Sonnets et Canzones après la mort de Madame Laure

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DEUXIÈME PARTIE
SONNETS ET CANZONES
APRÈS LA MORT DE MADAME LAURE

SONNET I.

Il fait l’éloge de Laure pour adoucir la douleur que lui a causé sa mort.

Hélas ! le beau visage, hélas ! le suave regard ; hélas ! le gracieux et noble maintien ; hélas ! le parler qui adoucissait l’esprit le plus âpre et le plus farouche, et aurait rendu vaillant l’homme le plus lâche ;

Et le doux rire, hélas ! d’où sortit le dard dont je n’espère désormais d’autre bien que la mort ; âme royale, on ne peut plus digne de l’empire, si tu n’étais pas descendue si tard parmi nous !

Il faut que pour vous je brûle et qu’en vous je respire ; car je fus uniquement à vous ; et si de vous je suis séparé, tous les autres malheurs me font bien moins gémir.

Vous m’emplîtes d’espérance et de désir quand je m’éloignai de mon suprême bien encore vivant ; mais le vent emportait mes paroles.


CANZONE I.

La mort de Laure lui enlève toute consolation, et il ne vivra que pour chanter ses louanges.

Que dois-je faire ? Que me conseilles-tu, Amour ? Il est bien temps de mourir ; et j’ai tardé plus que je ne voudrais. Ma Dame est morte, et elle a emporté mon cœur avec elle ; si je veux le suivre, il me faut interrompre le cours de ces années misérables ; car je n’espère plus la revoir ici-bas, et attendre m’est un ennui. Depuis que, par son départ, toute ma joie est changée en pleurs, la vie n’a plus aucune douceur pour moi.

Amour, tu vois combien est âpre et grave la perte dont je me plains avec toi ; et je sais que mon mal, ou plutôt le nôtre, te pèse et te fait souffrir, car nous avons brisé notre navire sur un même écueil, et le soleil s’est obscurci au même moment pour nous deux. Quel esprit pourrait exprimer par des paroles mon douloureux état ? Ah ! monde aveugle, ingrat ! tu as grand sujet de pleurer avec moi, car, avec elle, tu as perdu tout ce qu’il y avait de bien en toi.

Ta gloire est tombée, et tu ne le vois pas ; et tu n’étais pas digne, pendant qu’elle vécut ici-bas, de la connaître, ni d’être touché par ses pieds sacrés ; car une si belle chose devait orner le ciel de sa présence. Mais moi, hélas ! qui sans elle ne puis aimer ni la vie mortelle, ni moi-même, je la rappelle en pleurant. Voilà ce qui me reste de tant d’espérances ! voilà ce qui seul me soutient encore ici-bas.

Hélas ! il est devenu un peu de terre, son beau visage qui était parmi nous un continuel témoignage du ciel et du bien qui existe là-haut. Sa forme invisible est en paradis ; elle s’est délivrée de ce voile qui ombrageait ici la fleur de ses années, pour s’en revêtir ensuite une fois encore, et ne plus jamais s’en dépouiller, quand nous la verrons devenir d’autant plus excellente et plus belle, que l’éternelle beauté l’emporte sur la beauté mortelle.

Plus belle et plus gracieuse dame que jamais, elle revient vers moi, comme là où elle sent que sa vue est plus chère. C’est là une des colonnes de ma vie. L’autre est son nom éclatant qui résonne en mon cœur si doucement. Mais quand il me revient à l’esprit que mon espérance est morte juste au moment où, pleine de vie, elle était dans sa fleur, Amour sait bien ce que je deviens, et — je l’espère — elle le voit aussi, celle qui est maintenant si près de la vérité.

Dames, vous qui admiriez sa beauté et son angélique vie, ainsi que sa démarche céleste sur la terre, pleurez sur moi et que la pitié vous touche, mais non pour elle qui s’est élevée à une si grande paix, et m’a laissé en pleine guerre, de telle sorte que si d’autres puissances me ferment longtemps encore le chemin pour la suivre, les paroles qu’Amour me dit m’empêcheront seules de trancher le nœud de ma vie ; mais voici la façon dont il raisonne au dedans de moi :

Mets un frein à la grande douleur qui te transporte ; car par excès de désirs on perd le ciel où ton cœur aspire, où est vivante celle qui semble morte aux autres, et où elle sourit de ses belles dépouilles, tandis que toi seul la fais soupirer. Et elle te prie de ne pas laisser éteindre sa renommée qui, en beaucoup d’endroits, respire encore par ta bouche ; mais que ta voix fasse au contraire briller son nom, si ses yeux te furent doux et chers.

Fuis la clarté et la verdure ; ne t’approche point des lieux où l’on rit, où l’on chante, ô ma chanson, mais bien des endroits où l’on pleure. Il n’est pas fait pour toi de rester parmi les gens joyeux, inconsolable veuve aux vêtements noirs.


SONNET II.

Il pleure la double perte de son ami Colonna et de sa Laure.

Elle est brisée la haute colonne, il est abattu le vert laurier qui ombrageait ma triste pensée ; j’ai perdu ce que je n’espère plus retrouver des plages Boréennes à celles de l’Auster, de la mer des Indes aux rivages Maures.

Tu m’as ravi, ô Mort, mon double trésor qui me faisait vivre heureux et marcher la tête haute ; et rien sur la terre ne peut me le faire recouvrer, ni empire, ni pierres d’Orient, ni monceaux d’or.

Mais si cela s’est fait du consentement du Destin, que puis-je davantage, sinon avoir l’âme triste, les yeux toujours humides de larmes, et le visage toujours baissé ?

Oh ! notre vie, qui est si belle en apparence, comme elle perd facilement, en une matinée, ce qu’on acquiert à grand’peine en de longues années !


CANZONE II.

Si Amour ne sait pas, et ne peut pas redonner la vie à Laure, il ne craint plus de tomber dans ses filets.

Amour, si tu veux que je retourne sous le joug d’autrefois, comme tu sembles en montrer le désir, il faut, pour me dompter, que tu surmontes d’abord une autre nouvelle et merveilleuse épreuve. Va trouver dans la terre mon bien-aimé trésor, qui est caché à mes regards, ce qui est une grande privation pour moi ; va trouver ce cœur sage et pudique où ma vie habite toujours ; et s’il est vrai que ta puissance dans le ciel et dans l’enfer soit aussi grande qu’on le dit — car ce que tu veux et ce dont tu es capable ici-bas parmi nous, je crois que tout noble cœur le sait — reprends à la Mort ce qu’elle nous a enlevé, et répands de nouveau tes charmes sur le beau visage.

Replace dans le beau regard la vive lumière qui était mon guide, et la flamme suave qui m’enflamme toute éteinte qu’elle est. — Que faisait-elle donc quand elle brûlait ? — Et jamais on ne vit cerf ni daim chercher source ni fleuve avec autant d’avidité, que je retourne moi-même à la douce habitude qui m’a déjà tant causé d’amertume et dont j’en attends plus encore, si je me connais bien moi-même et si je connais bien le désir qui me fait m’égarer rien que d’y penser, qui m’entraîne là où le chemin vient à manquer, et pousse mon âme fatiguée à la poursuite d’une chose que je n’espère jamais atteindre. Maintenant, je dédaigne de venir à ton appel, car tu n’as point de pouvoir hors de ton royaume.

