de Mi- gnardelelte, de Camusette et autres termes sémil- lants et fluets, toujours diminutifs, toujours sculp- tant l’image ou l’idée dans des.formes graciles et harmonieuses, car les charmants énamourés ne voy oient que le nud et la naturelle parure, à l’exemple des admirables statuaires de l’anlicquité, ces grands artistes qui se mocquèrent du pli comme la beauté fièrement rayonnante se gausse des voiles.

S’agissoit-il de la femme sous le harnois du cos- tume, on la vouloit non pas Allertuinizèe à la ma- nière de certaines Dames de Ilolbeipou de : Durer, mais Espagnolizèe, la taille d’une minceur ex- tresme, — Guespèe, dîsoit-on plus tard. — Un ambassadeur vénitien, qui vint en France peu aprèz la mort de Charles IX, escrivoit à propos des Fran-

Illustration d’Adrien Moreau
Illustration d’Adrien Moreau




çoises de la Cour cette curieuse analyse du cos- tume :

« Elles sont minces de la taille au delà de toute expression ; elles se playsent à enfler leurs robes, de la ceinture au bas, par des toiles apprestées et des vertugadins, ce qui augmente la grâce de leur tour- nure. Elles mettent beaucoup de coquetterie à se chausser, soit de la pantoufle basse, soit de l’escar- pin. Le cotyllon, qu’à Venise on appelle la carpetta, est toujours de grande valeur et de l’élégance la plus recherchée chez les bourgeoises aussy bien que chez les nobles ; quant à la robbe de dessus, qu’elle soyt de serge ou d’escot, on n’y donne pas grande attention, parce que les femmes, quand elles vont à l’esglise, s’agenouillent et mesme s’asseyent dessus. Par des- sus la chemise, elles portent un buste ou corsage, qu’elles appellent corps piqué (cecy n’est-iL pas nostre corset ?) qui leur donne du maintien ; il est attaiché par derrière, pour faire yssir la poictrine. Les espaules se couvrent de tissus très fins et de réseaux ; le cou et les bras sont aornés de bijoux. Elles se servent pour la chevelure de cercles de fer ou de tampons sur lesquels sont tirés les cheveux pour faire le front large ; la pluspart ont les cheveux noirs, ce qui fait ressortir la pasleur de leurs joues, car la pasleur, si elle n’est pas maladive, est res- guardée ici comme un agrément. » ,

Cette ultime observation du Vénitien ne laisse pas que de nous troubler. La littérature poétique du xvi° siècle nous peint la femme blonde ; partout ce sont des tresses blondoyantes, des fils d’or, des espis meurs, des mousses frisottantes ; il semble que les Cythèrêes de ce gentil Parnasse blondissent comme les Roynes symboliques de Tescole de Venise. C’est à peine si quelques jeunes poètes osent célébrer les grâces accentuées de la brunette, et l’amoureux Guy de Tours, voulant vanter sa maistresse à son amy Guy Favereau, advocat en parlement, s’excuse pres- que de luy veoir la chevelure et les yeux ébesnins :

Il est vray, je le confesse,

Favereau, que ma déesse

A les cheveux brunelets,

Et les deux yeUx noirelets ;

Qu’elle a de brune teinture

La délicate vousture

De ses sourcils gracieux,

Dont amour ingénieux

Fait l’arc duquel il me jette

Au cœur sa fière sagette.

Mais pour cela, Favereau,

Son visage est-il moins beau ?

Sa grâce est-elle moindre ?

Son œil en peut-il moins poindre ?

Et le coral doux, riant/

De sa bouche moins friand ?

Guy de Tours ne semblç-t-il pas effrayé comme d’un crime de lèze-esthétique d’oser adresser à une brunette ses souspirs amoureux ? Olivier de Magny, luy, est plus noblement hardy ; sa qualité de « méridional » luy permet d’arborer « l’aile de corbeau » de sa gente mie et de nous laisser à son subjet un des plus délicieux sonnets qui existent dans notre poësie chastement éroticque :

Je l’ayme bien pour ce qu’elle a les yeux
Et les sourcils de couleur toute noire,
Le teint de rose et l’estomac d’yvoire,
L’haleine doulce et le col gracieux.

Je l’ayme bien pour son front spacieux
Où l’amour tient le siège de sa gloire,
Pour sa féconde et sa riche mémoire,
Et son esprit plus qu’aultre industrieux.

Je l’ayme bien pour ce qu’elle est humaine,
Pour ce qu’elle est de sçavoir toute pleine
Et que son cueur d’avarice n’est poingt.

Mais qui me fait l’aymer d’une amour telle,
C’est pour autant qu’elle me tient bien en poinct
Et que je dors quand je veux avecqu’elle.

En despit de ces exemples, la Mie du Poëte, le type mesme de cette maistresse bercée dans des stances, caressée dans les sonnets, glorifiée dans les odes, lutinée dans les rondeaux, restera toujours aux yeux ou plutost dans l’imagination des érudits une absolue beauté blonde, de mesme qu’elle nous apparoistra toujours jeunette, pucelette, verdelette, jouvencelle de quinze à vingt ans, d’une fraischeur de bouton mi-esclos ; plus gentille encore que belle, plus mutine qu’esclavée, plus folastre que pensante à travers tant de vers expressifs qui chantent et chanteront longtemps encore dans nostre cerveau.

Mignonne, allons voir si la rose…

ou encore :

Maistresse, cmbrasse-moy, baise-moy, serre-moy ;

Haleine contre haleine, eschaiiffe-moy la vie ;

Mille et mille baisers donne-moy, je te prie.

Amour veut tout sans nombre, Amour n’a point de loy.

Pierre Mathieu, dans Quatrains de la vie, où la phylosophie fait place aux observations et au goust de son temps, a condensé dans sa formule ordinaire cette vérité que la femme sans grâce ne sauroit exister :

Une beauté sans gfrâce est un vaisseau sans voiles, Sans verdure un printemps, sans lumière un flambeau, Un jour sans le soleil, une nuit sans estoiles, Et la grâce pourtant n’affranchist du tombeau.

Baïf, en veine de gaillardise selon sa coustume, fait parade de son goust pour les femmes meures ; il l’avoue fort explicitement et à la bonne franquette en un simple huictain :

Je n’ayme ni la pucelle, (Elle est trop verte), ny celle Qui est par trop vieille aussy ; Celle qui est mon soucy,

C’est la femme déjà meure ;
La meure est toujours meilleure.
Le raisin que je choisy
Ne soit ni verd ny moisy.


L’appestit de Baïf pour la femme bien à poinctet dans Testé de son âge, appestit sensitif qui s’est généralisé ce jourd’huy, ne passoyt pas pour avoir esté partagé par la majorité de ses compaignons de la lyre. Durant toute la première partie du siècle de François Ier, on fut aussy aimablement porté vers les minois tendrelets et les naifvetés virginales que sur la fin du siècle on s’adonna furieusement à la ma- trone experte ez jeux d’amour. Il y a une terrible distance de Marot ou de Du Bellay, aux satyriques Mot tin ou Théophile. — Mathurin Régnier, on le sent, est venu avec son superbe cynisme faire table rase des derniers vestiges de la gentillesse gothique et des mignarderies poétiques. Régnier ne conte plus fleurette et n’empapillotte pas ses désirs, il ayme le plaisir ; il le prend où il le treuve et le rime sans façon là où il le prend. Luy n’eust point de mie privée à courtiser, il pescha l’amour au hasard de sa route, mesme dans le ruisseau ; il fust plus gran- dement humain que gentiment féministe, car il put ébaucher ainsy une de ses célèbres poésies :


Toute femme m’agrée, et les perfections
Du corps ou de l’esprit troublent mes passions…

Quel éclectisme ! — Mais le Mathurin « desbour- deaux » fit l’amour partout et…. n’ayma nulle part.



IV


L’histoire ne nous a pas légué les noms de toutes les gentes maistresses si bien amiellées dans les gualantes poésies de Messieurs de la Pléiade et de leurs disciples ; quelques presnoms ou surnoms mas- quent fort bien ces damoiselles de condition. Du Bellay escrivit cent quinze sonnets pour sa belle qu’il nomme Olive (anagramme de Viole, dit-on) ; Baïf rima les charmes de Francine et de Mèline ; Remy Belleau vanta les folastreries de Catin ; Jo- delle asservit sa muse à caresser Délie ; Amadis Jamyn se consacra à Oriane, à Callirée et à Ar- thémis ; Ponthus de Thyard s’en tint à Pasithée, tandis que le grand maistre Ronsard dystilla le suc des fleurs de la double colline en faveur de Cas- sandre, de Marie et d’Hélène. Parmy les autres Pindariseurs ou Pètrarquiseurs, Desporles vient en premier rang, tour à tour plus espris de Diane, d’Hippolyte ou de Clèonice ; Olivier de Magny ne chante que pour sa nymphette sucrée, pour sa mi- gnardelette Castianire ou,sa Diane ; Jacques Gré vin, aussy fameux médecin que célèbre poëte, offrit tous ses soins à Olympe ; Gille Durant, moins modeste, mit son cueur en sonnets, stances et rondeaux aux pieds de Charlotte, puis aux genoulx de Camille ; Nicolas Ellain recueillit les rimes à Pandore ; Claude de Buttet ne modela ses quatrains et tercets que pour Amalthèe ; Tahureau exalta sa divine sous le nom de YAdmirée, tandis que le coquef Guy de Tours réservoit ses plus ardentes flammes pour cette Ente exquise dont il nous laissa le pourtraiçt en vingt-neuf sonnets, de la chevelure à l’orteil, sans rien omettre, mais cependant avec une grâce chaste et discrette.

Parlerons-nous des amours royales de Fran- çois Ier, qui fit des ballades et chansons qu’on hésite à restituer à Mellin de Saint-Gelais ; de Charles IX, disciple de Ronsard, qui fisl bruyre sa lyre d’em- prunct aux oreilles de Marie Touchet ; de Henri IV - enfin, le Roy gaillard qui œillada un jour à la muse » et dont nous chantons encore parfois la charmante Gabrielle, cette mirlitonnesque rytournelle :

Charmante Gabrielle,
Percé de mille dards
Quand la gloire m’appelle
A la suite do Mars,
Cruelle despartie,
Malheureux jour,
Que ne suis-je sans vie
Ou sans amour ?

A cette chanson combien est presférable ce simple billet du vert-galant alors absent de maistresse : « Mes chers amours, il faut dire vray, nous nous aymons bien ; certes pour femme, il n’en est poinct de pareille à vous ; pour homme, nul ne m’esgale à sçavoir bien aymer. »

Mais n’oublions pas encore le capitaine Lasphrise, le poëte soudard et vicieux qui publia un volume de vers sous ce titre : les Gaillardes, et qui fîst rimer guerre et tonnerre, cueur et vainqueur pour les beaux yeux de sa Théophile et de sa Noémie. Le poëte Pontoux donna à sa mie le nom d’Idée, Robert- Angot lui forgea le nom d’Erice, Pierre de Brach, le chantre bourdelais, symplifia les choses et nomma modestement sa charmante : Aimée.

Parfois aussi, il faut l’advouer, la « Royne des pensées » estoit-elle absolument imaginaire ; c’est ainsy que le folastre Jacques Tahureau, qui en ses Mignardises avoit caressé de ses rimes les plus mys- térieux appas de son Admirée et qui avoit peint ses transports les moins esquivoques, fust obligé (lors- qu’on crut recognoistre en Y Admirée une vertueuse damoiselle de Gennes) de confesser publicquement, pour l’honneur de la Dame, que sa mie estoit faite de resve, pestrie de souspirs, exclusivement formée d’idéal.

Il seroyt difficile en vérité de rechercher le rang ou la classe de ces belles amoureuses ; depuis le sceptre jusqu’à la houlette, de la Dame de Cour à la bourgeoise, tous les desgrés de l’eschelle sociale fus- rent mis, il est probable, à contribution. L’amour s’inquiette peu des dignités, des castes et des hyérar- chies ; il frappe là où la beauté apparoist portant d’azur dans le resguard et champ d’or ou de sable sur le chief ; peu lui importe d’où elle vient, ne dit-elle pas assez où elle mesne, et n’achetteroit-on pas sou- vent au prix de son sang le droict de la posséder ! Il suffit qu’elle soit de nature divine, lumineuse et auréolaire ; l’âme des amoureux la sacre noble d’em- blée, et, fust-elle de basse plèbe, elle se relève super- bement dans le baptême des sens. D’aultre part, la femme ne naist jamais Bourgeoise, l’éducation et les préjugés seuls la gauchissent et la dévient. Il existe d’ailleurs assez peu de pièces qui puissent mettre au courant des idées générales du temps à ce sujet. Le poëte vendômois est peut-être le seul qui nous ait laissé quelque aperçu curieux sur un des poincts qui nous occupent. Dans le sonnet qui suyt, l’amant de Cassandre estime que les honnestes courtoisies ne se doivent, selon luy, adresser qu’aux jolies citadines d’esprit délicat et disert, et que la fille de la cam- pagne grossière et rude ne mesrite pas, les hom- maiges des gualants cavaliers.

Mon amy puisse avoir une femme de ville,
Belle, courtoise, honneste et de doux entretien :
Mon haineux puisse aymer au village une fille,
Qui soit badine, sotte et qui ne sçache rien.


Tout ainsy qu’en amour, le plus excellent bien
Est d’aymer une femme et sçavante et gentille :
Aussy le plus grand mal à ceux qui ayment bien,
C’est d’aymer une femme indoctc et mal habile.
Une gefitille Dame entendra de nature
Quel plaisir c’est d’aymer, l’autre n’en aura cure,
Se peignant un honneur dedans son esprit sot.
Vous l’aurez beau prescher et dire qu’elle est belle,
Froide comme un rocher, vous entendra près d’elle
Parler un jour entier et ne respondra mot.


Cela implique bien, n’est-il pas vray ? cette pas- sion si françoise des conversations aimables et des biendisances entre amoureux ; on aymoit desjà plus que tout les paroles blandissantes, l’accortise de l’esprit, le pathelinage des respliques, les mignar- dises et les bragueries courtisanesques et folles, toutes les petites guerres du sentiment, les musar- dies du cueur avant de livrer assault.

Lespoëtes d’alors n’estoient point des pauvreteux d’imagination, des guenilleux comme fust plus tard un Collelet fils, mais bien plutost de gracieux damoi- seaux qui prenoient titre de gentilshommes et qui n’estoient pas jugés indignes de s’apparier avec de nobles dames de plus haulte condition.

Puis, ils chantoient, nous allons en juger, si mélodieusement, leurs Souspirs, leurs Baisers, leurs Rancueurs et leurs Adieux ; ils peignoient si genti- ment, avec tant de suavité la mie de leur choix !


V


Voyons d’abord les messages d’amour.

Où trouver sonnet plus chevaleresque, plus tendrement esmu que celuy que voicy, fait par Ron- sard, pour ta belle Hélène de Surgères ; c’est un chef-d’œuvre exquis qui caresse l’imagination et qui grise l’esprit de plaisir : on diroit d’une légende de vitrail moyen âge :

Mon page, Dieu to gard ! que fait nostre maistresse ? Tu m’apportes tousjours ou mon mal ou mon bien. Quand je te voy, je tremble et je ne suis plus mien, Tantost chaud d’un espoir, tantost froid de tristesse.

Çà, baille-moy la lettre, et pourtant ne me laisse ; Contemple bien mon front, par qui tu pourras bien Cognoistre, en le fronçant ou dëfronçant, combien Sa lettre me contente ou me donne de détresse.

Mon page, que ne suis-je aussy riche qu’un Roy ! Je feroy de porphyre un beau temple pour toy, Tu serois tout semblable à Ge Dieu des voyages.

Je peindrois une table où l’on verroit pourtraicts Nos sermens, nos accords, nos guerres et nos paix, Nos lettres, nos devis, tes tours et tes messages.

Veut-on une desclaration alambicqùée, métapho- rique, maniérée ? Jacques Gré vin, poëte clermontois, calviniste forcené, médecin à l’égal de Rabelais et auteur tragique à l’enseigne de Robert Garnier, nous la fournira parmy dix aultres. Impossible d’estreplus dameret, plus mourant et plus enjoué à la fois. Grévin eust fait asseurément sa fortune cinquante ans plus tard dans le salon bleu d’Arthénice :

Passant et repassant devant Fhuys de ma mie,

Je trouve un escadron de jeunes amoureaux,

Qui, avec leurs carquois remplis de traicts nouveaux,

Ne me font qu’espier pour arracher ma vie.

Et alors qu’asseuré j’ay la meilleure envie D’endurer vaillamment les plus cruels assauts, C’est alors que j’augmente au double mes travaux, Voyant devant mes yeux une doulce ennemie.

Ces guerriers sont campés, les uns dedans son sein, Les uns dans un bouquet qu’elle tient en sa main, Les aultres sur le val de ses deux mammelettes.

Mais, hélas ! les plus fiers et les plus furieux Sont tous en embuscade à l’entour de ses yeux, Ainsi que sur le thin un grand essain d’avettes.

Qui choisir encore dans cette élite des poésies françoises, au milieu de tant de poëtes merveil- leusement doués pour exprimer leurs flammes ? Parmy de si nombreux génies anacréontiques, quoy cueillir si ce n’est ces pièces où la verve mouve- mentée des Baisers présente des allures si chaudes, si fiévreuses que la mie doucerette s’y laisse veoir ingénuement en bacchante eschevelée ou en colom- belle becquetante et fresmissante. Olivier de Magny est passé maistre en ce genre ; voicy un de ses appels à s9amie que n’eust pas désavoué Catulle :

Ma mignarde nymfelette, Ma nymfe mignardelette, Ma petite dont les yeux Semblent deux astres des cieux, Je te supply, ma mignonne, Ma mignonnette Dione, Je te supply par la foy, Par la foy que je te doy, Que tu me donnes, maistresse, De ta bouche enchanteresse, Mile et mile baisers or, Et mile miliers encor ! Non telz qu’en donne à son père, Non telz qu’en donne à son frère La Vierge que Cupidon N’enflamme de son brandon : Mais telz qu’une gaye espouse, De son cher espoux jalouse, Les donne à son cher espoux, S’asseant sur ses genoux, Ou bien telz qu’une pucelle Qui brusle de l’estincelle De l’amour, donne à l’amant Qu’elle ayme parfaitement. Donne donc, ma mignonnette, Ma mignonne camusette, Mile et mile baisers or, Et mile miliers encor !

Louise Labé, la Belle Cordière, la muse lyon- noise, la passionnée rivale en beauté et en poësie de Pernette du Guillet, de Clémence de Bourges, de Claudine, Sy bille et Jeanne Sève, toutes l’ornement de la cité de Lyon, la fervente amoureuse du fougueux Olivier de Magny, dont on vient d’apprendre à cognoistre la verve éroticque, la charmante Louyse Labé ne desdaignoit pas, elle aussy, de respondre aux Baisers par des Baisers plus ardens encore. Voicy une invitation aux tendres esbatz sous forme de sonnet qui est la perfection mesme :

Baise m’encor, rebaise-moy et baise ;
Donne-m’en un de tes plus savoureux ;
Donne-m’en un de tes plus amoureux,
Je t’en rendray quatre plus chauds que braize.

Las ! te plains-tu ? ça, que ce mal s’apaise,
En t’en donnant dix aultres doulcereux.
Ainsy, meslans nos baisers, tant heureux
Jouissons nous l’un de l’aultre à notre ayse.

Lors double vie à chascun s’ensuyvra,
Chascun en soy et son amy vivra.
Permets, m’amour, penser quelque folie ;

Tousjours suis mal, vivant discrètement,
Et ne me puis donner contentement
Si hors de moy ne fais quelque saillie.


Amadis Jamyn ne se contourne poinct l’esprit davantaige, il est de Tescole des maniéristes ; aussy feint-il de veoir ses yeux enjalousés, lorsque ses lèvres con- nectoient celles de sa mie. On en jugera par les sixains suivants :

Ma folastre, ma rebelle,
Mon désir, ma pastourelle,
Je baizerois mille coups
Ton front, tes yeux et ta bouche ;
Mais quand ma langue les touche,
Mes deux yeux en sont jaloux.
Quand, baisant les yeux je presse,
0 ma douce enchanteresse,
Mon âme, mon cueur, mon œil,
Mon plaisir, ma mort, ma vie,
Mes yeux pleins de jalousie
Sont en incroyable deuil.
Aussy, petite mignarde,
Quand ton œil ses rayons darde,
Benignement dessus moy,
Tout mon cerveau il essuyé
De cette amoureuse pluye
Que je verse absent de toi, etc.


Mais c’est assez emprunter à nos chers poëtes sur un sujet si bruslant. Tous sonnent goliardement la fanfare des Baisers, tous y apportent la mesme furie d’amour, le mesme assoiffement de muqueuse, et semblable appétence charnelle, paraphrase de la caresse sur des rhythmes les plus variés. On se ruoit alors à l’amour, aux enlacements, aux contacts fré- tillards et lascifs, sans mesnagements ; la folastrerie regnoit partout avec le sentiment troublant de la briefveté de nos jours et la conscience de sa vitalité. Passerat (le joli nom léger de resveur phylosophe !) chantoyt sur ce thème, en petit-fils d’Anacréon, les jolis vers suivants à sa mie :

Laissons le regret et le pleur

A la vieillesse. Jeunes, il faut cueillir la fleur

De la jeunesse. Or que le ciel est le plus gay, En ce gracieux mois de May,

Aimons, mignonne ; Contentons nostre ardent désir. En ce monde n’a du plaisir

Qui ne s’en donne.

La même perception du mémento, honzo, quia pulvises… se retrouvoit partout : ainsy que Passe- rat, Baïf murmure à sa maistresse de tendres paroles où, comme tousjours, ridée de la mort intervient en

finale.

Assis-toy sur mes genoux ; Au jeu des baisers folastre, Comme hier remettons-nous. Vois, vois ; du temps la carrière Jamais ne tourne en arrière : Vois, après F enfance, comme La jeunesse ores nous tient ; De près la suit l’âge d’homme Et puis la vieillesse vient.

N’avoient-ils pas raison de glisser dans la vie, les sages qui sentoient ce que Pascal résuma plus tard, à sçavoir que « se mocquer de la phylosophie c’est vrayment phylosopher ». Au demeurant, si leurs sveltes amyes se monstroient folastres, frivoles, aymantes, coquines, rieuses, folles, habiles, ensor- celantes et agréables au desduit, elles estoient aussy filles d’Eva la t rai stresse, à — la fois amoureuses du masle et du mal ; — ruzées comme le dyable, chan- geantes comme Prothée, inconstantes comme le ciel et malignes comme la fièvre quarte. Aussy répettoit-on ce vieil proverbe ores désusité : « Il n’est si bon que femme n’assotte. »



VI


Branthôme nous a suffisamment renseignés sur la moralité et les amoureuses feinctises de ses hon- nestes et chaleureuses Dames. L’humanité en vérité reste tousjours la mesme, et, de génération en géné- ration la femme a trahy ses sermens, oublié ses amours, fait couler des larmes et respandre des im- prescations à tous les sensibles, à tous les hommes vibrants et passionnés. Heureux les poètes trompés qui fredonnoient à leurs maistresses de suaves villa- nelles semblables à celle que le joyeux abbé de Tiron composa pour la sienne, et qui fut célèbre à la Cour ! Oncques on ne chanta plus doulcement l’infidélité :

Rosette, pour un peu d’absence,
Votre cueur vous avez changé ;

Et moy, sçachant cette inconstance, Le mien aultre part j’ai rangé. Jamais beauté si légère Sur moy tant de pouvoir n’aura. Nous verrons, volage Bergère, Qui premier s’en repentira.

Tandis qu’en pleurs je me consume,

Maudissant cet éloignement,

Vous qui n’aymez que par coustume,

Caressiez un nouvel amant.

Jamais légère girouette

Au vent si tost ne vira.

Nous verrons, Bergère Rozette,

Oui premier s’en repentira.

Celuy qui a gagné ma place

Ne vous peut aymer tant que moy ;

Et celle que j’ayme vous passe

De beauté, d’amour et de foy.

Gardez bien votre amitié neuve ;

La mienne plus ne variera.

Et puis nous verrons à l’espreuve

Qui premier s’en repentira.

Ne sent-on pas combien le poëte des Contes d’Espaigne et d’Italie s’est plus tard inspiré de ces rhythmes délicats et railleurs à ses heures de folles tristesses amoureuses, quand les trahysons de ses amantes lui rongeoient le cueur ! C’est que l’âme des resveurs est éternellement semblable et passe par des sensations estouffantes qui lui donnent de belles envolées vers les mesmes paradis d’idéal, et, —quel- que despit qu’ils en ayent, — rie répettent-ils pas tous, à l’exemple de Desportes, avec un inconscient retour à la femme :

Celuy qui tout ravy contemple incessamment La royne de son cueur, que le ciel a fait telle Qu’il y treuve tousjours quelque beauté nouvelle, N’estime rien plus doulx que Testât d’un amant.

Tous les poètes du xvie siècle, à costé des chan- sons et sonnets enflammés que nous avons entrevus au passaige, se firent les échos harmonieux de Tin- constance féminine du temps. Depuis Marot jus- ques à Régnier ce n’est qu’une série de pièces poéti- ques sombres ou enjouées sur le mesme subjet, mais toutes reflectant un scepticisme persifleur, une ironie en sourdine, ce « fifre au rire aigu raillant le violon- celle » dont le chantre de la Bohême devoit parler trois siècles plus tard. Du Perron, — un Bernisde la fin de la Renaissance, — escrivit une pièce d’une dizaine de strophes intitulée : le Temple de Vincon- stance où il vante gayement, avec sans soucy, les per- fydes et les volages, les serments légers comme fumée et toutes les girouettes du sentiment.

C’est que la gentille Mie du poète que nous avons voulu présenter dans ses atours et sa grâce n’estoit point constamment une sorte de grisette anticque beuvant l’herbette arrousée et vivant des pétales de la rose fraische éclose ; quelques-unes aymoient à s’aparesser dans de tièdes voluptés, derrière Thuys bien joincte, craygnant les jours disetteux, et par là mesme les Chevaliers de l’Espérance : celles-là es- taient les Héloïses qui nous apparoissent cyniques dans Boccace, Desperriers, Straparole, Cholières. •. et tous les conteurs anciens. Ce fust en songeant à elles qu’Eustorge de Beaulieu fit ce rondeau bien ouvré, document précieulx, et qui fournit matière à la glose :

Argent fait beaucoup en Amours, Si fait jeunesse et bonne grâce ; Mais argent, en bien peu d’espace, Y fait plus qu’un aultre en cent jours.

Beau parler, gambades et tours N’y valent, pour bien qu’on les fasse Argent.

Beauté, pour avoir beaux atours, Entre souvent dedans la nasse ; Mais dessus tous, Amour fait place Et loge au plus haut de ses tours Argent.

Jacques Tahureau, dans ses estranges Dialogues, où il resprend fort asprement les vices d’un chascun, pour nous animer, dit-il, davantaige à les fuir et à suyvre la vertu, s’exprime sans destour et « à la Juvénal » sur ses contemporaines. Voicy quelques citations dignes d’être recueillies en tant qu’elles sont fort incognues :

« Sy d’adventure nos belles Dames hantent les esglises ou les sermons, ce n’est à aultre intention que pour attirer à soy, par resguards lascifs et conte- nances impudiques, quelque jeune clerc ou aultre novice écharmoucheur de cottes, qui se montrera, à les voir, dispos ou content et prest à satisfaire à leur paillardise démesurée, et ainsy sera pippé Monsieur le jeune homme qui croiera incontinent estre quel- qu’aultre Adonis, ou pour le moins un secund cheva- lier de l’ardente espée, d’avoir fait un si grand coup que d’entrer en la faveur et s’insinuer en la grâce de si gentille Madame qui ne tend à autre fin, qu’aprèz avoir sucé toute la substance de son corps et de ’sa bourse, tirer la langue sur luy et s’en moquer aper- tement devant un chascun… »

Aultre part Tahureau se mocque des amoureux rymeurs de son temps et de tous les faiseurs de bal- lades à la Dame de leur cueur, comme si luy-mesme n’avoit point signé des Mignardises, des odes et des sonnets bruslans :

« Les uns appellent leurs amies Déesses et non Femmes, les aultres les font vaguer et faire des gambades en l’air avec les Esprits, les aultres les citent avec les estoiles aux cieux, aucuns les eslèvent avec les anges pour leur vouer de belles offrandes, tellement que je croys, sy on leur veut davantaige prester l’oreille, ils s’efforceront de les mettre au-dessus des Dieux. Le courtisan du jourd’huy ou tel aultre faisant estât de servir les Dames ne sera estimé bien appris, s’il ne sçait, en déchiffrant par le menu les fadaizes, songes et folles passions, se passionner à l’Italienne, souspirer à l’Espaignole, frapper à la Napolitaine et prier à la mode de Cour ; et qui est le pis, pensant bien veoir et louer, je ne sçais quoy de beauté qu’il estime estre sa Mie. Il ne la veoit le plus souvent qu’en peincture, j’entens peincture de fard ou d’autre tel masque, de quoy ne se sçavent que trop resparer ces vieux idoles revernis à neuf. Et tout cela ne suffiroyt s’ils n’y entremesloient quelques triolets, virelais, rondeaux, ballades et autres telle espèce de vieille quinquaille rouillée, dont ils empeschent à toute heure les presses des imprimeries et en raptassent, je ne sçays quelles œuvres qu’on ne peut nommer superflues et inutiles… Mais, pour ne nous escarter point de nos premières erres, nous fuyons le mespris de ceux, lesquels, ayant perdu toute cognoissance de leur perfection et bon sens naturel, n’ont point desdaigné de s’abastarder jusqu’à dire ; qu’ils baisent l’ombre des souliers de leur Dame, appelans leur âme chambrière et esclave d’icelle, voulant ainsy abaisser et anéantir chose si haulte et tant précieulse et ce qui ne doit estre employé qu’à la contemplation des choses grandes et secrets de nature, l’adonner jusques au service de chose si petite, et tant vile, comme est la femme, animaux de tous ceux de la nature le plus pernicieux et abbominable. »

C’est une ombre vigoureuse au tableau que de citer ces passaiges ; mais il ne faut oublier que Tahu- reau est le seul peintre en son genre des caracthères de son époque • Son ironie est inexorable ; il fouaille superbement ce qu’il croyt estre les ridicules à la mode et il occupe une place tant originale entre Henry Estienne et Théodore de Bèze. En oultre, sa satyre ne portoit pas tousjours à faux, si Ton observe qu’en dehors des poètes que nous avons citez, il exis- toit des grotesques ampoulés qui, comme Claude de Pontoux, ne craignoient pas de peindre les souf- frances qu’ils subissçient pour leur Mie par des mé- taphores aussy extravagantes que celles-cy :

Mon pauvre cueur, hélas ! lui sert d’enclume, Mes souspirs de soufflets, mon foye de fourneau : Pour arrouser son feu, mes pleurs lui servent d’eau.

Desportes, qui fust réellement le premier poëte françois dans toute sa puissance et sa verve, et qui joua un rosle plus efficace que Malherbe, à ce point qu’on devroit dire : Enfin Desportes vint…, bien qu’il vécut sous Henri III, — Desportes, ce bon chanoine de la Sainte - Chapelle, a laissé des vers admirables sur l’inconstance féminine, qui font sin- gulièrement pressentir Molière dans leur eston- nante vigueur. Ils se rencontrent au cours d’une de ses plus parfaictes élégies :

Féminin cerveau ! — dit-il en souspirant, Traistre, feint, sans arrest, deçà, delà courant, Contraire objet de foy, parjure et variable,

Que celuy qui te croit est pauvre et misérable !

Je t’ay cru toutefois, aussy tu m’as fait voir

Combien ton naturel est propre à décevoir.

Mais, las ! qui ne t’eust cru ? cette aspre violence,

Ces sermens, ces propos, tout vrais en apparence,

Tout enflammés d’amour, tout chauds d’affection,

Ces reguards desrobés, bruslants de passion,

Ces doulx languissements, ces mignardes caresses,

Ces larmes, ces propos et ces longues promesses,

Ëstoient-ce les tesmoins d’une légère foy, *

Et qu’on favorisât les aultres comme moy ?

Ah ! traistre et lasche cueur ! de quel masque hypocrite

As-tu sceu desguiser ta volonté maudite,

Sans que, par mon amour ny par ma fermeté,

J’aye pu retenir tant d’infidélité ?

Las ! je crois que les dieux ardamment courroucez, Un jour que les humains les avoient offensez, Firent naistre icy bas, pour punir leur audace Et pour les travailler, la féminine race, Ainsy que les serpents, les tigres et les loups, Aux mortels mille fois plus courtois et plus doulx ; Et comme on voit sortir parmi les bonnes plantes Des chardons inutiles et des herbes meschantes.

Mais il nous faut arrester le cours de cette disser- tation bavarde sur cette gentille Mie du poète au xvie siècle. Dans notre Galerie de Souveraines à tra- vers les siècles, la maistresse inspiratrice de notre Parnasse méritoit un large médaillon ; nous avons tenté de l’esquisser en l’entourant de toutes les légendes poétiques puisées aux sources les plus di- verses. Si cette belle figure en mosaïque d’érudition prend quelque relief en ce livre tant varié de manières et de formes, nous en tirerons quelque agrément sensible. Son Altesse la Femme règne ici jalousement sur les cueurs avec plus de pouvoir peut-estre que dans les siècles advenir. Elle est la grand muse qui fait chanter l’âme du païs et met l’espérance au cueur des enfans sans soucy. Le moraliste et le pédagogue trouveroient certainement à resprendre dans les doctrines la culture intellectuelle de la femme de ces temps heureux ; mais la forme sociale de la Renaissance ne doyt pas nous préoccuper au cours de ces pages poétiques. Est-il d’urgence d’apprendre la science de la vie et de former son caracthere et ses mœurs d’aprèz les traictéz d’un Fénelon ou les saiges préceptes d’une gueuse repentie comme Mme de Maintenon ? — Les poètes et les amoureux n’ont jamais eu besoin de la rédaction d’un art poétique ou d’un code d’amour. L’esprit féminin estoit tousjours assez ouvert pour vibrer aux échos des chansons de gestes et des fières poésies des troubadours et des trouvères. Amadis, Mélusine, Florisandre, Paris et Vienna, Ponthus et Sidonie, Pierre et Maguelonne ne valoient- ils pas les héros et héroïnes de la Calprenède, de Mlle de Scudéri, de Rousseau, de Richardson, de Chateaubriand, de Byron ou de Balzac ? Le tempesrament de l’âme françoise ne s’en accommodoit-il mesme pas mieux que des doulceurs de Tèlèmaque ?

La grande Mie du poète, ne l’oublions mie, celle qui planoit sur la pluspart des esprits, fust encore et surtout la Patrie. Ronsard est peut-être le premier patriote qui ayt fait une hymne superbe et amou- reuse à la France :

Que dirons-nous encore de nostre France ?
C’est cette terre aux deux Pallas adestrc,
Et qui nous a de son ventre fait naistre
Tant de vainqueurs de lauriers couronnez
Et tant d’esprit aux muses adonnez.

N’est-ce pas tout reporter glorieusement à la mère patrie ? D’aullre part, l’illustre barde adjoute :

Je te salue, ô terre plantureuse,
Heureuse en peuple, et en princes heureuse,
Moi ton poëte, ayant premier osé
Avoir ton los en rymes composé.

France de Ronsard, de François Ier, de Branthôme, d’Amyot, de Montaigne, France guallanle, chevaleresque etfière ; France, nostre Mie à tous, — Mie des poêles et des héros, — en concluant, je te salue !



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LA PRÉCIEUSE


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PORTRAICTS DANS LE GOUST DU SIÈCLE


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LA PRÉCIEUSE


CARACTÈRES ET PORTRAITS


Les Caractères et les Portraicts fusrent en puissant honneur dans la littérature du xviie siècle ; les Lettres escrites pour estre lues dans les ruelles, conçues pour la galerie, polies avec amour, soigneusement piquées d’esprit pouvoient seules contrebalancer la vogue d’un genre de stile dont La Bruyère fust le grand maistre et qui réussit à la majorité des escrivains du temps.

Il y eust les portraicts galants, les portraicts sérieux, les portraicts critiques ; tous galamment tournés, accentués de poinctes ironiques qui estoient comme autant de « fossettes » spirituelles dans ces ingénieux croquis à la plume, La pluspart visoient les Dames de Cour ou les bourgeoises en relief : dans les généralités, on peignit plus spécialement la coquette, la bigotte, l’esconome, la joueuse, la plaideuse et surtout la Précieuse.

C’est à celle-ci que revient de droit ce chapitre, car, dans la société polie du grand siècle, la Précieuse véritable représente le type le plus accomply de la femme simple, ennemie du bel esprit de profession, pleine de bon sens et d’indulgence, délicate anatomiste du cœur humain, modeste à Textresme et dont Mlle  de Scudéry, dans Cyrus, nous a peint le caractère agréable sous le nom de Sapho, opposé à la fausse Précieuse, à la pédante sous la physionomie de Damophile ; — voyons le portraict de Sapho :

« Sapho… s’est donné la peine de s’instruire de tout ce qui est digne de curiosité. Elle sçait de plus jouer de la lyre et chanter ; elle dance aussi de fort bonne grâce, et elle a mesme voulu sçavoir faire tous les ouvrages où les femmes qui n’ont pas l’esprit aussi élevé qu’elle s’occupent quelquefois pour se disvertir. Mais, ce qu’il y a d’admirable, c’est que cette personne qui sçait tant de choses différentes, les sçait sans faire la sçavante, sans en avoir aucun orgueil, et sans mespriser celles qui ne les sçavent pas. En effet, sa conversation est si naturelle, si aisée, si galante, qu’on ne luy entend jamais dire, en une conversation générale, que des choses qu’on peut croire qu’une personne de grand esprit pourroit dire sans avoir appris tout ce qu’elle sçait… Elle songe tellement à rester dans la bienséance de son sexe, qu’elle ne parle presque jamais que de ce que les dames doivent parler : et il faut estre de ses amis très particuliers pour qu’elle advoue seulement qu’elle ait appris quelque chose… Elle parle si éga- lement bien des choses sérieuses et des choses ga- lantes et enjouées qu’on ne peut comprendre qu’une mesme personne puisse avoir des talents si oppo- sés. »

Et plus loin, l’amie de Pellisson adjoute comme dernier traict à son modesle :

« Les plus grands hommes du monde deman- doient de ses vers avec empressement. Elle en faisoit un si grand mystère, elle les donnoit si difficilement et elle tesmoignoit les estimer si peu, que cela aug- mentait encore sa gloire. »

Telle fust la vraye Précieuse 9— sobre de stile, généreuse, alliant les qualités de l’esprit à la no- blesse du cœur, la simplicité au bon goust, la cor- rection des manières aux grâces du langage, l’ex- trême opposé de la femme savante, de la Philaminte qu’on peut reconnoître sous le masque de Damo- phile :

— « Il y a à Mytilène — dit Mademoiselle de Scudéry, une femme qui ayant veu Sapho dans le commencement de sa vie, se mit en fantaisie de l’imiter : et elle creut l’avoir si bien imitée, que, changeant de maison, elle prétendit eslre la Sapho de son quartier. Je ne crois pas qu’il y ait jamais rien eu de si opposé que ces deux personnes. Encore que Sapho sçache tout ce qu’on peut sçavoir, elle ne fait point la sçavante, et sa conversation est natu- relle, galante et commode. Mais pour celle de cette Dame qui s’appelle Damophile, il n’en est pas de mesme… elle fit tout ce que l’autre ne faisoit pas. Premièrement elle avoit toujours cinq ou six mais- très, dont le moins sçavant lui enseignoit, je pense, l’astrologie ; elle escrivoit continuellement à des hommes qui faisoient profession de science ; elle ne pouvoit se résoudre à parler à des gens qui ne sceus- sent rien ; on voyoit toujours sur sa table quinze ou vingt livres dont elle tenoit toujours quelqu’un quand on arrivoit dans sa chambre et qu’elle y estoit seule : et je suis asseuré qu’on pouvoit dire sans mensonge qu’on vçyoit plus de livres dans son cabi- net qu’elle n’en avoit leu et qu’on en voyoit bien moins chez Sapho qu’elle n’en lisoit. De plus, Damophile ne disoit que des grands mots, qu’elle prononçoit d’un ton grave et impérieux, quoiqu’elle ne dist que des petites choses ; et Sapho au contraire ne se servoit que de paroles ordinaires pour en dire d’admirables. Au reste, Damophile ne croyant pas que le sçavoir peust compatir avec les affaires de sa famille, ne se mesloii d’aucuns soins domesti- ques ; mais pour Sapho, elle se donnoit la peine de s’informer de tout ce qui estoit nécessaire pour sçavoir commander à propos jusqu’aux moindres choses. »

« De plus, Damophile non seulement parle en stile de livres, mais elle parle toujours de livres, et ne fait non plus de difficulté de citer les autheurs les plus inconnus, en une conversation ordinaire que si elle enseignoit publiquement dans quelque académie célèbre.