Fais-moi sentir cette brise gentille qui vient du dehors, comme je sens encore celle qui souffle en moi, et qui, par ses chants, avait le pouvoir d’apaiser l’indignation et les colères, de rasséréner l’esprit tempétueux, d’en chasser tout nuage vil et sombre, et qui élevait mon style au-dessus de lui-même, là où maintenant il ne pourrait atteindre. Égale l’espérance au désir, et puisque l’âme est plus forte dans son raisonnement, rends aux yeux, rends aux oreilles leur objet propre, sans lequel leur œuvre est imparfaite et ma vie n’est qu’une mort. C’est en vain que, maintenant, tu uses ta force sur moi, tant que la terre recouvre mon premier amour.

Fais que je revoie le beau regard qui fut un soleil sur la glace dont j’allais toujours chargé ; fais que je te trouve au passage où mon cœur est passé sans retour ; prends tes flèches dorées et prends l’arc, et fais-le-moi entendre, comme d’habitude, avec le son des paroles par lesquelles j’appris quelle chose c’est que l’amour ; fais mouvoir la langue où étaient préparés à toute heure, les hameçons auxquels je fus pris, et l’appât que je désire toujours ; et cache tes lacs parmi les cheveux blonds et crespelés, car mon désir ne peut s’engluer ailleurs ; éparpille de tes mains ces cheveux au vent ; lie-m’en, et tu pourras me rendre heureux.

Il n’y aura jamais rien qui puisse me détacher de ce lien d’or, négligé avec art, débouclé et en liberté, ni de l’ardente attraction de sa vue doucement acerbe, laquelle, jour et nuit, conservait en moi l’amoureux désir plus vert que le laurier ou que le myrte, alors que le bois et la campagne se revêtissent ou se dépouillent de feuillage et d’herbe. Mais puisque la Mort est devenue si superbe qu’elle a brisé le nœud dont je redoutais de m’échapper, et que tu ne peux pas trouver, tant que tournera le monde, de quoi en ourdir un second, à quoi te sert, Amour, de mettre encore ton génie à l’épreuve ? La saison est passée, tu as perdu les armes qui me faisaient trembler ; désormais que peux-tu me faire ?

Tes armes, c’étaient les yeux dont les flèches embrasées sortaient d’un invisible feu, et craignaient peu la raison, car, contre le ciel, aucune défense humaine ne prévaut ; c’étaient la façon de penser et de se taire, de rire et de jouer ; le maintien honnête et l’entretien courtois ; les paroles qui, à les entendre, auraient fait un gentilhomme d’une âme vile ; l’angélique semblance, humble et douce, dont elle entendait faire de tous côtés l’éloge ; et la manière de s’asseoir et de se tenir debout, qui souvent laissaient les gens embarrassés de savoir quand et de quoi ils devaient le plus la louer. Avec ces armes, tu triomphais des cœurs les plus durs ; maintenant tu es désarmé, je suis tranquille.

Les esprits que le ciel soumet à ton empire, tu les lies tantôt d’une façon, et tantôt d’une autre ; mais moi, il n’y a qu’un lien dont tu aies pu me lier, car le ciel ne voulut pas t’en permettre plus. Cet unique lien est brisé ; et quoiqu’en liberté, je ne me réjouis pas, mais je pleure et je crie : ô noble voyageuse, quelle est la sentence divine qui, m’ayant lié le premier, te délie, toi, la première ? Dieu qui te retira promptement au monde, ne nous montra une si grande et une si haute vertu, que pour enflammer notre désir. Certes, je ne crains plus, Amour, de nouvelles blessures de ta main ; en vain tu tends l’arc, tu frappes à vide ; sa puissance est tombée quand les beaux yeux se sont fermés.

Amour, la mort m’a complètement affranchi de ta loi. Celle qui fut ma Dame est allée au ciel, laissant ma vie triste et libre.


SONNET III.

Amour a essayé de le prendre de nouveau, mais la mort a rompu ses filets, et il reste libre.

L’ardent lien où je restai pris vingt et une années bien comptées d’heure à heure, a été brisé par la mort, et jamais je n’éprouvai de coup si affreux ; et je ne crois pas qu’un homme puisse mourir de douleur.

Amour ne voulant pas encore me laisser échapper, avait tendu un nouveau lac dans l’herbe, et avec un nouvel appât, allumé un nouveau feu, de façon qu’à grand’peine je m’en serais sauvé.

Et n’eût été la grande expérience que m’ont donnée mes premiers tourments, je serais pris et brûlé d’autant plus facilement que je suis en bois moins vert.

La Mort m’a délivré une seconde fois ; elle a brisé le lien, et a éteint et dispersé le feu, la Mort contre laquelle ne prévaut ni force ni habileté.


SONNET IV.

Laure morte, le passé, le présent, l’avenir, lui sont odieux.

La vie fuit et ne s’arrête pas une heure ; et la mort vient derrière à grandes journées ; et les choses présentes, aussi bien que les choses passées et celles à venir, me donnent du tourment.

Et le souvenir et l’attente me fatiguent tellement de tous côtés, qu’en vérité, si je n’avais pitié de moi-même, je me serais déjà délivré de ces pensées.

D’un côté, je cherche si mon cœur triste goûta jamais auparavant quelque douceur ; et de l’autre je vois les vents courroucés contre mon navire ;

Je vois la fortune dans le port, et mon nocher fatigué désormais, et les mâts et les cordages rompus, et les beaux yeux que j’avais coutume de regarder, éteints pour toujours.


SONNET V.

Il invite son âme à s’élever vers Dieu, et à abandonner les vanités d’ici-bas.

Que fais-tu ? que penses-tu, âme inconsolée, que tu regardes uniquement en arrière vers le temps qui ne peut plus désormais revenir ; que tu vas portant sans cesse du bois au feu dont tu brûles ?

Les suaves paroles et les doux regards que tu as décrits et dépeints un à un, sont ravis à la terre ; et il est — tu le sais bien — intempestif et trop tard pour les chercher encore.

Ah ! cesse de renouveler ce qui nous tue ; ne poursuis plus une pensée vague et trompeuse, mais cherches-en une saine et certaine qui nous conduise à bonne fin.

Cherchons le ciel, puisqu’ici rien ne nous plaît ; car cette beauté serait apparue pour notre malheur, si, vivante et morte, elle devait nous ravir la paix.


SONNET VI.

Il ne peut plus avoir la paix avec les pensées qui assiègent son cœur.

Donnez-moi la paix, ô mes cruels pensers ; ne suffit-il pas bien qu’Amour, la Fortune et la Mort me fassent la guerre de toutes parts et jusqu’à ma porte, sans me susciter en dedans de nouveaux ennemis ?

Et toi, mon cœur, tu es encore ce que tu étais, déloyal à moi seul ; car tu donnes asile à de farouches cohortes, et tu t’es fait l’allié de mes ennemis si prompts et si expéditifs.

C’est en toi qu’Amour cache ses messagers secrets, en toi que la Fortune déploie toute sa pompe, et que la Mort renouvelle la mémoire du coup

Qui doit briser ce qui reste de moi ; c’est en toi que les pensers errants s’arment d’erreur ; c’est pourquoi, de tous mes maux, c’est toi seul que j’accuse.


SONNET VII.

Il cherche à apaiser ses pensées en songeant au ciel.

Mes yeux, notre soleil est obscurci, ou plutôt il est monté au ciel et il y resplendit ; là nous le verrons encore ; là il nous attend et il s’afflige peut-être de notre retard.

Mes oreilles, les angéliques paroles résonnent dans un lieu où on les comprend mieux. Mes pieds, vous n’avez pas la faculté d’aller là où est celle qui a coutume de vous faire courir.