<( Ce qui rend encore Damophile fort ennuyeuse, est qu’elle cherche mesme avec un soin estrange à faire connoistre tout ce qu’elle sçait et tout ce qu’elle croit sçavoir, dès la première fois qu’on la voit : et il y a en effet tant de choses fascheuses, incom- modes et désagréables en Damophile, qu’on peut asseurer que, comme il n’y a rien de plus aimable ny de plus charmant qu’une femme qui s’est donné la peine d’orner son esprit de mille agréables con- noissances quand elle en sçait bien user, il n’y a rien aussi de si ridicule ni de si ennuyeux qu’une femme sottement sçavante. »

Voicy donc, dès le début de ce chapitre, la Pré- cieuse estimable et sa contrefaçon, la Précieuse ridi- cule en présence. J’ai teneu à sortir de Cyrus ces deux mesdaillons bien distincts car ils sont plus expressifs que toute la philologie et tous les dis- cours que j’eusse peu hasarder sur le sujet. La pos- térité ne veut voir la Précieuse qu’au travers de Molière, qui ajustement stigmatisé les prudes et les pédantes, les femmes sçavantes, grotesques, bavar- des, les « bibliothèques renversées », comme il en existe tant encore ce jourd’hui, les sottes et les vani- teuses qui forment l’outrance de la grande Précieuse honneste, accueillante et bonne.

Dans la première période du grand siècle la ru- desse des mœurs et la hardiesse parfois brutale du langage disparusrent peu à peu ; on eut une plus haute conception de l’idéal féminin et la littérature de ce temps peint à elle seule Testât de la société françoise sous Louis XIII. Il régnoit alors un fu- rieux goust pour les romans héroïques, pour les sen- timens généreux à la folie, gigantesques et ampou- lés, pour toutes les peinctures d’amour en relief sur un fond de noblesse. Desjà il n’y avoit plus de Py- rennées pour les lettres, tout nous venoit d’Espaigne comme un siècle auparavant tout sembloit italianisé du haut en bas du Parnasse. Il se formoit une escole d’honneur et de politesse affinée, qui persuadoit aux hommes que les femmes divinisées par l’adoration la plus puissante avoient plus de droits au respect qu’à l’amour physiquement démonstratif. Ce plato- nisme et ces amours spiritualisées se montrent dans leur langueur filandreuse au milieu des romans de la Calprenède, de MUo de Scudéry, de Gomberville, de Sallebrai, d’Honoré d’Urfé et de Mm0 de la Fayette ; l’empire de la galanterie et du bel esprit eust des loys farouches. Il y eust comme un deshonneur à tesmoigner de ses appétits naturels et on se plust à masquer les trivialités de la vie, à desguiser les sen- sations matérielles, à subtiliser sur les expressions trop accentuées, à voiler les idées provocantes, à épurer les termes rabelaisiens de la langue. Les femmes fusrént les premières admises à cette acadé- mie « d’épluchage » et les plus ferventes écosseuses de mots furent ces fameuses « Précieuses » si mal comprises de notre génération.

Ce jargon entortillé, ces poinctes, ces esquivo- ques, ces locutions énigmatiques, ces néologismes bizarres, ces antithèses brillamment oultrées qui firent resvolution, ont plus heureusement arrondy qu’on ne croist les angles rudes de nostre langue qui doit beaucoup de sa grâce, de son moelleux, de sa familière élégance aux cotteries des vraies Pré- cieuses. C’est aux Précieuses esgaleihent que l’on doit aussy cet esprit de conversation qui brilla du- rant deux siècles en France dans toute sa splendeur, sa verve et sa délicatesse ; ce sont elles qui assou- plirent les termes, qui presparèrent notre idiome à toutes les finesses du langage social, qui firent que les relations de l’homme et de la femme purent s’éta- blir sur une sympathie d’esprit et de cœur, en de- hors des sentiments violents ou des banalités con- venues.

Il sembleroit que la vraye Précieuse ayt voulu protester par ses actes, son honnêteté, sa sociabilité contre le danger peint par Nicole en ces lignes clair- voyantes et fines :

« Les femmes ne sont pas seulement affaiblis- santes par les tendresses qu’elles excitent, par les amusements qu’elles causent, mais elles sont Joute t. ou la pluspart, ennemies de la pénitence «u moins pour les autres… Elles sont semblables à la vigne ; elles ne sçauroient se tenir debout, ni subsister par elles-mêmes, elles ont besoin d’un appui, encore plus pour leur esprit que pour leur corps : mais elles entraînent souvent cet appui et le font tomber. Il y a une galanterie spirituelle aussi bien qu’une sen- suelle, et si l’on n’y prend garde, le commerce avec les femmes s’y termine ordinairement. »

La Précieuse prit soin asseurément de garantir le libre eschange de galanterie spirituelle de l’homme et de la femme, elle conçut et fit naistre le type par- fait de Y « honnête homme » qui sçut joindre, selon Ménage, la Justesse de l’Esprit à l’Équité du cœur, qui loua avec le discernement son concurrent ou son ennemi dans les choses où il fut louable, qui le condamna sans aigreur et sans emportement quand il fut condamnable, et qui eust deux vertus princi- pales, l’une dans l’esprit pour combattre les erreurs, Illustration



l’autre au cœur pour empescher l’excès des passions, soit en bien, soit en mal.

La vraye Précieuse, comme la marquise de Ram- bouillet et ses amies, fit aussy esclore et nourrist de sa pensée, de son souffle, de son esprit vaste et subtil, de sa gaieté mesme, différens genres de littérature spéciale ; tels ces portraicts, ces caractères, ces pen- sées, ces lettres dont je parlois au début de ce cha- pitre. On peut dire que le genre épistolaire sortit tout esquipé de l’hôtel de la rue Saint-Thomas-du- Louvre avec Balzac et Voiture et que, sans ces modesles curieux à plusieurs titres, Mme de Sévigné n’eust pas cultivé une manière si françoise qu’elle n’eust un peu plus tard qu’à perfectionner avec des grâces et des qualités innées en elle, mais avec trop de voulu et pas assez d’abandon.

A mon sentiment, la Précieuse se rapproche sen- siblement de ce type de la Femme qui ne se treuve point, et dont M. de Saint-Évremond nous a laissé ce joly portraict qu’il voulut sans doute ironique- ment parfaire pour mieux prestendre en renier le vray modèle.

« Son esprit a de l’étendue sans estre vaste, n’al- lant jamais si loin dans les pensées générales qu’il ne puisse revenir aisément aux considérations parti- culières. Rien n’eschappe à sa pénestration : son discernement ne laisse rien à connoistre et je ne puis dire si elle est plus propre à descouvrir les choses cachées qu’à juger sainement de celles qui nous paroissent secrètes et point mystérieuses. Sçachant à propos esgalement se taire et parler ; dans sa conversation ordinaire elle ne dit rien avec estude et rien par hasard ; les moindres choses mar- quent de l’attention, il ne paroist aux plus sérieuses aucun effort : ce qu’elle a de vif ne laisse pas d’estre juste et ses pensées les plus naturelles s’expriment avec un tour délicat. Mais elle hait ces imaginations heureuses qui échappent à l’esprit sans choix et sans connoissance, qui se font admirer quasy tous- jours et qui font ordinairement estimer ceux qui les ont. Parmi ces avantages, un des plus grands, c’est d’estre tousjours la mesme et de tousjours plaire. Elle plaist par elle seule et en tout temps ; une esga- lité esternelle ne donne jamais un quart d’heure de dégoust… Ce n’est point une imagination qui vous surprenne et bientost après qui vous importune. Ce n’est point un sérieux qui fasse acheter une conver- sation solide par la perte de la gaîté : c’est une raison qui plaist et un bon sens agréable. »

Ce portrait de la Femme accomplie, Corneille, Balzac, Chapelain, Voiture, Ménage, Colletet, Go- deau, l’évêque de Grasse, Montausier, Conrart, les Arnault, Gombault, Malleville, Scudéry et autres l’eurent souvent très vivant sous leurs yeux grâce à la présence réelle de la marquise de Rambouillet, de la Déesse d’Athènes, comme on la nommoit, et cette Femme qui ne se treuve point se treuva par hasard en cette admirable marquise, le parangon de la Pré- cieuse esclairée dont le difficile et médisant Talle- mant a pu escrire : « Jamais il n’y a eu de meilleure amie. »

Balzac, dans une lettre à Chapelain, en date de septembre 1638, nous laisse voir la différence qu’il est esquitable de faire entre certaines Précieuses et la marquise connue sous le nom d’Arthénice. Il veut parler d’une vilaine pédante qui tient assemblée, et s’exprime en ces termes :

« Monsieur, c’est à mon gré une belle chose que ce sénat féminin qui s’assemble tous les mercredis chez Mme**\ Il y a longtemps que je me suis desclaré contre cette pédanterie de l’autre sexe et que j’ay dit que je souffrirois plus volontiers une femme qui a de la barbe qu’une femme sçavante… tout de bon, si j’estois modesrateur de la police, j’envoyerois filer toutes ces femmes qui veulent faire des livres ; qui se travestissent par l’esprit ; qui ont rompu leur rang dans le monde. Il y en a qui jugent aussi hardiment de nos vers et de notre prose que de leur point de Gennes et de leurs dentelles… On ne parle jamais du Cid, qu’elles ne parlent de l’unité du §ujet, de la reigle des vingt-quatre heures. — 0 sage Arthénice ! que votre bon sens et votre modestie valent bien mieux que tous les arguments et toutes les figures qui se débitent chez Mme *** »

Cette lettre de vieux barbon résume bien la question. La pédante ridicule y est mise à sa place loin de la noble matrone qui mit tout son esprit et son sçavoir à faire briller l’esprit et le sçavoir d’autrui, tout son cœur à obliger et consoler, toute sa délicatesse à faire vivre la civilité françoise dans le cercle d’une politesse exquise, d’une urbanité par- faite et d’un langage simplement fleuri et apte à toutes les commodités de la conversation.

Je ne sçaurois faire icy une estude approfondie de la Précieuse si mal ititerprestée à travers le lointain du temps ; ce seroit oultrepassér les limites de l’éru- dition mi-sérieuse mi-badine que je me suis tracées, dans la conception de ce livre, et, pour passionnante que soit l’histoire littéraire, pour agréable que puisse estre la confection érudite d’un chapitre bien fourny en citations soigneusement cueillies icy et là dans l’ardeur des recherches sçavantes, pour pi- quante que seroit enfin une dissertation philolo- gique sur les locutions du Dictionnaire des Pré- cieuses qui se sont introduites par centaines jdans notre langage familier et bourgeois, et dont on se sert maintenant, sans y songer et à tout propos, dans la banalité des rencontres et des conversations fugitives, il me convient de ne point oublier que je dois me garder, comme de la peste noire, d’une pédan- terie qui lasseroit vite toutes autres femmes que des fausses Précieuses confites dans l’essence des théo- ries métaphysiques ou desséchées dans la connois- sance des parchemins moins jaunis que leur peau.

Ores, j’estime que les lys et les roses doivent s’espanouir sur les frais visages féminins qui com- posent mon illustre auditoire ; je souhait te que.de doux souris viennent à point brillanter les lèvres, et, * pour ce, point ne veux estre ni trop espineux dans Fart de coudre des textes, ni trop psychique dans mes discours de paraphraseur. J’entends doncques rompre mes chiens et les laisser courir un instant dans le domaine de la fantaisie, pour les rallier plus tard au païs de l’amour précieux, délimité sur la Carte de Tendre, et les tenir en laisse dans l’empire des œillades auprès du fleuve Inclination.

*

J’ay tousjours pensé que Testât des mœurs et de la société ne se transforme point autant qu’on pour- rait le croire, que les modes seules changent et se renouvellent, que le progrès n’est peut-estre qu’un mot donné en pasture à l’amour-propre humain pour tisonner la foy du cœur et l’esmulation de l’es- prit, qu’il y a enfin dans le souvenir d’Hier une mé- lancolie dont on ne se peust deffendre, un regret atten- dri qui fait mespriser Y Aujourd’hui, et, dans le mot magique de Demain un peut-estre, une espérance vague, un charme mystérieux qui vient heureuse- ment esquilibrer nostre vie et la soutenir dans la désespérante monotonie de l’heure présente, grâce à ces deux puissances régénératrices : le souvenir troublant de la veille et la curiosité énigmatique du lendemain.

L’érudition puise une partie de son charme dans la vibration constante qu’elle donne à l’imagination, et le document précis, le tableau de mœurs d’autre- fois, la lettre qui esvoque un portraict de femme, l’historiette qui fait revivre un groupe d’individua- lités, la satire qui flagelle les sottises du temps ne doivent souvent l’inestimable plaisir qu’ils nous pro- curent qu’aux reliefs estranges, aux couleurs parti- culières que leur preste notre folle du logis, laquelle se complaist dans les perspectives lointaines et les mirages indécis du passé.

Si les alcôvistes et les ruelles n’existent plus, les salons et les cotteries précieuses subsistent encore, et vivront longtemps sous diverses formes, mais avec un mesme fond, en despit des resvolutions so- ciales et des variations de régime. Les Philaminte qui ayment à « tyraniser la conversation » en croyant revestir leurs pensées « d’expressions nobles et vigou- reuses^), les Gathos qui «confessent leur foible», les Madelon qui « s’establissent arbitres souverains des belles choses », les Bélise qui sont de coustume « en commodité d’estre visibles » et qui souspirent des Ah ! ma chère à tout venant ; les regrattières et les maquignonnes de la gloire, les « cymbal- lières» de la popularité foisonnent encore dans ce Paris aéré et cosmopolite où tant de fausses mon- noyeuses parviennent à mettre en circulation des pièces à leur effigie.

Soyons en conséquence « enjoué comme un Amilcar » et souffrez que je fasse revenir céans quelque portraictiste du grand siècle pour accom- moder de la belle manière le type le plus accusé de nos grosses petites précieuses du jour, vous priant de ne point vous alambiquer l’esprit à quérir une clef qui risquerait de devenir un véritable passe- partout.

Un médium spirite veut bien me mettre en com- munication avec l’esprit errant d’un illustre peintre de caractères ; groupons-nous en rond autour de la table. — … Le crayon marche ; lisez, de grâce, par dessus mon espaule :

« Que de fois, depuis Heraclite, n’a-t-on pas ré- petté à profusion : 0 temps ! ô mœurs ! — Siècle triste et indigne qui met la vertu en souffrance et le vice à Vapogée des honneurs /… Le temps poursuit son cours cependant ; les peuples passent, les nations disparoissent ou se modifient, l’humanité reste la mesme et tousjours du haut d’un minaret d’occident quelque pauvre philosophe en détresse, derviche plaintif et hurleur, lance désespérément par intervalle ce cry attristé et monotone : 0 temps ! 0 mœurs ! — siècle pervers, Océan d’iniquité !

Les vices ne peuvent s’estendre, car ils tournent dan^ un cercle borné comme des chacals dans une arène ; les vertus ne peuvent dominer, car elles ai- ment l’ombre et le silence : la plus grande des vertus chrétiennes estant l’humilité. — Cessons de nous plaindre et gardons-nous d’escouter l’écho de notre voix dans le désert de l’indifférence publique. Les moralistes frappent les individualités et n’entament point la foule ; les portraicts ne sont appréciés que dans l’intimité et la réflexion solitaire, tandis que la ressemblance est laschement reniée vis-à-vis de l’original. Ce Temps où vous vivez, ce siècle dix- neuvième vaut le mien, bien que la marée humaine se soit retirée des hauteurs et forme un niveau plus bas, laissant voir plus de fange. La Précieuse ridi- cule s’y montre honorée à l’esgal de la sottise dans la médiocrité et la petitesse générale. Escoutez :

« Une Précieuse bien conneue, c’est Mélissandre ; Damophile revist en elle avec ses outrecuydances de faux sçavoir et un ton de mauvaise compagnie qui n’existoit point autrefois et dont le goust du jour prestend faire le bon ton. — Ne tient-il qu’à dire que Mélissandre est belle, j’advoueray qu’elle le fust, mais l’âge est venu ; les roses sur son visage se sont transformées en couperoses, et, bien que son air soit assez revenant, que ses yeux gris de Minerve soient provocants, que ses cheveux chastains soient tordus avec grâce sur un front plus bombé que large, que sa gorge soit honnestement placée et bien guarnie comme bastions, alors mesme que ses bras grasse- lets se montrent modelés de manière exquise, je ne sçaurois tomber d’accord sur sa beauté parfaicte ou plustôt, sur ce qu’en stile pictural, on entend par la distinction des lignes. La beauté de Mélissandre fust tousjours vulgaire ; elle expose la plantureuse carnation de Marotte ou de Martine, l’allure carrée des servantes picardes et l’imagination se plaist à la resver dans son cadre véritable, parmy le va-et-vient des vastes auberges de campagne, margaudant avec de joyeux rustres.

« On ne sçauroit dire comment Mélissandre s’est resvélée peu à peu à Lutèce. Veufve par deux fois, — ayant tué deux maris sous elle, eust dit Monsieur de Bassompierre, — elle tint salon politique ou plus- tôt donna à disner à quelques grands parleurs, ba- lourds et sans noblesse d’origine, qui ne songeoient qu’à prendre les premières places dans un estât populaire. Elle attisa leur ambition, nourrist leurs espérances et apporta ce que la femme de toute condition sçait si bien respandre hors d’elle, une sorte d’affabilité, une rondeur particulière, une certaine poincte de délicatesse qui manque parfois aux natures vulgaires et fortes. On lui donna une adventure amoureuse avec un gros chef de party qui eust joué un rosle considérable dans la Respublique. si la mort ne l’avoit fauché sur les marches du pouvoir, mais la calomnie est trop mystérieuse et trop salissante pour consigner icy cette histoire.

« Entre temps Mélissandre s’advisa de bel esprit ; elle escrivit les ouvrages les plus contraires au cer- veau féminin, des maximes de sociologie, des consi- dérations sur les nations estrangères, des petits ro- mans incolores, des chapitres de littérature fade et molle, tout un lot d’opuscules indigestes dont la pé- danterie ne parvint point à dissimuler la platitude. Mais cette illustre est de celles qui s’imposent et forcent la main à la critique, aussi tous les grands écri- vains de la presse qu’elle avoit bercés dans ses fau- teuils ou qui a voient eu le tabouret à ses réceptions, les feuilletonistes cajolés, confits dans les préve- nances et les chatteries, ne pouvoient rester muets ou détendre leurs griffes. Et puis disoient-ils : « Une femme !… qui oseroit lui monstrer les dents autre- ment que pour sourire !… » — On lui presta un talent qu’elle ne rendit jamais ; ce fut pour les uns une Reine d’esprit, pour les autres la femme forte des temps antiques ; pour ceux-cy Y Arthénice des temps moder- nes, pour ceux-là enfin l’Égérie des législateurs, le pouvoir occulte et la puissance mesme. Mélissandre se convainquit de son génie, elle y engonça sa va- nité, et bien que son libraire se désespérast de l’in- différence publique à l’égard de ses livres, qui restoient à la boutique comme des malades qui gar- dent la chambre, elle en vint à concevoir l’idée d’estre la maistresse, sinon la régénératrice des lettres, et establit un recueil où les esprits graves purent traicter chasque mois, sous son inspiration, des questions palpitantes politico-religieuses ou de doctes études pédagogiques, voire d’histoire rétrospective sous des titres aussi précieux que : De la manutention chez les Assyriens ou encore : Pons-Pilate, et sa famille d’après des documents entièrement inédits.

Mélissandre, dans ce siècle, pust donc atteindre plus haut dans le domaine du ridicule que Damo- phile en son temps. Tapageuse à l’extresme, causant plus spécialement de tout ce qu’elle ignore et igno- rante de tout ce qu’elle a appris, Mélissandre, la Précieuse, promène partout avec superbe son en- combrante nullité. Il n’est Question dont elle ne s’occupe et sur laquelle elle ne veuille presdominer : art, littérature, musique, économie politique, théâ- tre, sociologie, technologie, voyages, arbitrages, religion, tout lui semble bon, toujours elle respond : Me voicy. r— Elle s’advouera progressiste et utili- taire, parlera de la politique normale des Peuples, et fera à ce sujet un pathos à faire mourir de honte le « Médecin malgré luy ». On la voit icy et là dans toutes les assemblées élevant une voix criarde, riant à corsage ouvert, lançant les termes bas et les expressions « épicières », usant de l’argot du club et de l’atelier, affectant les manières d’un monde interlope ; à moitié renversée sur les divans, vestue en Aspasie de boudoir, souriant à tous les faux brillants, à toutes les grossièretés, elle se monstre heureuse de laisser dire d’elle à ses meilleurs amis : « C’est une bonne fille ! »

Mélissondre l’androgyne ne sçauroit souffrir la société des femmes, mais elle a de quoi fournir aux compliments des hommes et sçait en leur compagnie se tenir dans son bel aimable. Bref, pour rendre mon discours complet, elle aime estre la seule idole dans la grotte où Tibulle lui rend ses hommages, eh parler Phœbus… La vogue de Mélissandre touche, hélas ! à son déclin ; lorsque les rides arrivent, on sent que l’outre se dégonfle, le vide apparoist de ces réputations en baudruche et le coucher de ces soleils malsains a des tristesses crépusculaires sans poësie ni grandeur. Mélissandre, dira-t-on bientost ?… qui cela Mélissandre ? — les plus lettrés n’auront gardé aucun souvenir de cette Précieuse d’un jour sans lendemain ; sur les vestiges misérables de cette païenne vaniteuse, on pourra inscrire .sa devise : Aspasie nepust estre, comédienne ne daigna, pauvre Philaminte fust.

— Icy les oscillations du crayon s’arrêtent, l’es- prit errant s’envole sans accentuer davantage ce portraict fantaisiste. Aucune de mes contemporaines ne sçauroit se reconnoistre dans ce miroir bizeauté ; les coquettes se complaisent à trouver la flatterie dans les reflets du « Conseiller des grâces » et à tra- vers le cristal limpide des vérités profondes l’homme en général n’ose se resgarder de peur de se rencon- trer, alors qu’il emploie tous les stratagèmes des faux plaisirs et de la folie pour essayer de se fuir. Mélissandre passera doncques souriante et desdai- gneuse, attribuant à quelque rivale l’honneur d’avoir servi de modesle à ce croquis, et Mélissandre aura raison ; l’art de se tenir en esquilibre devant les ba- dauds consiste à ne resgarder ny en haut pour ne point perdre pied, ny en bas pour se presmunir contre le vertige. Ayant en main son petit balancier doré, Mélissandre ira devant elle comme les som- nambules, se croyant une estoile au front et des ailes aux talons comme le Mercure antique.

De combien d’autres portraicts de Précieuses ce siècle pourroit fournir les originaux ! A défaut d’une Arthènice^ on trouveroist dix honnestes Précieuses ayant les plus estimables qualités ; des Sapho, plei- nes de sagacité, de noblesse et de discernement, des prototypes de Yhonneste femme modeste, esclairée d’une érudition qui filtre doucement sansVascade, et, comme contraste, une galerie de bavardes, de pé- dantes, de maritornes littéraires, de prétentieuses, d’incomprises, d’insoumises, d’affolées, de névro- siaques, Précieuses grotesques et romancières d’a- ventures qui, souvent, dans la crainte d’estre taxées de bas bleus escrivent aux meschants petits La Bruyère de la presse journalière : « Venez me voir, cher confrère, je vous recevray les jambes nues. »

Cette incursion faite dans la modernité pré- cieuse, revenons en arrière, au Royaume de Coquet- terie, à l’amour délicat mis à la mode dans les cénacles d’autrefois, à cette carte du Pais de Tendre, dont Mlle de Scudéry, la Vierge du Marais, comme la nommoit Furetière, nous a dressé le très curieux itinéraire dans sa bizarre Clèlie, et dont je vay tascher d’indiquer le tracé principal :

« La première ville située au bas de la carte est Nouvelle amitié. Comme on peut avoir de la ten- dresse pour trois causes différentes, ou par une grande estime, ou par reconnoissance, ou par incli- nation, on y a establi trois villes de Tendre sur trois rivières qui portent trois noms, et on a fait aussy trois routes différentes pour y aller. Si bien que, comme on* dit Cumes sur la mer d’Ionie et Cumes sur la mer Tyrrhène, on dit aussy Tendre-sur-Incli- nation, Tendre-sur-Estime, Tendre-sur-Reconnois- sance. Cependant comme Clélie a présupposé que la tendresse qui naist par inclination n’a besoin de rien autre chose pour estre ce qu’elle est, elle n’a mis nul village le long des bords de cette ryvière qui va si viste qu’on n’a que faire de logement le long de ses rives pour aller de Nouvelle-Amitié à Tendre. Mais pour aller à Tendre-sur-Estime il n’en est pas de mesme ; car Clélie a ingénieusement mis autant de villages qu’il y a de petites et de grandes choses qui peuvent contribuer à faire naistre par estime cette tendresse dont elle entend parler. — De Nouvelle- Amitié, on passe à un lieu qu’on appelle Grand- Esprit, parce que c’est à ce poinct que commence ordinairement l’estime. Ensuite vous voyez ces agréables villages de Jolis-Vers, de Billet-Galant et de Billet- Doux, qui sont les opérations les plus ordinaires du grand esprit dans les commencements d’une amitié. Ensuite, pour faire un plus grand progrès sur cette route, on parvient à Sincérité, Grand-Cœur, Probité, Générosité, Respect, Exactitude et Bonté, qui est tout contre Tendre. —Après cela, il faut retourner à Nouvelle-Amitié pour voir par quelle route on va de là à Tendre-sur-Reconnoissance. Il faut aller d’abord de Nouvelle-Amitié à Complaisance, ensuite à ce petit village qui se nomme Soumission, et qui en touche un autre fort agréable qui s’appelle Petits-Soins. De là, on passe par Assiduité à un autre village qui se nomme Empressement, puis à Grands-Services ; et pour marquer qu’il y a peu de gens qui en rendent de tels, ce village est plus petit que les autres. Enfin, il faut passer à Sensibilité et pour arriver à Tendre traverser tendresse, toucher à obéis- sance, puis pour arriver au poinct où l’on veut aller, faire halte à Constante-Amitié, qui est sans doute le chemin le plus seur pour arriver à Tendre-surRe- connoissance.

Mais comme il n’y a pas de chemins où l’on ne puisse s’esgarer, Clélie a fait que si ceux qui vont à Nouvelle-Amitié prenoient un peu plus à droite ou un peu plus à gauche, ils s’esgareroient aussy. Car si, au partir de Grand-Esprit, on alloit à Négligence, qu’ensuite, continuant cet esgarement, on alloit à Inégalité, de là à Tiédeur, à Légèreté et à Oubli, au lieu de se trouver à Tendre-sur-Estime, on se trou- verait au lac iï Indifférence, qui, par ses eaux tran- quilles, représente sans doute fort justement la chose dont il porte le nom à cet endroit. De l’autre costè, si, au partir de Nouvelle-Amitié, on prenoit un peu trop à gauche, et qu’on allast à Indiscrétion, à Per- fidie, à Orgueil, à Médisance ou à Meschanceté, au lieu de se trouver à Tendre-sur-Estime, on se trouverait à la mer d’Inimitié où tous les vaisseaux font naufrage. La ryvière d’Inclination se jette dans une mer qu’on appelle la Mer Dangereuse, et ensuite au delà de cette mer, c’est ce que nous appelons terres inconnues, parce qu’en effet nous ne sçavons point ce qu’il y a.

Comment ne pas admirer ces ingénieuses et innocentes puérilités qui estoient comme les petits jeux de la conversation dans les réunions des honnestes Précieuses ? A cette Carte de Tendre, qu’il trouvoit un peu anodine et assez mal peuplée de villes de haute plaisance ou de solides rafraischissements, l’abbé d’Aubignac opposa une Relation du Royaume de Coquetterie où l’on ne voyoit qu’une grande Cité, à laquelle aboutissoient divers chemins non bordés de gistes. Dans ce nouveau païs, d’Aubignac laissoit entendre que l’on devoit faire de longues traittes pour arriver viste à ses fins. Sur cette carte minuscule, on eust pu voir la place de Cajolerie, le tournoi des Chars dorés, le combat des Belles-Jupes, la place du Roy, le palais des Bonnes-Fortunes, le combat des Récompenses, la borne des Coquettes et la chapelle des Saints-Retours.

Dans ce païs onmarchoit militairement, sans laisser à la ville le temps de se rendre ; mais les Précieuses apportaient dans leur idéal une plus juste délicatesse, elles aimoient à mitonner les plaisirs ; à laisser a deffricher leur cœur » avant de l’ensemencer de tendresse ; elles n’avoient point la forme enfoncée dans la matière, et elles se plaisoient à se sentir « encapuciner l’âme ». Leur aimable préoccupation estoit de donner de leur sérieux dans le doux d’une flatterie, et lorsqu’elles se rendoient au Cours, à « l’Escueil des libertés », elles se laissoient « pous- ser le dernier tendre, en dissertant psychologique- ment de leur mieux derrière l’esventail ou Zèphir ».

Aussy falloit-il voir les galants fieffés, les Mou- rants, les espiègles amoureux, apporter un tact extrême pour laisser poindre leur flamme ou faire esclore une déclaration. C’estoit à qui, dans cet art, feroit le mieux pic, repic et capot, tout ce qu’il y avoit de plus galant dans Paris : et mesme pour les damoiselles qui estoient de petite vertu, les souspi- rants mettoient esgale discrétion en leurs discours. Il suffit de lire les poëtes du temps pour sentir toutes les petites manières languissantes qu’on apportoit aux bagatelles du cœur ; tous leurs madrigaux ne peignent le plus souvent qu’un amour de convention, à fleur de peau, une flamme d’imagination qui nous représente l’amour comme le passe-temps favory de la Cour et de la Ville, sans que l’espérance d’un but à atteindre, d’une possession à entrevoir y entrast pour quelque chose.

Le modèle de ces déclarations alambiquées se trouve dans un sonnet inconnu de l’abbé Esprit. Il est impossible d’estre plus délicat, plus contourné sur la matière. Je ne sçache pas d’autre madrigal plus typique :

Je voudrois bien, Philis… Ah ! fâcheuse contrainte, Qui m’oblige à cacher tous les vœux que je fais ! Éloignez-vous de moi, pudeur, respect et crainte ; Laissez-moi librement exprimer mes souhaits !

Je voudrois donc, Philis, que, sensible à ma plainte,
Vous… Mais que vais-je dire ? ô dieux, je vous déplais.
Non ; non ; quelque tourment dont j’endure l’atteinte,
Je vous jure ma foi de n’en parler jamais !

Mais pourquoy refuser ce secours à ma flamme !
Mais pourquoy retenir ce secret dans mon âme ?
Disons-le, quoiqu’après j’en souffre le trespas.

Je voudrois… Ah ! j’en meurs ! je ne l’oseray dire.
Je le diray pourtant, pressé, de mon martyre.
Je voudrois… Ah ! Philis, ne m’entendez-vous pas ?

Voiture, Sarrasin, Montreuil, Charleval, La Sa- blière, Malleville, Saint-Pavin,de Cailly, et tous ces Messieurs du Recueil de Sercy nous fourniroient bien d’autres pièces originales, mais pas une qui soit plus furieusement typique. Au demeurant ce seroit nous esgarer dans les sentiers de la double colline, et apporter plus de diffusion encore dans l’ensemble de ce chapitre que de cueillir des bouquets à Chloris pour venir les effeuiller icy.

Dans une de ses critiques sur l’amour de nos Illustres, Saint-Evremond prestend que ces belles dames ont ostê à l’amour ce qu’il a de plus naturel, pensant lui donner quelque chose de plus précieux. « Elles ont tiré, adjoute-t-il, une passion toute sen- sible du cœur et de l’esprit et converti des mouve- ments en idées. Cet espurement si grand a eu son principe d’un dégoust honneste de la sensualité, mais elles ne se sont pas moins esloignées de la véri- table nature de l’homme que les plus voluptueuses, car l’amour est aussi peu de la spéculation de l’en- tendement que de la brutalité de l’appétit. Si vous voulez sçavoir en quoy les Précieuses font consister leur plus grand mesrite, dit en concluant l’auteur de la Vertu trop rigide, je vous diray que c’est à aymer tendrement leurs amans sans jouissance et à jouir solidement de leurs maris avec aversion, »

Pour le mariage des Précieuses, nous avons l’opi- nion de Saumaize : « Dans tous les empires, dit-il, et parmy tous les peuples, il y a de certaines façons de s’allier les uns aux autres et d’entretenir l’amitié chez soy ; et comme celuy des précieuses est fort en vogue, il n’est pas hors de sujet de monstrer com- ment elles s’unissent et ce qui les a rendues puis- santes ; c’est ce que l’on ne peut mieux faire qu’en expliquant de quelles façons on se marie chez elles et de quelles sortes d’alliances elles font plus d’estat. Comme tous les habitants de cet empire sont fort spirituels, aussi leurs alliances sont-elles fort déta- chées de la matière et fort spirituelles. Parmy le commun des hommes, on se prend par les yeux ; mais icy ce n’est que par les oreilles ; ailleurs on souspire, icy on escrit, et les langueurs et les transports qui servent aux amants d/interprestes ne sont autres icy que les vers et les billets, et l’on n’y languit jamais que sur le papier. Leur coustume générale est de s’unir seulement d’esprit, non de corps, et, quand elles se dispensent de cette coustume, ce n’est que par droit de comittimus. »

Saint-Évremond et Saumaize n’entendent parler icy que des fausses Précieuses, de celles qui firent nombre et fournirent la matière d’un Dictionnaire de locutions et de portraicts. Pour celles-cy, elles ne comprirent certes point l’amour est la maternité comme l’auguste marquise de Rambouillet ou la belle Julie de Montausier ; elles tesmoignèrent d’un tempérament froid et répulsif aux caresses. En sub- tilisant leur esprit par la métaphysique, elles momi- fièrent leur corps et furent des poupées rigides ay- mant à batailler pour l’amour, comme ce cavalier italien qui rompoit des lances en faveur d’un poëte qu’il n’avoit jamais lu. Elles représentèrent, selon un mot de l’abbé De Pure, un extrait de l’esprit et un précis de la raison ; mais on put voir qu’elles n’estoient point l’ouvrage de la nature sensible et matérielle. Les femmes qui affectent le bon sens sont rarement les femmes des sens ; l’esprit est le pondérateur de l’Amour fougueux et c’est tout au plus si la Précieuse accorda à ses soupirants ce que Tallemant, ce railleur si françois, ce Branthôme du xvne siècle, appelle la petite oie.

Pour nous résumer, il convient de distinguer les Précieuses de Cour, celles de l’hôtel de Rambouillet, même celles des Samedis de Sapho et les Précieuses bourgeoises pédantes et pincées, qui se passion- noient pour un abbé Go tin, les Précieuses de pro- vince qui raillèrent si bien Chapelle et Bachaumont, au cours de leur aimable voyage. Celles-là furent à l’honneur des belles-lettres et de la société fran- çoise. Elles méritent l’estime et imposent le respect. Celles-ci ne représentent que la sottise jointe à l’af- fectation , ce sont des sortes de guenons grimées et extravagantes, des folles qui traversèrent la Société polie comme les comiques d’une meschante parodie burlesque ou encore comme les excentriques fanto- ches d’une pantomime angloise.

La vraye Précieuse a droict à l’admiration des lettrés ; ce fut une Jeanne Hachette héroïque dans la Bataille des Dictionnaires. La Précieuse des petites coteries ne relève que de la satire de Molière et est digne de toutes les pommes cuites prodiguées aux lamentables comédiens.


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LA CAILLETTE




LE LEVER D’UNE PETITE-MAITRESSE
AU XVIIIe SIÈCLE




La Caillette


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LE LEVER D’UNE PETITE MAITRESSE


La Caillette !… ce joli nom vous trouble et vous surprend, très curieuse Lectrice ! — Le temps passe, bouleversant toutes les modes et changeant la fortune des mots. — La Caillette !… L’adorable qualificatif trop tôt désusité ! — Combien de choses, d’une quintessence toute féminine, il exprime ! que de parfums voluptueux il évoque ! de quels gracieux et aimables commérages il se fait l’écho, ce mot jaseur qui est dans le génie et dans la tradition de notre langue depuis l’époque de la Ligue et qu’employèrent tour à tour, avec tant d’à propos , d’Aubigné, Montesquieu, Voltaire, Diderot et Rousseau ! — La Caillette ! c’est mieux ici qu’un terme heureux, car ce mot résume dans sa plus haute et sa plus mignonne expression le type gracieux, évaporé et fripon de la femme du xviiie siècle.

Ne retrouvons-nous point encore partout dans l’histoire anecdotique de nos mœurs, du salon au boudoir, de la ruelle au couvent, la Caillette et son gentil caquetage ; ce babil sans consistance, ponctué de soupirs sans conviction, cette incohérence perlée du discours, ce ramage rieur et heurté qui fit vibrer la physionomie mutine de ces exquises créatures, dont nous adorons aujourd’hui l’image dans ces peintures aux encadrements rococo ou dans ces délicats pastels affadis qui se reflétoient jadis dans des trumeaux tout brillants de clarté ?

La Caillette, ce fut cette Poupée ensorcelante et minaudiére, que M. de Bibiena nous présenta si ingénieusement dans un joli conte allégorique ; ce fut aussi le modèle de cette bergère en pâte tendre, qui sourit, toujours victorieuse, sous les blancheurs rosées du vieux Saxe. Ce fut enfin la femme idéalement usagée, tout aussi bien la petite-maîtresse à vapeurs que Faîtière et fraîche dévote reposée, ce fut la Françoise dans la grâce de ses charmes et les charmes de sa grâce la plus délicieusement anémiée, ce fut cette folle enchanteresse et babillarde dont l’aimable désordre et les airs chiffonnés étoient le suprême du goût lorsque la fureur de la mode tyran- nisoit sa cervelle d’oiseau.

La Caillette, l’intraduisible mot !… Écoutez plu- tôt ce gazouillis de caille ou de cailleau dans les parloirs monastiques où la sœur tourière vient d’in- troduire un tendre Chevalier qui distille déjà à tra- vers la grille toutes les friandises amoureuses de la langue à l’oreille de sa maîtresse recluse ! Que de petites phrases câlines, affectées qui bruissent dans le silence, mollement attiédies comme en un confes- sionnal mystérieux. C’est le cailletage d’une caillette embéguinée.

D’autre part, voyez dans ce salon cette coquette renversée qui flûte son rire derrière l’éventail et qui répond aux espiègleries d’un petit prêtre rose comme Chérubin : Pour Dieu ! Vabbè, vous êtes (Tune folie qui ne ressemble k rien ! — prêtez attention aux qui- proquos de cette divine et vous conviendrez qu’elle sait comme personne mettre en relief de jolies baga- telles tout en les noyant dans des fadeurs où sont employées toutes les guimauves de l’Univers.