Donc, pourquoi me faites-vous une telle guerre ? Ce n’est pas moi qui suis cause qu’il ne vous est plus permis de la voir, de l’entendre et de la retrouver sur la terre.

Blâmez-en la Mort ; ou plutôt louez celui qui lie et délie, et qui en un même instant ouvre et ferme, et après les pleurs sait rendre heureux.


SONNET VIII.

Ayant perdu l’unique remède aux maux de cette vie, la seule chose qu’il désire, c’est de mourir.

Puisque, par son départ subit, la vue angélique et sereine a laissé mon âme dans une douleur profonde et dans une ténébreuse horreur, je cherche, en parlant, à soulager ma peine.

Certes, une juste douleur m’amène à me lamenter ; elle le sait, celle qui en est la cause, et Amour le sait aussi ; car mon cœur n’avait pas d’autre remède contre les ennuis dont la vie est pleine.

Cet unique remède, ô Mort, ta main me l’a enlevé, ainsi que toi, heureuse terre, qui couvres, gardes et as maintenant avec toi ce beau visage humain.

Pourquoi me laisses-tu inconsolé et aveugle, puisque la douce, amoureuse et tranquille lumière de mes yeux n’est plus avec moi ?


SONNET IX.

Il n’espère plus la revoir, et pourtant il se réconforte en se l’imaginant dans le ciel.

Si Amour ne m’apporte pas un nouveau conseil, il faudra nécessairement que ma vie change, tant la peur et la souffrance oppressent mon âme triste, où le désir vit et où l’espérance est morte.

Aussi ma vie s’affaiblit et se décourage entièrement, et nuit et jour pleure, fatiguée, sans gouvernail sur une mer qui brise, et doutant de la voie à prendre, privée qu’elle est d’un guide fidèle.

Un guide imaginaire la conduit, car son vrai guide est sous terre ; ou plutôt il est dans le ciel, d’où plus brillant que jamais il éclaire mon cœur,

Mais non mes yeux, car un douloureux voile leur obstrue la lumière désirée, et me fait ainsi changer si vite de cheveux.


SONNET X.

Il désire mourir au plus vite, afin de la suivre avec son âme, comme il le fait avec sa pensée.

En sa saison la plus belle et la plus fleurie, alors qu’Amour a le plus d’empire sur nous, laissant dans la terre son enveloppe terrestre, ma Laure, ma vie, est partie loin de moi,

Et vivante, belle et nue, elle est montée au ciel ; de là elle me gouverne, de là elle me fait sentir sa force. Ah ! pourquoi le dernier jour, qui est le premier de l’autre vie, ne me délivre-t-il pas de mon enveloppe mortelle ?

Afin que, comme nos pensées s’en vont derrière elle, ainsi légère, délivrée et joyeuse, mon âme puisse la suivre, et que je sois hors d’un pareil martyre.

Tout retard ne me fait vraiment que porter dommage, et me rendre à moi-même un plus lourd fardeau. Oh ! qu’il eût été beau de mourir il y a aujourd’hui trois ans !


SONNET XI.

Où qu’il se trouve, il lui semble la voir, et quasi l’entendre.

Si la plainte des oiseaux, ou le bruit des verts feuillages doucement remués par la brise estivale, ou si le rauque murmure des ondes limpides se fait entendre sur quelque rive fleurie et fraîche,

Où, plein de pensées d’amour, je m’étais assis pour écrire, je vais, et j’écoute, et j’entends celle que le ciel nous montra, que la terre nous cache, et qui, toujours vivante, répond de si loin à mes soupirs,

Ah ! pourquoi te consumes-tu avant le temps ? me dit-elle d’un air de pitié ; à quoi sert de répandre par tes tristes yeux un douloureux fleuve ?

Ne pleure pas sur moi ; car, par la mort, mes jours sont devenus éternels ; et quand je parus fermer les yeux, je les ouvris à l’éternelle lumière.


SONNET XII.

Il se rappelle les anciens liens d’amour et dédaigne les nouveaux.

Je ne fus jamais en un lieu où je visse si clairement celle que je voudrais voir, depuis que je ne l’ai plus vue ; ni où je me sois arrêté avec une liberté telle ; ni où le ciel s’emplisse de si amoureuses clameurs.

Et je ne vis jamais de vallées renfermer tant d’endroits propices et sûrs pour y soupirer ; et je ne crains pas qu’Amour ait eu jadis, en Chypre ou sur tout autre rivage, de si suaves nids.

Les eaux y parlent d’amour, et la brise, et les rameaux, et les petits oiseaux, et les poissons, et les fleurs, et l’herbe, tous ensemble me prient d’aimer toujours.

Mais toi, âme bien née, qui m’appelles du haut du ciel, par le souvenir de ta mort cruelle tu me pries de mépriser le monde et ses doux appâts.


SONNET XIII.

Il la voit à Vaucluse sous diverses figures, et le regardant toujours avec compassion.

Combien de fois, vers mon doux refuge, fuyant les autres et, s’il se peut, moi-même, je vais baignant des pleurs de mes yeux l’herbe et ma poitrine, et frappant de mes soupirs l’air qui m’entoure !

Combien de fois, seul, plein de soupçons, je me suis jeté à travers les lieux ombreux et obscurs, cherchant avec la pensée mon souverain bien que la Mort m’a ravi, pour que je l’appelle toujours !

Tantôt je l’ai vue sous la forme d’une nymphe ou d’une autre déesse, qui sortait de l’endroit le plus clair de la Sorgue, et s’asseyant sur la rive ;

Tantôt je l’ai vue sur l’herbe fraîche fouler les fleurs comme une dame vivante, et montrant sur son visage qu’elle a compassion de moi.


SONNET XIV.

Il la remercie de ce qu’elle revient de temps en temps le consoler par sa présence.

Âme bienheureuse, qui souvent reviens consoler mes douloureuses nuits, avec tes yeux que la Mort n’a pas éteints, mais qui, au contraire sont devenus plus beaux que toute beauté mortelle ;

Combien je te sais gré de consentir à distraire mes tristes jours par ta douce vue ! Ainsi je commence à voir tes beautés reparaître en leurs séjours accoutumés.

Là où j’allai chantant de toi pendant de nombreuses années, maintenant, comme tu vois, je vais pleurant de toi ; de toi, non, mais de mes propres maux.

Le seul adoucissement que je trouve au milieu de mes angoisses, c’est, quand tu reviens, que je te reconnais et que je t’entends à la démarche, à la voix, au visage et aux vêtements.


SONNET XV.

Les douces apparitions de Laure lui sont d’un grand secours dans sa douleur.

Tu as décoloré, ô Mort, le plus beau visage qui se vit jamais, et éteint les plus beaux yeux ; tu as délié du nœud le plus charmant et le plus beau, l’esprit le plus enflammé d’ardentes vertus.

En un instant, tu m’as ravi tout mon bien ; tu as imposé silence aux plus suaves accents qui jamais s’entendirent, et moi, tu m’as rempli de gémissements. Tout ce que je vois m’est un ennui, comme tout ce que j’écoute.

Ma Dame revient bien — guidée qu’elle est par la piété — consoler tant de douleurs ; et je ne trouve pas d’autre secours en cette vie.

Et si je pouvais redire comment elle parle et comment elle brille, j’enflammerais d’amour, je ne dirai pas un cœur d’homme, mais un cœur de tigre ou d’ours.