La Caillette, — tous les don Juan et aventuriers d’amour nous en ont parlé avec des soupirs attendris, des petits regrets étouffés, avec de& souvenirs encore tièdes et des expressions caressantes et musquées ; le maréchal duc de Richelieu, ce grand chasseur et mangeur de Caillettes roses et dodues, Duclos dans ses Confessions du comte de ***, Casanova dans l’orgie de ses Mémoires à la cantharide, Crébillon le fils dans ses exquis dialogues d’alcôve, Marivaux dans ses comédies poudrées et à travers cette Vie de Marianne qu’on ne lit plus, Restif dans ses Contem- poraines et ses Nuits de Paris, le marquis de Carac- cioli dans ses babioles littéraires, La Morlière dans Angola, tous les féministes du xvme siècle, tous ceux qui ont aimé chiffonner de la prose galante et à luxurioser leur esprit ont compris et décrit les charmes mignons de la Caillette, de ce joli monstre produit des superficialités de l’époque.

Duclos cependant a écrit : « Une femme de ce caractère n’a ni principes, ni passions, ni idées. Elle ne pense point et croit sentir ; elle a l’esprit et le cœur également froids et stériles. Elle n’est occupée que de petits objets et ne parle que de lieux com- muns, qu’elle prend pour des traits neufs. Elle rappelle tout à elle ou à une minutie dont elle sera frappée. Elle aime à paroître distraite et se croit nécessaire, la tracasserie est son élément ; la parure, les décisions sur les modes et les ajustements sont son occupation. Elle coupera la conversation la plus importante pour dire que les taffetas de l’année sont effroyables, et d’un goût qui fait honte à la nation. Elle prend un amant comme une robe, parce que c’est l’usage. Elle est incommode dans les affaires et ennuyeuse dans les plaisirs. La Caillette de qualité ne se distingue de la Caillette bourgeoise que par certains mots d’un meilleur usage et des objets diffé- rents ; la première vous parle d’un voyage de Marly et l’autre vous ennuie du détail d’un souper du Marais, Qu’il y a d’hommes qui sont caillettes ! »

Ce croquis à main levée de Fauteur d’Acajou et Zirphile est à la fois un peu superficiel et trop poussé au noir ; les historiens de la Femme au xviii0 siècle sont plus justes à l’égard de la caillette : « Ce qu’on pourroit, disent-ils, appeler l’âme du xvm6 siècle, la mobilité, la vivacité, tout ce mouve- ment de petites grâces, tout ce bruit de petits riens, c’est l’âme même de la caillette, La caillette repré- sente en elle le dédain du monde qui l’entoure pour le sérieux de la vie, le sourire dont il couvre tout, sa peur des choses graves, des devoirs pesants, sa manie d’être toujours à voltiger sur ce qu’il dit, ce qu’il fait, ce qu’il pense. Idées courtes, réflexions qui sautent, folies volantes, passe-temps légers, l’étourderie de la tête et du cœur, elle a le fond, tous les dehors, l’affection de l’inconsistance et de la légèreté évaporée. Elle reflète, elle affiche la nou- velle philosophie de son sexe, son horreur de toute pensée commune, grossière, bourgeoise, gothique, son détachement de tous les préjugés dans lesquels les siècles précédents avoient fait tenir le bonheur, les devoirs, la considération de la femme. Son idéal en toutes choses et de tous côtés est fait de petitesses, de brièveté, d’agrément : il le lui faut piquant, si l'on peut dire, et comme taillé sur la grandeur et la longueur d’une brochure à la mode. Une récréation courante qu’on prend, qu’on feuillette et qu’on rejette, il n’est que cela pour parler à son imagination. On croiroit voir dans cette création factice la poupée modèle des goûts de cette civilisation extrême. Ce ne sont que jacasseries, minauderies, gentillesses raffinées. Ilya dans toute sa personne comme une sorte de corruption exquise des sentiments et des expressions ; à force de se travailler, elle arrive à personnifier en elle « cette quintessence du joli et de l’aimable » qui est alors dans les personnes la perfection de l’élégance, comme il est dans les choses l’absolu du beau. Elle dégage d’elle-même, ainsi que d’une grossière enveloppe, un nouvel être social auquel une sensibilité plus subtile révèle tout un ordre d’impressions, de plaisirs et de souffrances inconnus aux générations précédentes, à l’humanité d’avant 1700. Elle devient la femme aux nerfs grisés, enfiévrée par le monde, les paradoxes des soupers, le bruit des jours et des nuits, emportée dans ce tourbillon au bout duquel elle trouve cette folle et coquette ivresse des grâces du xvra* siècle : le Papillotage, un mot trouvé par le temps pour peindre le plus précieux de son amabilité et le plus fin de son génie féminin. » Cette longue analyse de la Caillette, bien que trop contournée et alambiquée peut-être, se peut considérer comme la plus exacte définition qu’on en ait faite. Disons-le : la Caillette fut avant tout la femme à la mode, c’est-à-dire la victime du bon ton et des grâces du jour. Pour se conserver au niveau de la société où elle vouloit vivre, il lui fallut agir en automate et ne se mouvoir que par ressorts, ne connoître d’âme, selon le livre a la mode, que ses yeux, sa langue et ses doigts, étaler ses diamants, porter en premier la dernière étoffe fabriquée chaque année à Lyon, avoir l’équipage le plus brillant et le mieux vernissé, se donner des laquais de grande taille et de belle figure ; les nommer de noms coquets ; crier à l’un : La Verdure, holà, mes chevaux ! — Dire langoureusement à l’autre : La Rose, je ne suis céans que pour le comte ! se tenir au courant des nouveautés dont on parle, feindre des vapeurs k tout instant, avoir grande toilette le matin, se montrer dans le même jour à plusieurs spectacles, paraître à toutes les promenades et sans cesse se présenter partout souriante, lumineuse, sé- millante, vive, libertine, emportée ou langoureuse. C’est bien de la Caillette enfin que l’on put dire :

Un joli corps, peut-être une âme, Un rien agréable et charmant. Le mot d’honneur est sa chimère Et la brise son élément. Dans cette vie excédante, la pauvresse déployoit plus de courage qu’une comédienne ; il lui falloit se faire un langage tout de superlatifs pour ne pas déchoir de son rang de dame de qualité ; aussi par- loit-elle du souper divin de la veille, de la beauté miraculeuse d’une fille d’Opéra, de la dernière aven- ture de Mm0 ***, son ennemie jurée, de la sympathie d’organe de tels acteurs en vogue qui l’avoient sub- juguée, et, faisant l’agréable sur tous sujets, savoir dans les vis-à-vis avec un tendre cavalier mêler le sérieux avec le badin et rire ou se fâcher avec art et à propos, joindre un certain ton de hauteur à une mièvre politesse, et s’écrier dans les cahots du chemin, en repoussant une attaque : Mon cher, vous êtes d’une noirceur abominable ! ou encore : Mar- quis, finissez ; qu’est-ce cela, je vous prie ! »

La Caillette, cette élégante Joncée, délicate et toujours plus vivante à mesure qu’elle se montre plus mourante ou malade à périr, est bien dans ce xvni6 siècle superficiel, où toute une génération d’écervelés se ruoit au plaisir, la femelle de ce débile petit-maître pour qui le temps étoit si pré- cieux, comme on le voit d’après le joli tableau si originalement détaillé qui suit :

« On se lève à midi, on se lave, on se pâte, on se parfume, on se mire, on gronde, on s’habille, on raconte à son valet de chambre ses bonnes ren- contres, ses pertes au jeu, et on lui fait un discours pathétique pour rengager à trouver trente ou qua- rante louis dont on a réellement besoin. On descend ; on s’élance dans une voiture ; on va jeter quelques billets ; on passe de là à un dîner qui conduit jusqu’à quatre heures ; on prend du café ; on badine avec un chien ; on agace un perroquet ; on persifle quelque jolie femme jusqu’au moment de la Comédie ; on y court ; on écrase la populace ; on se place sur le théâtre ; on lorgne tout le monde ; on sort brusque- ment, on va s’enfoncer à l’Opéra, jusqu’à ce qu’il finisse ; ensuite au jeu ou à quelque tête-à-tête ; enfin on soupe. Trois heures sonnent ; on maudit son cocher qui est ivre ou qui n’est pas encore venu, on rentre en jurant ou en chantant ; on prend un bonnet de nuit tout en dentelle et tout fontangé ; on passe une chemise à manchettes à double rang ; on s’aban- donne, tout endormi, à un lit magnifiquement volup- tueux ; Picard tire les rideaux ; Saint-Louis éteint les bougies ; le valet de chambre s’approche, de- mande quelle sera l’heure du réveil. Déjà on dort et on doit dormir ainsi jusqu’à midi, parce que c’est le bon ton. »

La vie de la Caillette coquette n’est-elle pas identiquement la même que celle de ce banal petit- maître ? — Voyons un peu le sémillant Caraccioli, le marquis auteur du Livre.aux quatre couleurs, qui va nous mettre en scène fort gentiment notre héroïne :

« Elle a arrangé toute sa vie avec un art et une prévoyance si admirables que rien n’est plus déli- cieux que le tissu des quarts d’heure qui forment la chaîne de ses beaux jours. Elle sonne le matin la cloche aux vapeurs ; car elle en a autour de son lit pour tous ses besoins et pour toutes les maladies. Des domestiques viennent en foule et aussitôt notre dame, voluptueusement malade, reprend toute son âme dans un bouillon délicieux ; bouillon ambré, bouillon plus excellent que l’ambroisie même.

« Après cette opération, sa santé revient peu à peu : on sourit trois fois ; on demande des nouvelles du temps, on jette un œil à demi ouvert sur un livre tout joli ; on en lit deux lignes, et l’on cause ensuite une demi-heure. Le médecin entre, tâte le pouls, .qu’il trouve toujours un peu ému, vérifie la régula- rité du battement du cœur, tient quelques propos badins et raconte quelques historiettes de la veille. Enfin, l’heure de se lever arrive, c’est-à-dire midi : on se laisse aller entre les bras de deux femmes de chambre, qui transportent l’idole sur une magni- fique délassante. Là, on bâille quatre à cinq fois ; on ferme encore l’œil, comme si on vouloit sommeiller, car l’usage est qu’on a toujours besoin d’une heure pour se reposer, lorsqu’on en a dormi dix. On se réveille tout de nouveau ; on demande un miroir, et bientôt on s’écrie qu’on est laide à faire peur ; on change de décoration ; on passe une robe de perse ; on se pâte, on se fait tortiller les cheveux, et l’on répand des parfums à profusion. Les couleurs se présentent à la vue ; on se barbouille avec le pinceau et l'on se rend rouge comme la crête d’un coq ; on applique quelques mouches ; on se nettoie les dents ou l'on en ajoute trois postiches, mais qui paroissent dans tout leur naturel. Telle est la matinée des beaux jours de la Dame en question, si vous ajoutez qu’on baise un serin, qu’on caresse un chien, que, d’intervalle en intervalle, on gronde une femme de chambre, et qu’enfin on donne un coup d’éventail, mais coup tout mignon sur les doigts indiscrets d’un abbé poupin qui assiste régulièrement à la toilette et qui veut trop tirer parti des écarts d’un peignoir volage.

« Le Dimanche, notre aimable personne marmotte quelques oraisons, mais avec une vitesse incroyable, et ne s’entendant pas elle-même. Ce jour est pour les spectacles. Le Lundi se passe toujours en visites ; le Mardi en repas ; le Mercredi est livré tout entier aux promenades, et le Jeudi à un petit voyage à la Cour ; le Vendredi coule agréablement dans la société des gens d’esprit, des hommes à bons mots et des poètes à épigrammes ; enfin, le Samedi ne manque jamais d’apporter la migraine, et l’on a besoin d’une journée de cette espèce, car elle sert à chasser les importuns et à ne laisser entrer que les personnes que Madame veut voir.

« Cet arrangement, du moins comme on l’aura remarqué, laisse à la maladie des intervalles. Il n’y a qu’un jour dans la semaine et quelques quarts d’heure tous les matins qui lui soient réservés, et c’est autant qu’il en faut pour avoir des indisposi- tions à la mode. J’aime beaucoup mieux cette rou- tine, car on sait à quoi s’en tenir et l’on n’a pas la douleur d’étendre une dame crier, au milieu de son jeu, qu’elle se meurt et que tout est perdu, comme cela arrive à tant de dames qui ne sçavent pas dis- tribuer leurs journées. »

Ne nous voilà-t-il pas admirablement renseignés, d’une manière claire et succincte à la fois, dans cette langue charmante, spirituelle et concise qui est le propre des écrivains, même de second ordre, au siècle dernier ? Impossible de tracer un tableau qui reste mieux en tête, qui soit plus expressif et plus démonstratif. Tous les ouvrages sur le xvuie siècle, toutes les analyses amarivaudées, les portraits, les dissertations, les études où chevauche la vanité d’un commentateur ou d’un historien, tous les essais hérissés de recherches ne valent pas le xvin0 siècle lui-même, qui est assez près de nous, assez palpitant encore, pour se montrer à notre temps dans toutes ses manifestations, grâce à sa littérature qui a fouillé, remué, mis au jour sous mille formes originales ou des plus hardies les moindres coins, les petits retraits de sa vie sociale, de sa politique, de son art et de son libertinage. Voici donc la Caillette conduite au premier plan de la scène ; on la voit, on la contourne du regard, on la palpe même dans sa morbidesse toute harna- chée de grâces, avec ses lèvres souriantes, ses assas- sines au coin de l’œil, ses joues peintes comme les roues d’un carrosse et ses petits bâillements sac- cadés qui dénotent l’ennui fade dans lequel elle ôe meut. Il me faut montrer cependant la galante per- fide, la rouée divine, cette princesse Lumineuse qui semble se nourrir d’un coulis d’œufs de colibri, cette petite-maîtresse maniérée et minaudière par étude, à l’heure où elle fait l’essai de ses charmes parmi l’assemblée bruissante de ses soupirants.

Une jolie femme de bon ton avoit régulièrement chaque matin deux toilettes. L’une au sortir du lit ou peu après le court demi-sommeil sur la délas- sante, —celle-ci, pleine de mystère et soigneusement interdite à l’indiscrétion, est telle que nous l’a fri- ponnement reproduite Baudouin en une estampe connue. — Elle se passoit dans le huis clos, parmi l’activité des soubrettes préparant le bain, les lo- tions, les cosmétiques, les essences, les pommades, les huiles, les vinaigres, les poudres, les savonnettesi les rouges, les mouches, les sachets, le fard, le lait virginal, les corsets piqués avec les fines herbes de Montpellier et tous les opiats qu’Esculape met au service de Psyché. Ici l’art avoit à dompter la na- ture, l’embellis soit, la surpassoit en corrigeant ses torts. On voyoit l’eau de la reine de Hongrie, l’eau de fraises ou de myrte, d’œillet ou de jasmin, les essences d’ambre, de bergamote, de] néroli, de roses, de lavande, de fenouil, les esprits de cerise, de cochlearia, de romarin, les huiles d’amandes, de lys, de noisette, de pavot, de storax ou de tartre ; les vinaigres rosat, de Vénus, des quatre voleurs ; les pommades de mille-fleurs, à la violette, à la jon- quille, à la tubéreuse, au cédrat, à la frangipane ; les savonnettes de Bologne, la cire épilatoire, les bandeaux gras pour les rides du front, les gants garnis, les rouges d’Espagne, de Portugal, de Nîmes, les carmins et les nacarats, les cure-dents à la car- meline et les pastilles odoriférantes à brûler et pour la bouche.

Cette première toilette étoit une résurrection ; on y maquignonnoit un tendron sous toutes ses faces ; on le bouchonnoit, l’épiloit, le ponçoit, le lus- troit à merveille. Les yeux morts s’y réveilloient, y prenoient du piquant, du lustre, grâce aux artifices des noirs ou des poudres, et grâce aussi aux mou- ches de velours, de satin ou de taffetas ; les dents même y prenoient naissance, les lèvres s’avivoient, on eût dit que l’amour y guettoit le baiser ; l’haleine du matin, neutralisée par le cachou, exhaloit des odeurs fines et attirantes, les fronts se déridoient ; les peaux, tout à l’heure fades et jaunes, apparois- soient semblables au lys et aux roses ; sous les efforts des « filles de modes », le miracle avoit lieu. La divine étoit prête pour la seconde toilette de cé- rémonie qui lui servoit d’audience.

Ce n’étoit plus maintenant qu’un jeu pour la coquetterie. Astarté sortoit du mystère et venoit étudier ses grâces, ses gentillesses, ses grimaces de joli babouin devant un miroir. A ce moment on ne se contemple plus, on s’admire, on se chatouille du regard, on constate la friponnerie de l’œil, l’espiè- glerie du sourire, les langueurs ondoyantes du cou, les palpitations émues du corsage, on confie sa che- velure déjà desmelée dans l’étuve, parfumée et lus- trée, au coiffeur, cet insolent nouvelliste, gazettier de la première heure, tout aux petits services de l’infante. Les boucles semblent naître sous sa main légère, le chef-d’œuvre capillaire prend forme, s’é- tage et s’harmonise au visage ; mais déjà un petit abbé arrive, sautillant, papillotant, porteur de mille anecdotes de la veille, plein d’attentions et de petits soins frivoles, remuant les sièges, ne tenant pas en place. — Les galants se succèdent : voici le Chevalier, le Comte, le Marquis ; Lizette, la camériére, toute chiffonnée, ne sait auquel entendre. — La coquette est sous les armes, dans le vaporeux de son négligé ; le peignoir se dérange comme par mégarde, mon- trant la nudité exquise d’une jambe au-dessus de la jarretière ; une mule de drap d’argent, qui vole au loin en une crise d’impatience, laisse voir un pied mignon emprisonné dans la transparence d’un bas de soie à coins d’or ; le déshabillé devient plus volup- tueux, plus affaissé, tant est grande la fébrilité des gestes qui accentuent le babil interrompu et haché, les envolées de rire de la Caillette.

« C’est un cabinet à bonne fortune qu’un cabinet de toilette, remarque un fin observateur du siècle ; c’est là que la galanterie comme dans son trône reçoit les billets doux, les renvoie, introduit l’amour et le congédie, le caresse et le gronde, l’agace et l’arrête ; c’est là que le Marquis dispute avec le Che- valier de la conquête d’une jolie veuve ou de la di- vine Comtesse, et qu’on fait assaut de bel esprit. C’est là que des perroquets, des serins et des chiens se succèdent pour venir se faire admirer, baiser et lécher ; c’est là que des femmes de chambre toutes tremblantes sont renvoyées, rappelées et toujours grondées, et qu’un pauvre friseur, le peigne en l’air pendant deux heures, attend qu’une tête de girouette se fixe, pour pouvoir enfin faire une boucle à la dé- robée ; c’est là que deux sonnettes vont et viennent avec un carillon qui étourdit tout le monde, et qui se mêle avec mille reproches qu’on fait à un soupi- rant qui vient s’excuser ; c’est de là que cent com- missions, toutes à la fois et presque toujours con- traires les unes aux autres, partent pour aller mettre toute la livrée en campagne et la distribuer dans tous les quartiers de Paris, où l’on doit prendre l’af- fiche de la Comédie, acheter des bouquets, s’infor- mer comment le petit chien du Duc a passé là nuit, quand la Présidente *** ira en campagne, quand la marchande de modes apportera des rubans d’un nouveau goût, quand la coëffeuse pourra venir, quand le vis-à-vis sera peint, etc. C’est enfin dans un cabinet de toilette où un abbé de fondation ra- conte des historiettes galantes, fait le petit bouffon, s’unit au médecin pour complimenter Madame sur son magnifique teint, sa brillante santé, la collection de ses grâces, l’enjouement de son esprit, et pour faire la critique de la brochure courante, car une toilette seroit ignoble sans des brochures. »

« Il y a différentes sortes de toilettes, poursuit le très disert fantaisiste. Celles de cérémonie se font toujours en grondant, celles de voyage en fre- donnant, celles de négligé en s’évanouissant, celles de galanterie en se pâmant, celles de dévotion en tempêtant, celles de campagne en lisant. C’est l’art du grand monde que celui de se modifier selon les lieux et les circonstances, et de savoir les moments où l’on doit rire et où l’on doit se fâcher, où l’on doit froncer le sourcil et clignoter des yeux. Il faut encore qu’une femme du bel air connoisse l’optique afin de prévoir pendant sa toilette l’impression que les couleurs de son visage pourront faire sur un jeune homme de yingt ans à certaine distance. On s’imagine que les dames ne pensent à rien et que toute leur vie est l’art de ne point réfléchir. — Quelle méprise ! il n’y a point de savant aussi occupé au milieu d’une bibliothèque qu’une femme à sa toi- lette ; elle étudie alors, avec des efforts d’esprit ex- traordinaires, le moyen de rendre intéressant un visage souvent laid et stupide, de donner à des yeux éteints une vivacité ravissante et de rétrécir une bouche qui se perd jusqu’aux oreilles ; elle se rap- pelle toutes les assemblées où elle doit aller et elle imagine toutes les postures qu’elle doit prendre, tous les points de vue qui lui seront favorables, afin de pouvoir s’y placer ; elle suppute à quelle distance elle doit se mettre des cavaliers qui l’agaceront, et elle règle ces distances selon les âges ; elle parle à son miroir, pour apprendre à parler joliment au mi- lieu des cercles ; et il n’y a point de geste et point de grimace qu’elle ne fasse pour ne rien hasarder dans les compagnies. Tout ceci n’est qu’une légère idée de l’étude des femmes à leur toilette. Il y en a qui y lisent leur conversation, et d’autres qui apprennent de belles phrases de quelque abbé, habile dans l’art de plaire et d’instruire. » >

La toilette fut donc, au xvui0 siècle, selon les termes consacrés, le magasin des agréments, le ré- servoir des grâces, l’école du savoir et de la galante- rie, l’antichambre des succès et de la mode. C’est au petit lever d’une Caillette que se faisoit la réputation d’un auteur critique ou badin. Chacun apportoit sa brochure nouvelle, dont on lisoit quelque passage, sur lequel on épiloguoit ; c’étoit d’ordinaire quelque conte de fée allégorique, une satire, un conte moral à la Crébillon, un dialogue retroussé, une rapsodie à l’esprit fouetté, des pseudo-mémoires pour servir à l’histoire du bon ton et de la bonne compagnie, un roman à clef, des portraits du jour, un recueil de nouvelles à la main, des poésies gaillardes, des ana fripons, tous les ouvrages médisants sur l’amour et les femmes• — Ce fut à la toilette d’une de ces di- vines que furent déposés les premiers exemplaires de Thémidore, de Grigri, des Mille et une fadaises, du Soupe, des Sonnettes, du Grelot, du Code de Cy- thère, du Sultan Misapouf, des Matines de Cythère et du Colporteur. Là apparoissoient également les Almanachs des Muses, les Flèches d’Apollon, les bouquets à Chloé, les impromptus libertins et tous les petits livres de la Bibliothèque galante ; les Mé- moires turcs, le Roman du jour, le Zinzolin, Félicia, le Doctorat, le Diable au corps, Monrose, VOda- lisque, le Sopha, le Canapé couleur de feu, l’E- tourdi, les Faiblesses d’une jolie femme, le Temple de la-mode, le Fat, les Confessions d’une courtisane, que sais-je encore ! tous ces opuscules mignons qui naissoient le matin et qui souvent déjà étoient oubliés le soir à l’heure du jeu ou de l’Opéra.

L’indispensable abbé étoit le plus généralement le lecteur de la déesse : Allons, l’abbé, lui disoit-on avec une moue d’une maussaderie adorable…, allons, entrez en lice, et surtout ne foiblissez point…, le mal est contagieux et opiniâtre. — Et la charmante bâilloit délicieusement, faisant un geste excédé, se préparant par genre à subir le fatras le plus sopori- fique… — Par ou commencer ai-je ? questionnoit l’abbé cherchant au hazard des brochures, voudriez- vous des nouvelles du jour ? — Mais, point, abbé maudit ! n9 ai-je point les gazettes… — Un conte libre alors, soupiroit le prestolet chérubin…, un conte chi- nois, mogol, tartare,persan, turc, grec, il en est pour toutes les humeurs ? — Eh ! ne nous rompez plus la tête, allez, l’abbé, allez ; ces misères conduisent toutes à l’empiré de Morphée, cherchez /’allégorie du siècle dans une de ces bagatelles et trouvez-nous un Dessous de carte, voyez surtout si Fauteur fait l’agréable et connoît pertinemment le goût du jour.

L’abbé lisoit, dans le bruit des conversations heurtées, entre-croisées, en dépit des arrivants qui donnoient le baise-main, parmi les ordres criés aux filles de chambre ; mais au vol, l’un des assistants sai- sissoit un mot, une phrase, une pensée, et tout aus- sitôt de rire ou de s’exclamer, d’en discuter les termes et le brillant de style. L’amour étoit le thème favori pour la paraphrase, et comme les écrivains ou écrivassierjs du xviii0 siècle ne se gênoient guère pour dauber la femme, la railler, en médire ou la traiter sans façons, la coquette se rebiffoit soudain Illustration



devant son miroir, laissant tomber de ses lèvres dé- daigneuses et ironiques un mot expressif qui se tra- duisoit le plus souvent par : le pédant ! — ou le Po- lisson. .. Un joli faquin pour en conter aux femmes !

Puis survenoient de plus graves orages d’impa- tience au milieu des pompons, des colifichets, des plumes, des rubans, la Caillette gourmoit ses ser- vantes : Voyons !… Qu’est-ce ? Finissez !… Ah ! la sotte !.„ Encore cela ? Ce ne sera donc jamais fait ?… La belle invention que d’être femme !… Perdre la moitié du jour à ajuster ce qu’on défait le soir ! quel abus ! Dieux ! mes paniers…, j’oubliois ! Le supplice affreux ! — Et plus doucement, avec un soupir de résignation : — Que cela nous coûte, Che- valier, d’être belle !

— Moins qu’à nous, hélas ! ripostoit galamment le Chevalier.

Ainsi se passoit ce grand petit-lever au milieu d’importants à la mode, et, tandis que Madame cail- letoit dans son appartement, le pacifique mari, — lorsqu’il y en avoit un, — demeuroit dans le sien à presser ses fermiers, à congédier les créanciers, souvent à emprunter à usure, à intriguer de mille manières pour subvenir au faste de la maison. — Qu’étoit-ce au reste que cet époux, sinon un traitant, un camarade, un prête-nom qui réalisoit le triomphe de la séparation dans l’union, un indifférent aimable et complaisant, susceptible de dire à sa femme, sur- prise dans l’extrême galanterie, comme tel mari que nous présente Chevrier : « Quelle impru- dence, Madame ; songez donc, sic’étoit un autre que moi ! »

Marmontel, dans ses Contes moraux, se raille de cette indépendance qui a voit sa logique : « On parle, dit-il, du bon vieux- temps. Autrefois une infidélité mettoit le feu à la maison ; Ton enfermoit, Ton bat- . toit sa femme. Si l’époux usoit de la liberté qu’il s’étoit réservée, sa triste et fidèle moitié étoit obli- gée de dévorer son injure et de gémir au fond de son ménage comme dans une obscure prison. Si elle imitoit son volage époux, c’étoit avec des dangers terribles. Il n’y alloit pas moins de la vie pour son amant et pour elle. On avoit eu la sottise d’attacher l’honneur d’un homme à la vertu de son épouse, et le mari, qui n’en étoit pas moins galant homme en cherchant fortune ailleurs, devenoit le ridicule objet du mépris public au premier faux pas que faisoit Madame. En honneur, je ne conçois pas comment, dans ces siècles barbares, on avoit le courage d’épou- ser. Les nœuds de l’hymen étoient une chaîne. Au- jourd’hui, voyez la complaisance, la liberté, la paix régner au sein des familles. Si les époux s’aiment, à la bonne heure, ils vivent ensemble, ils sont heu- reux. S’ils cessent de s’aimer, ils se le disent en honnêtes gens et se rendent l’un à l’autre la parole d’être fidèles. Ils cessent d’être fidèles, ils sont amis. C’est ce que j’appelle des mœurs sociales…, des mœurs douces. »

La Caillette prêchoit d’exemple et de paroles ces doctrines de liberté, elle affectoit vis-à-vis de son mari, dans les rencontres, une froideur polie, une fa- miliarité froide, un désintéressement absolu de sa vie de plaisir ; parfois elle se mettoit en humeur d’être la confidente de ses amours, et tous deux, en veine de galanterie, oubliant leur contrat, rioient, se con- seilloient, se faisoient des gorges chaudes des plus intimes détails d’alcôve. Cette vie n’étoit-èlle pas le rêve pour ces sceptiques raffinés : joindre aux liens du mariage la douceur du célibat ; se dire philo- sophiquement que moins l’on se voit, plus on se retrouve, plus on s’éloigne des dissensions où conduit nécessairement la fatigue d’être toujours ensemble. — Puis est-il deux moyens de jouer le rôle difficile de mari trompé. « Un mari, écrivoit Besenval avec beaucoup de justesse, prétend-il in- terdire l’entrée de sa femme, il l’oblige à chercher son amant dans ces lieux publics, à donner des ren- dez-vous clandestins. Le premier moyen fait spec- tacle, le second se découvre et tous les deux éterni- sent le propos. Si, plus fâcheux encore, il poursuit sa femme dans ses ressources et les lui ravit, c’est le moyen d’amener des éclats, ou tout au moins de l’humeur et de la mésintelligence, qui lui font un enfer de sa maison ; et bien souvent encore le fruit de ses peines n’est que de faire renvoyer l’amant en titre, pour en prendre un autre ; si, plus doux ou sû- rement plus sage, il fait semblant de ne rien voir, on le taxe de bêtise, on diminue le soin que sa femme prend de se cacher de lui pour augmenter son ridi- cule. »

La vie détachée, l’indifférence affichée, étoit donc le moyen terme ; l’époux avoit une petite mai- son où il donnoit à souper à ses connoissances ; la femme recevoit chez elle au sortir du théâtre ; l’ef- fronterie paroissoit sauver du déshonneur. Le mari appartenoit souvent d’ailleurs soit à la cour, soit à l’armée ; il voyageoit ou faisoit campagne et résidoit peu à la maison.

Si la grossesse survenoit et que l’époux eût l’as- surance d’y être étranger, la femme le mandoit en son boudoir, fermoit sa porte et s’exprimoit avec la crânerie singulière que l’on trouve chez une Caillette de ce joli conte intitulé le Spleen :

« Monsieur, disoit-elle, vous pouvez vous rap- peler qu’unis l’un à l’autre selon l’usage, c’est-à-dire par convenance, nos cœurs ne se sont point soumis aux liens que nous avons acceptés sans amour ; je vous crois trop juste, pour ne pas, faisant taire le préjugé, mettre dans la même balance nos devoirs réciproques et nos torts mutuels. Je,pourrois vous dire que je vous ai conservé la plus véritable amitié, la plus sincère estime ; je vous en ai fourni des preuves, mais je ne prétends point vous prévenir en ma faveur, ni provoquer un retour sur vous-même, pour voir lequel de nous deux s’est éloigné le pre- mier de l’autre. Notre sexe est sujet à dès inconvé- nients auxquels n’est point exposé le vôtre. Ne vous en prenez qu’à vous si je suis contrainte de vous faire un aveu que ma situation rend nécessaire. Je n’ai rien négligé pour voiler un mystère qui peut- être vous fera quelque peine à pénétrer ; mais vous vous êtes refusé constamment à tous les moyens que j’ai mis en usage, j’ai tout fait pour essayer d’éloi- gner de vos regards un événement que j’aurois voulu envelopper d’ombres impénétrables, si nous m’aviez mieux secondée. Rien ne m’a réussi. Le temps me presse de vous instruire. — Vous m’entendez, Mon- sieur : qu’ordonnez-vous ? — Voulez-vous que, me cachant aux yeux du monde, je donne le jour à un être qui ne sera pas à vous, et qu’en nous exposant à l’indiscrétion de quelque confident, nous nous ren- dions tous deux l’objet de la malignité publique ? Déclarerai-je mon état ? — Voulez-vous adopter un enfant dont vous n’êtes pas le père ? Couvrir d’un voile obscur une situation où beaucoup d’autres se sont trouvés avant vous ? Voulez-vous, me regardant plus en ami qu’en mari, m’aider dans un événement aussi cruel et mériter un attachement aussi durable que ma reconnoissance ? »

Ce discours n’étoit-il point un chef-d’œuvre par- fait dans sa poignante originalité, qui fourniroit au théâtre une scène des plus fortes que l’on puisse concevoir ? Le mari réfléchissoit à loisir, envisageoit toutes les issues d’une situation si grave ; il maugréoit, luttoit en soi-même, tempêtoit, rêvoit de vengeance une seconde ; puis l’indulgente philosophie du siècle reprenoit force en lui. Il donnoit sa signature au billet qu’il n’avoit point souscrit.

La pauvre Caillette étoit-elle si coupable ? Livrée à elle-même par l’égoïsme marital, abandonnée au vide de ses plaisirs, forcée de se remuer, de se parer, de coqueter, de sourire à tout venant pour ne pas penser, elle sentoit l’ennui fondre sur elle, un ennui implacable, désespérant, féroce, qu’elle fardoit de gaieté, qu’elle faisoit tourbillonner dans tous les divertissements sans parvenir à le dissiper, à le chasser de sa petite âme esseulée. Dans la société, parmi les soupers et les parties fines, elle éprouvoit comme une désespérance de fille d’amour ; elle sentoit qu’on cherchoit en elle le hochet, non la femme ; qu’on lui parloit le langage du libertinage, non celui de la passion, et la lassitude de cette vie automatique de poupée et de porte-manteau des modes la saisissoit au cœur et l’épeuroit. Le refuge, c’eût été le foyer, l’intimité, la famille ; mais les gens de bon ton ignoroient ces mœurs bourgeoises et couroient en papillons affolés à la recherche de sensations fuyantes, muguettant partout, ne s’arrêtant jamais. Où pouvoit-elle épingler ses espoirs, la pau- vresse, dans ce pays de frivolité, d’inconscience et de passades ? Où pouvoit-elle désaltérer ses désirs d’un je ne sais quoi idéal qui eût affecté la forme d’un homme et non pas d’un galant ; ses lèvres ne trou- voient que la mousse, jamais le liquide rafraîchis- sant. — Un scepticisme éternel l’enveloppoit, un esprit de convention nourri de fadeurs lui donnoit plus de vertiges que de griserie.

Son imagination froidement surchauffée n’avoit ni guides, ni croyances, et se laissoit aller à toutes les aventures les plus osées, et un essaim bourdon- nant, inquiétant de rêves vagues, de débauches ca- piteuses , d’orgies quintessenciées, énervoit sans relâche son pauvre et foible esprit en quête de pos- sibilités. — Lorsque la Caillette goûtoit à l’amour, — écrivois-je à propos des héroïnes de Crébillon fils, — c’étoit sans élan, sans emportement, sans âme, sans avoir ni la force ni l’excuse d’un tempéra- ment violent et dominateur ; elle y touchoit mali- cieusement, avec cette petite moue mutine, cette coquetterie minaudière, cette délicatesse capricieuse des jolies gourmandes sans estomac ni appétit, qui mordent à peine à un fruit pour en attaquer un autre aussitôt. Étourdie par le propre vide de son cœur, blasée, brisée, chiffonnée par le désir, cette galante prêtresse de Cypris, sans songer à sa honte qu’elle méconnoissoit, à ses chutes et rechutes, à ses glis- sades friponnes, se livroit aux fantaisies du sort, s’abandonnoit à l’ombre de l’amour, quittoit un amant pour s’attacher à un autre, sans transition, semblant vouloir s’éviter elle-même pour mieux poursuivre le plaisir avec une opiniâtreté de succube intellectuel. Dans cette vie oîutoujours sa ; curiosité palpite à la recherche de vibrations d’amour, rien ne la satisfait, rien ne l’apaise, rien ne la traverse d’une commotion réelle, rien ne la charme, rien ne la fixe sur un îlot de plaisance ou de bonheur. Lasse tou- jours, mais toujours éveillée, avide de nouveau, de surhumain, d’antiphysique, elle prodigue la tenta- tion, distribue ses charmes et se prête avec cynisme à toutes les complaisances, à tous les essais, à toutes combinaisons erotiques qui eussent pu donner une apparence de corps à ses insaisissables conceptions de libertinage.

On pourroit dire de la Caillette qu’elle perdit ses mœurs sans se corrompre ; elle fut semblable à ces courtisanes qui demeurent vierges d’âme dans leur infamie ; il lui resta l’ingénuité, le sens délicat, les grâces naïves et les enfantillages charmants de la jeune fille joints aux roueries acquises par l’usure de ses amants. Ce fut une jolie fleur d’ennui battue par tous les vents des caprices, arrosée par les eaux croupissantes du siècle, sans tuteur ni culture. Qui- conque se fût avisé de faire l’autopsie de la Caillette auroit trouvé peu de cervelle ou de cervelet, mais comme pour ce délicat petit-maître, l’abbé Far- fadet de Pouponville, une légère quantité de sub- stance neigeuse et fondante qui en tenoit lieu, des fibres d’une ténuité, d’une finesse, d’une exilité bien au-dessus des fils d’araignée, un cœur atro- phié et contracté par les vapeurs, un sang compa- rable à l’eau de rose, une chair tendre et délicate, comme la substance des zéphyrs.



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LA


CITOYENNE FRANÇAISE

UNE AVENTURE


SOUS LA RÉVOLUTION

Illustration


LA CITOYENNE


FRANÇAISE


UNE AVENTURE


SOUS LA RÉVOLUTION


Les femmes de la Révolution, ont écrit Edmond et Jules de Goncourt dans leur très remarquable Histoire de la Société française — manquent d’une grâce et de ce quelque chose de leur sexe qui est le charme même des actrices de l’histoire : elles ne sont pas femmes ; elles sont de celle mascula protes, de cette race dont parle le poète.

« Elles donnent à croire qu’elles ont un rôle ou une mission plutôt qu’un sentiment, en ce boulever- sement de la France ; et elles portent en elles une résolution grande et tendue, une pensée fixée ou une action délibérée qui prend toute l’âme, l’apaise, Templit, et n’y laisse place aucune au tumulte des passions et des enivrements. Elles dédaignent d’être françaises, et, comme des statues de marbre, elles portent sur leur front serein les vertus de la vieille Rome ; si bien que, comme elles ont marché sans pâlir ni faiblir jusqu’au bout, leur mort intéresse plus qu’elle n’attendrit, et que ces têtes, cueillies jeunes et fraîches par les bourreaux hâtés, ont plu- tôt la couronne que l’auréole et attirent mieux l’étude qu’elles n’attachent le souvenir. »

« La Révolution a fait les cœurs sérieux, — disent encore plus loin les mêmes historiens phy- siologistes, — l’amour n’est plus badinage. Les Cupidons roses de Boucher lisent à présent les Tristes d’Ovide. Le romanesque succède au liber- tin ; le roman anglais au papillotage français ; cela commence à être une passion qu’une attache, et un dévouement qu’une intrigue* L’amour quitte le xviii0 siècle et se tourne vers le xix° : c’était une comédie libre et c’est presque déjà un drame noir ! et le passe-temps est devenu une grande affaire dans la vie. La terreur mûrit et fait graves toutes les affections de l’homme ; et l’amour qui passait joyeux désapprend le rire et se fait prêt aux regrets, voyant passer à côté de lui un amour vêtu de deuil et les lèvres sur une mèche de cheveux. »

Cependant, Dieu sait si on aima jamais davan- tage ni plus profondément, avec cette sensation épicurienne et troublante que donnait l’incertitude du lendemain ! Le dévouement grandissait, sublimi- sait la femme et relevait presque la fille qui parfois montrait, au milieu de ses débordements, le carac- tère héroïque de certaines courtisanes antiques. — Entraînée par la nature de son cœur vers les oppri- més, vers tous ceux que traquaient les puissants du jour, vers les vaincus marqués pour la mort, la citoyenne, tout en apprêtant de ses doigts mignons la cocarde tricolore de sa coiffe, dissimula souvent sous un rideau de son alcôve un ci-devant inscrit sur la grande liste de l’abattoir.

En ce temps aventureux où le cœur battait comme un tocsin d’alarme, le roman naissait de toutes parts et expirait en tous lieux. La chronique s’inquiétait peu de recueillir les historiettes d’amour, et, quel que soit le nombre d’aventures que les ro- manciers de ce siècle aient emprunté aux anecdotes, légendes courantes et journaux du temps, il en est que la littérature n’a jamais effleurées, qui sont de- meurées profondément enfouies dans le passé. Ce ne sont assurément pas les moins poignantes ou les moins fantastiques, quelques-unes même méritent d’être mises en dehors de la tradition orale et con- signées dans le livre. Telle est l’aventure suivante que je vais m’efforcer d’exposer nettement dans les termes exacts où elle me fut contée par un aïeul vénérable et très disert, qui avait vu les derniers jours de la Terreur.

Approchez donc et écoutez :

« Vous connaissez, cela est hors de doute, le fameux Hérault de Séchelles, un des hommes les plus ardents et les plus jeunes de la Convention, qui, après avoir été ci-devant avocat général au Châtelet, sur les instances de la reine Marie-Antoinette, s’em- pressa, en juillet 1789, de se ranger sous l’étendard des patriotes et de montrer, dit-on, un rare cou- rage à la fameuse prise de la Bastille. Séchelles était bien le digne fils de ce colonel du régiment de Rouergue qui se fit tuer à la bataille de Minden, et le rusé petit-fils de René Hérault, ce fougueux en- nemi des Jansénistes, qui a laissé bien des souve- nirs dans l’administration en tant que lieutenant- général de police de Paris. Le jeune conventionnel était né coiffé et possédait tous les moyens de succès et de séduction. Beauté, naissance, esprit, fortune, tels étaient les dons que les bonnes fées avaient mis dans son trousseau. Travailleur opiniâtre, il avait su acquérir par lui-même une éducation de premier ordre et une éloquence aisée, fleurie et chaleureuse. Les électeurs de Paris, qui le choisirent en septembre 1791 pour les représenter à l’Assemblée législative où il siégea à l’extrême gauche, mettaient en cet homme, à peine mûri par la vie, une confiance aveugle, qu’il mérita, sans faillir, on le peut dire, jusques à la fatale bascule.

« Hérault de Séchelles fut galant à l’extrême, de cette galanterie qui marqua la fin du xviiie siècle et qui fut si française dans sa légèreté et son inaltérable politesse. À peine âgé de vingt ans, il avait vécu dans l’entourage de la duchesse de Polignac, qui le présenta par la suite à la cour, parmi tant de jeunes femmes aimables qui n’aimaient guère soupirer en mineur et vis-à-vis desquelles il était de bon ton de découvrir ses feux, sans en promettre l’éternelle incandescence. Lauzun brillait alors à Versailles et ses prétendues amours avec la reine, amours clandestines qu’on se chuchotait à l’oreille, remettaient le caprice en vogue dans les cerveaux féminins. Ce fut là que Séchelles fit ses premières armes et qu’il papillonna en avocat du roi qui savait mieux que tout plaider la cause de ses désirs et faire acquitter ses audaces et ses larcins. Le jouvenceau montrait une mâle et fière beauté, une grande énergie dans le regard et en même temps une douceur caressante qui le fit surnommer un jour par une nymphe éprise de ses charmes le céleste Séchelles. Ambitieux et aventureux, il regardait la femme comme un divin délassement ou comme un utile marchepied, mais il n’aimait guère donner à bail son cœur en gage à ses friponnes maîtresses, ayant la fatuité de se complaire à passer la main dès qu’il sentait la place sûrement conquise et occupée. « Qui n’a mangé que d’un pain ne connaît le goût que d’un pétrin », disait-il souvent avec son esprit rabelaisien, et aussi tâtait-il à bien des pétrins sans y laisser sa main blanche et sans souci des maris mi- trons qui veillaient mal au grain de la communauté conjugale.

« Séchelles n’affectait pas, du reste, une grande délicatesse en amour ; il s’égarait un peu partout, et s’il faut en croire à la lettre les confidences d’J//y- rine, de la très piquante Morancy, qui écrivit YÊcueil de l’inexpérience, le galant député colportait gaillar- dement son tempérament de faune chez les beautés faciles et les Chérubins de Vénus. La Morancy Jut une des plus longues étapes de sa vie amoureuse. Il la connut, la quitta, la reprit à sa fantaisie, comme un jouet docile et amusant, selon ses haltes à Paris, au milieu de ses voyages, au cours desquels il retra- çait à la Convention la marche des armées, les évé- nements extraordinaires et les formidables besoins d’hommes et d’argent nécessités par une guerre qui commençait à incendier le monde.

« La petite Illyrine n’eut point barre sur ce cher amant, autant qu’elle le voulut insinuer dans ses inqualifiables mémoires de gourgandine, et je dois arriver sans autres préambules au point d’origine de mon récit dont la fin, on le verra, fut si palpitante et dramatique.

« Hérault de Séchelles présida la fête nationale qui fut célébrée le 10 août 1793 comme inauguration ou plutôt comme consécration de la république fran- çaise. Ce fut pour lui un jour mémorable, car il de- vint le véritable pontife de cette fête publique. On sait qu’il prit à diverses reprises la parole en cette grande journée, et l’histoire a pris soin de nous con- server ses paroles lorsque, arrivé aux pieds d’un bûcher, dressé sur la place de la Révolution et sur lequel avaient été jetés tous les hochets somptueux de la royauté, il s’écria de sa belle voix superbe- ment timbrée en s’adressant à la foule :

« Qu’ils périssent, ces signes honteux d’une servitude que les despotes affectaient de reproduire sous toutes les formes à nos regards ! Que la flamme les dévore ! Qu’il n’y ait plus d’immortel que les sentiments de la vertu qui les a effacés ! Hommes libres, peuples d’égaux, de frères, ne composez plus les images de votre grandeur que des attributs de vos travaux, de vos talents, de vos vertus ! Que la pique et le bonnet de la liberté, que la charrue et la gerbe de blé, que les emblèmes de tous les arts, par qui la société est enrichie, embellie, forment désormais toutes les décorations de la République ! Terre sainte, cou- vre-toi de ces biens réels qui se partagent entre tous les hommes et deviens stérile pour tout ce qui ne peut servir qu’aux jouissances exclusives de l’orgueil. »

« À cet instant, Hérault, beau et élégant comme un dieu antique, d’un geste large, saisit une torche allumée, la jeta sur le bûcher, et l’on vit aussitôt disparaître dans les flammes le manteau royal, les écussons et armoiries, le trône, la couronne, le sceptre et les fleurs de lys, aux acclamations d’une foule iconoclaste.

« Or, ce jour, il se trouvait, perdue dans la multitude, une jeune femme qui fut plus émue que tout autre par cette pompe oratoire, ces apprêts révolutionnaires et par la flamme communicative du jeune président de la Convention. — Jacquette Aubert, tel était son nom, était une petite blonde aux yeux noirs, plus jolie que belle, veuve d’un gros commerçant du faubourg Saint-Antoine, et très éprise des idées de progrès, d’humanité, de nature, qu’invoquaient alors les amants de la déesse Raison. Elle conçut subitement pour Séchelles un ardent caprice qui se cristallisa bien vite en passion fougueuse et irrésistible.

« Jacquette Aubert avait l’esprit romanesque de la plupart des femmes de son temps ; c’était une patriote qui rêvait des vertus lacédémoniennes et qui s’enthousiasmait et battait des mains sur le passage des miliciens nationaux ; elle faisait partie de la Société des Amies de la Constitution et fréquentait assidûment son club où elle déployait, en petits discours et projets, une ardeur civique extraordinaire. Ce n’était point cependant une exaltée, une lècheuse de guillotiné, une Chevalière du Poignard ; rien de désordonné ne hantait sa mignonne petite tête. Avec son instinct de femme nourrie de Rousseau, et jusque-là sans passion au cœur, elle voulait une patrie forte où les filles eussent reçu à l’égal des hommes une éducation mâle, régénératrice, et une éducation physique qui eût participé à la fois de la république de Platon et des lois de Lycurgue. Elle citait toujours la phrase de Danton : « Tout se rétrécit dans l’éducation domestique, tout s’agrandit dans l’éducation commune. On nous parle des affections paternelles ; certes, je suis père aussi, mais mon fils n’est pas à moi, il est à la République. »

« Jacquette avait alors vingt-cinq ans et son veuvage datait déjà de trois années. Trois grandes années de sagesse contre laquelle la médisance n’avait prise. Son mari, bonhomme simple et borné, l’avait adorée, gâtée, choyée avec cette tendresse particulière à certaines natures un peu massives, qui tient plus de la paternité que de l’amour conjugal. Il semblait que ce rustique négociant eût peur de la blesser, de la briser sous ses étreintes trop rudes, tant il montrait à son égard de prévenances délicates, de petits soins, de cette affection admirative qu’un père témoigne à une fillette. Elle avait aimé son époux à travers la reconnaissance d’une malade qui se sent dorlottée, veillée, entourée de dévouement ; mais son cœur ne s’était point donné ; son âme était malade d’attente et de désir, car l’amour est l’âme de la femme et celle qui, par devoir, ne peut céder à cette religion naturelle échoue inévitablement au calvaire de la dévotion.

« Le bel Hérault de Séchelles porta donc la torche incendiaire dans ce cœur, comme il l’avait porté sur le bûcher de l’indépendance ; là aussi il détruisit tous les vestiges du passé, les croyances d’une femme en sa force et le manteau d’hermine où elle tente de réchauffer ses principes de vertu. Jacquette chercha vainement un refuge contre cet amour qui grandissait chaque jour en elle et l’étouffait. Pouvait-elle oublier l’aimable conventionnel alors que son nom retentissait partout aux échos de la popularité ! Dans son imagination surchauffée par la passion, elle considérait l’auteur de la Théorie de Vambition comme l’homme de génie destiné à sauvegarder les destinées de la République, et cette citoyenne prêcheuse des affranchissements sociaux aimait à reconnaître en lui un Maître sublime et despotique dont elle eût voulu être l’esclave soumise, la servante jalouse d’obéir à ses moindres caprices.

« La loi des attractions ne pouvait mentir en cette occurrence : Marie-Jean Hérault de Séchelles devait aimer Jacquette Aubert, — le hasard étant le messager galant des désirs, selon la formule des stoïciens, ces apôtres du Destin, — Jacquette était trop envahie par son amour pour n’en point faire confidence. Elle découvrit timidement un beau soir ses feux naissants à la brune citoyenne Olympe Audon, son amie et son ordinaire compagne dans la vie des clubs et des réjouissances publiques. Les femmes savent si bien confesser les femmes en matière amoureuse, que l’amie de la petite veuve comprit bien vite la nature d’un penchant si tempétueux et si entraînant. Jacquette était libre, Séchelles était garçon ; le mariage n’était plus qu’une cérémonie de consentement mutuel devant le pouvoir municipal. Elle se résolut de nouer ces deux existences et partit en campagne aussitôt.

« Ores, continua l’aïeul vénérable de qui je tiens cette anecdote, un certain Saint-Amarante, houzard de haute mine, brave et galant, engagé volontaire sous le drapeau de Mars et aussi sous l’étendard de Cupidon, qui courtisait depuis longtemps la coquette Olympe Audon, servit d’intermédiaire en cette affaire. Saint-Amarante était le compagnon d’école de Séchelles et son fidèle camarade aux heures de plaisir. Un dîner fut vite organisé en partie carrée. Il fallut beaucoup insister auprès de la pauvre Jacquette qui se défendait craintivement par instinct du danger. La tête penchait à droite, le cœur la conduisit à gauche.

« Le dîner eut lieu chez Robert, le restaurateur à la mode ; Jacquette, en redingote de pékin velouté citron s’ouvrant sur un tablier de satin rose pâle, un fichu blanc croisé sur la gorge, la cocarde tricolore gentiment plantée sur l’oreille gauche, était exquise en dépit de son trouble extrême. Séchelles fut séduit par tant de grâces et sentit soudain avec sa pénétration d’homme à bonnes fortunes qu’il serait l’épervier de cette charmante colombe venue sans qu’il la cherchât s’abattre toute pantelante à ses côtés. Le dîner s’anima, on porta des toasts à la beauté, à l’amour, à la liberté, au peuple ; Saint-Amarante chanta même au dessert, tandis que Hérault, qui venait de dire amoureusement un sonnet attendri, pressait la main de sa voisine, l’enveloppant, l’enlaçant déjà de toutes les paroles les plus douces qui soient au répertoire du dictionnaire de la passion.

« Cette soirée fut fatale à Jacquette Aubert. Le président de la Convention eut vite conquis la douce citoyenne et point n’eut besoin de beaux discours pour lui prouver que l’amour et le mariage n’ont rien de commun et vivent rarement et longtemps en bonne intelligence. Les deux amants ne firent donc pas figurer leur nom sur la statistique Illustration



des unions civiles ; ils invoquèrent la nature et la raison, se mirent à relire ensemble les théories du grand Jean-Jacques, éprouvant, se disaient-ils, une ivresse intime et infinie à braver les superstitions, les préjugés et les convenances sociales. Ils ne cherchèrent point le bonheur, ils le trouvèrent dans le mystère de leur liaison ; ils communièrent d’âme et sentirent qu’ils s’appartenaient comme ces deux moitiés humaines dont parle Platon, qui rampent l’une vers l’autre dans les tâtonnements de la vie, se cherchent désespérément, se rencontrent enfin et se soudent pour l’éternité dans un spasme voluptueux.

« L’amoureux démocrate avait loué à Chaillot, non loin de Sainte-Périne, une délicieuse maison- nette entre cour et jardin qu’il avait décorée du nom de Pavillon de V Amitié et qui avait tous les charmes de la solitude. Pendant quelques mois il y avait conduit autrefois des nymphes et demoiselles de frivolité qu’il honorait de ses faveurs, et l’on y voyait encore certain boudoir ayant la forme d’une grotte, dont la cheminée était formée d’une coquille gigantesque. Les murs y étaient tapissés de feuillage et de mousse et un tapis gazonné semé de fleurettes s’étendait sur le parquet ; partout des statuettes mythologiques et entre autres uû petit amour qui présentait cette inscription : « Fuyez loin d’ici, « profanes, si vous n’êtes purs et nus comme moi. » Ce fut là que Hérault emporta fiévreusement sa conquête, jurant de ne plus aimer qu’elle, sentant se lever l’aurore d’une vie nouvelle, éprouvant une liesse inconnue, une rosée de bonheur qui descendait en lui et imprégnait tout son être.

« Jacquette, elle aussi, était métamorphosée ; la possession, l’ivresse des sens ne lui avaient apporté aucune désillusion ; elle entrevoyait le conventionnel plus grand, plus brave, plus fier que jamais ; leur intimité était toujours remplie par de douces causeries où elle aimait à tisser dans l’avenir tout un canevas de projets merveilleux, souriante d’espoir pour son lion magnifique, et parfois aussi pleine d’inquiétudes et de craintes, se jetant à son cou, prise de pressentiments sinistres, lui recommandant la prudence et l’astuce dans les casse-cous et les pièges de la politique, où il marchait trop loyalement, le front levé, sans regarder les embûches dressées sous ses pieds. — « Va, laisse ! n’aie pas peur, mignonne ! soupirait doucement l’ambitieux ; il faut suivre sa destinée ; la vie n’est pas autre chose qu’un toit très incliné : les maladroits tombent et se tuent, les habiles glissent, mais se raccrochent aux tuiles. Je suis bon couvreur, crois-moi, et je n’ai pas le vertige. »

« Cependant, malgré la foi républicaine de Séchelles et en dépit de ses complaisances pour le parti terroriste et les gages qu’il donnait à ses amis, il avait déjà été dénoncé le 16 décembre 1793 par Bourdon de l’Oise comme ex-noble, établissant une correspondance criminelle avec des royalistes et trahissant dans les deux camps. L’histoire nous apprend de quelle manière il se justifia avec grandeur et fit refuser à l’unanimité sa démission de membre du Comité de Salut public ; mais ce que la muse Clio n’enregistre pas, ce sont les petits côtés des grands événements, les raisons occultes qui sont les vrais moteurs de la politique des hommes.

« Hérault de Séchelles invita au Pavillon de l’Amitié ses collègues et ses amis ; cet asile de l’amour, qui aurait dû être inviolable, devint une sorte de club où la politique côtoyait à table le bel esprit et la galanterie. Jacquette Aubert se plia à ce rôle, — que n’eût-elle fait pour son demi-dieu ! — Aimable pour tous, spirituelle, enjouée, elle était la reine de ces petites réunions ; coquette avec réserve, elle imposait le respect aux timides ; mais elle donnait, sans y prendre garde, de l’amour aux forts et aux violents toujours portés à ravager les paisibles retraites et les nids heureux où le plaisir se couve dans la ouate. Saint-Just, le farouche Saint-Just, la vit à l’un de ces dîners et en devint éperdument épris. Beau de visage, de manières distinguées, plein de faconde et de fatuité, ce jeune exalté prétendait que, pour lui, apparaître et vaincre étaient synonymes. Il se trompa, mais il ne se tint point pour battu.

« Le pauvre Séchelles, livré au Comité de sûreté générale, fut arrêté le 9 mars 1794 et enfermé dans les prisons du Luxembourg. — La petite veuve, loin de se livrer à sa douleur, montra sa grandeur d’âme et sa fermeté républicaine. Étalant partout sa passion, elle remua ciel et terre, vit Robespierre, non pas suppliante, mais hautaine ; les tigres ne fléchirent point ; — une femme, qu’était-ce cela ? n’en voyaient- ils pas des centaines chaque matin à leurs pieds. — Saint-Just pendant ce temps assiégeait lentement sa victime, lui promettant ses bons offices en échange d’un peu de tendresse ; mais Jacquette eût préféré la mort de son amant plutôt que le baiser insolent de ce traître. Elle employa la force, la ruse, l’énergie la plus indomptable pour déjouer tous les pièges qui lui furent tendus. Elle puisait dans sa passion toutes les subtilités admirables de sa défense.

« Le dénouement, hélas ! était proche ; le 13 germinal an II (2 avril 1794), l’accusateur Fouquier-Tinville fit son hideux réquisitoire contre Hérault de Séchelles, sur le rapport de Saint-Just, dans la fameuse fournée de Danton et Desmoulins. Tous furent condamnés, après trois jours de prétendues délibérations, à la peine capitale. On n’ignore point comment Hérault de Séchelles monta souriant à l’échafaud, approchant son visage de Danton pour l’embrasser,* brutalement saisi par le bourreau qui voulait que ces têtes ne se rencontrassent qu’au fond du même panier, et saluant une dernière fois le peuple et la statue de la liberté.

« Jacquette Aubert, dominant sa faiblesse et ses larmes, eut le sublime courage, ce jour-là, de demeurer sur la place parmi la foule assombrie, se soutenant à peine dans le flot populaire, sur le passage de la terrible charrette, et elle put envoyer pour l’Éternité un dernier adieu à ce cher et unique amant, qui portait sa tête fière et dédaigneuse sous le couperet. Elle le revoyait sur cette même place, où, huit mois auparavant, il dominait si superbement le peuple en incinérant la pourpre royale ; il semblait aussi glorieux, aussi maître de lui, sans affectation de pose théâtrale, comme séduit par la mort qui allait le faucher en pleine jeunesse, dans un rayonnement d’amour. — Pauvre Séchelles ! sur la toiture inclinée de la vie, il se laissait glisser, tout habile qu’il fût, sans pouvoir se retenir aux tuiles !

« L’amante infortunée, l’œil fixe, les pieds figés sur place, roidie comme une visionnaire, vit tous les apprêts terribles, la descente de charrette, la montée suprême des marches et la silhouette hautaine des condamnés sur la plate-forme ; la pensée s’était arrêtée en elle, le cœur même ne battait plus ; elle assistait vivante à son agonie…. Hérault passa le premier…. Il y eut une poussée dans la foule.

« Lorsque l’acier glissa en sifflant entre les bras sanglants de la guillotine et après qu’elle eut en- tendu le bruit sourd et affreux de la décapitation, ce bruit mat et inoubliable de muscles tranchés, Jacquette tomba évanouie et fut transportée dans une maison voisine, où des soins lui furent prodigués, — selon le style des faits divers.

« Robespierre, ce soir-là, se crut évidemment un grand homme.

« Le lendemain, le triomphant Saint-Just, calme et la conscience heureuse comme Ponce-Pilate, recevait sans trop d’étonnement la missive suivante, laissée sur sa table par une main inconnue :

« Citoyen Représentant,

« Tu m’as offert ton amour, je l’ai repoussé ; tu m’as faite « veuve d’âme et d’esprit ; s’il te plaît de venir voir comment « je me donne, — quand je me donne, — sois ce soir, au soleil « couché, en ma chambre ; des ordres seront donnés, les portes

« s’ouvriront devant toi.

« Vve Aubert.

« Chaillot, 17 germinal an II. »

« Le député de l’Aisne relut ce billet ambigu par trois fois, craignant vaguement des embûches et espérant cependant, en fat qu’il était, profiter d’un brusque revirement de cerveau féminin. Il hésita quelques instants, pris de peur, anxieux, jurant de rester céans ; mais sa passion l’emporta ; il se ras- séréna et, sifflotant un petit air gaillard, il se rendit au Pavillon de VAmitié d’un pas allègre, savourant ses baisers par avance, se félicitant in petto de ses moyens d’action.

« Il arriva, le soir tombant, et n’eut qu’à pousser la porte…, traversa deux chambres pour atteindre la troisième qui était éclairée. Il entra brusquement, comme s’il eût craint un guet-apens armé ; alors se peignit, sur son visage contracté et verdissant, une épouvante indescriptible, une terreur folle et horrible, un bouleversement monstrueux, lorsqu’il eut franchi le seuil de cette pièce où l’amour, lui semblait-il, devait veiller et l’attendre.

« Sur le lit, à la lumière de deux candélabres, sur un même oreiller, deux têtes reposaient lèvres contre lèvres, comme endormies dans l’extase, ou se chuchotant des paroles d’éternité heureuse : la tête de Hérault de Séchelles et la tête fine de Jacquette Aubert, soudées dans un baiser de mort, mais ayant l’expression de la plus noble béatitude.

« Saint-Just, les yeux hors la tête, la gorge sèche, affolé par cette vision, eut un cri étouffé, inhumain, et s’enfuit désespérément, les bras en avant, le poignard en main, poursuivi par cette surnaturelle apparition contre laquelle il ne se put défendre jusqu’à l’heure de son expiation.

« Le soir même de l’exécution de son amant, Jacquette s’était traînée au cimetière de Monceaux (non loin de la petite maison du duc d’Orléans), qu’on venait d’inaugurer ; elle avait jeté une bourse d’or au gardien, encore novice, afin d’obtenir cette tête sanglante et défigurée. — Après avoir assisté aux apprêts lugubres de l’exhumation, — elle rentra chez elle, munie de son doux et sinistre fardeau enclos dans un sac, et ayant tout préparé pour la funèbre mise en scène qu’elle réservait à Saint-Just, elle avait absorbé un poison subtil et foudroyant qui lui permit de rendre avec ivresse son dernier soupir sur les lèvres exsangues du cher guillotiné. »

Telle fut une grande citoyenne française, inconnue, conclut le narrateur. — Ne croyez-vous pas, ajoutait-il, qu’il y aurait un roman superbe à écrire sur cette anecdote ignorée de la Révolution française ?

Certes, aïeul vénérable, je le crois bien !… Mais ayant préparé la besogne et fourni le sujet, je passe très volontiers la main aux honorables cuisiniers du feuilleton populaire.


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LES GALANTERIES


du


DIRECTOIRE


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Souvenirs d’un nonagénaire


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LES GALANTERIES

DU

DIRECTOIRE


Les femmes du Directoire, ces sirènes d’amour, ces jolies nymphes galantes…, si je les ai connues !… Mais je les ai aimées, caressées, froissées, lutinées et, je l’avouerai, bien peu respectées, — m’écrivait, il y a quelques années, le vieux marquis de Brillancourt, mort tout récemment d’ennui de la vie plutôt que de vieillesse, bien qu’il eût atteint l’âge fantastique où Fontenelle jugea nécessaire d’aller constater réellement par lui-même la pluralité des mondes. — Ah ! les mignonnes coquines, mon jeune ami, que ces merveilleuses ! — continuait Brillancourt, — songez donc ! En Fructidor an V, j’étais dans tout le feu de ma plus éclatante jeunesse, je tisonnais en moi un brasier de passions ardentes qui ne demandaient qu’à incendier les déesses court-vêtues qui me frôlaient au passage. — On me nommait familièrement Fusée de Brillancourt, car j’étais bien l’amoureux le plus pyrique que l’on pût voir du Petit Coblentz à Tivoli ; un incroyable qui ne demandait qu’à être cru, disait de moi un élève de M. de Bièvre, lequel aimait les équivoques, et, vé’tu-Dieu ! Je c’ois que j’étais toujou’s c’u sur pa’ole, lo’sque je ma’ivaudais avec Palmi’e, Olympe ou l’ado’able Saint-Pha’, sous les bosquets d’Idalie !

Les vieillards radotent souvent, ils sont d’ordinaire portés à condamner le présent, pour la plus grande gloire du passé. « Huy est mauvais et demain pire », écrivait-on déjà au moyen âge ; on revoit à travers le prisme de la vingtième année toute une cavalcade brillante et joyeuse où nos souvenirs chevauchent, drapés d’écarlate et d’or comme des hérauts d’armes. Les rires sonnent plus gaiement dans le lointain de notre vie ; les femmes voilées par les regrets de notre jeunesse passée nous apparaissent plus suavement idéales ; l’amour-propre préside encore dans notre mémoire au défilé de nos bonnes fortunes ; les tristesses ne font plus partie du cortège : les douleurs se sont évaporées, les déceptions ne se montrent plus, nos chagrins les ont enterrées profondément. L’esprit a fait son choix avec délicatesse sur ce chapelet des ans où notre vieillesse épèle encore le credo des amours défuntes.

Cependant, à vous qui êtes encore flambant de jeunesse, et qui allez, hélas I marcher en avant, trop vite à votre gré, dans un siècle où chacun porte le même uniforme d’habit et d’idées ; à vous qui ne me taxerez pas de ganache ou de gâteux, selon les termes du jour ; à vous je dirai cette phrase banale, mais sincère : C’était le bon temps ! — le temps des orgies de couleur et des turbulentes folies.

Figurez-vous donc la femme au lendemain du 9 thermidor ! — Aux jours de deuil succédaient les jours de fête et d’ivresse ; les chants lugubres du Ça ira, ce De Profundis révolutionnaire, avaient fait place aux chansons de délivrance et de plaisir. La folie rieuse et rose revenait d’exil ; le printemps faisait monter au cœur et aux visages la sève de l’espérance, et toutes ces infortunées, sevrées depuis longtemps des caresses de la vie, ne craignaient point de montrer leurs petites têtes provocantes affamées de plaisir. Alors naquirent les belles soirées de l’hôtel Thélusson, du Pavillon de Hanovre, des bals Richelieu, de Frascati. On dansait sur des ruines, mais il semblait qu’on n’eût pas le temps d’attendre les restaurateurs de l’édifice. On improvisait en hâte les campements de la jouissance, sans vouloir, par crainte de ne pouvoir s’ébattre, patienter jusqu’au lendemain.

Vingt-trois théâtres et huit cents bals ouverts chaque soir. Tel fut en peu de temps le bilan des plaisirs de Paris. Terpsichore était devenue la grande muse du jour ; on dansait sur le volcan éteint, sur les tombes à peine fermées ; c’était une transformation féerique. Il y eut même les fameux bals à la victime, une danse des vivants qui ressemblait furieusement à la sombre ballade macabre des fresques de Holbein, une danse d’éplorées qui demandaient à la valse une griserie passagère et qui montraient de beaux yeux las de pleurer, pleins d’espérances et d’amour inconnu. Fils et filles de guillotinés menaient la pastourelle en habit sombre, les femmes voilées de deuil, les hommes ornés d’un crêpe. On eût dit d’un cauchemar extravagant.

« Après l’argent, écrivait le citoyen Mercier dans l’Almanach des gens de bien, en 1798, la danse est aujourd’hui ce que le Parisien aime, chérit, ou plutôt ce qu’il idolâtre. Chaque classe a sa société dansante, et du petit au grand, c’est-à-dire du riche au pauvre, tout danse. On danse aux Carmes, où l’on égorgeait ; on danse aux Jésuites, au séminaire Saint-Sulpice, aux Filles-Sainte-Marie, dans trois ou quatre églises, chez Ruggieri, chez Mauduit, chez Ventzel, à l’hôtel du salon des ci-devant princes ; on danse partout. Toutes les femmes sont en blanc, et le blanc sied à toutes les femmes : leur gorge est nue, leurs bras sont nus. Les hommes sont trop négligés ; ils dansent d’un air froid, triste et morose ; on dirait qu’ils rêvent à la politique ou à l’agio, » Les bals foisonnaient, et cependant je vois encore les murs de Paris se couvrir partout d’affiches nouvelles annonçant des créations de salons dan- sants. Quel engouement ! — Le plaisir trônait sous les bosquets d’Amathonte, au milieu des orchestres déchaînés, parmi les lumières multicolores, les flammes de bengale et les feux d’artifice. Nous parcourions dix temples de la joie en une seule soirée, nous, les bruyants de la Jeunesse dorée ; on allait par bandes hurlantes agiter les grelots de la folie sur les pelouses de Monceaux, au Jardin de Virginie, au Bal de Luquet, rue Etienne, à la Société de Florence, à Tivoli, à l’Elysée, et partout nous apportions nos fantaisies chiffonnantes, nos provocations, nos rires endiablés dans ces fêtes où les ifs de lumières luttaient contre les orgies pyrotechniques de Ruggieri ou de Mma Lavarinière, au bruit des cuivres de Gébauer ou des violons de Hullin !

Est-ce l’illusion de l’âge ? mais jamais je ne vis ni ne sentis les femmes plus charmantes, plus transparentes, plus langoureuses, plus abandonnées ; il n’est vignettes de mode, estampe de Debucourt ou de Carie Vernet, qui puissent vous donner la plus frêle conception de ce que furent ces Inconcevables ! Aujourd’hui ces figurines de Merveilleuses, fixées par le burin, paraissent des caricatures ou des mascarades ; la vie n’y est pas, l’esprit du temps ne les soutient plus ; dans l’atmosphère de ce xixe siècle elles pâlissent par l’outrance même de leurs falbalas, et ces chapeaux de femmes garnis de rubans couleur de feu, ces toques à aigrette, ces bonnets à la paysanne ou à la folle ; ces turbans relevés de plumes, ces coiffures à la Minette ou ces chapeaux à la Primerose, liés d’une fanchon négligente, n’ont rien conservé, dans ces froides images, de la crânerie adorable qu’elles affectaient sur les chevelures blondes ou brunes, sur les perruques frisottantes de nos muscadines.

Une gravure du Messager des Dames nous renseigne peut-être, mais ne ressuscite rien, et je songe toujours avec délices aux jolis minois de fantaisie, aux yeux effrontés, aux nez mutins qui brillaient sous les cocardes, les rubans, les pompons, les paillettes, les panaches posés sur ces perruques ou sur les jolis cheveux ébouriffés. Ma parole suprême ! je ne connais point de palette assez diaprée de tonalités diverses pour peindre la cohue de femmes incomparables qui se poussaient chaque jour au Palais-Égalité ! — Minerve, Junon, Diane, Eucharis, Hébé, Calypso se montraient tour à tour en des toilettes vaporeuses qui moulaient la taille et permettaient de voir la beauté des bras, l’élégance des attaches et

Illustration de L. Kratke
Illustration de L. Kratke




la rondeur des cuisses. Vous ne sauriez imaginer les robes à la Flore, les tuniques à la Gérés, les jupes au lever de l’Aurore, les redingotes à la Galatée ; tous ces costumes archéologiques grecs et romains combinés par Nancy et Raimbaud. Il n’y avait rien fadeviner, mais cela laissait tant à espérer !

On avait alors une science des plis admirables où les anciens n’eussent rien trouvé à reprendre. Ils n’étaient ni lourdement accusés ni bizarrement dispersés, mais rapprochés et réunis avec élégance, méthode et simplicité.

Regardons-les dans le Miroir des belles femmes. Sous ce vêtement léger Comme l’onde que voile des baigneuses, chaque mouvement trahit une forme ; un réseau de soie, un tricot léger, souple, adhérent, couleur de chair, caresse, moule et dessine leur corps ; une gaze diaphane l’enveloppe ; le souffle de la volupté semble d’accord avec le plaisir pour l’agiter ; tantôt elle s’entr’ouvre et se referme soudain ; une forme ravissante a brillé comme un éclair, tantôt cette gaze ondoie, se balance avec amour et mollesse sur des contours qu’elle semble baiser ; tout à coup, repoussée par leur fermeté et leur élasticité, elle s’écarte au gré de la coquetterie, voltige, s’arrondit, et laisse apercevoir jusqu’au berceau le plus secret des amours.

On a beau dire : « Les mœurs, non la parure, font l’ornement des femmes », je dis, moi : Les mœurs et les parures légères sont encore pour les amoureux les plus délicieux ornements ; ils n’impatientent point les désirs, ne désespèrent point lés efforts et donnent un perpétuel appétit d’aimer qui est la santé d’une nation, sinon sa force. Sous le Directoire, l’extravagance des modes y faisait tourner toutes les têtes femelles dans le royaume de coquetterie ; les garnitures des robes avaient des qualificatifs ravissants ; je me souviens des enrubannements dits : Soupirs de Vénus, Œil battu, Marque d9espoir. Entrailles de petit-maître, Boue de Paris, Soupir étouffé, Candeur parfaite, Attention marquée, Marque d’espoir, c’était la géographie de Tendre mise à la portée des couturières et des soupirants.

Les mains s’égaraient volontiers sur ces jolis plans en relief, sur ces nudités gazées ; les Phrynés protestaient à peine, la cuirasse leur faisait défaut, la chemise était vite ouverte ; le cœur aussitôt palpitait, et les pauvres époux du temps pouvaient chanter avec inquiétude le sixain du Mari mécontent de Panard :

Ma femme est un animal
Original
Qui, tous les jours, bien ou mal,
S’habille,
Babille,
Et se déshabille.

Reverra-t-on un jour des modes qui sympathisent autant avec la nature…, ces habits à la Grecque, à la Sultane, à l’Anglaise, ces tuniques obéissant à la ligne, selon les termes du temps, cette résurrection de l’Olympe, pour tout dire, qui faisait boire l’ambroisie par les yeux ? Reverra-t-on surtout femmes plue agaçantes de coquetterie, plus désirables dans l’impudeur de leur impudence, plus saisissantes ou plus saisissables à volonté ? Fredonnera-t-on de nouveau, par la suite, ce pittoresque couplet de circonstance en 98 :

Grâce à la mode
Un’ chemise suffît,
Un’ chemise suffit,
Ah ! que c’est commode !
Un’ chemise suffît,
C’est tout profit !


Kotzebue, qui traversa Paris à cette époque, laissa cette note dans ses souvenirs : « J’ai vu le beau sexe à Paris lutter avec un courage qui tient du prodige, contre l’intempérie des saisons. La santé est à la mode maintenant. Les femmes ne se plaignent plus du vent, on n’entend plus parler de vapeurs, les belles se portent le mieux du monde : elles boivent et mangent avec beaucoup d’appétit ; la migraine ne dérange plus aucune partie. On ne met plus de rouge, la pâleur est plus intéressante, on appelle cela une figure a la Psyché. Les femmes ne se servent plus de blanc et laissent le rouge aux hommes. »

De fait, on ne saurait mieux observer. La petite-maîtresse s’était évanouie pendant la Terreur et les femmes affectaient, avec un orgueil légitime, le bien portant, le plantureux, les formes solides des Romaines ; la plastique revenait en honneur. Le langoureux, le mièvre, le nonchaloir étaient proscrits du bataillon de Cy thère ; mais — renversement bizarre — la langueur et l’affaissement avaient émigré du côté des hommes de plaisir qui singeaient les grâces mourantes et les pâmoisons des coquettes d’un autre âge ; à leur démarche paresseuse, on eût pris les jeunes hommes pour des femmes travesties, tandis qu’à leur allure hardie, à leur tournure cavalière, à la crânerie piquante de leur démarche, presque toutes les femmes, même les plus honnêtes, semblaient être des hétaïres coureuses d’aventures.

Le scandale était passé dans les mœurs ; on se blasait sur la crudité des mots et sur la nature cynique des choses entrevues. D’ailleurs, à mon sentiment, mon jeune ami, les mœurs ne varient pas ; elles restent toujours les mêmes, aussi immuables que le monde et la nature dont elles ne sont que l’expression. L’hypocrisie est plus ou moins perfectionnée, le masque est plus ou moins épais, tout est là ; — le reste n’est qu’un composé de mots bourgeois, sots, niais, vides de sens, comme les traités de morale qui ne sauraient être compris de même sous toutes les latitudes. Vérité en Occident, erreur en Orient. — En y regardant bien, voyez-vous, le Directoire ne fut pas cette époque de corruption que l’on se plaît à peindre ; la morale, à l’exemple des femmes, ne mit qu’une chemisette de gaze et ne s’affubla pas d’un faux nez ; il n’est de pires vices que ceux qui se cachent et il entre une grande vertu, un fier courage dans l’impertinence de ceux qui s’affichent volontairement.

Un soir, dans un salon brillant où les déesses du jour apparaissaient vêtues du linon le plus simple, une Merveilleuse se présenta en un costume divin tissé par les Zéphirs et qu’on eût dit composé d’ailes de libellules. Ce fut un triomphe pour cette mondaine qui avait la bravoure de ses charmes. Partout montaient des cris d’admiration, des louanges justifiées, des applaudissements instantanés ; l’assistance était en délire, lorsqu’un muscadin s’avisa de parier que le poids de tout cet attirail galant, y compris les joyaux, bracelets et les cothurnes, n’excédait pas 500 grammes. Le pari fut tenu de toutes parts, et la piquante beauté, nullement effarouchée de tant de bruit, fut la première à se mettre à la disposition des parieurs. Elle se rendit en une pièce voisine, escortée de ses rivales, qui devaient procéder au pesage de sa toilette vaporeuse, et plus nue que Thémis, elle tint elle-même la balance. Bijoux, robe, boucles et chaussures ne pesaient pas au delà d’une livre. Jugez si le succès fut vif, tout Paris en parla et il se trouvait le lendemain, non loin des Galeries de bois, des nymphes qui assu- raient que les tissus dont elles étaient couvertes ne dépassaient point la demi-livre, sans omettre la cein- ture dorée.

A côté des bals et des promenades publiques, les réunions les plus suivies étaient les thés, mis récemment en faveur. — C’est presque les seuls en- droits où on se réunisse, écrivait un gazetier phy- siologiste, il n’y a plus de repas ; chacun mange chez le restaurateur, dont le nombre se multiplie à l’infini ; il en existe à chaque coin de rue. Déjeuners froids, cabinets particuliers, on n’entend que trop cette dernière annonce. Un bouchon est devenu la grotte de Vénus.

Il faut que le pot-au-feu soit renversé, constate ce folliculaire. Autrefois on se présentait pour dîner chez son ami, aujourd’hui c’est bien différent, chacun reste chez soi ; on va prendre en catimini son repas chez son restaurateur. Est-ce économie ? Est-ce division ? Ce qu’il y a de certain, c’est que cette mode annonce rupture et désunion dans l’ordre domestique, et l’on peut dire que les restaurateurs indiquent un changement essentiel dans la manière de vivre et dans les mœurs. Les thés semblent rap- procher davantage ; ils sont le premier pas pour re- monter vers l’urbanité française depuis si longtemps méconnue. Les femmes y sont en grande parure, c’est une réunion brillante ; il y règne un certain silence ; les conversations s’y font à demi-voix ; chaque groupe s’isole au milieu même de la société et les passions, qui partout ailleurs ont leur physio- nomie et leur langage, semblent y avoir déposé tout ce qu’elles ont de dur et de personnel ; mais, si l’on ne parle pas, chacun se devine, se tâte, pour ainsi dire ; on peut lire dans les yeux ce qu’on n’en- tend pas dire et les regards expriment tout ce qu’on ne dit pas ; la haine y est réellement affectueuse et les thés pourraient nous ramener à la politesse fran- çaise.