SONNET XVI.

Il se réjouit de l’avoir présente en sa pensée ; mais il trouve bien minime une telle consolation.

Si court est le temps et si rapide la pensée qui me rendent ainsi ma Dame morte, que pour une grande douleur le remède est petit ; pourtant, pendant que je la vois, je ne souffre plus.

Amour qui m’a lié et me tient en croix, tremble quand il la voit sur la porte de mon âme, où elle me tue encore tant elle est affable, tant sa vue est douce et sa voix suave.

Comme une dame en sa demeure, elle s’en vient altière, chassant avec son front serein les pensées tristes loin de mon cœur sombre et morne.

L’âme qui ne peut supporter une telle lumière, soupire et dit : Oh ! bénies soient les heures du jour où tu ouvris cette voie avec tes yeux !


SONNET XVII.

Elle descend du ciel pour l’exhorter à la vertu et élever son âme à Dieu.

Jamais pieuse mère à son cher fils, jamais dame brûlante d’amour à son époux aimé, n’a donné, avec tant de soupirs et une telle anxiété dans une situation critique, un si dévoué conseil,

Comme m’en donne celle qui, voyant mon pénible exil du haut de son sublime refuge éternel, revient souvent vers moi, avec son habituelle affection, et les yeux embellis d’un redoublement de pitié.

Elle a l’air tantôt d’une mère, tantôt d’une amante ; tantôt elle tremble, tantôt elle brûle d’un chaste feu, et me montre dans son parler, ce que je dois éviter ou suivre en ce voyage ;

Comptant les hasards de notre vie, priant pour que mon âme ne tarde pas à prendre son vol ; et seulement quand elle parle, j’ai trêve ou repos.


SONNET XVIII.

Elle revient le réconforter par ses conseils, et il lui est impossible de ne pas s’y soumettre.

Si cette brise suave formée par les soupirs que j’entends, poussés par celle qui fut ma Dame, et qui est maintenant au ciel et semble toujours être ici, et vivre, et sentir, et aller, et aimer, et respirer,

Pouvait être retracée, oh ! quels chauds désirs j’exciterais par mes paroles ! Si inquiète, si compatissante elle revient là où je suis, craignant que je me lasse en chemin, ou que je me tourne en arrière ou du mauvais côté.

Elle m’enseigne à aller droit au but élevé ; et moi qui entends ses chastes exhortations et ses justes prières, comme un doux et pieux murmure,

Il faut que je me plie à ses prières et que je me guide d’après elle, à cause de la douceur que je prends à sa parole qui aurait la vertu de faire pleurer un roc.


SONNET XIX.

Sennucio mort, il le prie de faire savoir à Laure son triste état.

Mon Sennucio, bien que tu m’aies laissé affligé et seul, je me console cependant, parce que, loin du corps où tu étais prisonnier et mort, tu as pris ton vol altier.

Maintenant, tu vois à la fois l’un et l’autre pôle, les étoiles vagabondes et la courbe qu’elles décrivent ; et tu vois combien notre vue est courte ; aussi ta félicité tempère ma douleur.

Mais je te prie bien de saluer dans la troisième sphère, Guitton et Messer Gino et Dante, notre Franceschino et toute cette troupe.

À ma Dame tu peux bien dire en quelles larmes je vis, et que je suis devenu une bête sauvage, en me rappelant son beau visage et ses actions saintes,


SONNET XX.

À l’aspect des lieux où elle naquit et où elle mourut, il étouffe avec ses soupirs sa peine amère.

J’ai rempli de soupirs tout l’air de ce pays, en contemplant la douce inclinaison des hautes collines où naquit celle qui, ayant eu dans sa main mon cœur en sa floraison et en sa maturité,

Est allée au ciel, et, par son départ subit, m’a réduit à une telle extrémité, que mes yeux fatigués la cherchant en vain loin de ce monde, ne laissent auprès d’eux aucune place à sec.

Il n’est pas de buisson ni de rochers dans ces montagnes, pas de branche ou de vert feuillage en ces plaines, pas de fleur ou de brin d’herbe en ces vallons,

Il ne vient pas une goutte d’eau dans ces sources, et ces bois n’ont pas de bêtes si sauvages, qui ne sachent combien ma peine est acerbe.


SONNET XXI.

Il reconnaît maintenant combien Laure était sage en se montrant sévère envers lui.

Ma sublime flamme, belle entre les plus belles, et à qui ici-bas le ciel fut si ami et si favorable, est retournée trop tôt pour moi dans son pays et vers l’étoile sa pareille.

Maintenant, je commence à me réveiller, et je vois qu’elle a agi pour le mieux en résistant à mon désir, et en tempérant par un regard doux et sévère ces ardentes volontés juvéniles.

Je lui en rends grâce, ainsi qu’à sa haute sagesse, car avec son beau visage et ses suaves dédains, elle me fit, au milieu de mon ardeur, penser à mon salut.

Ô gracieux artifices, ô effets dignes d’eux : l’un a opéré avec la langue, l’autre avec les yeux, de façon que moi j’ai acquis de la gloire pour elle, et elle, de la vertu pour moi.


SONNET XXII.

Il traitait de cruelle celle qui le guidait vers la vertu. Il s’en repend et la remercie.

Comme va le monde ! maintenant je me délecte et je me plais à ce qui me déplaisait le plus ; maintenant je vois et je sens que ce fut pour mon salut que je souffris, et que j’eus à soutenir une courte guerre pour une éternelle paix.

Ô espérance, ô désir toujours trompeur ! et cent fois plus trompeur celui des amants ! oh ! combien c’eût été pis si j’avais reçu contentement de celle qui siège maintenant au ciel et gît sous la terre !

Mais l’aveugle Amour et mon esprit sourd s’égaraient si bien, qu’il me fallait aller de vive force là où était la mort.

Bénie soit celle qui dirigea ma course vers une meilleure rive, et qui, me leurant, réfréna ma volonté impie et ardente, pour m’empêcher de périr.


SONNET XXIII.

Triste le jour et la nuit, il lui semble la voir au lever de l’Aurore, et cela redouble sa peine.

Quand je vois du ciel descendre l’Aurore avec son front de roses et avec ses cheveux d’or, Amour vient m’assaillir ; et je pâlis et je dis en soupirant : c’est là qu’est Laure maintenant.

Ô bienheureux Tithon ! tu sais bien l’heure où tu retrouveras ton cher trésor ; mais moi que dois-je faire du doux laurier ? Car si je veux le revoir, il faut que je meure.

Vos séparations ne sont pas si cruelles ; car au moins elle a coutume de revenir la nuit, celle qui n’a pas en mépris tes cheveux blancs ;

Elle fait mes nuits tristes et mes jours obscurs, celle qui a emporté mes pensées, et qui ne m’a rien laissé d’elle que son nom.


SONNET XXIV.

Il doit cesser de parler de ses grâces et de ses beautés qui n’existent plus.

Les yeux dont j’ai parlé si chaudement, et les bras, et les mains, et les pieds, et le visage qui m’avaient si bien ravi à moi-même, et avaient fait de moi quelque chose de distinct de tous les autres ;

Les cheveux crespelés, reluisant d’or pur, et l’éclair du rire angélique qui faisaient d’habitude un paradis sur la terre, sont un peu de poussière qui ne sent plus rien.

Et moi pourtant je vis ; je m’en afflige et je m’en indigne, resté que je suis sans la lumière que j’aimais tant, au milieu d’une grande tempête et sur un navire désemparé.

Or, qu’ici finisse mon chant amoureux ; la veine de mon génie habituel est tarie, et ma cithare s’est changée en pleurs.


SONNET XXV.

Il reconnaît trop tard combien plurent ses rimes. Il voudrait les polir davantage, mais il ne peut.

Si j’avais pensé que les rimes dans lesquelles j’exhalais mes soupirs fussent d’un tel prix, je les aurais faites, dès le premier jour où je me mis à soupirer, plus nombreuses comme quantité et plus rares comme style.

Après la mort de celle qui me faisait parler, et qui occupait la cime de mes pensées, je ne puis, n’ayant plus une assez douce lime, de rimes âpres et sombres en faire de suaves et de claires.

Et certes tout mon souci en ce temps-là, était uniquement de soulager, par un moyen quelconque, mon cœur douloureux, et non d’acquérir de la renommée.

Je cherchai à pleurer, et non à tirer gloire de mes pleurs. Maintenant, je voudrais bien plaire ; mais, silencieux et las que je suis, cette noble dame m’appelle à elle.


SONNET XXVI.

Laure morte, il a perdu tout son bien, et il ne lui reste plus qu’a soupirer.

Elle avait coutume, belle et vivante, d’être en mon cœur comme une grande dame en un lieu humble et de basse condition ; maintenant je suis devenu, par son trépas, non pas seulement mortel, mais mort ; et elle est devenue une divinité.

L’âme dépouillée et privée de tout son bien, Amour dépouillé et privé de sa lumière, devraient, de pitié, faire se rompre un rocher. Mais il n’y a personne pour raconter ou pour écrire leur souffrance.

Car ils pleurent en dedans, où toute oreille est sourde, excepté la mienne, sur laquelle pèse une si grande douleur, qu’il ne me reste plus rien qu’à soupirer.

Vraiment, nous ne sommes que poussière et ombre ; vraiment, le désir est aveugle et insensé ; vraiment, l’espérance est trompeuse.


SONNET XXVII.

Comme il ne pense qu’à elle, il espère que maintenant elle tournera les regards vers lui.

Mes pensers avaient coutume de s’entretenir doucement ensemble de leur objet ; la pitié se joint à eux et se repent d’avoir tant tardé ; peut-être maintenant parle-t-elle de nous, et peut-être elle espère ou elle craint.

Depuis que le dernier jour et les heures suprêmes l’ont enlevée à cette vie d’à présent, elle voit, du ciel, quelle est ma situation ; elle l’entend, elle la comprend ; c’est la seule espérance qu’il me soit restée d’elle.

Ô noble merveille ! ô âme bienheureuse ! ô beauté sans exemple, sublime et rare, qui est si vite retournée d’où elle était sortie !

Là, elle reçoit, pour ce qu’elle a fait de bien, la couronne et la palme, celle que rendirent si fameuse et si illustre au monde sa grande vertu et ma fureur.


SONNET XXVIII.

Il se félicite de mourir malheureux par elle.

D’ordinaire je m’accuse ; et maintenant je m’excuse, ou plutôt je me glorifie, m’en tenant pour beaucoup plus estimable, de l’honnête prison où j’ai été, de la blessure, à la fois douce et amère, que j’ai gardée cachée autrefois pendant de nombreuses années.

Envieuses Parques, comme vous avez promptement brisé le fuseau qui dévidait un fil doux et brillant à mon lien, ainsi que cette flèche dorée et rare qui me rendit la mort plus plaisante qu’elle n’est d’habitude !

Car jamais, au temps de Laure, il n’y eut d’âme si avide d’allégresse, de liberté et de vie, qui ne changeât sa nature et ses habitudes,

Aimant mieux gémir sans cesse pour elle, que chanter pour toute autre, et satisfaite de mourir d’une telle blessure, et de vivre en un tel lien.


SONNET XXIX.

Il rendra immortelle cette Dame chez laquelle l’honnêteté et la beauté cohabitaient en paix.

Deux grandes ennemies, la beauté et l’honnêteté, étaient réunies ensemble dans une paix telle que jamais son âme sainte ne ressentit de rébellion depuis qu’elles étaient venues habiter avec elle.

Et maintenant la mort les a dispersées et disjointes ; l’une est dans le ciel qui s’en glorifie et s’en vante ; l’autre est sous la terre qui voile les beaux yeux d’où sortirent jadis tant d’amoureux traits.

La suave attitude, et le parler sage et humble qui provenaient de haut lieu, et le doux regard qui me perçait le cœur — et qui l’émeut encore —

Sont disparus ; et si je tarde à les suivre, peut-être arrivera-t-il que je consacrerai avec ma plume fatiguée ce beau et noble nom.


SONNET XXX.

En se rappelant sa vie passée, il frémit et confiait la propre misère.

Quand je me tourne en arrière pour regarder les années qui, en fuyant, ont dispersé mes pensers, éteint le feu où je brûlai tout en gelant, mis un terme à mon repos plein d’angoisses,

Rompu la foi des amoureux mensonges, fait deux parts seulement de mon unique bien, dont l’une est dans le ciel et l’autre dans la terre, et perdu tout le fruit de mes peines ;

Je tressaille, et je me trouve si nu que je porte envie au sort le plus misérable, tant j’ai compassion et peur de moi-même.

Ô mon étoile, ô fortune, ô destin, ô mort, ô jour à jamais doux et cruel pour moi, en quel état d’abaissement vous m’avez mis !


SONNET XXXI.

La perte de Laure est très grande, car ses beautés étaient grandes et rares.

Où est le front qui, d’un léger signe, tournait mon cœur ici et là ? Où est le beau sourcil, et l’une et l’autre étoile qui projetèrent la lumière sur le cours de ma vie ?

Où est le mérite, le savoir et le sens, l’accorte, l’honnête, l’humble, la douce parole ? où sont les beautés réunies en elle, qui pendant longtemps firent de moi à leur volonté ?

Où est l’ombre gentille du bienveillant visage qui donnait la fraîcheur et le repos à mon âme lasse, et sur lequel mes pensers étaient tous écrits ?

Où est celle qui eut ma vie dans sa main ? Combien elle manque au misérable monde, et combien elle manque à mes yeux qui ne seront jamais secs !


SONNET XXXII.

Il envoie à la terre, au ciel, à la mort, ce bien sans lequel il ne peut vivre.

Combien je te porte envie, avare terre, qui tiens dans tes bras celle dont la vue m’est ravie, et qui me dispute l’aspect du beau visage où je trouvai la paix de toutes mes guerres !

Combien j’en porte au ciel qui enferme, retient, et a si avidement recueilli en lui-même l’esprit délivré des beaux membres, et qui s’ouvre si rarement pour d’autres !

Combien d’envie à ces âmes qui ont maintenant en partage sa sainte et douce compagnie, que je cherchai toujours avec tant de désir !

Combien à l’impitoyable et dure mort, qui ayant éteint en elle ma vie, demeure en ses beaux yeux et ne m’appelle pas !


SONNET XXXIII.

Il revoit Vaucluse, que ses yeux reconnaissent ; mais non son cœur.

Vallée qui es pleine de mes lamentations, fleuve qui t’accrois souvent de mes pleurs, bêtes des bois, oiseaux vagabonds, et vous, poissons que retient l’une et l’autre rive verdoyante ;

Air échauffé et rafraîchi par mes soupirs, doux sentier qui m’apportes un si amer souvenir, colline qui me plaisait et qui maintenant m’ennuie, et où par habitude, Amour me mène encore ;

Je reconnais bien en vous les formes accoutumées, mais non, hélas ! en moi, qui loin d’une vie si heureuse, suis devenu le réceptacle d’une douleur infinie.