Ces thés étaient encore une des expressions de Y Anglomanie courante, singulière importation de mœurs qui apparaît périodiquement en France sans pouvoir s’y acclimater. A défaut des thés, on prenait des glaces chez Garchy ou chez Velloni, on courait à cheval au Champ de Mars dans des cos- tumes extravagants, on se promenait aux Champs- Elysées, où les femmes, binocles à l’œil/ lorgnaient les cavaliers, provocantes par leur approbation, leurs sourires et parfois leurs paroles vis-à-vis d’un Adonis.

Écoutez les moralistes crier : « Toutes les con- venances violées, toutes les décences bannies, toutes les fortunes déplacées, tous les liens sociaux rompus, tous les ordres confusionnés, ce monde qui est une cohue a mis sa vie à jouir. » — En vérité, soyons moins puritains ! Sous le Directoire aussi bien qu’aujourd’hui les femmes ne furent chargées d’aucunes affaires, mais se trouvèrent mêlées dans toutes. Elles n’eurent aucun rang, mais elles réglèrent tous les rangs ; elles n’eurent aucuns emplois, mais elles les distribuèrent ; elles n’eurent aucunes fonctions, mais elles firent tout mouvoir à leur gré ; elles furent en un mot les souveraines, comme elles le seront dans tous les temps, sans même pour cela qu’elles aient la beauté de Mme Tallien, le génie de Mme de Staël, la perversité de Joséphine de Beauharnais ou la plaisante rondeur populaire de ce type étrange : Mmo Angot.’

« Le gouvernement du Directoire, a-t-on écrit avec justesse, a eu le bon esprit d’être faible et incapable ; s’il avait été fort et puissant, Bonaparte n’aurait pu se substituer aussi facilement à lui et nous n’aurions peut-être pas joui des bienfaits réparateurs du Consulat et de l’heureuse organisation sociale menée à bien par le premier Consul ; nous n’aurions pas eu non plus la grande gloire militaire qui a porté si haut le nom de la France- »

Donc, pas de rigorisme ! — La femme et la société du Directoire ne méritent point d’anathèmes ; au lendemain des jours sombres, le rire pouvait reparaître en France avec excès, la licence était permise, car au milieu de ces fêtes de la Délivrance il planait encore un superbe courant de patriotisme ; sur les bords du Rhin, de la Sambre et de la Meuse une armée se formait, plus brave que celle d’Alexandre, qui tenait hautement le drapeau du premier peuple du monde. Le siècle allait à son déclin et la transition des idées était aussi lisible que la transition du costume ; une Renaissance épicurienne florissait ; la Révolution avait détruit une société affinée jusqu’à la plus délicate corruption ; un pays nouveau se montrait, un pays d’Athéniens spirituels à qui l’austérité Spartiate n’avait guère convenu. L’amour même, ou plutôt l’idéal amoureux subissait l’influence de ce changement social et s’était transformé. Une sorte de naturalisme, qui ne l’a pas quitté depuis, s’était introduit dans le sentiment. Les œuvres de Rousseau, lues avec passion sous la Révolution, la Julie, les Rêveries dun promeneur solitaire, les Confessions, avaient métamorphosé les idées ; on commençait à regarder la nature, les jardins, les vallons, les montagnes, s’étonnant d’ouvrir les yeux si tard, n’admettant plus d’autres décors pour l’amour ; Bernardin de Saint-Pierre, avec Paul et Virginie, Delille avec ses poèmes les Jardins et l’Homme des champs achevèrent cette transformation. Les fleurs furent recherchées ; les femmes ne paraissaient plus au bal ou dans un salon sans porter à la ceinture un large bouquet qui arrivait l’hiver de Nice, ou de Gênes par le courrier de la poste. L’odeur des fleurs était partout, on recherchait leur parfum à l’exclu- sion de tous les autres, et il y eut, s’il faut en croire les gazettes, de nombreux cas d’asphyxie qui résultèrent de la présence de bottes de fleurs accumulées dans les appartements. Une rose offerte avec un soupir tendrement souligné devenait une déclaration discrète et qui allait plus sûrement au cœur que tout le verbiage des marivaudeurs.

Combien n’ai-je pas amorcé de petites âmes tendrelettes avec des bouquets enrubannés ! Était-il besoin de paroles ! Une aimable rougeur montait au visage, un œil moitié timide, moitié reconnaissant, vous disait un merci plein d’émotion, et l’imagination partait en guerre aussitôt au pays des heureuses espérances. C’est à ces préliminaires galants que l’on sentait qu’une révolution avait traversé la France, c’est surtout à cet amour de la nature qui faisait que l’oiseau, la source, le bois, le nuage, le lac, la mer, devenaient les confidents des soupirs passionnés, que l’on devinait une société nouvelle éprise d’un idéal sain et normal. Les historiens du Directoire, ont admirablement interprété cet état en écrivant : « L’amour revêt une livrée poétique ; au lieu de circuler uniquement dans les veines de l’homme, il monte dans sa pensée, il lui est une compagnie perpétuelle et il lui peuple le monde d’yeux et d’oreilles qui l’écoutent, de confidents et de conseillers muets. L’amour se détache des sens, et au lieu de se concentrer tout en lui, il se répand en ses entours, il prépare l’amour songeur, attristé, rêveur, rêvassier même, des siècles modernes, et quelques-uns du Directoire se mettent à voir dans l’amour une chose que le bon vieux temps n’avait guère entrevue dans ses amours : une occupation des idées, l’imagination des plus positifs, la poésie des hommes de prose. »

La littérature entière se ressentit de cet état moral et l’Almanach des Muses prit des allures sentimentales qu’on ne lui avait pas encore vues depuis sa fondation ; les noirs romans traduits de l’anglais, où le crime s’associait aux horreurs mystérieuses, les contes mélodramatiques qui présentaient l’innocence aux prises avec la tyrannie, les poésies florianesques apparurent ; la prose devint déclamatoire, le style épistolaire ainsi que les lettres d’amour suivirent ce singulier mouvement mélancolico-galant. Le xviiie siècle était déjà mort, sinon enterré ; ce n’étaient plus les mêmes conventions, le même bon ton, le même goût artificiel, le même langage contourné et d’essence toute spirituelle ; le papillotage s’était envolé, le joli ne résumait plus une même impression de coquetterie et une source de tendresse avait jailli subitement des cœurs, source désaltérante qui faisait naître l’espoir et calmait les désenchantements et l’insipide ennui de vivre.

Tout se renouvellait au giron de la nature, non pas d’une nature mythologique, munie de grottes rocailleuses et de petits temples, mais d’une nature vigoureuse et puissante dans toute sa force, son éclat et sa sauvagerie. La femme d’amour avait secoué sa passivité et son engourdissement ; elle n’appliquait plus seulement sa curiosité à la sensation opiniâtrement cherchée du plaisir, elle mettait son âme en appétance d’aimer, non pas en païenne, mais en panthéiste. La femme du xviii° siècle disait dans sa torpeur, en bâillant de désœuvrement : « Je tombe dans le néant » ; avec sa conception nouvelle de la vie, elle eût pu dire : « Je me relève dans l’infini », — Une lettre de femme, écrite en germinal an IV, et qui me revient en mémoire, montre à quel point l’expression d’amour avait changé.

« Ce matin, écrivait la sensitive amoureuse, j’errais dans mon jardin, j’entendais les joyeuses chansons des fauvettes ; les bourgeons s’épanouissaient, je respirais un air doux. Ah ! me suis-je écriée, déjà l’amant de la nature s’avance ; déjà je ressens ses délicieuses influences ; tout mon sang se porte vers mon cœur, qui bat plus violemment à l’approche du printemps. Tout s’éveille, tout s’anime ; le désir naît, parcourt la nature et effleure tous les êtres de son aile légère ; tous sont atteints, tous le suivent ; il leur ouvre la route du plaisir, tous se précipitent… Ah ! mon cœur pur et paisible, s’il gémit quelque-fois, ce n’est pas crainte de trop aimer. »

N’est-ce pas une révélation et vous représentez-vous Richelieu recevant une pareille épître ? D’Alembert lui-même, habitué aux effluves psychiques de Mlle de l’Espinasse, n’eût point compris ce langage plein d’images, de lumière et d’horizons naturels, qui cependant, pour notre siècle imbu de romantisme, n’a rien en soi d’excessif ou de pédantesque.

Ce double courant de positivisme libertin et de spiritualisme éthéré rendait les femmes galantes délicieusement agréables, je vous assure ; il semblait qu’elles se fussent allaitées à deux mamelles de races opposées et que, dans le bouleversement général, leur esprit inquiet eût hésité entre un scepticisme railleur, tradition de la veille, et une foi poétique nouvelle, ardente et ensoleillée qui les reposait.

Cela donnait un piquant extrême à l’amour échangé, et la même maîtresse était souvent, tour à tour, aux heures d’abandon complet, mutine, espiègle, sombre, langoureuse, accablée, craintive, furieuse de luxure ou rêveusement engourdie dans un sentiment intime très réflexe et très exquis. Telles ces courtisanes qui affichent toutes les audaces, qui promettent tous les raffinements charnels, qui exposent, en égrenant leur rire, une insouciance heureuse et un mépris absolu des amours sincères, et qu’on retrouve dans le tête à tête, presque virginales d’âme, plus attendries qu’une amante novice, plus rêveuses qu’une Allemande, plus passionnées que les bacchantes antiques. C’est que, croyez-le bien, la femme, cette adorable détraquée, est en out exagératrice et cherche la main qui la pondère et puisse tenir la balance de ses qualités et de ses défauts. — Meilleures ou pires, dit-on, — les meilleures sont toujours les pires, à mon avis, et celles qu’on juge les pires sont souvent les meilleures.

Les femmes que je connus comptent parmi celles-ci ; la galanterie du Directoire ne fut point un perpétuel mensonge de l’amour, un dérèglement de l’esprit, un vice de complexion chez la femme ; elle fut un faible du cœur, une sorte de jeu de l’éprouvette, une mise au corbillon de toutes les qualités des soupirants. Si, parmi celles qui risquèrent leur réputation dans les intrigues, quelques-unes la perdirent quelquefois, d’autres, au contraire, retrouvèrent l’estime la plus entière chez l’amant de leur choix. Pour les sensées, il y eut large compensation. Parmi les vertus qu’on immolait volontiers, la modestie et la pudeur furent mises au premier rang, comme des masques inutiles ; aussi jamais je ne vis plus de logique dans les préliminaires des petites guerres amoureuses ; la femme avait cessé de rougir, prenant superbement son parti du qu’en dira-t-on et l’opinion était indulgente devant ce désarmement général de l’hypocrisie.

J’ai passé les plus belles années de ma jeunesse sous ce « règne des pourris », ainsi nommait-on les Directeurs ; et à cette époque où le luxe, l’amour, le jeu et les spectacles étaient à mes yeux les seuls passe-temps, les jolies femmes du Directoire ont plus allumé de désirs et de passion en moi qu’elles n’y ont éteint de sentiments virils et nobles. Je dirai plus, elles ne m’ont point blasé sur les femmes de l’Empire, et m’ont laissé d’assez jolies flammes bleues et mourantes pour lécher et allécher les pauvres petits cœurs affadis, incompris, bercés dans le vague des passions accablantes sous la Restauration.

Aujourd’hui, mon jeune ami, écrivait avec une pointe de tristesse, en terminant, le vieux marquis de Brillancourt, je me sens un effacé de la vie ; je me suis mis en règle avec ma conscience et mon passeport est signé pour l’éternité. La société moderne me semble odieuse et grise, vue de mes yeux affaiblis ; je reste dans l’antichambre de mes souvenirs comme un voyageur sur le départ, après avoir fait fermer tous les volets et rideaux de sa maison ; j’attends presque impatiemment qu’on vienne me prendre et m’emporter au loin.

Au lieu de vous semer ici quelques impressions fugitives sur un temps où j’ai laissé mon premier duvet de fraîcheur, j’eusse peut-être mieux agi soit en vous narrant mes plus hardies fredaines avec des grisettes disparues à jamais, soit en vous contant les belles passions romanesques, où j’eus à jouer les premiers grands rôles ; mais j’estime qu’il appartient au- barbon de taire les folies du jeune homme, et il me serait certainement odieux de remuer tant de cendres où solitairement je retrouve l’étincelle qui réchauffe : se souvenir, c’est encore rêver. — La parole ou la plume effarouchent le rêve.

Cependant, dans ce moment, je revois tant d’heureuses fortunes de mon jeune âge, tant d’écharpes dénouées, tant de belles sans-culottes renversées, tant de jolis minois provocants, que j’ai hâte d’aller rejoindre là-haut ou là-bas, dans ce Palais-Égalité, où l’on nous promet tant de merveilles, les divines Merveilleuses d’autrefois, ces houris incomparables d’un paradis que j’ai connu, et, que, hélas ! je voudrais retrouver.



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SOUS LA RESTAURATION


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nouvelle sentimentale


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SOUS LA RESTAURATION


NOUVELLE SENTIMENTALE


Les amours de diligence ! — M. V. Schœlcher, au temps de sa florissante jeunesse, a essayé de les peindre en raccourci dans un conte fade et mou comme l’antique pommade à la rose. Avançons de quelques pas dans la morne platitude de cette littérature accoutrée de lieux communs et de correction poncive, et écoutons cette odyssée de l’époque des Lafitte et Caillard. — « C’était une femme comme on en trouve beaucoup à Paris ; elle monta un matin dans le coupé de la diligence où je me trouvais, pour aller je ne sais plus où, n’importe ? Nous étions seuls, les chevaux couraient vite, et la route était, autant que je puis me le rappeler, peu fréquentée. Sitôt qu’elle fut assise, elle tira gracieusement son gant, et passa ses doigts avec élégance dans les touffes de ses cheveux : cela voulait me dire qu’elle avait de beaux cheveux blonds, de longs doigts bien effilés et une grosse bague ciselée au dernier goût, non pas avec ces vilains chiens qui courent gauchement après de vilains lièvres, mais avec ces beaux feuillages enroulés, larges et brillants comme les Anglais savent les faire. — Quand je vis cela, j’eus grand’peur, et je me mis à réfléchir sur ce qui pouvait arriver de moi…

Peu de minutes après, elle respira un flacon de vinaigre ; je lui demandai si elle se sentait incommodée, elle me répondit froidement : Non, monsieur. Ma demande était assez sotte pour me valoir cette froideur. Je gardai le silence durant au moins un quart d’heure…. »

— On ne s’imagine certes pas que je m’en vais poursuivre plus loin cet aimable début de feuilleton du temps des coiffures « à la girafe » ; ce serait à se périr, comme eût dit l’honnête Madame de Foa, et je ne saurais pousser l’amour du pastiche jusqu’à m’aplatir servilement au niveau du maigre Schœlcher. Permettez-moi donc, charmantes interlocutrices, de me retirer un instant derrière le rideau, afin d’adopter un costume de circonstance, et, tout en restant ipse, d’apparaître à vos yeux railleurs sous le costume de Werther, en culotte de nankin, avec l’habit bleu barbeau à boutons d’or, la cravache en main, les cheveux largement bouclés sur le front, l’air fatal, l’œil en extase et humide, ainsi qu’il convient à tout héros correct des années qui précédèrent le romantisme.

Au sortir de la Révolution et de l’Empire, l’esprit français semble anémié, maladif, en proie à un vague délire de persécution ; le pays paraît se traîner en langueur dans sa mièvre convalescence ; l’âme obéit aux plus noires suggestions ; on croirait que le malheur, la désespérance, la fatalité planent partout, La sombre névrose torture bien des cerveaux. La littérature n’exprime plus que des rêveries décevantes, des fictions d’un sentimentalisme morbide ; les héros sont exsangues, pâles,. affadis, traînant une vie marquée au sceau de l’anankè ; ils montrent une âme ardente et brisée, un cœur pur et desséché par un platonisme voulu. Tout est aride et infécond dans la plupart des romans de genre où le monstrueux côtoie la niaiserie et l’inouïsme. Sous le ciel gris d’un idéal fait de sensiblerie, il bruine une tristesse pénétrante, un froid brouillard d’amour mystique qui donne la Mal’aria. — On lit René, Atala ; on se passionne encore pour la Chaumière indienne, on cite Paul et Virginie en attendant qn’Oberman vienne symboliser cette époque de veulerie générale où Mmes Krudner, de Duras, de Souza et Pauline de Meulan virent triompher leur prose mélancolique et indécise.

« Je ne veux rien voir fleurir autour de moi, — écrit Benjamin Constant dans Adolphe, ce chef-d’œuvre crépusculaire, — je veux que tout ce qui m’environne soit triste, languissant et fané. » On peut regarder ces paroles comme une profession de foi très nette de tous les Jérémies de la métaphysique romancière. Au milieu de cette épidémie régnante, l’espoir est éteint, l’illusion morte, l’enthousiasme même est tari à sa sources l’amour n’est plus qu’impotent ; s’il manifeste encore des désirs, il n’a plus de force pour l’action. Le chevaleresque tombe dans le brigandage ; dans les nouvelles dramatiques, plus d’enlèvements galants, mais des rapts à main armée, des séquestrations dans des grottes enfumées, des viols ridicules et infâmes dignes de réjouir l’ombre satanique de l’auteur de Justine.

La femme de ce temps singulier ne résiste pas à cette chlorose intellectuelle ; elle devient ce type antifrançais de la Femme la plus malheureuse du monde que les physiologistes nous ont peinte dans son attitude de fleur brisée. La muse de la rêverie la hante, les inquiétudes stériles la ravagent ; elle se sent possédée par un mal incompris dont elle souhaite de mourir ; des soupirs sans origine gonflent éternellement sa chaste poitrine, ses beaux yeux sont en quête d’un rédempteur de fautes qu’elle n’a point commises ; elle s’abandonne à l’espoir berceur d’une passion héroï-comique où un énergumène amoureux, pâle et palpitant comme un Antony, lui dédiera sa vie entière dans un langage dramatique et troublant. Elle esquisse le portrait de ce jeune homme : il sera mince, fluet comme le roseau qui ploie et cependant nerveux et indomptable ; son visage pâle et olivâtre, encadré de longs cheveux pleurant sur son large front, s’éclairera du feu de ses regards ardents, et sa bouche convulsée n’osera parler ; ils se comprendront et s’aimeront saintement, sans se laisser aller aux tumultes qui agiteront leur chair périssable ; ensemble ils sangloteront sur leur existence traversée d’impossible, elle déplorant les liens du mariage qui l’unissent à un époux qui n’a jamais lu en son âme débordante de tendresses ; lui maudissant le sort, invoquant l’enfer et les malédictions, criant anathème ! blasphème ! et damnation ! tout en dissimulant, sous le tragique éploré de ses phrases, son manque de virilité agissante et la mesquinerie de sa volonté infirme.

La jeune fille dans cette atmosphère apparaît avec l’exquise ingénuité que lui prêtent les gravures de keepsake ; la douceur de sa voix, la pureté de ses formes, le charme qui l’environne sont troublants et adorables, et l’on peut dire que jamais la jeune fille n’a été plus angéliquement « jeune fille » que sous la Restauration. Vêtue de robes blanches simples, fraîches, légères et flottantes, ceinte d’un ruban de satin rose, bleu pâle ou lilas, elle donnait une idée de candeur, de virginité et de chasteté que n’ont certes plus les demoiselles de ce temps. Elle ignorait souvent ce qu’elle devait savoir, mais au moins ne savait-elle pas ce qu’elle devait ignorer ; elle portait alors de petits tabliers de soie à bretelles et connaissait l’art des petits jeux innocents ; elle rêvait au clair de lune sur les bancs de gazon, vaguement inquiétée d’amourettes inconscientes ; elle comprenait le langage des fleurs et leur symbole, jouait de la harpe avec méthode et chantait des romances langoureuses où l’oiseau parlait à la source, où le nuage rimait avec mirage, où enfin la civilité puérile et honnête était mise en musique avec accompagnement de cithare ou d’accordéon.

Ce fut bien le temps où la jeune fille se profila dans un décor approprié à sa douceur virginale, le temps où elle fut quelque chose au salon paternel, où on la rechercha, où elle fut comprise, où l’on sut éveiller peu à peu ses sensations nouvelles et délicates sans troubler en rien sa puberté songeuse. Elle grandit avec ses illusions, confiante dans la vie, ayant toutes les croyances au cœur, trop de croyances peut-être, car les premiers engagements avec la réalité devaient la meurtrir et en faire cette âme en peine que je peignais à l’instant.

Ayant jeté ce coup d’œil rapide sur la société de la Restauration, je crois devoir revenir aux amours de diligence dont il est question à ce début de chapitre, et m’inspirant de la littérature de 1825 à 1830, où il n’est pas rare de voir l’insenséisme et l’infamie noyés dans la sentimentalité, comme un diable dans un bénitier, je ne craindrai pas de conter ici une histoire vraie, inédite et troublante que je m’en vais con- duire en poste et sans trop d’arrêt à son dénouement, en laissant retentir le bruit des grelots, d’un style de convention si profondément cher à nos pères.

Par une belle matinée de juin 18.., le bureau correspondant de messageries royales établi à Angers était en grande agitation. La diligence, sur le départ, était assaillie de voyageurs ; les colis et les longues malles recouvertes de peau encombraient la cour, et cependant la bâche semblait déjà regorger d’objets divers. Une petite bande de comédiens sous la direction du fameux Mondor, célèbre de Tours à Bordeaux, avait marqué ses places à l’intérieur et dans la rotonde ; deux soldats en congé et un voyageur de commerce s’apprêtaient à occuper la banquette ; seul le coupé était encore vide et fermé. A travers les portières ou sur les marchepieds, on échangeait des adieux, des recommandations, des promesses ; les chevaux, attelés, attendaient tête basse l’impulsion des rênes ; déjà les dernières boîtes s’empilaient sous le tablier de cuir lorsqu’apparurent un peu essoufflées deux dames,Tune âgée, l’autre dans la fleur même de l’âge, suivies d’un domestique qui les installa dans le box réservé de l’avant. Le conducteur se hissa sur son siège, se calfeutra les jambes dans les couvertures, ganta ses moufles de laine, saisit les rênes, taquina son fouet et déjà criait : « Partons-nous ?» quand un jeune homme arriva, courant légèrement, un sac de nuit en tapisserie à la main, souriant à l’automédon en disant de sa voix fraîche avec une insouciance aimable : « Eh ! que diable ! ne démarrez pas sans moi, je vous prie ! » Le retardataire prit place à côté des deux dames, le cocher siffla, fit claquer son fouet avec un bruit de mousqueterie que les échos des maisons répétaient et le lourd véhicule s’ébranla en sursautant avec le tintinnabulement des vitres sur les pavés inégaux de la petite ville.

Les premiers instants d’un voyage en commun, où l’on se serre le coude dans l’espace restreint d’une case de diligence, ont quelque chose de pénible qui participe du malaise et de la défiance ; on se regarde anxieusement, on s’examine, on s’ausculte du regard, comme pour présager le destin de sa route, le sort réservé aux franchises corporelles, c’est-à-dire au sommeil, au libre exercice en angle obtus de ses jambes, au jeu des bras et surtout à la liberté de la conversation. Cette inspection développe la perspicacité, on étudie les moindres gestes, on analyse les paroles les plus banales, on inventorie le costume et le contenu des sacoches pour reconstituer plus qu’un état civil…, un caractère et un état social.

Florval, — ainsi se nommait le jeune élégant du coupé, — après quelques mots aimables à l’adresse de ses deux voisines, affecta un air rêveur et ne manqua pas de les examiner traîtreusement au travers de ses longs cils baissés. La vieille dame lui parut plus que septuagénaire ; sous une large capote en soie plissée bleu de roi, ses cheveux tombaient en longs tire-bouchons blancs ; son visage, bien que ridé, avait conservé comme une fraîcheur de seconde jeunesse et reflétait le calme et la dignité, sans avoir les duretés et les angles sévères de l’austérité dévote. Avec sa robe « eau du Nil » à reflets changeants, son mantelet de surah noir et son antique parapluie de sergé vert, elle représentait la distinction, la bonté rieuse, l’indulgence d’une douairière d’un autre âge ; déjà elle avait mis ses lunettes et ouvert un livre relié en vieux veau que le jeune investigateur ne fut pas peu étonné de reconnaître pour les Mémoires d’un homme de qualité de l’abbé Prévost.

Rassuré de ce côté, Florval porta plus témérairement ses yeux du côté de la jeune fille. Elle ne lisait pas ; mais, avec l’intuition qu’ont les femmes lorsqu’elles se sentent observées, elle avait joint ses petites mains voilées de mitaines de fil sur ses genoux et semblait regarder curieusement à travers les vitres les longs horizons de la plaine où son œil noir se perdait rêveusement. — On ne pouvait voir une plus adorable créature, le brillant de son teint eût fait pâlir les fleurs les plus fraîches et l’éclat de .cheveux d’ébène bouclés sur le front tempérait à ses peine l’ardeur de ses yeux profonds et doux ; ses lèvres, du plus pur incarnat, montraient parfois dans l’éclair d’un bâillement mal comprimé une rangée de perles d’Orient à rendre envieux un lapidaire ; sa gorge naissante, dissimulée sous les plis d’un châle de cachemire blanc, se soulevait doucement, rythmant sa respiration suave d’enfant qui dort ; tout, jusqu’à ses pieds mignons emprisonnés dans des mules rouges, inspirait la séduction. Ces charmes étaient en outre relevés par une pudeur ingénue, et l’aimable modestie qui se lisait sur son front découvrait la candeur et l’heureuse naïveté de ses seize ans.

Florval était plus qu’édifié ; un trouble soudain lui descendait de la tête au cœur, tandis qu’il laissait ses yeux s’emparadiser au spectacle de tant de grâces. Il perdait peu à peu cette belle insouciance qu’il avait montrée tout d’abord et maintenant il s’examinait lui-même, ajustant sa cravate, cambrant son torse, époussetant d’un revers de main son habit de fin drap bleu, se tenant sur ses gardes et dans sa correction comme un soldat avant l’inspection, assurant même sa voix par une petite toux répétée pour désobstruer son larynx.

La diligence qui venait de descendre une côte à grande vitesse dans un nuage de poussière avait ralenti son allure et escaladait maintenant une montée ; sur la banquette, les deux soldats riaient haute- ment avec le conducteur, faisant mille lazzis qui réjouissaient fort le gros voyageur de commerce. Mondor, vêtu de son carrick vert bouteille, avait mis pied à terre pour se dégourdir les jambes en compagnie de l’ingénue de sa troupe. L’intimité régnait déjà dans cette maison roulante, chacun s’était arrangé au mieux : de ses aises, seuls les voyageurs du coupé n’avaient point encore rompu la glace ; un malaise étouffant tyrannisait les trois compagnons de cette cellule vitrée.

« Grand’mère, dit tout à coup la jeune fille, à quelle heure exacte arrivons-nous à la Flèche ? »

L’aïeule posa son livre, retira ses lunettes et répondit de manière indécise, si bien que] Florval ne craignit pas de fournir des indications. Ayant fait le voyage déjà à diverses reprises, il déploya son savoir et aborda avec détails minutieux les agréments et les ennuis de la route, il parla des relais, des auberges, des couchées et des dînées de la diligence. La vieille dame, évidemment séduite par sa distinction et le tact de son langage, l’approuvait du regard et le questionnait ; la petite demoiselle plaçait un mot de ci de là, timidement, sans même oser lever les yeux.

« Monsieur, disait la respectable grand’mère, les voitures des messageries ont réalisé de bien grands progrès ; je me souviens encore des Turgotines, si incommodes, lorsque je voyageais vers Tan VII de la République ; il faut avouer que ces voitures n’étaient que des désobligeantes. Mon pauvre mari — alors contrôleur des finances à Niort — voyageait fréquemment pour aller régler certains différends dans sa province ; souvent nous partions ensemble et Ton entassait dix personnes dans un compartiment d’intérieur qui eût pu raisonnablement en tenir huit à la rigueur et six dans le cabriolet. On était littéralement paralysé en arrivant à destination, heureux encore de se trouver intacts, car les accidents étaient fort communs. — Notre fils, le père regretté de cette chère enfant, était déjà à l’armée ; la jeunesse française était sous les armes et les chevaux valides réquisitionnés pour la guerre. Vous ne sauriez croire, monsieur, par quelles haridelles on était traîné… ; puis, les vieux conducteurs toujours ivres, les routes mal entretenues et peu sûres, les auberges déplorablement fournies de provisions, ayant deux ou trois chambres que l’on transformait en dortoir quand l’encombrement des voyageurs l’exigeait. Je le répète souvent à Juliette, — dit-elle en se tournant vers sa petite-fille, — bien malheureuses étaient les pauvres femmes en ce temps troublé, et il faut se féliciter grandement d’être venu au monde, de se sentir jeune et de jouir de la vie dans l’accalmie présente. »

Florval écoutait avec déférence, donnant des signes d’approbation, encourageant les confidences et souriant avec une douce mélancolie à la belle Juliette, muette dans son coin ; puis, comme de nouveau un silence se faisait :

« Lorsqu’on a vu, comme vous, Madame, dit-il avec intérêt, la Révolution, la Terreur, le Directoire, l’Empire, l’Invasion, le retour de l’île d’Elbe, la Restauration, on peut se consoler de bien des atteintes subies par le contre-coup de tant d’événements, en se disant qu’on a assisté, en quelques années d’existence, à la plus grande ou la plus intéressante période d’histoire que la France aura jamais à enregistrer. »

« — Que de ruines cependant accumulées autour de moi ! soupira l’aïeule. Les femmes sont les éternelles victimes de la politique et de l’ambition des hommes ! Que m’importerait, en effet, d’avoir vu tant de bouleversements, qui donneraient un aliment à mes souvenirs, si ma famille n’avait eu à en souffrir, et si tous les miens étaient encore groupés autour de moi. — Hélas ! Monsieur, cette pauvre fillette et moi sommes les derniers représentants des Leblanc d’Irly, une ancienne maison d’Anjou qui a laissé des noms dans la robe et dans l’armée. Mon mari mourut en 1812, tracassé de toutes parts, écœuré d’injustice humaine ; mon infortuné fils, alors capitaine de la garde, se fit tuer héroïquement à Waterloo, laissant sa mère, sa veuve et sa fille sans soutien ; ma bru elle-même ne tarda pas à succomber à sa tristesse, si tant est que l’on meurt de tristesse, ce que je ne saurais croire, étant encore vivante. Jugez, Monsieur, si de tels malheurs ne laissent pas prise à l’idée de la fatalité et songez au bonheur de ceux qui ont ouvert comme vous les bras à la vie au début de ce siècle, et pour qui tout semble souriant. »

Les deux femmes, les yeux humides, se serraient les mains comme accablées par cette situation de solitude et d’isolement qu’elles venaient d’exposer si nettement.

Florval lui-même semblait en proie au plus sombre découragement ; cette jeune fille si suave) si délicieusement belle, près de cette auguste grand’mère, n’était-ce pas le ciel qui la mettait sur son chemin, pour la soutenir, pour l’affranchir de la fatalité, de la misère peut-être, et de tous les obstacles qu’elle trouverait sur sa route ! Le destin ne semblait-il pas lui crier ; « Prends-la, charge-toi d’elle, sois sa providence ! Emporte-la dans le bonheur ! Elle sera tienne par l’amour et par la reconnaissance… ; de ce dernier rejeton d’une honorable famille, tu feras éclore une branche nouvelle…. Va, sois généreux et noble. Le devoir n’est-il pas là ! »

Le silence était pesant…, la diligence courait dans la plaine ; Juliette embrassait la vénérable dame d’Irly comme pour réchauffer de son affection ce cœur endolori. Florval reprit la conversation ; il avoua n’avoir aucun reproche à adresser à la vie ; son histoire, comme celle des peuples heureux, était sans relief et se traînait dans la banalité de l’aisance. Son père, riche industriel de Nantes, avait su déjouer tous les contre-temps que les terribles guerres de l’Empire avaient imposés au commerce ; fils unique, et par conséquent adoré sans partage, il avait reçu chez ses parents une éducation libérale, très approfondie ; il se destinait à la diplomatie et il se rendait actuellement à Paris pour occuper un poste de second secrétaire d’ambassade qu’il avait obtenu grâce aux plus hautes recommandations.

Ces confidences réciproques amenèrent l’intimité dans le coupé ; on abandonna la lecture et, après le déjeuner, Florval était devenu le cavalier servant de ces dames qu’il parvint à égayer peu à peu. Juliette elle-même paraissait moins timide ; elle se laissait aller à toutes les remarques que lui suggéraient les incidents du voyage, montrant un esprit fin, un peu railleur et une étonnante justesse d’observation. La poussière avait poudré les jolies boucles de ses cheveux collés sur le front et sur les tempes ; la fatigue lui donnait un petit air languissant qui seyait à merveille à sa douce beauté brune et, sous sa robe à l’indolente en tissu rose broché de fleurettes et légèrement décolletée, montrant de jolies maigreurs de jeunesse, elle donnait l’impression vivante, dans ce coin de voiture à :fonds tendu de drap bleu amiral capitonné, d’une coquette et fine marquise du siècle dernier.

La première dînée de la diligence à la table d’hôte commune de l’auberge des relais fut mémorable. Un orage qui menaçait depuis plusieurs heures et apportait un trouble visible dans les nerfs féminins éclatait au dehors. Florval avait promptement installé ses deux voisines qu’il comblait d’attentions ; Mondor portait des toasts, déclamait en parodiant avec emphase les maîtres, faisant des gestes larges, fier des rires qu’il provoquait chez ses compagnes et de l’admiration naïve des deux troupiers, muets de plaisir et béats de surprise. Les servantes, accortes et court-vêtues, faisaient un bruit de vaisselle étourdissant et des chaises de poste, cherchant un abri contre l’ouragan, entraient dans la cour avec des roulements sur le pavage qui semblaient imiter le choc électrique des nuages. Le voyageur de commerce, le sang aux pommettes, l’œil allumé, serrait de près à table Dorimène, la grande ingénue, et comme le tonnerre redoublait, la comédienne aguerrie, repoussant malicieusement son voisin, se mit à chanter de sa jolie voix fluette un couplet de circon- stance :

Pour nous garantir de l’orage,
Allons, Colin, dans le bosquet ;
J’espère que vous serez sage,
Vous voyez bien le temps qu’il fait…
Malgré l’avis que je vous donne,
Déjà vous me serrez la main :
Vous conduire ainsi quand il tonne !
Ah ! fi, monsieur, que c’est vilain !


Les rires éclataient de plus belle. Belcroix, le jeune premier, regardait en dessous le commerçant galant qui semblait éclater de plaisir, tandis que Mondor rengorgé, tapant la table du manche de son couteau, criait : « Bravo, petite ! allons-y d’un autre ! — et Dorimène de reprendre :

Encore ! malgré moi l’on ose…
Colin, Colin, vous avez tort ;
Finissez, ou vous serez cause
Qu’il va soudain tonner plus fort.
Je vous l’avais dit… quel tapage !.
De grâce ! montrez-vous plus sensé,
Attendez du moins que l’orage,
Monsieur, soit tout à fait passé…

Florval était visiblement gêné, il craignait que les choses n’allassent plus loin et redoutait quelque couplet trop leste pour les oreilles de la candide Juliette ; mais Dorimène triomphante salua ses admirateurs, et, rattachant sa serviette sur son canezou de mousseline, se reprit aussitôt à manger. Les deux soldats fredonnèrent une complainte langoureuse, le beau Belcroix roucoula une romance : l’Oubli fait mourir ; Mondor débita une tirade de Harold ou les Scandinaves, tragédie de M. Victor ; somme toute, la pudeur était sauve, et la première couchée eut lieu en bon ordre.

Le lendemain, dès l’aube, tous les voyageurs se retrouvaient dans la cour de la poste aux chevaux ; il avait plu toute la nuit, mais la matinée était superbe et tiède. Florval avait mal dormi comme un amoureux ; il était agité, inquiet, troublé au fond de l’âme et très hésitant sur la conduite à tenir. Lui, si insouciant la veille, si léger, si joyeux, portait déjà le poids d’une passion naissante qui l’envahissait peu à peu davantage. Mme d’Irly et sa petite-fille descendirent et vinrent prendre place sur un banc, pendant qu’on appareillait la voiture. Dorimène caressait un petit toutou blanc, tandis que Mondor plaisantait avec elle sur les conséquences de l’orage de la veille. Florval s’approcha de ces dames, s’informa de leur santé et remarqua un certain trouble dans le regard de la tendre Juliette. La grand’mère avait repris sa lecture, aussi le jeune diplomate en herbe s’enhardit-il jusqu’à s’asseoir aux côtés de sa brune déesse et lui prit-il doucement la main, mettant dans la banalité de ses paroles des sous-entendus qui faisaient trembler sa voix. Illustration




La trompette du conducteur annonça le départ, chacun reprit son poste de la veille à cette différence que Florval changea traîtreusement la place qu’il avait prise le jour d’avant pour occuper le milieu du coupé, désirant, disait-il, laisser un coin à ses deux voisines. — La diligence se remit en marche ; on admira la nature à son réveil, la beauté des horizons brumeux, l’éclat de la verdure mouillée et la poésie incomparable du matin, de cette jeunesse de la journée où tout est plus frais, plus vivant, plus harmonieux et moins brutal que sous la crudité du midi. La grand’mère était songeuse et taciturne, son œil indulgent qui brillait parfois à travers ses lunettes semblait dire : « Enfants, causez, n’ayez crainte, laissez vos cœurs palpiter vers l’infini, admirez, jouissez de la vie, ayez des ailes, c’est de votre âge et si le clestin veut que vous vous aimiez, que le ciel soit loué et que Dieu vous bénisse ! »

« — Regardez, mademoiselle, ces lapins à l’orée du bois, disait presque tendrement le jeune homme ; voyez-les venir, jouer, inspecter les champs, craintifs et gracieux et faire joliment leur toilette avec leurs petites pattes levées ; les charmants joujoux !… n’est-ce pas ?—Eux aussi viennent rendre hommage au soleil et saluer l’Orient comme des mahométans. Un chasseur viendra et ne fera pas grâce à leur gentillesse ; il ne verra rien de ce qui séduit l’amant de la nature, une vaine gloriole lui donnera l’aveuglement de la destruction ; partout où il pourra, il portera la mort ; ces nids où roucoulent des tourterelles ne seront pas sacrés pour lui, l’oiseau tombera au moment même où il égrenait dans l’air les gammes les plus adorables de son répertoire céleste. Ah ! mademoiselle, il est des heures où le dégoût de l’humanité vous saisit, où l’homme apparaît dans sa lâcheté et son égoïsme, des heures où Ton sent les délices que dut éprouver là-haut un Dieu créateur et où l’amour de la vie nous envahit si profondément que la pensée seule de la destruction épouvante au delà de l’expression. »

Juliette écoutait sans mot dire, prise de légers frissons de plaisir en entendant parler ainsi, avec la chaleur qu’apportait son voisin dans ses discours. Serrés l’un près de l’autre, ils se sentaient comme bercés par les cahots de la diligence, dans une couvaison de bonheur tiède et engourdissant ; lui avait repris la petite main à mitaines et la pressait parfois sans ({Vielle se retirât, mettant dans ses pressions de doigts les sensations de son ivresse. La grand’mère vint à s’endormir de ce sommeil léger de vieillesse qu’un bruit de mouche éveille et qui repose la vue sans assoupir l’esprit. Alors ce furent des chuchotements, des bruits de voix éteintes, des murmures de confessionnal ; il lui semblait être plus hardi dans cette mystérieuse causerie et il lui peignit lentement le plaisir que sa vue lui mettait au cœur ; il lui conta ses pensées, ses projets, ses rêves, l’associant déjà à sa vie future ; elle, la pauvre petite toute rouge, surprise d’un langage si inconnu jusqu’alors et qui la remuait jusqu’au plus profond de ses sens, se livrait peu* à peu avec confiance et montrait ingénument des tendresses depuis si longtemps refoulées par l’isolement et les larmes.