D’ici je voyais mon bien ; et sur ces traces, je reviens voir le lieu d’où elle est allée nue au ciel, laissant à la terre sa belle dépouille.


SONNET XXXIV.

Il s’élève par la pensée jusqu’au ciel. Il la voit, il l’entend, et reste en extase.

Ma pensée m’éleva en un lieu où était celle que je cherche et que je ne retrouve pas sur la terre ; là, parmi ceux qu’enferme le troisième cercle, je la revis plus belle et moins altière.

Elle me prit par la main et dit : « — Dans cette sphère, tu seras encore une fois avec moi, si ton désir ne s’égare pas ; je suis celle qui te fit une telle guerre, et j’accomplis ma journée avant le soir.

Mon bonheur ne peut être compris par une intelligence humaine : c’est toi seul que j’attends, et ce que tu as tant aimé et qui est resté là-bas, c’est-à-dire mon beau voile. — »

Ah ! pourquoi se tût-elle et ouvrit-elle sa main ? Car au son des paroles si compatissantes et si chastes, peu s’en fallut que je ne restasse au ciel.


SONNET XXXV.

Il apaise sa douleur avec tous les témoins de sa félicité passée.

Amour qui, au bon temps, étais avec moi parmi ces rives propices à nos pensées, et qui, pour solder nos anciens comptes, t’en venais raisonnant avec le fleuve et avec moi ;

Fleurs, feuillages, herbes, ombres, grottes, ondes, brises suaves, vallées closes, hautes collines et plaines ouvertes, port de mes amoureuses fatigues, de mes infortunes si nombreuses et si douloureuses ;

Ô vagabondes habitantes des bois verdoyants, ô nymphes, et vous que le fond herbeux et frais du liquide cristal héberge et nourrit ;

Mes jours qui furent si éclatants, sont maintenant aussi sombres que la mort qui en est cause. Ainsi, dans le monde, chacun a sa destinée marquée du jour où il naît.


SONNET XXXVI.

Si elle n’était pas morte si jeune, il aurait chanté plus dignement ses louanges.

Tant que mon cœur fut consumé par les amoureux désirs, et brûlé par les flammes amoureuses, je cherchai par les monts solitaires et incultes, les vestiges épars d’une cruelle vagabonde.

Et j’eus l’audace, tout en chantant, de me plaindre d’Amour, et d’elle, qui me parut si dure. Mais, à cet âge, le génie et les rimes étaient rebelles aux pensées jeunes et sans forces.

Ce feu est mort, et un petit marbre le recouvre. Que si, comme chez les autres, il eût été croissant avec le temps jusqu’à la vieillesse,

Armé de rimes dont je suis aujourd’hui désarmé, j’aurais fait, en parlant avec mon style chenu, les pierres se rompre et pleurer de douceur.


SONNET XXXVII.

Il la prie pour que, de là-haut, elle lui jette un regard de pitié.

Belle âme, délivrée de ce nœud, le plus beau que sut jamais ourdir la Nature, tourne du haut du ciel ton esprit sur ma vie obscure, jetée de pensers si joyeux dans les pleurs.

Elle est sortie de ton cœur, la fausse opinion qui pendant un temps te fit paraître acerbe et dure pour moi ; rassurée désormais, tourne vers moi les yeux, et écoute mes soupirs.

Regarde le grand rocher d’où naît la Sorgue, et tu y verras quelqu’un qui, seul au milieu des herbes et des eaux, se repaît de ton souvenir et de douleur.

Je veux que tu abandonnes et que tu laisses de côté le lieu où est ta demeure et où naquit notre amour, afin que tu ne voies pas, parmi les tiens, celui qui te déplut.


SONNET XXXVIII.

Triste, il la cherche, et ne la trouvant pas, il en conclut qu’elle est montée au ciel.

Ce soleil qui me montrait le droit chemin pour aller au ciel d’un pas glorieux, retournant vers le soleil suprême, renferma sous quelques pierres et ma lumière et sa prison terrestre.

D’où je suis devenu un animal des bois, et sur mes pieds errants, solitaires et las, j’emporte un cœur douloureux, et des yeux humides et fermés au monde qui est pour moi un désert alpestre.

Ainsi, je vais recherchant chaque contrée où je la vis ; et toi qui m’affliges, ô Amour, tu t’en viens seul avec moi, et tu me montres où il faut que j’aille.

Je ne la trouve pas ; mais je vois ces saints vestiges tournés tous vers la céleste voie, loin des lacs d’Averne et du Styx.


SONNET XXXIX.

Elle était si belle, qu’il se juge indigne de l’avoir vue, à plus forte raison de la louer.

Je pensais être assez léger sur mes ailes, non par leur propre force, mais grâce à celle qui les déploie, pour arriver en chantant à égaler ce beau nœud d’où la Mort m’affranchit, et dont Amour me lie.

Je me trouvai à l’œuvre bien plus flexible et bien plus frêle qu’un petit rameau ployé sous un grand poids ; et je dis : il court à une chute, celui qui monte trop haut ; et l’homme ne fait rien de bien si le ciel s’y refuse.

Jamais la plume du génie, et non pas seulement le style sévère ou la parole, ne pourrait voler là où vola la Nature en tissant mon doux lien.

Amour la suivit, et l’embellit avec un soin si admirable que je n’étais pas digne seulement de sa vue ; mais ce fut ma destinée.


SONNET XL.

Il essaye de dépeindre ses beautés, mais il n’ose pas dépeindre ses vertus.

Celle pour qui j’ai échangé l’Arno contre la Sorgue, et de serviles richesses contre une franche pauvreté, a tourné en amertume les saintes douceurs dont j’ai autrefois vécu, et qui maintenant me consument et me détruisent.

Plusieurs fois depuis, j’ai essayé en vain de dépeindre dans mes chants au siècle qui viendra, ses hautes beautés, afin qu’il les aime et les apprécie ; mais je n’ai pu faire revivre son beau visage dans mon style.

Cependant je m’enhardis à esquisser tantôt une, tantôt deux des beautés qui, lui appartenant en propre et non à d’autres, furent répandues en elle comme les étoiles au ciel.

Mais quand j’arrive à la partie divine qui fut un court et brillant soleil pour le monde, là viennent à manquer l’audace, le génie et l’art.


SONNET XLI.

Laure a été un véritable miracle de beauté ; il lui est donc impossible de la décrire telle qu’elle fut.

Le sublime et nouveau miracle qui, de nos jours, apparut au monde et ne voulut pas rester avec lui — car le ciel ne fit que nous la montrer, puis la rappela à lui pour orner ses chœurs étoilés —

Amour veut que je le dépeigne et que je le montre à qui ne le vit pas, Amour qui tout d’abord me délia la langue, puis mille fois en vain mit en œuvre génie, temps, plumes, parchemins et encre.

Mes rimes ne sont pas encore parvenues au faîte ; je le sens en moi, et quiconque jusqu’ici a parlé d’amour ou en a écrit, le sent bien aussi.

Que celui qui sait, par la pensée, discerner le vrai devant lequel tout style est impuissant, apprécie mon silence, et puis qu’il soupire : Donc, bienheureux les yeux qui la virent vivante !


SONNET XLII.

Le printemps, joyeux pour tous, l’attriste en lui rappelant ses maux.

Zéphir revient, et il ramène le beau temps, et les fleurs et les herbes, sa douce famille ; et les gazouillements de Progné, et les plaintes de Philomèle ; et le printemps candide et vermeil.

Les prés rient et le ciel se rassérène ; Jupiter se réjouit de voir sa fille ; l’air et l’eau, et la terre, tout est plein d’amour ; tous les animaux se remettent à aimer.

Mais pour moi, hélas ! reviennent plus pesants les soupirs que tire du plus profond de mon cœur celle qui en emporta les clefs au ciel.

Et les petits oiseaux qui chantent, et les coteaux qui fleurissent, et les belles dames honnêtes au suave maintien, sont un désert et des bêtes cruelles et sauvages.


SONNET XLIII.

La plainte du rossignol lui rappelle celle qu’il croyait ne jamais perdre.

Ce rossignol qui pleure d’une façon si suave, peut-être ses petits ou sa chère compagne, remplit de douceur le ciel et les campagnes de tant de notes mélancoliques et tendres !

Et toute la nuit, il semble m’accompagner et me rappeler ma cruelle destinée ; car je n’ai pas à me plaindre d’un autre que moi ; car je ne croyais pas que la Mort eût pouvoir sur les divinités.

Oh ! qu’il est facile de tromper celui qui n’a pas de soupçon ! Ces deux belles lumières, bien plus éclatantes que le soleil, qui eût jamais pensé les voir devenir une terre obscure ?

Maintenant je reconnais que ma cruelle destinée veut que je vive dans les larmes, pour apprendre comment il n’est rien ici-bas de plaisant et de durable.


SONNET XLIV.

Rien ne peut plus le consoler, sinon l’espoir de mourir afin de la revoir.

Ni dans le ciel serein la marche des errantes étoiles, ni sur la mer tranquille les navires goudronnés, ni par les campagnes les cavaliers en armes, ni par les bois les bêtes agiles et joyeuses ;

Ni les fraîches nouvelles d’un bien attendu ; ni les récits d’amour en un style noble et orné ; ni parmi les claires fontaines et les prés verdoyants, les doux chants des honnêtes et belles dames ;

Ni autre chose ne m’arrivera jamais au cœur, si bien dût-elle l’ensevelir avec elle, celle qui fut seule pour mes yeux une lumière et un miroir.

Vivre m’est un ennui si grave et si long que j’appelle la fin à cause du grand désir de revoir celle qu’il eût mieux valu ne pas voir.


SONNET XLV.

Il désire être réuni à celle qui, le privant de tout bien, lui a encore ravi le cœur.

Le temps est désormais passé, hélas ! où j’ai vécu au milieu du feu dans une fraîcheur si grande ; elle n’est plus, celle sur qui j’ai pleuré et écrit ; mais elle m’a bien laissé la plume et les larmes.

Il n’est plus, le visage si gracieux et si saint ; mais en s’en allant, il m’a fixé ses deux yeux au cœur, au cœur qui fut jadis à moi, car il est parti, suivant celle qui l’avait roulé dans son beau manteau.

Elle l’a emporté sous terre et au ciel, où maintenant elle triomphe ornée du laurier que lui valut son honnêteté invaincue.

Ainsi, débarrassé de mon voile mortel, qui me retient ici de force, puissé-je être avec eux, libre de soupirs, parmi les âmes bienheureuses !


SONNET XLVI.

Il se plaint de n’avoir pas prévu ses malheurs, le dernier jour qu’il la vit.

Mon âme, toi qui, prévoyant tes maux, et déjà pensive et triste au temps heureux, a cherché si soigneusement dans la vue aimée un apaisement pour tes angoisses futures ;

Aux gestes, aux paroles, au visage, aux vêtements, à la pitié nouvelle mêlée de douleur, tu pus dire, si tu t’es aperçue de tout cela : voici le dernier jour de mes douces années.

Quelle douceur fut celle-ci, ô misérable âme ! comme nous brûlions au moment où je vis les yeux que je ne devais jamais revoir !

Quand, au moment de les quitter, je leur laissai en garde, comme à mes deux plus fidèles amis, ce que j’avais de plus précieux : mes chères pensées et mon cœur.


SONNET XLVII.

La mort la lui ravit, alors qu’il pouvait sans crainte s’entretenir avec elle.

Ma saison verte et fleurie était entièrement passée, et déjà je sentais s’attiédir le feu qui brûla mon cœur ; et j’étais arrivé au point où la vie descend, pour finir par tomber.

Déjà ma chère ennemie commençait à se rassurer peu à peu de ses soupçons, et sa douce honnêteté tournait en jeu mes peines acerbes.

Le temps était proche où Amour se rencontre avec la Chasteté, et où il est permis aux amants de s’asseoir ensemble et de parler de ce qui leur arrive.

La Mort envia mon heureux état, ou plutôt mon espoir, et elle vint à sa rencontre au milieu du chemin, comme un ennemi armé.


SONNET XLVIII.

Si elle vivait maintenant, il pourrait s’entretenir librement avec elle.

Il était temps désormais de trouver paix ou trêve en une telle guerre ; et j’étais peut-être en voie de la trouver, n’eût été que celle qui nivèle nos conditions inégales, rejeta en arrière mes pas joyeux.

Car, de même que le brouillard se dissipe au vent, ainsi elle a traversé rapidement sa vie, celle qui me guida autrefois avec ses beaux yeux, et qu’il me faut maintenant suivre avec la pensée.

Il nous restait peu de temps à attendre ; car les années changeaient nos cheveux et nos habitudes ; aussi, je n’avais pas éveillé le soupçon en m’entretenant avec elle de mon mal.

Avec quels chastes soupirs je lui aurais dit mes longues peines, qu’elle voit maintenant du ciel, j’en suis sûr, et dont elle s’afflige encore avec moi !


SONNET XLIX.

Il a perdu en un instant cette chère paix qui devait être la récompense de son amour.

Amour avait montré un port tranquille à ma longue et furieuse tempête, dans les années de l’âge mûr et chaste qui se dépouille des vices et se revêt de vertu et d’honneur.

Déjà mon cœur devenait plus visible aux beaux yeux, et ma foi profonde leur était moins importune. Ah ! Mort cruelle, comme tu es prompte à arracher en si peu d’heures le fruit de mainte année !

Pourtant, si elle eût vécu, j’arrivais au moment où j’aurais pu, en lui parlant, déposer dans ses chastes oreilles l’antique fardeau de mes douces pensées ;

Et où elle m’aurait peut-être répondu, en soupirant, quelque sainte parole, nos visages et nos cheveux étant l’un et l’autre changés.


SONNET L.

Il a l’image de Laure si vivement gravée au cœur, qu’il lui parle comme si elle était présente.

À la chute d’une plante qui a été arrachée comme celle que le fer ou le vent déracine, répandant à terre les dépouilles de sa partie supérieure, et montrant au soleil sa tige desséchée,

J’en vis une autre qu’Amour prit pour objet, et à qui Calliope et Euterpe m’ont donné comme sujet, car elle m’a envahi le cœur et y a établi sa propre demeure, de même qu’un lierre fait pour un tronc d’arbre ou pour un mur.

Ce Laurier vivant, où avaient coutume de faire leur nid les hautes pensées et mes soupirs ardents qui n’émurent jamais le feuillage des beaux rameaux,

Transporté au ciel, a laissé ses racines en sa fidèle demeure ; c’est pourquoi il s’y trouve encore quelqu’un pour appeler avec de tristes accents, et il ne s’y trouve personne pour y répondre.