Elle avoua que grand’maman la conduisait à Paris dans l’espoir de mettre de la gaieté dans sa tête assombrie et aussi dans le but de compléter son éducation et de prendre parti pour son avenir. Leurs ressources étaient faibles ; après la mort de son père, elles avaient défendu de leur mieux les épaves d’une fortune qui fut pour elles, autrefois, l’aisance ; mais économe et laborieuse, elle envisageait sans crainte la situation qui leur était faite ; pourvu que grand’mère ne se privât de rien, la vie lui semblerait toujours assez luxueuse.

Florval était ravi ; en dépit de ses vingt-cinq ans, il se sentait gamin, rajeuni par le sentiment, à côté de cette enfant croyante, sincère, dévouée, neuve de cœur et initiable à tous les plaisirs. Sa pauvreté… était un attrait de plus ; il songeait à ce proverbe indien : « La femme, c’est la maison… ; la femme, c’est la fortune. » N’avait-il pas la richesse, la jeunesse, la santé, l’intelligence pour la sauver des labeurs et des froissements de l’existence !

La journée se passa sans événements ; la diligence, bien relayée, marchait un train d’enfer ; on entendait dans la rotonde les rires et les chansons des comédiens qui paraissaient habitués à passer gaiement leurs pérégrinations. Sur la banquette, l’un des soldats soufflait jusqu’à épuisement dans une trompette. La seconde dînèe fut plus calme que la veille, chacun paraissait fatigué, on sentait un désir d’arriver et de tuer le temps qui gagnait les plus philosophes. Aussi se coucha-t-on de bonne heure. Seul, Florval désirait intérieurement que le voyage durât huit jours ; il redoutait le dénouement de son roman qui, sans être dans l’extraordinaire, ne lui en avait pas moins féru le cœur à l’extrême. — Après leur arrivée à Paris, pourrait-il revoir ses deux voisines ?… le hasard ne viendrait-il pas les séparer brusquement sans qu’il restât autre chose en son cœur qu’un souvenir tendre et parfumé, rose desséchée cueillie au passage et dont la fraîcheur s’est évaporée ? Les jours se succédèrent trop rapidement ; au Mans, on laissa Mondor et sa troupe ; à Chartres, les deux troupiers descendirent apprendre la légende de Marceau ; plus on approchait, plus la tristesse gagnait Florval et Juliette que chaque heure de diligence avait unis et resserrés plus intimement ; la vieille Mmo d’Irly témoignait elle-même très franchement son chagrin, mais Florval affirmait que l’on se reverrait et qu’il irait au plus tôt s’enquérir des nouvelles et de la santé de ses aimables compagnons de route, et mettre tous ses services à leur entière disposition.

— Mmo de Se vigne, dit Florval en manière de galanterie, écrivait autrefois à propos des diligences : <( Je suis persuadée qu’on ne saurait languir dans une telle voiture. » Vous vous êtes chargées, mesdames, de prouver la justesse de cette observation et je n’oublierai de ma vie les journées heureuses que je vous dois.

On se récria de part et d’autre, se félicitant de l’heureuse rencontre ; mais bientôt les faubourgs de Paris furent dépassés, la diligence traversait la Seine, s’enfonçait dans le dédale des petites rues avec son bruit de grelot et de fouet, et quelques minutes plus tard s’arrêtait place des Victoires, dans la grande cour du bureau central des messageries royales où la cohue était immense.

Florval aida ses chères voisines dans tous les tracas de l’arrivée, répondit partout pour elles et les accompagna en voiture chez un vieux parent qui les devait accueillir ; puis il s’en revint, le cœur gros de tristesse, malade de cette solitude qu’il sentait maintenant, occuper la chambre qu’un sien ami lui avait retenue tout au haut de la rue de La Harpe.

— Ores, ne vous semble-t-il pas qu’un répit est nécessaire, après ce voyage en poule noire, si éreintant pour nos têtes amies des sleeping cars ? Je dirai donc, m’interrompant pour parodier Fauteur inconnu d’un poème badin sur la diligence, M. d’Étalleville….

Mais mon gros char a terminé son cours
Et je m’arrête çvec la diligence.
Cygne aux abois, je laisse sans détours
Aux romanciers à chanter les amours,
L’hymen heureux, reflet de la constance.
Je ne saurais…, historien convaincu,
Dire qu’heureux nos amants ont vécu.

Permettez après cet effort poétique que je repose orgueilleusement ma lyre et que je laisse au filandreux et honnête héros de cette histoire le soin de nous en fournir le dénouement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quatre ans après les faits que nous venons de conter, — suis-je assez Ducray-Duminil, auteur de Madame de Valnoir ou l’École des familles ? — l’élégant Florval, alors attaché d’ambassade à Paris, très lancé dans la fashion, écrivait à son intime ami René de Rocheclaire, la lettre suivante, qu’un amateur passionné d’autographes veut bien nous communiquer :

« Que puis-je demander à l’avenir, mon cher René, alors que le cœur de ton infortuné ami est perdu, que sa conscience est troublée, que son âme est déchirée par le remords ? Toi qui fus mon confident, tu sais comment j’aimais Juliette, combien cet ange pénétrait mon âme de toutes parts, par quelle séduction irrésistible j’avais été entraîné vers elle, lors de ce voyage heureux d’Angers à Paris, où le destin me la fit rencontrer. — Je n’aurais su trouver d’expression assez vive pour te peindre cette fille céleste, aimable et dévouée. — Hélas ! maudit soit le jour où, cédant aux sollicitations d’un père barbare, je reculai l’heure fortunée où je la voulais faire ma compagne fidèle, l’ange de mon foyer, la vie de ma vie, le soleil de mon être ! — Maudites soient ma lâcheté et mon obéissance filiale !

Juliette n’est plus cette créature idéale pour laquelle je rêvais ambitieusement les honneurs et les titres. Le Ciel m’avait marqué pour être son protecteur, son soutien, son guide ici-bas ; j’avais reçu cette mission, je la voulais grande, riche, estimée, heureuse par moi et pour moi… et je vais payer de ma vie peut-être de n’avoir point osé l’aimer publiquement comme ma femme, de n’avoir su la ravir, l’emporter avec moi, au lieu de m’être montré hésitant, docile aux conseils dictés par un vil intérêt, soumis aux caprices d’une famille qui rêvait le hideux accouplement des fortunes et non la sainte union des cœurs.

« Tu te souviens de mon désespoir lorsqu’avec une si tenace cruauté mon père s’opposa à ce mariage doucement prémédité entre cette sainte Mme d’Irly, sa petite-fille et moi. Je ne me laissai pas entraîner aux sommations respectueuses, je ne voulus point de scandale ; il fut convenu que, les obstacles grandissant l’amour, que l’attente sanctifiant la passion, nous saurions patienter et nous montrer dignes d’un sentiment si profondément enraciné en nous. Durant deux années, je vis Juliette, chaque jour épris davantage, chaque jour sollicitant de mon père un consentement qu’il refusait opiniâtrement ; puis, sans doute pour dissimuler une diversion, pour fatiguer ma con- stance, on me confia une mission ministérielle en Russie. Je ne pouvais me décider à cette séparation, si longtemps retardée sous mille prétextes. Je dus partir. Les adieux, tu ne l’as pas oublié, mon cher et fidèle René, furent déchirants et terribles ; il planait sur nous comme un pressentiment cruel, comme une fatalité jalouse de briser des liens si amoureusement tissés. Je fus à Saint-Pétersbourg deux ans ; durant quinze mois Juliette m’écrivit… Lettres chéries, brûlantes de tendresse, enfiévrées de désir, toujours je vous relirai jusqu’à l’heure suprême !

a Tout à coup, ainsi le ciel se couvre aux instants de grand cataclysme, le ciel de mon amour s’obscurcit, les lettres se firent plus rares et cessèrent complètement. Je faillis devenir fou d’inquiétude et demandai mon rappel, j’écrivis à mon père, je t’écrivis, René, vous priant l’un et l’autre de vous mettre en quête de ma chère maîtresse. — Vos recherches furent vaines ; je crus à un désespoir, à un suicide et je pleurai ma Juliette morte d’amour, d’attente ou de mélancolie. Je la pleurai avec cette sensation que donnent l’irrémédiable, la sombre fatalité, le sentiment troublant de ses révoltes ; je la pleurai avec Fidée de la volorfté divine insondable. Larmes douces qui me permettaient de chercher mon amante dans les au delà de la vie, dans les paradis amoureux où les cœurs fervents s’attendent encore et toujours avec la passion de ce qui est éternel ; larmes bienfaisantes qui mettaient dans ma religiosité d’homme un espoir mystique et consolant.

« Je revins à Paris il y a deux mois à peine, non pas consolé, — les grandes douleurs ferment la porte à l’oubli — mais en cet état de blessé moral qui sent sourdre comme une poésie dans l’alanguissement de sa convalescence. Juliette était en moi, elle y vivait saintement. Elle m’envahissait de son souvenir radieux. J’avais juré de n’aimer qu’elle et aucune femme, je l’affirme, n’aurait eu la puissance de faire varier mes sentiments…

« Pourquoi le destin m’a-t-il ouvert les yeux ? pourquoi la mort ne m’a-t-elle point saisi dans la douceur cruelle de mes saines croyances ? pourquoi ne suis-je point dans le néant ou dans l’infini, au lieu de sentir l’infamie qui m’étouffe ? — Juliette, mon pauvre René, Juliette est vivante et déshonorée,

avilie au rang des filles de plaisir…… Je délire…,

mais ne me crois pas fou ! — je l’ai revue il y a huit jours, vers la nuitée, sous les galeries infâmes… Cet ange, dont j’aurais redouté de baiser les lèvres, qu’à peine j’osais étreindre sur mon corps affamé d’elle ; cette candide ingénue est une… Ah ! René, mon cœur se l>rise !

« J’aurai le courage de tout t’écrire, néanmoins, en dépit de l’anéantissement profond où je me vois plongé et des souffrances qui me ravagent ; la douleur sans larmes saigne abondamment en dedans et j’ai les yeux arides et brûlants. J’étouffe et je veux auprès de toi, cher ami, épancher ma peine inoubliable, te dire l’effroyable aventure qui fait de moi un insoumis de la vie, un révolté contre Dieu.

« J’erraig le soir, — le soir funeste dont je veux parler, — sous la colonnade du Palais-Royal, au sortir d’un dîner chez M. de B***, pair de France. Je songeais tristement à mes amours défuntes, à celle en qui j’avais mis tant d’heureux espoirs, tant d’avenir, tant de maternité bienfaisante et je repoussais le moins brutalement qu’il m’était possible les pauvres bataillons volants de la prostitution qui m’assiégeaient, me cernaieut de toutes parts. Le vice — disais-je, au contact de ces malheureuses — a peut-être plus de martyrs que la vertu, c’est à l’homme d’être indulgent et généreux pour les misères que son vil égoïsme a créées, et je me sentais attendri par tous ces forçats de la honte, ces vendeuses d’amour, peut-être affamées et sans gîte.

« Tout à coup, droit devant moi qui fuyais, une femme s’arrêta ; je la vois avec sa robe couleur Ipsiboé, ses manches à la folle et son turban à la sultane. Elle leva la tête en pleine lumière s’apprêtant à me murmurer des banalités engageantes, des cajoleries pleines de séduction… Mais aussitôt elle poussa un cri strident, inhumain, terrible, de femme assassinée, et elle tomba à mes genoux comme frappée de la foudre, les mains sur les yeux, sanglotant dans l’attitude de Marie-Madeleine au pied de la Croix. J’étais pétrifié et sans voix, j’avais entrevu, le croiras-tu ? j’avais reconnu Juliette, ma Juliette tant pleurée ; je voulais douter, nier l’évidence, croire à une vision affolante ; ses mains me serraient les genoux et je sentais sa tête convulsivement agitée par des râles affreux de douleur. Je la relevai, sans avoir la conscience de mon action, je la pris et l’emportai sur un banc isolé… Elle cachait son visage noyé de larmes et je ne voyais d’elle que sa nuque charmante où des mèches rebelles tremblaient sous la bise.

« Pendant deux heures, je l’exhortai à la confiance, sans qu’elle relevât le front, pendant deux heures — penché avec horreur et tendresse sur ce joli cou que j’eusse voulu embrasser par instants, puis, pris de dégoût, percer d’un stylet —je la conjurai de se calmer, de répondre à mes questions pressées, heurtées, et brûlantes, je la suppliai de m’avouer sa chute inconsciente ou fatale. Je lui répétai que je croyais en elle, que j’y croyais aveuglément, avec tout l’amour qui était en moi ; j’insinuai que le viol ou la séduction l’avaient sans doute jetée si bas ; j’invoquai la détresse, sa grand’mère infirme ou morte, l’isolement, la misère, puis la honte héroïque, un dévouement peut-être au-dessus des arguties de la morale. Que sais-je encore ? — Je parlai de fatalité, de rédemption ; j’avouai ma coupable faiblesse, mon insouciance, lors de la séparation. — Ma souffrance, mes rancœurs, mes remords s’exprimaient enfin d’eux-mêmes, je lacérais mes manchettes et me labourais le front de mes ongles… « Juliette ! criai-je…, Juliette ! toi qui fus ma vie, qui es encore toute ma pensée, je t’en prie ! parle, parle !… montre-moi ton cœur vierge, ton âme toujours chaste ; dis-moi tes souffrances, nomme-moi le traître qui t’a souillée, fais-moi l’instrument de ta vengeance, par pitié, de grâce, ne me laisse pas ainsi. Juliette… si tu m’aimes, réponds-moi ! »

« Elle restait muette, effarée, brisée par les sanglots qui soulevaient son corps et faisaient heurter lourdement sa tête contre l’appui du banc ; des promeneurs attardés passaient sans prendre garde à cette scène tragique ; il me semblait que mon crâne se fendait, tant la douleur le congestionnait. Ma gorge était sèche et mes yeux gonflés de larmes ne pouvaient librement pleurer.

« Soudain, elle se leva, se roidissant contre la souffrance et, retirant avec une brutalité voulue sa main de la mienne, parlant dans le vague, l’œil fixe comme une somnambule, elle répéta avec une énergie farouche : Non, non, non…, jamais ! jamais ! — Aussitôt elle s’arracha de mes étreintes et, sans que je pusse la maintenir, prit une course affolée et vertigineuse. Je vis son ombre disparaître sous les arcades. Fixé à ma place sans force et sans volonté, je ne songeai même pas à la poursuivre ; je demeurais béat ; la pensée de la situation singulière qui m’accablait n’était même plus présente à mon esprit malade et le jour me trouva immobile à la même place, abêti, défait, dans un étrange désordre, comme si j’eusse passé ma nuit dans la plus crapuleuse débauche au milieu d’une orgie échevelée.

« Je compris à mon réveil moral qu’on peut souffrir toute une vie de martyre en un jour, vieillir d’esprit et de corps, se dessécher le cœur entre l’aurore et le coucher du soleil. — Toi, mon cher René, dont l’âme est si noble, tu me comprendras, sans que j’insiste. Un événement si inattendu devait briser en moi tout ressort et me jeter comme une épave à la côte. Depuis ce fatal instant mon imagination mise en inquisition ne sait quelle histoire inventer pour donner satisfaction à ma passion de trouver le vrai dans ce profond mystère. Depuis huit jours et depuis huit nuits, je l’avoue, sans honte, sans trêve, sans dégoût même, je ne cesse de promener mes recherches dans tous les repaires de la basse galanterie. Partout, le dirai-je, fatale erreur ! je la crois voir ; nulle part je ne la retrouve.

« Ah ! si je la retrouvais, René ; dussé-je mourir après avec elle, m’anéantir dans un baiser sanctifiant, je l’entraînerais bien loin de ce Paris de fange, loin des hontes, des infamies, des misères qu’elle a subies pour panser cette pauvresse en détresse et la faire revivre peu à peu comme une convalescente au soleil vivifiant de la nature. — Il y a entre nous un drame effrayant et sombre. Qui me le dira jamais ?

« Par l’amitié que tu me portes, René, ami très cher, ne me laisse pas ainsi dans cet enfer où les remords, les doutes, les souvenirs, les écœurements me tenaillent tour à tour. — L’âme ne meurt pas ; elle aime encore après la vie et tout me porte à aller retrouver cette maîtresse tant aimée dans un monde inconnu où peut-être m’a-t-elle déjà précédé. — Le suicide serait une délivrance et je me livrerais à ce dernier sommeil des vaincus d’ici-bas, si je n’estimais que Dieu seul a le droit de nous libérer de cette prison grise et froide qu’il tapisse pour nous selon ses desseins cachés. — Viens me rejoindre ici, René. Par pitié, n’abandonne pas ton très malheureux camarade

« Florval. »

— De 1828 à 1835, le diplomate Florval fut réputé dans la gentry pour le plus infatigable coureur de filles de Paris. Comme il affichait publiquement et sans vergogne ses singulières galanteries, certains salons lui furent fermés. On citait, en se signant, ses mœurs bizarres ; mais comme il semblait avoir épousé Mme Tout-le-Monde, on ne songeait à lui prêter aucune liaison en règle. Les messagères de Vénus, s’égaraient souvent sur quelque banc, en conversation peu criminelle avec ce gentleman correct qui montrait à leur égard une réserve inquiétante. Quelques-unes cependant se moquaient parfois de ce monomane élégant qui imperturbablement leur demandait d’un air négligent, après quelques mots conciliants : Ah çà, petite, dites-moi, n’auriez-vous pas connu, par hasard, une certaine Juliette… une brune mignonne et fûtée…, qui opérait par ici…. Voyons, cherchez bien !… Juliette… ?



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L’AMOUR AUX CHAMPS


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BALLADE EN PROSE











L’AMOUR


AUX


CHAMPS


C’est aux grands pouls de la nature que l’amour bat aux champs.

Ici point de névrose cérébrale, pas de psychologie : le chercheur le plus micrographe aurait peine à découvrir des cas intéressants pour l’étude pathologique du cœur et de l’esprit. L’Amour éclôt sous le soleil, avec un étourdissement de sève qui fermente et monte dans l’animalité humaine ; les sens sont le plus souvent surpris avant que le cœur soit atteint ; la création dicte normalement ses lois ; mais l’âme, cet astre interne qui sait répandre en nous sa nappe de lumière chaude et bienfaisante, Târne qui drape de pourpre et d’azur nos illusions juvéniles et sème à profusion les fleurs rares si tôt fanées sur l’autel de notre bonheur, l’âme, cette essence des affinés, l’âme, cet officiant divin qui chante en tierce dans nos ivresses un Te Deum au Grand-Tout, l’âme apparaît peu dans le rut brutal et fugitif des accointances champêtres.

L’Adolescent se dégauchit vite — sans qu’il ressente l’époque de la mue — dans la sauvagerie des champs ; ses yeux ont tôt appris à lire et à interpréter les lois de la nature ; il connaît, avant l’âge de formation, l’amour des êtres, ou mieux, la relation des sexes. Tout jeunet, au retour de l’école, son panier au bras, le long des haies vives, dans le calme troublant du crépuscule, il a vu le paysan cupide, ramenant, satisfait, de la ferme voisine, sa vache efflanquée, qui, le matin même, demandait le taureau, et, maintenant calme, fait résonner mollement son sabot sur les cailloux du chemin ; il a surpris les ébats amoureux des oiseaux se poursuivant dans les taillis, et son regard malin, perspicace et fureteur, ce regard développé à l’extrême a tout compris, tout supputé, dans sa logique impitoyable dont rien n’est venu fausser la droiture et le naturel développement. — Près des fillettes, il a garçonne dans l’ignorance des décences convenues et des pudeurs inoculées par la délicatesse des mères, aussi le jeune gars montre-t-il moins de curiosité ayant moins de mystères à pénétrer, car l’esprit de l’enfant aime despotiquement à connaître la raison des choses et à déchirer les voiles qu’on lui oppose.

Tout parle à ses sens, car tout germe, tout fermente, tout pousse, tout se développe autour de lui. Rien ne murmure dans son cœur laissé en jachère, sans culture sentimentale et sans idéalité. Entre le père, qui entend qu’on travaille ferme et le rudoie, criant : « gamin, va quérir les vaches ! » et la mère accablée de travail, qui, à la fois, écume la marmite pendue à la crémaillère, chasse en jurant les chiens de la chambre, gourmande et mouche les mioches, relève la litière des bœufs, gave les dindons, jette l’avoine aux poules, écréme les pots de la laiterie, nettoie la bauge du porc, — cet asiatique de basse-cour ; — entre ces deux êtres courbés sur la terre, plus myopes sur la vie que des sauvages du centre de l’Afrique, le pauvre enfant ne connaît point ces refuges caressants, ces gîtes douillets et reposants, où des parents épient anxieusement l’éveil des idées et la poussée morale de leur fils, à mesure de ses degrés de croissance.

A sept ans, il a déjà l’aspect fatigué, vieillot, d’un petit homme avec ses culottes rapiécées, montant au-dessus des hanches et retenues par des bretelles minuscules. Les mains dans les poches, la gueule ouverte, l’œil malicieux, il assiste à toutes les opérations agricoles. Déjà dur à la fatigue et habitué aux privations, il suivra le père à la charrue, marchant dans le sillon avec ses sabots ou ses souliers ferrés, glissant sur les mottes de terre, se relevant en riant, lançant au ciel tous les blasphèmes qu’il a entendu proférer, tous les mots orduriers, qui, dans sa bouche enfantine, font rire les gars le soir à la veillée. Déjà aussi a-t-il toutes les perversités précoces, la rage de la destruction, une sorte d’instinct de chat cruel. Son œil perçant a compté tous les nids des environs, arbre par arbre, buisson par buisson ; il les connaît, il les guigne, et partout il grimpe ou se hisse, plongeant ses petites mains meurtrières et impitoyables dans les embranchements où l’oiseau a maçonné de brindilles et tapissé de duvet le lit d’une famille nouvelle.

Là où ce singe paysannesque a passé règne la dévastation. Sous ce crâne bombé, allongé en noix de coco, résistant au choc des chutes non moins qu’aux idées de charité, de bienfaisance, de tendresse et de protection des faibles, on ne peut faire pénétrer l’amour de l’oiseau et de sa couvée et la conception des pertes irréparables, que la maternité pleure au sein de la nature.

Rossignols, alouettes, rouges-gorges, bouvreuils, bergeronnettes qui planez dans l’harmonie vivante des bois et des prairies, hirondelles familières qui logez sous notre toit, chardonnerets, pinsons, loriots, linottes et mésangettes, n’êtes-vous pas cependant les plus divins chantres de l’Amour aux champs, et les anciens ne disaient-ils pas : « Tout vient de l’œuf, c’est le berceau du monde ! »



C’est au grand pouls de la nature que l’amour bat aux champs !

La fillette, plus encore peut-être que le petit gars, a été sevrée d’affection. Saluée dès son entrée dans la vie par cette imprécation : Une pisseuse ! Quel gueux de sort ! elle pousse, comme elle peut, sans qu’on y prenne garde, sauvagement. On la voit, la pauvrette, ficelée comme un paquet, presque sordide et morveuse, sur le seuil de la chaumière, manœuvrant dans ses petites pattes humides, noires et potelées le premier ustensile venu qu’elle brandit en hochet, bégayant au soleil de ces mots inarticulés d’enfant dont on ne sait pas faire éclore les paroles une à une, ou vautrée dans la poussière, se livrant à de naïfs ébats dans les pattes d’un jeune chien, doux compagnon d’enfance, qui la bouscule délicatement, la lèche, aboie, s’éloigne en folâtrant, revient joyeux et subit les caresses de ces menottes tremblantes et mal assurées qui le saisissent au museau, aux oreilles, au cou, tandis que le baby grogne presque tendrement, montrant ses petites cuisses à l’air, son visage renversé, rieur, ses lèvres roses couvertes d’une bave de plaisir.

C’est à peine si la mère la prend, remporte, la berce et l’embrasse. Le plus souvent elle dort dans le haut lit de duvet, sous l’édredon paternel, écrasée entre les deux corps qui l’ont conçue, mettant son sommeil calme de petit chat au milieu des ronflements sonores des époux que le labeur du jour a paralysés de fatigue. — À l’aurore, elle repose seule, perdue dans la plume, tandis que la basse- cour s’éveille, que le père en sabots casse une croûte et que la mère déjà vêtue, coiffée de sa marmotte, va et vient, agitant dans un lavage hâtif tous les vases de fer-blanc de l’étable où le lait de la vache va tomber tout à l’heure avec un tambourinement sac- cadé. Le soleil n’est pas haut à l’horizon que déjà on la fagote plutôt qu’on ne l’habille, précipitamment, à coups de tapes et sans ménagement ; puis, à peine nourrie de sa pâtée, elle est campée sur un siège : « Tiens-toi là… t’entends, et n’ bouge pas ! »

Parfois, au mitan de la journée, en dépit de la chaleur, du froid et de la pluie, soit que la bourgeoise aille à l’herbe, au fanage, à la semaille ou au repiquage, soit qu’elle se rende au ruisseau ou à la mare voisine pour taper à la volée le linge de son Rouilleau, la gosse est sans façon hissée dans la hotte, comme les enfants de Croqueraitaine. Elle est ballottée le long des chemins, à moitié endormie, n’osant crier de peur des taloches ; puis enfin déposée à l’endroit du travail, sous un saule crevassé, contre le talus d’un fossé, au-dessus d’une botte de paille, la petiote abandonnée glapit de vagues et plaintifs mugissements.

Elle pousse gaillarde et drue cependant, bien que gauche, timide et farouche. Peu à peu, vers la douzième année, elle se déchrysalide, s’élance droite et déjà s’arrondit un brin dans son corsage d’indienne ; des cheveux de chanvre flottent sur son cou bruni ; ses yeux, enfoncés sous un front proéminent, semblent moins épeurés, moins effarés, moins boudeurs ; ils osent luire maintenant, s’avancer au premier plan en éclairant de leurs feux l’arcade sourcilière. Son instinct s’éveille très vite, trop vite peut-être, car elle devient un embarras à la maison. On lui met alors un panier sous le bras, on la munit de tartines beurrées, de noisettes, de cahiers de classe, et l’on envoie le petit chaperon rougè se dégourdir à l’école du bourg le plus proche, en compagnie de jeunes loups qui la croqueront un jour.

Aussitôt, cette chafouine morveuse, si craintive la veille, devient garçonnière, turbulente, espiègle et perverse comme un diable. Elle s’affole dans les rondes de village, parmi les ritournelles chantées, dans la griserie tournoyante des enchaînements de gamins. Pimpante et plus coquette avec les moutards, elle s’échappe le soir avec grand bruit de l’école au milieu d’une nuée de marmaille déchaînée et prend plaisir au retour à taquiner et à bousculer ses compagnons de route, les fatiguant par des courses à travers champs, grimpant aux arbres, en jouant à chat perché et pirouettant souvent gaiement, cul par-dessus tête, sans songer à baisser sa cotte ; très savante d’ailleurs en mots expressifs, en gestes libres, parfois même très froidement vicieuse avec la naïve ignorance de son vice.

De retour sous le chaume, ses cahiers mis en place, ses parents la dépêchent aussitôt au bétail épars dans les pâturages pour les ramener à l’étable. Une longue baguette en main, la fillette court essoufflée dans la prairie, avec une allure homasse, cinglant ferme les bestiaux au jarret, sautant derrière les génisses bondissantes, appelant le chien diligent qui, la langue tendue, guette ses ordres, prêt à se lancer sur les bêtes écartées ; criant d’une voix âpre et forte : — « Tiens, tiens, Noiraud, ramène-la !…. va, mords-la, la garce ; …. vite ramène, mords-la…. Ici…, ici ! » — et, tandis que le brave molosse jappe, se précipite et donne de la gueule, elle vole à la rescousse et tape dur sur les échines des normandes ou des charolaises, qui secouent la tête et vont de l’avant. Elle franchit enfin les bouchures, marchant à l’arrière de ses bêtes dont la sonnaille scande le pas lourd et les abroutissements le long du chemin, et elle s’en revient à l’heure mélancolique de l’angélus, dans le crépuscule tombant, ébouriffée, le visage rouge, perlé de sueur, déchirant de ses dents su- perbes un lambeau de pain de seigle mis en réserve dans son tablier.



C’est au grand pouls de la nature que l’amour bat aux champs !

A douze ou quinze ans le gars abandonne l’école, aide aux travaux, remplace le père à la charrue, fait le binage des vignes, sert à la fenaison et, de l’aube au soleil couché, durcit ses mains à la fatigue. L’âge de la puberté ne l’a point troublé, c’est à peine si la période de mue a eu prise sur lui. — Depuis long- temps, il ne lui reste rien à connaître des sensations amoureuses. Aux heures de repos, pendant la méri- dienne dans la grange, ou la nuit, sur le lit dressé dans l’écurie, à la lueur d’une lanterne fumeuse, une servante Messaline effrontée ou quelque plantureuse fille en journée l’a cyniquement initié aux mystères de la nature, sans qu’il le désirât ou s’en défendît, le tapotant, le prenant de force, faisant éclore avant le temps ses démonstrations d’homme. — Il a conté cela un soir aux parents assemblés autour de la table pour le souper ; la mère, par tempérament jalouse de ses mâles, a grogné entre ses dents : « Oh ! la gueuse ; la rien du tout ! » — Le père, patriarche incontesté, a levé la tête à cette exclamation et, tout en coupant lentement la miche de pain, s’est écrié : — -« Tais- toi, la femme ! pas de jérémiades 1 il n’y a rien de cassé, ben sûr ; il est bon que l’enfant connaisse ce qu’il doit apprendre tôt ou tard… ; quand il sera en âge d'aller de lui-même à la femelle, il saura au moins comment s’y prendre. Je n’y vois point grand dommage. »

Aller à la femelle ! Là est le terme consacré pour ces rabelaisiens sans métaphore. Aller à la femelle est un honneur, on boit à ces premières virilités. Il y va toujours assez tôt, le gars ! — Ses dix-sept ans ne sont pas révolus, que chaque dimanche, après la soupe, il se rend à la danse du village ; vêtu d’une blouse neuve flottante, aux plis bleus laminés par le fer, avec des soutaches au col et aux épaules, culotté d’un pantalon de drap gris, chaussé de gros souliers bien cirés, la casquette de soie posée sur le côté de sa chevelure luisante de pommade, il part avec un petit écu dans sa poche, plus fier qu’un, compagnon qui fait son tour de France ; il se dan- dine, une fleurette aux dents, en chantonnant, s’il est seul, quelque complainte traînarde comme sa démarche ; en braillant, s’il est en compagnie, des chansons grossières et farceuses apprise ? au café, à la ville, lors de la dernière foire.

L’aubergiste du hameau dirige d’ordinaire la salle de bal, sorte de grange peinte à la chaux vive, avec un banc de bois de chêne à l’entour. Sur une estrade faite de fûts dressés et recouverts de planches, un piston et un violon jouent désespérément. La salle se peuple lentement. Un à un, timidement, traînant la jambe comme s’ils portaient une charge, les bras ballants, gênés, gauches et malheureux d’apparence, les blouzards rougeauds arrivent ; leurs souliers ferrés font sonner creux les larges lames d’un parquet primitif ; les filles et les femmes retardent un peu. Elles apparaissent cependant avec cette allure craintive, empesée, presque ridicule de la paysanne en toilette qui semble ne savoir où dissi- muler ses mains rouges marbrées d’engelures. Les robes de mauvais goût, aux plis disgracieux, les lourdes bottines, les cravates aux tons criards et crus, les cheveux plaqués aux tempes, enlaidissent ces superbes filles, si sculpturalement campées au travail dans le grand décor des champs aux jours de semaine. Ici parées comme des châsses, elles mon- trent la déformation de leur corps ratatiné et engoncé dans, de pauvres jupes ou des corsages mal taillés qui aplatissent leur gorge. — Orchestre et toilettes, dans ces bals contribuent à faire hurler l’harmonie. En place pour le quadrille ! — Les couples se rendissent et se donnent des mains de bois articu- lées ; à peine si l’on se chuchote quelques mots ; le plaisir est muet, cérémonieux, attristant pour qui regarde ; cela a quelque chose d’une noce de domes- tiques. Est-il rien de plus navrant ? —Le piston et le violon, qui font mauvais ménage, lancent leurs notes au loin dans la nuit profonde, et danseurs et dan- seuses inflexibles vont, viennent, passent, le visage sérieux, consterné, jouissant d’une liesse intime, bien que peu débordante.

Dans les entr’actes on se traîne à « l’abreuvoir » et on se remue davantage en buvant la « bonne bière de Mars », le cidre ou la limonade qui’ saute au grand plaisir des filles. Les amoureux ne se mettent pas « pour lors » en frais inutiles de paroles : ils se tiennent la main dans la main et se regardent avec des yeux qui s’alluchent, qui s’allument et s’approfondissent dans la bestialité, plutôt qu’ils ne se causent. Il faut voir aussi dans ces œillades la mélancolie inconsciente de deux regards qui se désirent et se craignent, qui se veulent et redoutent de s’exprimer et aussi la gaucherie troublante des amours qui voudraient se peindre et qui cherchent en vain la façon de se préciser.

Hop ! Le cuivre a retenti : Debout les femmes ! Le ménétrier annonce la polka, quelquefois la valse, on paye chaque tour de bal, et l’on dansote dans la guinguette bien avant dans la nuit, avec cette même réserve, attendant l’heure bénie du retour, l’heure des amours démonstratives, où le jeune gars sera le rameneux, où la jeune fille gravira son premier calvaire d’amour et tombera lourdement « comme une motte » au revers des fossés.

Le rameneux, l’heureux rameneux, dans la nuit épaisse, sous le ciel étoile, comme un manteau de magicien, sent sourdre en lui l’éloquence des désirs brutaux ; il a enlacé la fillette à l’épaule près du cou, la pressant durement, et tous deux marchent lentement, en parlant bas, si bas que rien ne détruit la symphonie nocturne : le chant des grillons et des insectes dans l’herbe et le coassement régulier des grenouilles qui monte berceur dans l’ombre. Dans la plaine, la fraîcheur dégage les senteurs vivifiantes de la verdure et les arbres ont des formes indécises qui font que les femmes se serrent contre le mâle. Le galant rameneux approche tout à coup son visage contre celui de sa compagne ; il a retrouvé maintenant ses pipeaux rustiques et en joue de son mieux, bien que sobrement. Il l’embrasse, il la presse, sans qu’elle veuille se défendre… ; il déclare la trouver la plus gente, la plus avenante du village, la plus laborieuse, et a toujours pensé qu’elle ferait une rude petite femme. Elle répond à peine, très émue ; « pour sûre qu’aussi elle le trouve un beau garçon, dur à la besogne et dont le père, à la maison, parle toujours avec éloge ». — Ils causent d’avenir, très absorbés par leurs projets, sincères en ce moment ; à la lueur de l’espérance qui brille à ses yeux, la pauvrette ne voit pas les embûches sous ses pieds. Ils se sont arrêtés et assis sur un talus, contre une haie. Ici, le fier mâle se démasque et la mange de baisers ; il ne supplie pas, il attaque…. Il n’incline pas son amie sous les baisers, il la renverse… il la bous- cule et se cabre à ses côtés… Elle, déjà savante sur les conséquences, le conjure de prendre garde. Elle se dit qu’après tout il faut bien céder…, et puis, qu’importe !… puisque peut-être on se mariera.



C’est au grand pouls de la nature que l’amour bat aux champs !

Peu à peu la fillette s’aguerrit et les rameneux se succèdent à son cou, le long des sentiers, au retour des danses ; elle ne songe même plus à repousser les assauts, elle glisse à volonté sans essayer de se retenir, étouffant ses rires, ses soupirs et ses cris dans la nuit ; elle a toutes les lassitudes, toutes les passivités de la femelle, parfois aussi l’indifférence de la poule maîtrisée par le coq. Elle se relève un peu chiffonnée, rouge et muette, décontenancée, sens dessus dessous, donne un coup de main à ses cottes, pleines de poussière, d’herbes sèches, de petits chardons et tous deux, silencieux, confus, reprennent leur marche avec plus d’accablement près des grands peupliers qui bruissent agités par le vent, en côtoyant les ruisseaux qui traînent leurs murmures en glouglous et leur susurration sur les rochers. L’effraie ou la hulotte lancent leurs cris dans les ténèbres ; au loin les chiens des métairies jappent longuement et se répondent de la hauteur des collines aux profondeurs des vallées. On entend tous les dix ou quinze pas le bruit sec de leurs baisers et quelques éclats de voix criarde de fille lutinée : ah ! finis donc !chien d’homme ! — ou bien… t’as pas ja fini tes bêtises ?… — Ils se sont assis mainte- nant de nouveau, arrachant par maintien des brindilles d’herbe : elle, l’œil égaré et distrait, écoutant, avec émoi, si personne ne vient au loin dans le chemin ; mais lui la happe soudain convulsivement aux lèvres avec des salivations de dogue qui mâtine une levrette et la renverse dans ses crispations pour la seconde fois. — Ce n’est plus le Colin des opérascomiques, le Jeanniot des romances à sous-entendus polissons, c’est l’étalon dans la libre campagne qui, sans ménagement, se rue aveuglément à la chair.

Pour la pauvresse, c’est le bel âge que cet âge des amours brutales, puissantes, farouches et des ruts subis. Si le père a du bien, elle se marie un beau matin avec l’un de ses amoureux qui a jugé de sa robustesse, des services qu’elle lui pourra rendre et qui l’épouse en finaud, pour avoir un ouvrier solide à atteler à sa vie. — A dater de ce jour, tout est fini pour elle ; courbée par le travail, tirant sur le trait comme un cheval aveugle, déformée par les couches, elle n’a plus de fête ni de répit. Les mômes arrivent qu’il faut nourrir et élever comme on peut ; ce n’est plus la femme fraîche et appétissante, la rose donzelle délurée de la veille, qu’on rencontrait pimpante sous sa cornette blanche à la messe du village, c’est l’esclave, durcie au soleil, maigrie, voûtée, ravagée, bientôt sans formes féminines, plus maigre qu’un poulet de table d’hôte. Elle s’écrase du soir au matin sous les gros labeurs, grattant la terre, la tête en bas, portant la lourde hotte chargée d’herbages, traînant sa perpétuelle grossesse dans tous les travaux rustiques par la pluie, le froid, le vent ou la chaleur, sans se plaindre, sans geindre, tout attentive aux ordres, aux duretés et aux exigences de son homme, du maître devant qui seul elle tremble.

Plus de plaisirs, plus de bal, plus de Dimanches pour elle ! — Lui, le rustaud, fidèle au jour du Seigneur, se fait la barbe sur le midi, met la chemise blanche apprêtée par les soins de la mère, sort de l’armoire ses hardes neuves, puise de l’argent dans le coin des réserves et les mains dans ses poches, comme un bourgeois, frais, dispos, heureux de vivre, se rend au cabaret du village où il fume, boit sans mesure, joue avec opiniâtreté, bavarde sans fin et rigole ou se chamaille avec les amis. Il rentre tard dans la nuit, un peu trébuchant, le verbe haut, rond comme une pomme, le gilet plein, la « marianne dans l’œil », avec toute l’importance d’un homme bu !… : « Les femmes, c’est fait pour attendre », déclaret-il…, et bien que la bourgeoise ne souffle mot, il ajoute pour prévenir les reproches… : « Et pas de larmes, pas de cris, ou j’cogne. » L’amour est bien parti ; la malheureuse est bien domptée ; dans son esprit écourté, économe, âpre au gain, peu lui importe que son homme soit ivre, qu’il rentre tard, qu’il l’abandonne à sa solitude, à ses travaux. C’est son sort de femme ; mais, ménagère avant tout, elle s’inquiète de l’argent dépensé. Le lendemain de cette gogaille, avant que le soleil soit levé, pendant que le rustre fait entendre ses hoquets d’ivrogne endormi, ses rauques ronflements de gorge sèche, elle se glisse furtivement à bas du lit, et, sans lumière, à tâtons, d’un pas furtif s’empresse de regarder cupidement ce qu’il peut bien rester dans sa bourse de la menue monnaie emportée la veille, après une si copieuse ribote !



C’est au grand pouls de la nature que l’amour bat aux champs !

Quelquefois, — il faut le dire, afin d’apporter un peu de couleur parmi tant de réalités ternes, — on constate des amours simples et touchantes, des églogues poétiques, d’une sentimentalité naïve, des passions d’une sincérité sublime, et dont il faut voir la cause dans des penchants invincibles contrariés par l’avarice des parents. Alors, dans ces âmes sans culture, sans ambitions, sans désirs élevés, il se développe tout à coup un étonnant machiavélisme, une extrême ingéniosité, une finauderie merveilleuse et patiente pour tourner adroitement tous les obstacles.

Faut-il un exemple ? Voici un argument de roman dans sa naïveté presque vulgaire.

Pierre aime Jeannette, la meunière du Bois-Joli, là-bas, là-bas, derrière la colline, à dix kilomètres au loin. Jeannette est éprise de Pierre, pauvre gueux, enfant de l’hospice, maintenant valet de ferme aux Ormeaux. Ils se veulent et ont juré tendrement un soir, dans l’émotion d’un premier aveu, de fusionner leur vie, quoi qu’il advienne ; le meunier a gourmande sa fille le jour où elle lui a parlé de Pierre… « Un enfant trouvé… un propre à rien, un méchant bouvier… de quoi s’avise-t-elle ? — Jamais, qu’elle en prenne bonne note, il n’entendra parler d’un pareil chenapan. »

Pierre et Jeannette se voient cependant ; lui quitte au soir la ferme endormie et retrouve du courage en songeant sur la route que, à deux lieues de là, près des vannes où chante l’eau du ru, son amourée guette sa venue dans la nuit. Il arrive presque courant, essoufflé et, de loin en loin, chuinte en signe de ralliement ; la petite franchit alors bravement sa fenêtre et saute au delà des hautes murailles, apaisant par ses caresses les chiens de garde prêts à aboyer. Les amoureux se retrouvent et, sans parler, font communier leur passion ; ils s’en vont Illustration



derrière les buissons se conter leurs peines et nourrir leurs espoirs. Leur amour s’échauffe, se surexcite, grandit ; Jeannette refuse tous les prétendus, essuie les farouches colères du père, les supplications de la mère, tandis que les années passent en attisant leur flamme par l’attente. Toutes les ruses, ils les emploient pour se voir et sentir leurs cœurs battre à l’unisson, jour ou nuit selon les occasions. Le soleil leur est doux ; ils aiment à sentir neiger les aubépines sur leurs têtes et à baiser les corolles roses des églantines ; derrière les meules de foin ou dans les blés jaunissants, parmi les coquelicots et les bluets, ils se dérobent des baisers. Partout l’amour les porte et les fait radieux. Ils chantent en se tenant la taille, des rondes naïves :

Je voudrais bien m’y marier,
Mais j’ai trop peur de m’y tromper.
J’en veux rester fillette,
La verdurette, durette ;
J’en veux rester fillette,
La verdurette du bois.

Lui, de sa forte voix de vacher, qui s’est développée dans le grand air des pâturages, ne sait rien d’aussi gracieux ; il ne connaît que de plaintives mélopées bourguignonnes, des ranz des vaches, à refrains du Tyrol, et tandis qu’ils rentrent tristement, épaule contre épaule, il attaque en lourant, l’œil perdu dans le vide, un vieux Deo Laus de laboureurs à l’aube que l’écho répercute.

V’lai l’soulei qui s’ieuve biau,
I fait ramaiger le oisiau.
Tretçus ditoint en leu langaige :
S’iV breûilloit, hâ ! queû dommaige !
Quand j’monte su’ces coûtas,
Je m’sens pus léger à tous pas.
La floriote av’tou la verdure
Flatont mes yeux et ma flairure.


Ainsi se bercent ces amoureux dans l’ivresse de leurs rendez-vous.

Un soir, Jeannette, lassée, surmenée de désirs et d’attente, demande, presque suppliante, à Pierre de ne pas verser son blé à la porte du moulin… A ses yeux, c’est là un acte héroïque, un courage qui lui est venu de la lassitude des vaines attentes, un suprême moyen pour vaincre l’entêtement des siens par son déshonneur affiché. Ainsi forcera-t-on le consentement des parents, et si le père la chasse, tous deux iront vivre en service dans un pays voisin ou bien à la ville. Lui se fera toucheur, maquignon, ou se louera à la saison des foires, tandis qu’elle ira en journée dans les fermes, comme ouvrière pour les lessives ou les ravaudages. La jeune mère laissera orgueilleusement deviner son état ; le meunier jurera, fera les cent mille coups, menacera, puis, peu à peu radouci, pardonnera enfin, disant : Allons, prends-le, ton gars…, Misère de misère !

Berquinade champêtre, dira-t-on en souriant ; mais ces patients révoltés sont idéalement heureux et, longtemps après les épousailles, on les peut voir toujours à deux dans les travaux agrestes, tirant le rouleau ou la herse, penchés l’un sur l’autre à l’heure des siestes. Souvent même le soir, au soleil couchant, dans l’accalmie de la nature, en un moment de répit, quand on n’entend plus monter dans la campagne que le chant affaibli des pâtres, qu’on ne perçoit dans l’air que le sifflement d’ailes des hirondelles hâtives qui rentrent au nid, ils tombent encore affamés d’amour aux bras l’un de l’autre, dans une étreinte de passion farouche, vibrants de désir et de bonheur, les lèvres sur les lèvres. Leurs silhouettes n’en font qu’une, tandis que debout, enlacés, palpitants, ils apparaissent sur le fond incendié du couchant comme l’expression d’une superbe communion de l’humaine créature devant l’Eternel.

De telles amours durent souvent jusqu’aux limites extrêmes de la vieillesse. La simplicité rustique les conserve et les fait indestructibles. Ainsi vis-je en pays vendômois, sur le seuil d’une des jolies grottes de Trooz, creusées dans le calcaire, une paysanne chenue et voûtée, berçant sur ses genoux un petit vieillard sec et ridé dont les yeux brillaient de reconnaissance. Elle lui offrait du lait, le faisant boire avec soin, et comme j’approchais, il dit :

« — La chère femme, voyez-vous, elle m’a fait ben du service, toujours avenante et dure au travail et si jolie… ma Simonne ! »

Et la vieille d’une voix chevrotante répétait presque amoureusement :

« — Oui, oui, t’es un bon p’tit gars, t’es un bon p’tit gars ! »

0 pays de Ronsard qui me faisait songer aux souvenirs classiques et répéter :

Baucis devint tilleul, Philémon devint chêne.

C’est au grand pouls de la nature que l’amour bat aux champs !





LA


PARISIENNE MODERNE


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Étude de physiologie spéciale


et d’Attraction passionnelle


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LA PARISIENNE MODERNE


Pardieu ! mon cher, je me sens renaître, s’écria très allègrement Gérard Fontenac. — quand le déjeuner fut terminé, en jetant sa serviette sur la nappe, dans le fouillis pittoresque des verres et des tasses, et allumant sa cigarette avec l’expression d’une très exquise béatitude ; — les femmes de France, vois-tu bien, old fellow, il n’y a encore que ça. La Parisienne seule est la Reine du monde, puisque Paris est le cœur de la France et que la femme ira toujours au cœur, tant qu’elle sera belle, aimable, coquette, ou qu’elle laissera voir simplement ce petit air chiffonné, cette mutinerie piquante, cette beauté du diable, enfin, qui nous ensorcelle bien autrement, nous autres féministes, que les fameux ports de reine de 1830 ou que ces beautés régulières, cérémonieuses, froides de Vénus émaillées, qui semblent pivoter derrière les vitrines à postiches de tous les coiffeurs du globe.

C’est pourquoi, crois-le bien, en dépit de mes goûts d’ardent voyageur, j’éprouve toujours une liesse intime, troublante et incomparable au retour, lorsque je me trouve, comme en ce moment, dans ce bourdonnement du boulevard où passent, si adorables, si fines, si légères, si attirantes, ces délicieux oiseaux du paradis parisien, qui, sous toutes les latitudes, emplissaient, depuis des mois, mes rêves d’un bruit d’ailes de soie et d’une harmonie de rires jaseurs, de ce rire spirituel et bon enfant qui a des gammes de rossignol et qui ne nous gargarise plus l’oreille, hélas ! en aucun autre point de l’Univers.

Pardieu ! oui, répéta mon ami Gérard, je suis plus heureux que tous les Sultans et Rajahs d’Asie, que tous les infortunés autocrates de paravents romantiques en me prélassant maintenant au milieu de mon Paris où le cœur, semblable à un héros de roman d’aventure, est traqué de toutes parts, meurtri d’œillades, ensorcelé à chaque carrefour, et cependant demeure plus jeune, plus brave, plus attendri, plus généreux, plus en perpétuelle vibration que partout ailleurs. — Oh ! les délicieux petits êtres qui nous surchauffent, nous volcanisent, nous tiennent en incandescence, nous tisonnent avec un art charmant sans jamais nous laisser attiédir !

Ainsi, vieil ami, — ne va pas te gausser de moi, — mais je dois t’avouer que dès hier matin, après avoir quitté dès l’aube, au port de la Joliette, la Panthère des Messageries maritimes qui me rame- nait d’Orient, alors que j’arpentais, Marseille s’éveillant, la rue de la République, je fus pris tout à coup d’une joie délirante, d’un trouble inexprimable, d’une sensation analogue à celle que donne au retour la vue du drapeau national, en apercevant une petite grisette blonde et rose, les cheveux à peine tordus sur la nuque, le corps ondulant dans un peignoir de toile orné de guipures, qui bavardait avec une brave commère en achetant son lait du déjeuner. Je demeurai planté, à deux pas d’elle, comme un amoureux, presqu’en extase, sentant ma gaillardise assoupie en voyage se réveiller soudain, pris d’un désir furieux d’embrasser cette rieuse ouvrière qui représentait pour moi une gentille Française, la femme merveilleuse entre toutes, incomparablement supérieure par sa gaieté rayonnante, sa grâce ado- rable, sa bonté, son dévouement, son insouciance, son accortise et sa simplicité.

Tu souris de mon lyrisme, mauvais drôle ! reprit familièrement Fontenac, toi qui n’as jamais lâché du pied la terre normande pour aller vagabonder dans des mondes nouveaux ; mais j’affirme qu’il faut avoir voyagé souvent et longuement, et fait, aux dépens de sa peau et de son cœur, de fréquentes études comparées in anima vili, pour apprécier dans toute son exquisité cette Excellence féminine, cette Altesse parisienne, ce joli monstre délicat et courageux, tendre et fort, ingénieux, intelligent, passionné, aussi malicieux que malin, meilleur et pire à la fois, qui ne saurait vivre en dehors de cette ville unique où elle fait chatoyer la grâce de son goût et donne le goût de sa grâce.

J’ai vu les Italiennes indifférentes promener leur morbidesse à Rome, à Venise, à Florence et leur beauté sculpturale m’a plus frappé que ravi ; j’ai vu, au Prado de Madrid, des Castillanes et des Andalouses, montrant leur splendeur ambrée sous la mantille, et ces reines de l’éventail à la démarche voluptueuse, aux hanches ondoyantes et lascives, aux yeux de velours profonds et ardents, aux lèvres de grenat, m’ont prouvé trop de fierté d’amour et pas assez de gentillesse ou de tendresse complaisantes. A Vienne, dont on célèbre les filles et les femmes, je n’ai trouvé que de lourdes Allemandes, aux cares- ses massives, des sirènes échappées de Rubens, équilibrées sur des pieds énormes, étalant une chair blanche et gélatineuse, des déesses de kermesse propres à réjouir les affamés de la carnation épaisse, mais indignes de complaire à des raffinés, dans la tradition de Watteau et de Fragonard.

Je me tairai en faveur de la Hongroise, de la Polonaise et de la Russe, ces demi-Françaises exilées auxquelles il faut rendre les armes ; mais si je plonge en Orient, traversant la Serbie et la Roumanie, la Bulgarie, je constate que la femme a disparu. A de rares exceptions près, on ne voit plus qu’un bétail féminin, dégradé, avili, domestiqué ; de pauvres diablesses, sordides, abêties, fatiguées, qu’on loue comme un cheval de voyage, mais qu’on ne s’avisera jamais de séduire ou de provoquer.

« — Cependant, hasardai-je, interrompant le bavard, il me semble que les Turques méritent une dé- votion à part, — j’entends parler ici des Circassiennes, des Arméniennes, des Géorgiennes, des Anatoliennes et autres riveraines de la mer Noire ; — si j’en crois les poètes orientaux et le lyrisme des prosateurs en promenade sur le Bosphore, rien n’est comparable à ces blanches houris, dont on entrevoit les formes entre les plis du feredgè qui s’entr’ouvre. N’as-tu pas vu quelqu’une de ces sultanes fumant le lataké sur de profonds coussins, avec la coquette calotte de satin à aigrette de diamants, la chemise de soie de Brousse, la large robe de velours fendue sur le côté à hauteur du genou, et le pantalon de taffetas blanc bouffant, duquel sortent de petites babouches de maroquin jaune, retournées en forme de pagode chinoise ? Ne t’es-tu point introduit dans quelque sérail en dépit des eunuques noirs et des mulâtresses couleur de bronze, enveloppées de l’habbarah blanc ? N’as-tu pas fripé enfin ces gazes de soie qui cachent à peine des gorges mignonnes et agressives, peux-tu dire, en un mot, ce que tu penses de ces filles du Prophète ? »

— Ces femmes turques, Povero mio, dont tu semblés si épris, au travers des brumes de ton imagination romantique, ces femmes que Delacroix, Ziem, Gérôme, Decamps ont idéalisées par la peinture, que les parnassiens de 1830 ont chantées, sur lesquelles tant de romanciers évaporés ont brodé de miroitantes et étranges fictions, ces femmes dont on rêve au collège, qu’on voudrait posséder à l’exemple du bon Nerval, ces esclaves infortunées sont bien indignes, crois-moi, des songes dorés qu’elles ont enfantés dans le cerveau des Occidentaux et deviennent plus désillusionnantes que ces papillons diaprés de mille couleurs veloutées qui, lorsqu’on les saisit, ne laissent plus voir entre les mains qu’une vilaine chenille.

Grâce aux ruffians de Péra, aux entremetteuses de Gala ta, aux sages-femmes de Stamboul, la Turque n’est plus un mythe pour l’étranger qui veut savoir s’y prendre ; si les portes des sérails sont fermées, il est avec les tailleuses, modistes et tous les juifs du grand bazar d’honnêtes accommodements. Aussi, peu de seigneurs sont à l’abri de l’épithète de kerata que Karagheuz leur décerne et dont on trouve la traduction dans Molière. Beaucoup, le dirai-je, n’ignorent point cette infortune ; mais les gracieux sujets de Sa Hautesse ne peuvent toujours vêtir leurs favorites avec les toiles d’araignée qui tapissent leurs coffres et force leur est de jouer le rôle de mari d’une étoile avec une passivité tout orientale.

Je puis donc le dire sans fatuité et sans affecter des airs mystérieux et romanesques : les odalisques que j’ai auscultées ne m’ont guère procuré plus de liesses que les confitures à la rose, la chibouque ou le mastic prohibé par Mahomet. Je n’ai trouvé en elles que de singulières bêtes de somme cosmétiquées, plâtrées, fardées, vernissées, aux appas accablés, douces comme des enfants d’hospice, indifférentes comme le destin, propres comme… le hasard, soumises comme la brute. J’affirme qu’un Parisien délicat sur la matière périrait d’ennui dans le plus luxueux sérail de Scutari et qu’il se suiciderait au bout de vingt-quatre heures dans les splendeurs de Dolma Bayktché ou dans les délices de Beyler bey.

Les femmes turques ! mais .il faut les voir, les pauvresses, le vendredi, jour du sultan, aux Eaux douces d’Europe, en toilette de gala, dans les vieux carrosses démodés, sortes de landaus de noces où, par quatre, elles sont encloses. L’eunuque noir est sur le siège aux côtés du cocher ; les voitures s’arrêtent et à travers les portières aux vitres baissées, on découvre, sous le voile transparent, ces visages de poupées enduits de blanc et de rouge ; leurs grands yeux naïfs, sans expression, s’intéressent aux moindres riens ; muettes et rigides, elles se dérident devant les pitoyables grimaces d’un nègre qui contrefait la danse du ventre avec les cris inarticulés des ministrels anglais. On a la sensation que donnent ces voitures cellulaires promenant les recluses d’une prison centrale. Grasses comme des carlins en chambre, elles sont affaissées et veules, mâchant quelques bonbons à la crasse confectionnés dans le vieux Stamboul, humant de l’air pour huit jours, s’il ne plaît à Sa Grandeur de les laisser sortir, — Là défilent, de deux heures à quatre heures, toutes les impératrices du Levant, les plus hautes favorites ou les sultanes Validé qui sont les invalidées de l’amour, et si, comme un écho dans la mémoire, il vous revient quelques stances berceuses des Orientales, on ne peut retenir sur ses lèvres un triste sourire de pitié.

Le soir, au soleil couchant, lorsqu’on revient dans son caïque, parmi les barques chargées de musiciens et de chanteurs et qu’on entend tout le long de la Corne d’Or ces mélopées traînardes et déli- cieuses, rythmées au son du tambourin ; lorsqu’on voit ces tartanes chargées d’hommes en fête, dont quelques-uns, efféminés, marquent la danse des hanches ; lorsqu’on contemple sur la rive les femmes parquées ensemble, extasiées devant ce grand panorama mouvant, devant ces plaisirs dont elles sont exclues, on convient bien vite de l’horreur que de telles mœurs nous inspirent, et toutes nos théories antisociales, nos paradoxes de jeunesse, nos sentiments antérieurs disparaissent aussitôt, comme de ridicules conceptions issues de l’extravagance de notre éducation littéraire qui fausse en nous, — sous prétexte d’originalité, — la droiture de notre instinct et notre naturel bon sens. Ne me parle plus, en conséquence, des femmes turques ; tu risquerais d’évoquer des tristesses profondes, semblables à ces cauchemars qui persistent chez ceux qui ont vu des maisons d’aliénés ou des préaux de prison.

— A Paris n’avons-nous pas notre sérail, un harem délicieux d’odalisques en liberté, un troupeau dispersé parmi lequel la sympathie seule se charge de lancer le mouchoir ? — Jette un coup d’œil sur ce boulevard, et vois toutes ces sultanes d’Occident qui marchent coquettes et radieuses, distillant une griserie d’amour dans l’air ambiant. Ouvrières, boutiquières, actrices, hétaïres, petites bourgeoises ou grandes dames se font toutes désirables par leur goût délicat, leur maintien charmant, par l’origina- lité harmonieuse de leur costume, par la crânerie de leur allure, par l’attirance enfin et le charme ineffable de leurs mignonnes personnes. Ce n’est pas qu’elles soient belles comme les Grecques, majestueuses comme les nobles Romaines, découplées comme les Vénitiennes, angéliques comme les Anglaises, sveltes de forme comme les Péruviennes, frisques et flambantes comme les Espagnoles, plantureuses et blanches comme les Flamandes ; mais elles ont mieux encore, car la Parisienne a un peu de tout cela dans l’essence propre de sa beauté qui est de ne pas avoir de type accusé, de caractère spécial, comme si sa mission était de ne pas blaser le goût des féministes qui vivent dans ce peuple heureux et artiste jusque dans sa corruption.

Napoléon disait : Une belle femme plaît aux yeux, une femme gaie plaît à l’esprit, une bonne femme plaît au cœur ; or, cher ami, la Parisienne réunit le plus souvent ces trois qualités maîtresses ; sa beauté ou plutôt sa gentillesse distinguée met éternellement son darling en appétit d’aimer ; sa gaieté vibrante, rarement commune et toujours pittoresque, est comme la fleur et le parfum de notre santé morale ; sa bonté naturelle, profonde et désintéressée, affecte tous les dévouements câlins, tous les héroïsmes, toutes les servitudes sublimes.

Tu comprends que je n’entends pas parler ici des courtisanes, des petites frôleuses ou capitonneuses, des buveuses de moelle humaine, de toutes ces misérables qu’on nomme filles de joie et qu’on devrait bien appeler « filles de douleur ». Ces avorteuses sont faites pour les avortons du sentiment, pour les amoureux de table d’hôte, pour les hâtifs sans tact qui préfèrent les viandes froides de buffet au succulent consommé préparé par une main experte et dévouée, pour les vaniteux enfin et les imbéciles qui forment le plus gros contingent de cette planète. Ce sont des Parisiennes, à vrai dire, mais des Parisiennes à l’usage du continent incontinent ; je voudrais qu’on les nommât des Continentales, car elles hébergent l’Europe qui devient pour elles…, excuse cet horrible à peu près : le Taureau des Danaïdes.

Mais, si tu veux parcourir les pépinières des amours de Paris, fureter dans ces ateliers où chantent des Mimi Pinson, t’arrêter en contemplation devant ces jolis grands trottins fluets qui arpentent si allègrement le macadam des rues ; si tu t’intéresses à certaines petites bourgeoises, Parisiennes à la vingtième génération d’adorable roture, si tu flânes dans certains demi-mondes d’art, de Montrouge à Batignolles, si tu pénètres dans quelques salons privilégiés, où l’esprit et la gaieté mettent des stalactites aux lustres et des diamants dans les yeux de femmes, ah ! Hijo mio ! c’est dans ces milieux divers qu’on trouve ces pécheresses aimantes, étourdissantes d’humour, de goût, de bonté, enveloppantes, serpentines, à la fois gavroches en jupon et reines en justaucorps.

Je me souviens que Michelet, parlant de nos admirables ouvrières qui montrent tant d’esprit, d’élégance, de dextérité, et qui pour la plupart sont physiquement si distinguées, si fines et délicates, s’écriait avec enthousiasme : « Quelles différences entre elles et les dames des plus hautes classes ? Le pied ? Non. La taille ? Non. — La main seule fait la différence parce que c’est là son unique instrument de travail et de vie. A cela près, la même femme, pour peu qu’on l’habille, c’est Mme la comtesse, autant qu’aucune du noble faubourg. Elle n’a pas le jargon du monde ; elle est bien plus romanesque, plus vive. Qu’un éclair de bonheur lui passe de la tête au cœur, elle éclipsera tout. »

La Parisienne forme une aristocratie parmi les femmes du globe, continua Gérard ; d’où qu’elle sorte, elle n’est jamais entièrement du peuple ; elle ne naît point bourgeoise, elle le devient en se pliant peu à peu aux bourgeoisies maritales. Elle sait peu de chose de ce qui s’apprend, mais elle n’ignore rien de ce qui s’improvise ou se devine. D’une intelligence très fine et très souple, elle s’assimile à tous les milieux avec un tact, une aisance exquise. On a dit de la Parisienne qu’elle avait la légèreté de l’hirondelle et la subtilité d’un parfum : rien n’est plus juste. Elle passe comme un sylphe odorant.

Je ne dirai pas comme les physiologistes d’autrefois que cette sensitive habillée marche comme une harpe éolienne et qu’elle est la personnification des trois Grâces ; mais j’avancerai qu’aucune femme ne sait mieux trotter dans les rues des villes et même à la campagne, qu’aucune ne sait aussi bien recevoir dans son home, avec la gaieté, le sans-façon cordial, à la fortune du pot ; qu’aucune enfin ne babille avec autant de charme, ne vous met à l’aise avec autant d’affabilité et que, partout où on la voit, elle emparadise les yeux, l’esprit et le cœur par ce je ne sais quoi d’excitant et de délicieux, que l’argot des ateliers nomme le moderne… le si moderne….

Fontenac était intarissable, mais ici je l’interrompis de nouveau. — « Le moderne, mon cher ami, est un mot bien fugitif et insaisissable, un des in- nombrables qualificatifs ridicules que notre époque emploie hors de saison. La Parisienne a toujours été moderne pour ceux qui l’ont chantée depuis le xnic siècle, où je retrouve son apologie poétique, jus- qu’à ce jour ; tu te souviens de la ballade de Villon qui se termine par cet envoi à la louange de son gentil bavardage.

Prince, aux Dames Parisiennes
De bien parler donnez le pris ;
Quoi qu’on die d’Italiennes,
Il n’est bon bec que de Paris.

Pour ce gai poète, le jargon des femmes de 1460 était bien moderne. Marot, Ronsard, eurent en leur temps les mêmes admirations, et pour te prouver que cet amour de Paris a toujours existé, écoute un peu ce qu’écrivait un prosateur fantaisiste dans un Livre à la mode et des plus modernes, aux environs de 1758.

« Avouez que Paris est la villa par excellence et que, hors de ses murs, il n’y a réellement point de salut. Quel agrément que celui des promenades ! Les princesses, sans suite ainsi que les bourgeoises, vont et viennent, bourdonnent des chansons et des nouvelles, parlent politique et modes, philosophie et rubans, et se confondent toutes ensemble pour former une variété de couleurs, telles qu’on les voit dans un prisme. Les visages s’épanouissent ainsi que les feuilles, dans une liberté inconnue aux Italiens, odieuse aux Allemands ; toutes les distinctions demeurent suspendues, et il n’y a que le plaisir de se voir, de rire et de converser. Là, une Excellence à soixante-seize quartiers ne craint point de compromettre sa dignité en se promenant à pied, au milieu d’un monde roturier, parce>que toutes les personnes y sont également excellentes, c’est-à-dire bonnes, affables, joyeuses et sans aucune prétention pour la moindre révérence ni pour le moindre coup de chapeau. Là, on s’embrasse cordialement et l’on se fait un plaisir de se renvoyer l’un à l’autre, à l’aide des zéphirs, des tourbillons de poudre à la maréchale ou Illustration



d’ambre ; gris ou Ton s’étend sur un gazon émaillé de fleurs, et Ton voit passer en revue toutes les gentil- lesses que l’esprit des modes peut créer. Ô Paris, Paris, on ne vit que chez vous, et on végète ailleurs ! Les autres pays qui, pleins d’ingratitude, vous imi- tent en vous critiquant, ne sont que des copies ridi- cules de vos belles façons.

« Je m’étonne, — écrit encore le nouvelliste en question, — quand je pense à cette immense provision d’esprit qui se trouve à Paris. Il brille dans les cercles où l’on se le renvoie mutuellement, comme un volant passe d’une raquette à l’autre. Que de saillies ! que de reparties ! On s’entend à demi-mot ; que dis-je ? on se devine : la plus petite marchande exhale tout son cœur dans les plus jolis propos et serait en état de jouer le rôle de duchesse et d’en emprunter le langage. Je crois que si cela continue, on vendra de l’esprit chez les Parisiens comme on y vend des grâces ; car enfin tout veut être aujourd’hui français comme autrefois tout était romain, et cela est si frappant que Mme de *** fit dernièrement noyer deux de ses chiens les plus favoris et les plus jolis, parce qu’elle s’imagina qu’ils n’aboyaient point à la française. — Cela sera bientôt autre chose, prophétise notre homme. — Dans quelques années, puisque les modes changent toujours et se perfectionnent de plus en plus, on verra, je suis sûr, des nœuds d’épaule de porcelaine pour les cavaliers, des robes de toile d’araignée pour les dames ; cela ne sera pas mal sur un jupon couleur de rose. On verra des ravettes d’aile de papillons, des bracelets de vers luisants, des chemises de gaze, des bonnets de sucre candi, ce sucre est brillant. On verra des culottes de mousseline, des bas de duvet de cygne, des bourses à cheveux tissues d’or, des chapeaux de damas rouge vert et jaune- Déjà nos abbés portent des collets et des rabats de taffetas bleu en guise de batiste ; déjà ils sont en manchettes à dentelles pendant le jour, en fontange pendant la nuit ; il ne leur manque que d’accoucher pour être véritablement femmes. »

« — Ne crois-tu pas, disais-je à Gérard Fontenac, en achevant cette lecture, que même avant la Révolution on se sentait aussi moderne que possible et que l’on aimait Paris et les Parisiennes pour les mêmes raisons qui nous les font aimer ? Ne crois-tu pas que Restif de la Bretonne dans ses Contemporaines ait montré, sous tous leurs plus charmants côtés, les caractères différents des femmes et des filles de son temps, à tous les rangs de la société ; se complaisant, ainsi que tu le faisais tout à l’heure, à vanter la bonté rieuse de certaines fillettes du commun, à exalter leur dévouement, leur perspicacité extrême, leur laborieuse et joyeuse activité et à peindre leurs grâces enchanteresses ?

« — Je crois, reprit Gérard, qu’on a plus écrit de pensées, de paradoxes, d’aphorismes, de dissertations, de physiologies, de petits et de gros livres sur la Parisienne qu’on n’en fera jamais sur aucun autre sujet ; je sais tout ce qu’aux xviie et xviiie siècles on a dit de judicieux, d’aimable et de satirique sur cette mignonne créature. Je n’ignore pas combien ce siècle a noirci de papier sur cette reine de l’élégance depuis M. de Jouy, YHermite de la Chaussèe-d’Antin, jusqu’au Guêpiste Alphonse Karr et au mali- cieux Léon Gozlan ; cependant je maintiens que la Parisienne moderne, telle que je la sens dans la corruption et la névrose actuelle, n’a pas encore son historiographe. Tu peux affirmer que rien ne change, le prouver à l’occasion fort ingénieusement ; je n’en persiste pas moins à considérer la femme d’aujourd’hui comme un type essentiellement à part, qui a une expression d’art, de nervosité, un frottis de cosmopolitisme, un chic uniques, qu’on ne lui avait point vus jusqu’alors. Au siècle dernier, on retrouve évidemment tous les caractères généraux de cette admirable bonne fille des grands et moyens fau- bourgs ; on constate cette douce insouciance, cet esprit gai, primesautier, frondeur et malicieux ; on observe son désintéressement, parfois même son héroïsme, ses stratagèmes d’amour, ses coquette- ries, son mépris de l’opinion, son extravagance dans les modes, et à la fois sa science de fée pour draper un chef-d’œuvre de costume avec quelques mètres d’étoffe sans valeur. Ce qu’on ne remarque pas cependant, ce qu’on ne pouvait logiquement remarquer chez la femme, c’est l’incroyable sentiment d’art dont la Parisienne moderne s’est imbue dans les vastes bazars de nouveautés, qui sont comme des ruches colossales où bourdonne sans cesse sa passion du chiffon, du curieux, de l’original. Ces caravansérails du costume, l’accroissement des théâtres, les expositions de peinture où elles remuent l’argot des ateliers, la folie dominante du japonisme qui est comme une rénovation de l’harmonie des couleurs, comme une conception nouvelle des perspectives, le nivellement social et aussi la facilité des voyages lointains, le goût des excursions, de la campagne, de la mer, ont amené une révolution ou une évolution totale dans le cerveau de la Parisienne du jour. Certes, ce n’est pas là sa principale source de séduction ; mais cela ajoute à ses charmes naturels. Plus chiffonnière qu’autrefois, elle est devenue fureteuse, bibelotière, possédée du goût de la curiosité. De la mansarde au petit hôtel, son nid est tapissé avec recherche, c’est un fouillis adorable d’écrans et de crépons ; dans les boudoirs de luxe, les étoffes orientales, les tapis de Smyrne, d’Ouchac, de Kackmyr ou de Téhéran, les portières du Maroc, de Damas ou de Karamanie, les voiles de Perse, les coussins brodés, les vases en bronze de Kioto, les faïences anciennes, les tissus brodés, les ivoires, les divinités en bois doré, les armures, sont disposés avec un goût surprenant. Rien ne choque dans ce décor qui semble fait pour rehausser leur fine élégance ; elles y apparaissent vêtues de négligés audacieusement vaporeux, de robes de satin ou de crépon japonais où volent des oiseaux ou des chimères fantastiques, traînant des babouches d’enfant dans lesquelles se jouent leurs petits pieds cambrés dont on voit le rose saumoné au travers des mailles d’un bas de soie. Avec cela, éclatantes de fraîcheur, aimant le luxe du linge jusqu’à la monomanie, jalouses d’entretenir des blancheurs parfumées autour d’elles, attirantes de propreté, jusques et sinon surtout, dans les dessous, et en plus, étonnamment sourdes aux sommations de l’âge, dans ce Paris-Jouvence où, pour elles, ne tombent jamais les brouillards de l’ennui. Peut-être aussi, à mon sens, aiment-elles mieux que jadis. Ce sont assurément ces mêmes Parisiennes, dont parle Gozlan, qui ont parfois suivi en Egypte, en Italie, en Russie, des nuées d’officiers à qui elles avaient donné leur cœur à quelque bal champêtre, sous l’époque consulaire ou impériale. Ni les sables du désert ni les glaces de la Bérésina ne les arrêteraient encore aujourd’hui sur le chemin de leur dévouement ; elles nettoyeraient le fusil, laveraient le linge, panseraient les plaies, saleraient la soupe et égayeraient la marche de leurs glorieux époux ; mais leur sentiment en souffrirait peut-être davantage. Leur idéal est plus pacifique, sinon moins aventureux ; leur esprit cherche avant tout dans l’amant qu’elles se donnent la suprématie du talent, car on a beau dire : « la Parisienne n’aime pas, elle choisit », elle choisit surtout pour aimer plus profondément l’élu de son esprit qui devient le maître de son cœur.

Elles aiment mieux, dis-je, parce que leur âme n’est plus ridiculeusement assoiffée de surhumain, coiffée d’un rêve nuageux, curieuse d’impossible, comme ces amoureuses délirantes qui tettèrent la muse lamartinienne, rêvèrent de passions à l’Antony ou soupirèrent à l’ombre du saule mélancolique de Musset. — La Parisienne moderne est plus pondérée et a su mettre du rose dans le noir qu’elle est susceptible de broyer…. L’égoïsme de l’homme lui crée encore bien des solitudes, le monde lui fait éprouver le vide et l’isolement, les plaisirs sonnent parfois creux à son-oreille, et les amants qu’elle prend ne lui laissent le plus souvent qu’un trou au cœur et un mépris féroce du mâle… qu’elle n’a pas encore trouvé ; mais elle accuse moins le ciel de ses désespoirs, elle n’invoque guère le fatalisme, elle est plus brave contre ses défaillances et le scepticisme du siècle fait entendre à son oreille son petit rire sec et diabolique…. Autant en emporte le vent !

Du jour où cette pauvre rouée, forcée à l’astuce et à la perversité par les embûches dont les hommes l’environnent, heurte la sincérité ; dès l’heure où elle se donne en. sentant reposer son cœur dans un amour sain et partagé, de ce jour elle met bas les armes et redevient l’ingénue la plus tendre, l’amie la plus dévouée, la femme la plus heureuse de la création. — Paris, ce foyer de vices, est surtout le sanctuaire des plus hautes vertus cachées ; les honnêtes femmes y forment la majorité ; une majorité muette qui ne s’affiche pas et tient à ne pas éveiller l’attention. Le haut du trottoir appartient aux filles et aux charlatans de tout ordre : tous les ambitieux, tous les affamés, tous les petits cuistres sans talent y paradent comme des loups cherchant pâture ; ceux-ci veulent la réclame, ceux-là sont à l’affût d’une affaire à détrousser, d’autres apparaissent pour ne pas se laisser oublier ; tout ce qui n’a vestige de valeur ou de dignité, d’intérieur ou de famille, d’idée ou de philosophie, descend à la rue et y mène grand bruit. Les sages, les heureux, les honnêtes, les méprisants, les travailleurs et les savants se dissimulent et contribuent à la gloire du vrai Paris ; ils ne figurent point dans les gazettes et sont exempts des prostitutions de la publicité ; ainsi les honnêtes femmes demeurent-elles silencieuses dans la paix du foyer et pour une Parisienne qui agite le tam-tam du scandale, cent autres demeurent chez elles à la plaindre, souvent à l’excuser.

— Gérard Fontenac, renversé sur un divan, se laissait aller à cette causerie familière et heurtée, fumant des cigarettes sans trêve et humant de temps à autre un doigt de cognac. Les heures s’écoulaient dans cette dissertation physiologique et toute d’attraction passionnelle ; après s’être étiré longuement, comme pour secouer la torpeur de bien-être qui l’envahissait, il reprit en terminant sa harangue :

Note bien, très cher, que si j’aborde la Parisienne à notre point de vue de célibataire, mon panégyrisme s’élèvera à des hauteurs inconnues. Ici j’avouerai l’aimer peut-être plus encore pour ses défauts et ses jolis vices que pour ses qualités.

Ce sont ces aimables* filles d’enfer qui font le paradis de Paris ; au printemps, elles y éclosent comme des fleurs qui s’entr’ouvrent dans leurs toilettes fraîches et nouvellement conçues ; en hiver, emmitouflées dans les fourrures, frileuses et vaillantes, ce sont des oiseaux qui se hâtent vers leur nid et qui nous le font voir, en imagination, chaude- ment capitonné, fait pour les amours à deux, pour les tendres caresses, auprès du foyer qui pétille et jette ses lueurs vives sur les tentures de l’alcôve. — Pour nous autres, nulle ville ne nous donnera autant de sensations d’artistes et d’amoureux ; la rue à Paris devient le féerique Éden des désirs, des admirations, des aventures ; le cœur y bondit à chaque pas, les yeux s’y délectent, l’esprit y chante d’éternelles aubades, les sens y demeurent en éveil ; l’homme y palpite de la nuque au talon, le jouvenceau s’y cambre avec fatuité, le vieillard s’y survit à lui-même. Il semble que tout y soit fait pour la femme et que cette magicienne soit Tunique moteur de cette grande usine bourdonnante des cerveaux. Leurs prétentions, leurs mines, leur coquetterie, leurs feintes, leurs artifices ne sont qu’un piment de plus pour l’ardeur de ceux qui se livrent à la merci de ces sirènes ; les vrais amoureux, comme les ma- rins, ne redoutent pas les grains et les tempêtes : Fluctuât nec mergitur est la devise de la Parisienne qui embarque les passions sur sa galère capitane.

« Une Parisienne — a-t-on écrit je ne sais où — est une adorable maîtresse, une épouse parfois im- possible, une amie parfaite. » — Maîtresse adorable, c’est surtout le terme de sa suprématie, car elle possède toutes les fringances, tous les caprices des bêtes de luxe, toutes les câlineries délicates, toutes les fantaisies enfantines qui provoquent la joie. Elle nous remet en perpétuelle sensation de jeunesse, car sa gaminerie bégayante se mutine à chaque instant et persiste au delà de l’âge. Une Parisienne de vingt- cinq ou trente ans, une fois lâchée en liberté à la campagne ou dans les fêtes rurales, sautera à la corde, jouera au volant, montera sur les chevaux de bois, franchira les ruisseaux, se tiendra en équilibre sur tous les ponts volants, dansera joyeusement dans les guinguettes, apportera partout son espièglerie, ses rires qui partent comme des fusées, sortira de son répertoire mille petits jeux puérils et qui nous charment et ouvrira sur les choses de la nature son grand œil naïf, étonné pour le retourner vers nous, en formulant une question de baby : « Dis, réponds ! n’te moque pas… Voyons ! sois sérieux, comment qu’ça pousse ! »

Maîtresse adorable, car elle se plie à tout, avec sa sveltesse de roseau, lorsque notre pouvoir sur elle est entièrement moral et basé sur sa sensibilité, son cœur et son imagination. Pourvu que l’amour Tanime, elle marche vaillamment des heures dans les bois, emplissant les taillis de ses chants, cueillant de ses doigts gantés pâquerette, violette et muguet ; courant comme un épagneul et revenant vers son maître apporter son museau fouetté d’air pour grignoter le suc d’un baiser. Puis, engourdie par les effluves printaniers, au retour, en wagon, avec une grosse gerbe de fleurs qui balaye son corsage, elle se pelotonne près de l’aimé, comme une chatte qui ronronne, faisant pressentir les tendres ébats qui les attendent là-bas, à cinq étages au-dessus du niveau des concierges…, et quelle gentille ménagère pour un garçon ! — Pendant les heures de travail, d’un pas léger, elle furète de tous côtés, laissant trace de son ordre et de son bon goût, parfumant comme un sachet notre intérieur de sa présence, disposant sur les chaises en fouillis toujours heureux le trophée de ses vêtements, l’ombrelle en perpendiculaire, les longs gants de Suède tombant à moitié sur le siège, le manteau drapé sur le dossier et le chapeau piquant ses notes éclatantes et soyeuses à côté de la voilette pailletée, de l’éventail ou du manchon de renard bleu.

Bien plus — et ceci pour nous autres efféminés de l’art a une importance extrême — on peut dire que la Parisienne est la seule femme qui sache se déshabiller aussi coquettement qu’elle sait se vêtir ; la seule qui possède cette si délicate façon de se mettre au lit comme il faut. Elle n’apporte dans cette opération ni fausse pudeur, ni gaucherie : cela est ravissant à observer. Il n’y a là ni cette passivité lasse de la fille qui se dépouille, ni cette mortelle lenteur de la prude qui laisse passer une hésitation ou un remords entre chaque bouton à défaire, il y a cette bravoure qui dislingue en tout cette raffinée et qui fait que lorsqu’elle délace son corset, les Grâces et les amours semblent lui venir en aide.

Parlerai-je des gentillesses intimes de cette fée mignonne ? Insisterai-je sur ses effronteries, ses caprices, ses pétulances, ses bouderies mêmes, plus piquantes parfois que ses exaltations passionnées ? Gela risquerait de devenir scabreux. Ce sont là chatteries douillettes qui ne s’expriment que dans la tiédeur des enlacements. La Française, à vrai dire, montre plus de liberté que de libertinage, plus d’enjouement que d’ardeur desséchante, plus d’art de séduction et d’attachement que de moyens pervers et de machiavélisme profond… Maintenant, tu sais, tout cela est réfutable par d’autres, car, comme disait Saint Prosper, le cœur des femmes est semblable à bien des instruments : il dépend de celui qui les tou- che… Le tout est de bien savoir en jouer.

Mais ne voilà-t-il pas beaucoup bavarder ! — dit Gérard Fontenac en prenant son chapeau, — maintenant, cher, allons inspecter notre sérail am- bulant ; n’oublie pas que, débarqué d’hier, tout ce joli monde m’apparaît dans un prisme de renouveau. Pardonne, en conséquence, à ma faconde de méri- dional, à mes enthousiasmes, à mes lancé-courre sur les jolis minois que je vais rencontrer. Je suis sevré du paradis parisien, et, lors même que je m’y griserais, au retour sans vergogne, ne sois pas trop Tiberge…, indulgente-moi. — Si la vie est une fleur, l’amour en est le miel. — Allons butiner gaiement dans ce joli parterre Parisien.



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Mulieriana


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OBSERVATIONS, PENSÉES, NOTES ET MAXIMES


sur


LES FEMMES ET L’AMOUR


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Mulieriana


OBSERVATIONS ET PENSÉES


La plus intéressante étude qui puisse logiquement séduire et occuper l’homme dans le petit cadre terne et froid de sa vie, la seule étude normale et logique, c’est assurément l’étude de la Femme. Étude infinie, complexe toujours nouvelle et fraîche, pleine d’imprévus, de surprise, de bouleversements, d’inconnu ; étude enfiévrée de passion et passionnée de fièvre, aussi douce dans les premiers tâtonnements naïfs que mordante et irritante dans Jes expériences suprêmes ; étude toute d’analyse sans fin, non moins attachante pour le philosophe rêveur que pour l’amoureux psychologue, toujours fertile en observations troublantes, variables à l’excès, et dont les principaux caractères se démentent ou s’effacent selon les sensations de l’âge ou les degrés de calorique marqués au thermomètre de vie.

L’Homme tient tout de la Femme, sa demeure première ; s’il lui doit l’être, plus encore lui est-il redevable de l’éternel appétit de vivre que l’amour lui distille au cœur : gloire, ambitions, honneurs, acclamations, succès, tous les trophées qu’il rêve de cueillir sur sa route, sont destinés à ce sphinx adorable, et du jour où l’espérance ne dessine plus à l’horizon une silhouette de femme, symbole du foyer et de consolation, terre promise des renouvellements de son soi, dès l’heure fatale où l’œil de l’homme ne reflète plus un sourire d’amour ou un regard de dévouement, — si les grossiers instincts n’emplissent point sa panse et si les jouissances vulgaires ne hantent point sa tête, — rien n’est plus pour lui ; il ne reste à ce déshérité, à ce banni d’amour, dans le morne désert de cette existence à jamais pour lui aride et sombre, qu’à implorer la mort, cette dernière consolatrice, femme, elle aussi, enveloppante et berceuse, ange de l’anéantissement, qui nous refait enfants pour nous transporter dans dans les mystères inaccessibles que les matéologiens s’efforcent d’approfondir et auxquels les croyants se confient aveuglément avec leur foi féminine dans le surnaturel.

Bien sots, impertinents, impuissants ou grotesques, j’estime donc tous ces malandrins de la philosophie chagrine, cervelets empesés de science soi-disant exacte, fleurs de bourgeoisie pédante enveloppées dans le large faux-col de Prudhomme, niais importants, écoliers du positivisme, docteurs en matérialisme, graves Jocrisses de l’érudition à lunettes, savantasses de toutes classes, pions désillusionnés, philologues somnifères, écloppés de nature, constipés d’âme et étriqués de cœur, qui semblez tenir en ironique mépris le culte des fervents de la créature d’Eve et des amoureux indomptés par l’ennui de la vie. — Le devise de l’humanité n’est-elle pas : Rien sans la Femme et tous les cuistres congestionnés de pensées graves et de mathématiques transcendantes arriveront-ils à remplacer cet être pétri de charmes, cette compagne indispensable qui nous donne les meilleures choses de notre existence ; la Mère, l’Amour, l’Enfant ?

Homme ! pour dogmatique que tu sois, si en- goncé dans l’indifférence et mort aux sensations que tu puisses être, quelque astuce que tu montres, quelque dédain que tu affiches, dans les doigts souples, ingénieux, mignons, magiques, nerveux et enveloppants de la femme, tu réapparaîtras longtemps comme un faible pantin dont elle joue à son plaisir ; qu’elle te séduise par la vanité, par la gloriole, par sa soumission, par sa beauté,rayonnante ou sa bonté caressante, qu’elle te prenne par l’esprit, par le cerveau, par les sens ou par le cœur, je verrai toujours cette grande prêtresse te dressant comme un hochet au bout de son bras levé, semblant porter écrit sur son front de sphinx : ubi mulier, ecce homo. — Homme ! mon frère, humilie-toi ! Là où cette fière Altesse a passé, elle s’est fait un piédestal de ton orgueil et de ta fatuité. Poète, littérateur, homme de génie, artistes amants de Polymnie, de Calliope, d’Euterpe ou de Thalie, Plutus amoureux du veau d’or ; guerriers, favoris des batailles ; ministres de la popularité, quelle que soit l’étoile qui brille sur votre tête, vous êtes tous attachés comme autant de marionnettes au porte-manteau de cette souveraine déesse, tous vous figurez sur les bas-reliefs de son autel, où Cupidon le fol agite la sinistre marotte des désillusions finales. — Gloire à la femme ! Gloire à cette grande égalitaire et à cette vengeresse des opprimés ! Sa mission est de niveler, de répartir l’or et le sang de ses amants dans la coupe du mal, où ceux-ci l’ont jadis fait boire, spéculant sur ses naïvetés ou sa misère ; tout se dissout dans ses mains ; elle égorge la sottise et éventre largement toutes les outrecuidances imbéciles, en rabaissant les vanités humaines.




Illustration de Félicien Rops pour Mulieriana



Gloire à la femme ! ange ou démon, car elle seule nous aide à vivre, alors même qu’elle nous fait mourir ! — On ne saurait trop écrire sur cette Altesse puissante, car sa beauté victorieuse traîne le monde avec elle, et cette beauté est plus variable que les modes, plus dissemblable que le caractère des peuples, plus changeante que les idées ; elle va du joli au merveilleux avec une gradation si fine que l’œil de l’homme sera longtemps encore atteint de myopie lorsqu’il voudra analyser les nuances infinies qui forment l’arc-en-ciel du beau féminin.

— Les femmes s’attachent plus étroitement par les douleurs que par les plaisirs. Ce sont les dou- leurs qui marquent les étapes de la passion. Il y a du fanatisme, même de l’illuminisme dans l’amour profond qui grandit, s’épure et se fortifie dans les tourments. La femme amoureuse, avec son âme de fakir, veut souffrir de ce qu’elle aime et pour ce qu’elle aime. Les hommes à tempérament d’inquisiteur, les Torquemada frottés de sadisme, sont le plus souvent les demi-dieux qu’elles idolâtrent.

— Un psychologue ne contestera pas qu’il y ait un abîme entre les femmes qu’on aime parce qu’elles plaisent et celles qui plaisent parce qu’on les aime.

— Le joli dilemme plein de sagacité que celui-ci, exposé par l’écrivain anglais Leighton :

— Que dois-je faire pour aimer ? — Crois !

— Que dois-je faire pour croire ? — Aime !

— La femme est bohème de nature. Guidée par le caprice et la folie, elle ne saurait reconnaître des lois ou des frontières ; dans cette humanité froide et guindée, elle se laisse peu à peu envahir par les pré- jugés, quitte à s’en affranchir avec plus de noblesse et d’indépendance que l’homme, lorsque son cœur veut de libres horizons. Les devoirs qui s’imposent à son âme la retiennent davantage que les raisons sociales ; son imagination, chaude et débordante, la fait grelotter dans le terre à terre de cette vie, où tant de désirs étriqués la convoitent, où si peu de mâles la veulent entièrement avec le scepticisme de l’impossible. De quoi s’étonne-t-on de voir tant de fronts féminins voilés de mélancolie, marqués de désespérance ? — Il y a dans tout cœur de femme une Mignon regrettant sa patrie.


— Malheur à qui s’abandonne, se livre, esprit, âme et pensée, à la femme aimée ! — Le mystère est le grand secret des passions qui durent. — Malheur à celui qui laisse feuilleter et lire le livre de son cœur et qui permet de découvrir trop aisément les textes de l’amour. La femme est une devineresse qui aime à user ses yeux, à fatiguer son esprit sur les énigmes de l’homme qu’elle adore. Soyez le sphinx ! surchargez les textes de votre caractère ! Embrouillez le grimoire de votre être ! semez les marges de vos pensées de que sais-je ? ou de peut-être ? Constellez-vous de signes mystérieux ! Que le fatalisme de Manfred passe dans vos regards ! Que des désirs pleins d’inconnu bruissent dans vos soupirs ! Les amants généreux, sincères, attendris, simples, ouverts comme un abécédaire, ne tardent pas à lasser ces chercheuses d’insondable, ces cerveaux de Danaïdes en quête d’un vide à combler.

Restez indéchiffrables dans la démonstration folle de vos sentiments à tiroirs cachés ; tour à tour joyeux, rabelaisien et railleur, assourdissez les grelots de votre rire dans les bas-fonds d’une tristesse soudaine, tel un nuage sombre.voilant le soleil. Raffineur de scepticisme et distillateur du doute, tenez toujours en éveil l’attention de celle que Montaigne nomme notre ennemie naturelle ; que vos larmes s’éclairent de gaieté aux heures cruelles, que votre gaieté s’assombrisse d’inquiétude aux instants où votre bonheur allègre chante les beautés, les grâces et la fidélité de la bien-aimée.

Montrez-vous plus multiple, plus sarcasti- que, plus sorcier que le Diable ; qu’à chaque mi- nute ceci tue cela, et devant cet amant Protée, la tant gracieuse amante s’agenouillera, vous épiant la pensée comme Œdipe sondant le Sphinx, vous veillant le cœur comme on veille un malade. Son es- prit sera en vous, vivra en vous, n’espérera qu’en vous… vous trompera peut-être avec vous-même, et, de loin ou de près, sa ténacité curieuse crochètera votre impénétrabilité avec une ardeur sans cesse croissante et jamais assouvie.

Il faut toujours que dans son amant, comme au bas d’un feuilleton compliqué, une femme puisse lire avec angoisse et anxiété : la suite au prochain numéro.

— Une fille peut être en apparence pervertie jus- ques aux moelles ; elle peut avoir connu le vice et les vices dans leurs manifestations les plus diverses, la société dans sa fange y les dépravations dans leurs senti nés, elle n’en sera pas moins susceptible de de- venir, du jour où elle aimera vraiment, — d’un amour profond, enfanté dans la douleur et le croupissement de sa honte, — presque aussi chaste qu’une vierge, plus dévouée qu’une matrone, aussi délicate qu’une héroïne mondaine, naïve et prise d’une pudeur troublante et sincère vis-à-vis de celui qui l’aura transformée.

C’est que le vice l’aura prise de force dans la misère, la souillant en surface sans éveiller son cœur endormi, ses sens meurtris, ses yeux clos au soleil du bonheur. Elle laissera dans l’oubli du ruisseau sa ceinture dorée, oubliant dans l’amour ses passivités de courtisane, comme les riches, hier dans la détresse, oublient peu à peu dans l’opulence leurs tourments physiques, les crampes de la faim et les haillons qu’ils ont portés.

Dans le fumier du vice où tombent tant de filles du peuple par anesthésie de misère, il éclôt souvent et se développe de merveilleuses fleurs de sentiment, semées là par la nature, fécondées par la souffrance et qui s’épanouissent dans tout leur éclat lorsque cesse l’impassibilité de somnambule qui les a conduites à l’homme. Pourrait-on — quoi qu’en die la morale courante — exprimer la même opinion sur une femme du monde corrompue à fond ? Assurément non : — cette corruption, issue du bien-être, fruit des lassitudes et des dégoûts, perversité innée développée dans la ouate, l’oisiveté et l’ennui, est un piment ajouté aux douceurs ordinaires et à l’unifor- mité du bonheur. Le vice mondain est indestruc- tible, il dessèche le cœur et ne le féconde pas, il rend impitoyable ; c’est un feu que rien n’apaise et qui fait stérile même l’amour qu’il inspire.

Quelqu’un a proclamé cette vérité inquiétante pour les maris et les amants jaloux : La beauté, c’est à tout le monde. Je crois bien. Relisez l’his- toire de la belle Paule. Les capitouls la décrétèrent d’utilité publique.

Semblables aux aéronautes qui jettent du lest et encore du lest pour rebondir plus haut, toujours plus haut, une femme s’élève davantage dans le ciel de son amour par les concessions successives qu’elle fait, par les prétentions qu’elle lance dans le vide par-dessus bord. Elle ne se donne jamais mieux dans l’infini de la passion que lorsque, dépouillée de tout, elle n’a plus qu’elle seule à donner.

Fait-on des sacrifices pour elle, ils chargent la nacelle de reconnaissance et la font atterrir sur la carte de Tendre, à Reproches, près du fleuve Ingratitude. La femme a le bel orgueil d’aimer à inspirer la reconnaissance sans consentir à reconnaître la tyrannie des obligations. C’est là ce qui fait la grandeur de son dévouement.

Je n’ai jamais pu découvrir le poète charmant qui a composé les jolis vers suivants sur les différentes manières d’aimer. — Ils méritent d’être conservés en raison de leur origine anonyme. Qu’on ne m’accuse point de les avoir rimes ; si je voyage entre les deux collines, c’est entre celles qu’on qualifiait en 1820 de : « Deux globes d’albâtre sculptés par la main des Grâces. » Voici ma trouvaille :


I
Plus d’amour et moins de constance !
J’aime mieux un ardent amour,
Qui naisse et qui meure en un jour,
Qu’une froide persévérance.
Plus d’amour et moins de constance !


II
Moins d’amour et plus de constance !
J’aime mieux un amour plus lent
Qu’un feu léger et violent
Qui meurt au point de sa naissance.
Moins d’amour et plus de constance !
III
Point d’amour sans persévérance !
C’est un mal dont il faut-mourir.
Qui peut espérer d’en guérir
N’aime jamais qu’en apparence.
Point d’amour sans persévérance !

Tous les caprices d’un amant fantasque et trop choyé ne sont-ils pas dépeints en ces trois strophes ?

Aime-t-on sincèrement une femme d’esprit ? Elle amuse, elle distrait, elle charme, elle émoustille l’amour-propre, elle aiguise les traits d’amour, elle infatué son cavalier, elle grise parfois son amant, elle nous captive la tête par une dépravation cérébrale qui fait que nous retrouvons presque notre sexe en elle ; mais elle ne nous ligotte pas à son désir, car seule une femme de cœur simple, bonne et dévouée nous attache par des liens de nature.

— Conquiert-on la sagesse en amour ? — Elle tue l’envie de vivre et d’aimer ; elle arrache le bandeau des yeux et retire les grelots qui bruissaient aux oreilles. On voit alors la danse sans entendre l’affolant galop de la musique, on regarde avec stupeur le néant monotone des caresses, l’animalité ridicule des liaisons et cette sottise odieuse de la vie devient intolérable.

— Il est des choses qu’une femme ne permet jamais, mais qu’elles pardonnent toujours à l’audace de celui qu’elle aime ; — ne frappez pas à certaines portes… Entrez tout droit, si vous pouvez.

— Lorsqu’une maîtresse parle de sa fidélité, elle est bien près d’être infidèle. — La majorité des petites femmes qui disent, en se campant fièrement : « Je suis un garçon manqué, un bon camarade… Ah ! si j’eusse été homme, j’au- rais fait les cent dix-neuf coups !… Quel franc vau- rien !..’. » — ces mêmes femmes réclament presque toujours une sagesse exemplaire de ceux qui leur tiennent à cœur. — Admirable logique féminine !

— Un Confucius obscur de l’empire du Milieu a écrit de son pinceau le plus délicat cette remar- quable observation sur papier de riz : « Plus une femme aime son mari, plus elle le corrige de ses dé- fauts ; plus un mari aime sa femme, plus il augmente ses travers. »

— A vingt ans, on se gave d’amour avec sa pre- mière maîtresse, comme si l’on craignait de n’en plus avoir le lendemain. A trente ans, de senâ rassis, on se sent moins vorace, mais plus délicat ; l’on ne met pas aussi gloutonnement les bouchées doubles, mais on savoure plus lentement, en gourmet, les petits plats friands. A défaut des goinfreries passées, on analyse le suc des choses, et la qualité succède à la quantité. On ne craint plus de manquer d’objectif, mais on est pris de l’appréhension que les munitions viennent à faire défaut.

— Aux yeux d’un homme sain, philosophe et judicieusement sceptique, les deux plus belles qua- lités d’une femme seront toujours la bonté et la gaieté. En compagnie d’une créature simplement bonne et radieusement gaie, un homme désabusé du monde (que Ghamfort compare à la forêt de Bondy), un artiste, un rêveur même seront idéalement heu- reux. Un visage riant dans le ménage, c’est le soleil d’un cerveau qui pense. Une bonté consolatrice, c’est le berceau tiède où se berce un cœur meurtri par le panmuflisme du dehors. — Béni du ciel est donc celui qui a trouvé chez celle qu’il aime la bonté et la gaieté, ces deux rires de l’âme et du corps qui communient dans le dévouement.

— Que de Sganarelles sont dignes de leur sort ! — Il est des hommes prétentieux qui rédui- sent la vie en axiomes et auxquels leurs femmes énervées,appliquent logiquement…la règle de trois. Tel je vis un estimable boutiquier, pond comme M. Jourdain, qui professait les proverbes pour les besoins de son existence. Sa femme s’avisait-elle de le contredire, il se carrait avec suffisance disant : « Madame, le sage n’avance rien qu’il ne prouve… quand le soleil luit, la lune n’a plus vigueur. » — Parfois même au printemps, alors que ce M. Denis rivarolisè sentait sourdre en soi des retours de jeunesse, il appelait sa victime, et, brutalement, humant une prise de tabac, grave, emphatique, montrant l’étage supérieur de sa boutique, il ordon- nait : Montez, Madame, Nature commande ! — Que de Sganarelles sont dignes de leur sort !

— En amour, l’expérience s’achète avec les illu- sions. C’est changer son bel or contre un pauvre billet maculé par la patte d’autrui, et qui souvent par la suite nous revient protesté.

— Se défier des femmes froides, des femmes laides, des vieilles filles ; ces grandes tisseuses des calomnies de ce monde, ces terribles porte-voix de la médisance ! — Elle^ont l’impitoyable cruauté des êtres incomplets, l’aveugle amour du mal pour ce qui est beau ; elles empoisonnent tout ce qu’on leur confie. Ce sont, qu’on me passe cette métaphore, les casseroles non rétamées de la cuisine sociale.

— Les jeunes filles du monde ! s’écriait sarcastiquement un Desgenais de ce temps, mais comment s’y fier ! Elles apprennent d’abord comment on trompe avant de savoir comment on aime !

— Peu de femmes savent, en amour, apprécier leur bonheur dans le présent qui, pour elles, semble incolore ou neutre. Le passé, au contraire, leur parait exquis, irradié par la mémoire, gonflé de la poésie des choses disparues, peuplé d’heures char- mantes et inretrouvables. — L’avenir les trouble comme un mystère, mais elles y mettent toute leur foi ; elles spéculent sur un bonheur à terme avec l’impétuosité des financières du cœur. Dans la perpétuelle appréhension de ce qui peut menacer leur amour, elles n’écoutent point les sensations qui chan- tent en elles ;., demain, songent-elles, qu’adviendra-t-il ?__ m’aimera-t-il ?… où sera-t-il ? — On dirait que l’heure présente disparaît entre les souvenances du passé et les affolants épeurements de l’avenir.

Dans le duo des souvenirs, qui de nous n’a senti murmurer à son oreille la douce ritournelle des premières caresses : « Te souviens-tu, aimé, de ce jour où tu me pris la main si tendrement… Il me semble que jamais je n’aurai une plus vive commotion !… »

Il nous vient parfois à l’idée qu’une femme ne nous aime qu’en proportion de ce qu’elle nous a aimé jadis… — Ah ! petit cerveau fluctuant où notre regard se noie !

— Est-il une femme qui n’ait rêvé d’être aimée éperdument d’un homme de génie ! — Que d’erreurs et de folies n’a pas causées ce désir idéal ! — Le génie a mille faces, sous un colossal Bonnet d’égoïsme. Un grand homme est bien petit vu de près ; sa caractéristique la plus curieuse est la naïveté. La "naïveté est une des pondérations du génie qu’elle aide à vivre ; c’est son véhicule. Tels, ces géants qui ont des sourires d’enfant, des gestes gauches, des allures empruntées. — La naïveté, c’est la candeur intellectuelle d’un homme très supérieur ; sans ce voile d’innocence ou plutôt d’hébétude qui les couvre (ainsi La Fontaine et Balzac), ils arriveraient droit au suicide. L’écœurement de la vie réelle empêcherait l’éclosion de la vie intellectuelle. La naïveté du génie, c’est le voile des dieux de l’Olympe, un nuage qui intercepte délicatement les terribles rayons solaires de l’aveuglante réalité.

Un écrivain sublime doit voir ce monde grâce à une vision interne, par une perception de rêveur engourdi comme un fumeur d’opium. Dans cet être puissant congestionné par la pensée, peu sensible au choc direct des choses extérieures, vit un cerveau en ébullition où passe un souffle violent comme en un creuset de forges ; la vie est réflexe, l’homme génial est aussi loin de l’idéal féminin qu’il est prés de Dieu par la création de son œuvre.

Ce qu’il faudra à ce colosse tout en soi, ce n’est pas vous, mondaine babillarde, qui seriez vite meurtrie entre l’enclume et le marteau de ce rude forgeron ;… c’est encore moins vous, femme de lettres, qui rêvez de voir cet hercule filer à vos pieds l’indigo de vos bas ;… ce n’est pas vous, Aspasie d’atelier, qui partiriez d’un beau rire vis-à-vis des simplicités de ce Goliath ; ce qu’il lui faut, c’est une brave fille ayant elle-même toutes les naïvetés de la nature, tout le naturel de l’esprit, une Martine bien gauloise, ronde, reflétant la rusticité de la vie saine, une femme qui ignore le génie et Fart de son seigneur, qui ne voie en lui qu’un « drôle de monsieur » qu’elle aime bien, qu’elle délasse, qu’elle amuse, qu’elle soigne avec une passion de gouvernante, chez qui elle apporte l’éclat de son rire bruyant comme une fanfare et toutes les couvaisons muettes et bienfaisantes de sa tendresse infinie.

Rien que cela. — Fi ! dira-t-on… quelle vulgarité ! une bonne alors !…. une servante !

Peut-être bien. — Ne rêvez plus, mesdames ! Écoutez chanter le rossignol, n’essayez pas de vivre en son nid.

— On peut dire que la femme noblement amoureuse est rarement libertine. Le libertinage baisse à mesure que l’amour domine. Là où celui-ci s’éteint, celui-là se réveille. C’est surtout lorsque le cœur se blase, que les sens s’envasent.

— Un admirable proverbe italien dit : « La femme n’est pas au semeur, mais au coupeur. » No semiatore, ma tagliatore. — Il faut que le semeur soit aussi le coupeur ; il faut que l’amoureux qui initie la jeune fille et, la fait mère soit aussi celui qui la cueillera dans l’effervescence de sa maturité, qui la prendra dans sa force et récoltera les beaux fruits d’amour dont il aura surveillé la croissance avec un œil jaloux. Combien peu d’hommes savent coloniser au pays de Cythère ! La plupart, pour avoir défriché le terrain, pensent avoir conquis des droits indiscutables de propriété. Fatale erreur qui crée les bagnes du mariage. Une pauvre délaissée exprimait avec tristesse cette opinion trop justifiée : « Nous autres femmes, .on ne nous regarde que comme un parterre ; nous n’avons de saisons -que le printemps. » — Plaignons ceux qui ne songent pas à moissonner le plaisir dans la pleine fruition des superbes étés de la femme !

— Dans notre littérature moderne affreusement pimentée, qui cherche le faisandé du scandale, on a méconnu la jeune fille, cette créature délicieusement fugitive qui présente les contours et la coloration vague et troublante d’un pastel inachevé. On néglige par impuissance, par manque de légèreté et de délicatesse l’étude de cette âme en éveil ; il semble qu’on ne lise rien dans cette préface de la femme qui contient tant d’étrangetés, de candeur inquiète, de tristesse momentanée, tant de rêves indécis, tant d’espérances dorées, de rayons chevaleresques et d’ambitions exquises. Il y a dans un cœur de jeune fille toute l’harmonie bleue d’une aurore de prin- temps, ces brumes lactées qui voilent l’horizon, ce calme bienfaisant du matin, que trouble à peine un chant d’alouette, cette fraîcheur de rosée qui fait évaporer l’âme des fleurs, ces frissons légers d’in- connu qui saisissent ceux qui envisagent la destinée d’un jour à son début. Qui nous donnera jamais cette poésie divine et immaculée de la virginité ? — Qui nous peindra cette blanche apparition de pudeur et d’amour ? — Le brave Favart a fak murmurer jadis à sa petite muse friponne et sautillante les jolies rimailles suivantes :

Un cœur tout neuf

Est comme un œuf Que l’amour couvre de son aile,

En Tanimant

Tout doucement Par une chaleur naturelle.

Un temps viendra

Qu’il éclora, Ce joli petit cœur de fille Comme un petit oiseau qui sort de sa coquille.

Est-il beaucoup d’époux qui sachent encore cou- ver cet œuf mignon dans ce vilain siècle affairé où l’on éventre les sacs d’écus avec plus de délicatesse que l’on ne dévirginise la conséquence d’une dot.

— Le cœur et les sens d’une femme plaident souvent en divorce ; — à cœur de glace, tempérament de feu, — à nature passive, cœur embrasé- — Il échoit à la délicatesse de l’homme de rapprocher les dissidents, sans brusquerie, par de lentes conciliations, surtout par la gradation bien équilibrée des caresses. Il faut qu’à ce tribunal d’amour le cœur et les sens ne puissent entendre les plaidoiries et qu’ils se fusionnent à l’amiable grâce au magnétisme enveloppant du juge. Au labyrinthe de la passion, égarez-vous longtemps sans démasquer le Dieu des jardins. —Les femmes prises d’assaut ne se donnent jamais qu’à moitié. Elles se prêtent, sans avoir le temps de rallier à la fois sentiments et sensations.

— Femme impérieuse, cœur sec, tempérament nul. —Tel un clocher ; les dessous sont inhabitables.

— Il est des femmes dont on pondère la constance comme on règle le mouvement des horloges ; il s’agit de les remonter régulièrement et de maintenir le balancier au niveau de l’ouverture de la gaine, sans le heurter ni précipiter son allure. Là est le secret de bien des ménages bêtement heureux.

— La vraie beauté féminine est blonde comme la beauté mâle est nécessairement brune ; le contraire me semble une anomalie. Dieu a mis sa signature ineffaçable sur Ève en paradis. Éva la blonde sera l’éternel prototype de la femme, de la beauté fine, élégante, distinguée, ensorcelante, comme la blonde Vénus du paganisme fut l’expression la plus parfaite de la créature d’amour. La blonde est délicieuse d’ensemble et toujours ravissante dans les détails ; depuis l’œil bleu, gris ou noir qui a je ne sais quelle attirance perfide, jusqu’à la tonalité rosée de sa chair divine, marquée de fossettes, elle exprime toutes les provocations d’amour ; sa chevelure, toison d’or où se blottissent les désirs des passionnés, possède toutes les irisations, toutes les caresses, toutes les ardeurs, toutes les promesses paradisiaques de la femme originelle. Sa nuque où se cabrent et voltigent les soies floches de sa crinière commu- nique des frissons soudains. Il semble que l’homme se sente plus homme auprès de la blonde. — La brune n’est qu’une contrefaçon de la femme opérée par les croisements de race, tandis que la blonde est l’édition originale qui portera toujours au front l’impérissable marque de sa création céleste. On a dit fort justement : « La brune trompe souvent, la blonde trahit toujours. » Mais qui n’achèterait cent fois les chatteries de la blonde au prix de toutes ses félopies ! La brune perce le cœur, la blonde l’égra- tigne, en laissant encore dans la cuisson de ses déchi- rures les démangeaisons furieuses de sa possession.

— Balzac a écrit : « La petite vérole est la bataille de Waterloo des femmes, le lendemain elles con- naissent ceux qui les aiment véritablement, »’Cet aphorisme laisse rêveur, car généralement chez une coquette, lorsque son empire est détruit, les alliés s’en vont et la Restauration ne revient plus.

— Aristote croit que la femme est une étourderie de la nature qui pensait d’elle faire un mâle. A ce compte, écrit-il, elle se méprend souvent et nous jouissons de ses erreurs. Ainsi les hommes ont vie lorsqu’ils naissent à sept mois et les femmes ne res- pirent qu’au neuvième ; donc, conclut-il, la nature cache sa faute le plus longtemps qu’elle peut.

— Voyez ce sceptique qui nargue toutes les - croyances, qui porte sa tête souriante dans le néant de sa foi ; qu’il lui arrive d’aimer, il souffrira plus que tout autre de l’incrédulité de sa maîtresse.

— Il ne faudrait pas trop croire que les beaux hommes soient le tombeau des cœurs. Ds ne sont le plus souvent que le reposoir des yeux ; ils font plus de conquêtes passagères qu’ils ne conservent de possessions, La fatuité les rend bellâtres ; ils créent des caprices, ils n’inspirent point de passions. La femme d’expérience se défie de la beauté trop radieuse d’un homme ; elle tombera souvent dix fois comme par surprise dans les bras d’un galant qui portera fièrement sa laideur, alors qu’elle résistera sans fins aux entreprises d’un joli garçon. — Nature pétrie de contradictions, elle sentira souvent une répulsion singulière pour la perfection d’un visage dont le regard assuré semblera lui dire : Si vous voulez, fy consens…, et parfois comme prise de pitié, elle se livrera, dans une passion furieuse, à quelque pauvre disgracié qu’elle aura choisi, Dieu sait pourquoi ! de cœur libre, avec la témérité de sa folie, comme si elle faisait une gageure vis-à-vis d’elle-même. — Les Reîtres du xvie siècle avaient grandement raison, lorsqu’ils disaient dans leur lan- gage soldatesque : « Un homme est toujours assez beau quand il ne fait pas peur à sa jument ».

— Pour la majorité des amoureux, la possession est le but à atteindre et toute la stratégie des appé- tits grossiers consiste à y arriver par le plus court chemin. — Certes, la possession est la sanction de l’amour ; mais elle en est aussi l’extrême onction, si les opérations du siège trop vite mené n’ont pas laissé apprécier et admirer à fond tous les mérites de l’as- siégeant. Les désirs qui ont peu flambé s’éteignent sous le dégoût d’un premier baiser manifestement brutal. La femme qui tombe aime voir en se relevant autre chose qu’un étalon assouvi ; l’art d’un amant est de masquer la chute et surtout d’ennoblir le réveil de cette chute, en gazant la honte du simple contact échangé, en voilant de son amour les relevailles du sacrifice, en enveloppant les yeux de sa maîtresse du bandeau de ses baisers, en ne tutoyant pas odieusement la pauvre effarouchée comme un chien qu’on vient d’acquérir, en emmaillotant enfin de tendresse presque respectueuse cette femme consternée, dont l’esprit trébuche encore au milieu du vide où il lui a semblé sombrer.

— Il est des amours qui vivent de reprises… comme les théâtres de banlieue.

— Pour bien raisonner des choses de l’amour, il faut avant tout ne plus aimer.

— Je ne sais pas si quelqu’un n’a pas formulé déjà cette pensée : si l’on n’aime pas toutes les femmes, on est indigne d’en aimer une seule… ?

— Les femmes ont, en général, plus de cœur que d’esprit, plus d’âme que d’aptitudes, plus de persuasion que d’éloquence, plus d’instinct que de perspicacité, plus de délicatesse que de discerne- ment, plus de goût que d’idées d’art, plus de ten- dresse que d’amour sensuel, plus de rêves dépravés que de concupiscence réelle, plus d’idéal que de bonheur et plus d’amour que d’ambition.

— Rien n’indique plus la fragilité des amours que le toujours des amants. — Toujours, ce sont des espérances qu’on échelonne, des horizons qu’on veut infinis ; toujours, c’est l’invincible désir de s’attacher à l’avenir avec l’ardeur des passions du présent. L’amour aime boire à l’espérance dans l’insatiabilité des baisers, et les jalousies posthumes qui fouillent un cœur de femme enfantent déjà les jalousies futures. — Toujours… m*aimeras-tu toujours ? Rien n’exprime plus douloureusement l’épeurement du lendemain, l’inconstance de la nature, le néant des amours vite écloses — Toujours, c’est la concession à perpétuité de la passion ; on y dépose des serments éternels qui durent ce que durent les éternels regrets des veuves, comme si l’éternité n’était pas le plus grand contresens de l’humanité.

Il est tant de toujours amoureux qui, prononcés à minuit, s’évanouissent à l’aurore !

— Peu de femmes aiment simplement parce qu’elles aiment ; sans autre raison qu’une attraction involontaire et magnétique vers un, être qui les sub- jugue. — En recherchant psychologiquement la ge- nèse de certaines amours, on trouverait que la majo- rité des femmes aiment par curiosité, par ennui, par sentimentalité vague, par vanité, par lassitude de ne pas aimer, par l’entraînement de l’exemple, par perver- sité et surtout en vertu d’une imagination surexcitée par les fictions mensongères du roman et du théâtre.

Sur dix femmes qui se livrent et qui croient aimer, neuf ne se donnent que pour sortir d’elles- mêmes ; elles se jettent à l’homme comme la dévote se prosterne à l’église, avec un assoiffement d’ivresse mystique. Elles cherchent les parce que de l’amour comme les enfants qui brisent une montre pour voir ce qu’il y a dedans. Elles veulent savoir si ce qu’on dit est vrai, et bien peu conservent leurs illusions ; mais elles ont la singulière pudeur de ne pas le dire.

— Un homme à bonne fortune devient très raffiné dans ses caprices, il finit par regarder dédaigneuse- ment plutôt à qui il donne que ce qu’il donne…. C’est précisément cette sélection dont il se fait gloire, qui le met en honneur auprès des femmes et non pas sa virtualité ou sa fringance amoureuse amorties depuis de longs jours.

— Certains cœurs de femme sont comme un ciel changeant. Même lorsque le soleil d’amour y rayonne, il s’y montre des nuages formés des tristesses pluvieuses de la veille, et des éclipses faites des incertitudes du lendemain.

— Beaucoup de femmes s’offrent en bacchantes et se donnent en statue ; on les désire en proportion de ce qu’on se croit désiré, elles présentent l’image enivrante des débauches et des folies complexes, et à l’heure du berger elles se livrent en sacrifice avec la froideur et la résignation des victimes. — On croyait posséder une Thyade fougueuse, on ne trouve qu’un marbre rigide et froid.

— En amour, la sagesse d’un amant consiste à ne jamais rompre, mais à dénouer toujours ; c’est le « guérissez, mais n’arrachez pas » de la médecine pratique et philosophique. La section d’une rupture est si brutale et crée un vide si immédiat que des nœuds se reforment aussitôt… Dénouez légèrement peu à peu dans la détente de la chaîne, alors que Ton en sent, ou plutôt que Ton en perçoit déjà le poids. Dénouez et mieux encore, soyez assez habile pour que des mains de femmes dénouent elles-mêmes ce que le dieu aveugle a réuni, ce que l’habitude a resserré.

— Frédéric Soulié, dans son immortel chef- d’œuvre des Mémoires du Diable, a écrit : « Il y a des femmes qui portent dans le secret de leur vie des tortures qu’aucun homme ne peut imaginer ; mais ce ne sont pas celles-là qui se consolent avec des amants. »

Un frisson de vérité court en cette observation.

— Tromper un mari, cela est un jeu d’enfant pour un libertin ou un homme ayant conscience de sa valeur. Le difficile, c’est de pousser une femme à tromper l’amant qu’elle s’est donné par caprice ou par amour, dans la liberté de son cœur ; cela est peut-être immoral en réalité, mais l’entreprise a sa gloire, car faire faillir une femme à sa faute, la rendre infidèle à son infidélité, c’est une tentative de Don Juan raffiné qui réclame des qualités peu vulgaires.

— Si, au cours de Son Altesse la Femme, j’ai fréquemment parlé de Son Excellence l’Amour, si j’ai montré le temple d’Eros, c’est que le dieu Cupidon est le premier grand ministre de notre souveraine — un ministre bizarrement parlementaire qui gouverne toujours avec la gauche, en dépit de la raison, et qui laisse errer sa politique aveugle dans tous les casse-cous des folies du cœur ; — un mi- nistre omnipotent qui réunit impérieusement les portefeuilles de l’intérieur, de la guerre, de l’injus- tice, des beaux-arts et des cultes, en y ajoutant quelquefois dans le département de la galanterie ceux des affaires étrangères et du commerce ; — un ministre qui résiste à tout, qui ne vieillit pas, contre lequel on blasphème, auquel on revient toujours et que l’impuissance seule abandonne.

La théorie de la vie serait bien simple à définir. Chez tout peuple décadent ou prospère, cherchez l’homme ; chez tout homme heureux ou malheureux, trouvez la femme ; chez toute femme, enfin, enjouée ou mélancolique, nerveuse ou rayonnante de beauté, dénichez l’/Vmour, ce maître de l’Univers.

Ainsi finira ce livre, lectrices mignonnes ! — A vous qui êtes parvenues jusqu’à ce mot fin, colonne d’Hercule de mon ambition, je dirai : chez l’auteur surtout, cherchez qui vous aime et qui peut-être a eu l’heur de vous plaire.


TABLE DES MATIÈRES



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Illustration


Achevé d’imprimer


sur les presses typographiques et en taille-douce


de


A. QUANTIN


Imprimeur-Éditeur


ce vingt-huitième jour d’octobre


M.D.CCCLXXXIV