SONNET LI.

Il s’éprend d’autant plus d’amour pour Laure dans le ciel, qu’il aurait dû moins l’aimer ici-bas.

Mes jours plus légers qu’aucun cerf, ont fui comme une ombre ; et ils n’ont pas trouvé d’autre bien qu’un battement d’œil et quelques heures sereines, dont je conserve en mon esprit le souvenir à la fois amer et doux.

Misérable monde, instable et obstiné ! il est de tout point aveugle, celui qui place en toi son espoir ; car c’est en toi que le cœur me fut ravi ; et maintenant elle le tient avec elle, celle qui est déjà devenue de la terre, et dont les os et les nerfs ne sont plus liés ensemble.

Mais la forme meilleure qui survit, et vivra toujours là-haut dans le ciel sublime, m’éprend chaque jour davantage de ses beautés.

Et je m’en vais seul, tandis que mes cheveux changent, en pensant à ce qu’elle est aujourd’hui, et en quel lieu elle demeure, et ce qu’est devenu à le voir son gracieux corps.


SONNET LII.

Il revoit Vaucluse où tout lui parle d’elle. Il songe alors au passé et s’attriste.

Je sens ma brise des anciens jours, et je vois apparaître les douces collines où naquit la belle lumière, qui, tout le temps qu’il plut au ciel, tint mes yeux pleins de désirs et joyeux, et qui maintenant les rend tristes et humides de pleurs.

Ô caduques espérances ! ô folles pensées ! les herbes sont veuves et les eaux sont troublées ; et vide et froid est le nid où elle reposa, et dans lequel, vivant et mort, j’ai voulu reposer moi aussi,

Espérant enfin de ses pieds si doux, et de ses beaux yeux qui m’ont brûlé le cœur, quelque repos après tant de fatigues.

J’ai servi un maître cruel et avare ; car j’ai brûlé tant que mon feu a été devant moi ; et maintenant je vais pleurant sa cendre dispersée.


SONNET LIII.

La vue de la maison de Laure lui rappelle combien il fut heureux, et combien il est misérable.

Est-ce là le nid où a posé ses plumes d’or et de pourpre mon phénix, qui tint mon cœur sous ses ailes, et qui en tire encore et paroles et soupirs ?

Ô première racine de mon doux mal, où est le beau visage d’où provint la lumière qui, me brûlant, m’a gardé vivant et joyeux ? Tu étais unique sur la terre ; maintenant, tu es heureuse dans le ciel.

Et tu m’as laissé ici, misérable et seul, de sorte que, rempli de douleur, je reviens sans cesse vers le lieu que j’honore et que je vénère comme sacré par toi,

Voyant la nuit obscure envelopper les collines d’où tu pris ton dernier vol vers le Ciel, et où tes yeux avaient coutume de faire le jour.


CANZONE III.

Il décrit allégoriquement les vertus de Laure, et pleure sa mort prématurée.

Me tenant un jour, seul, à la fenêtre, d’où je voyais tant de choses et si nouvelles que rien que de les regarder j’étais déjà quasi fatigué, une bête m’apparut à main droite, avec un visage humain à enflammer Jupiter. Elle était chassée par deux lévriers, l’un noir et l’autre blanc, qui mordaient si fortement les deux flancs de la noble bête, qu’en peu de temps ils la menèrent au trépas ; alors sa grande beauté, enfermée sous une pierre, fut vaincue par la mort acerbe, et sa cruelle destinée me fait soupirer.

Ensuite, je vis sur la haute mer un navire aux cordages de soie et à la voile d’or, et tout entier construit d’ivoire et d’ébène. Et la mer était tranquille, et le ciel était ce qu’il est quand aucun nuage ne le voile ; le navire était chargé de précieuse et riche marchandise. Puis, soudain, une tempête, venue d’Orient, troubla tellement les airs et les flots, que le navire frappa sur un écueil. Oh ! quelle poignante désolation ! il suffit d’un court instant pour engloutir, d’un étroit espace pour cacher à jamais les sublimes richesses à nulle autre secondes.

En un joli bosquet florissaient les saints rameaux d’un laurier jeune et svelte, qui paraissait être un des arbres du paradis. Et de son ombre sortaient de si doux chants d’oiseaux divers, et tant d’autres délices, qu’ils m’avaient entièrement séparé du monde.

Et pendant que je le regardais fixement, le ciel changea tout autour de lui, et, prenant un aspect sombre, le frappa d’un coup de foudre qui déracina soudain cette plante fortunée ; c’est de là que ma vie est triste, car pareil ombrage ne se retrouve jamais.

Une claire fontaine, en ce même bosquet, sortait d’un rocher et répandait ses eaux fraîches et douces avec un murmure suave. Pâtres ni laboureurs n’approchaient de ce beau séjour ignoré, ombreux et sombre, mais les nymphes et les muses venaient chanter à ses accords. Là, je m’assis ; et au moment où je goûtais le plus de douceur à un pareil concert et à une telle vue, je vis s’ouvrir une caverne qui engloutit la fontaine et le site tout entier ; de quoi je ressens encore de la douleur, et le seul souvenir m’en épouvante.

Ayant vu un phénix étranger, avec les deux ailes vêtues de pourpre et la tête d’or, aller par la forêt altier et solitaire, je crus voir d’abord une forme céleste et immortelle, jusqu’à ce qu’il arrivât au svelte laurier et à la fontaine engloutie par la terre. Chaque chose vole au trépas ; car ayant regardé les feuillages épars à terre, et le tronc brisé, et cette source vive desséchée, il tourna son bec contre soi-même, quasi plein de dédain, et en un instant il disparut ; de quoi mon cœur brûle de pitié et d’amour.

Enfin, je vis parmi les fleurs et l’herbe, marcher, pensive, une si gracieuse et si belle dame, que je n’y pense jamais sans brûler et trembler ; elle était humble en son maintien, mais pleine de superbe contre Amour ; et elle avait sur le corps une robe si blanche, tissée de telle sorte qu’elle semblait être à la fois d’or et de neige. Mais le haut de son corps était enveloppé d’un nuage obscur. Piquée ensuite au talon par un petit serpent, comme languit une fleur cueillie, elle s’en alla, non pas seulement tranquille, mais joyeuse. Ah ! rien autre chose au monde n’est durable que les pleurs !

Chanson, tu peux bien dire : ces six visions ont donné à mon maître un doux désir de mourir.


BALLADE I.

La douleur qu’il éprouve de survivre à Laure est adoucie par l’idée que Laure connaît son chagrin.

Amour, alors que florissait mon espoir et la récompense de ma longue fidélité, m’a enlevé celle dont j’attendais merci.

Ah ! impitoyable mort ! ah ! cruelle vie ! l’une m’a mis en deuil et a cruellement éteint mes espérances ; l’autre me retient ici-bas contre ma volonté. Et elle, qui s’en est allée, je ne puis la suivre, car elle n’y consent pas. Mais pourtant, à toute heure présente, ma Dame siège au milieu de mon cœur, et ce qu’est ma vie, elle le sait.


CANZONE IV.

Il se rappelle les grâces qu’il découvrit en Laure du premier jour où il la vit.

Je ne puis me taire, et je crains que ma langue ne produise un effet contraire à ce que pense mon cœur, lequel voudrait glorifier sa dame qui, du ciel, nous écoute. Comment pourrai-je, Amour, si tu ne me l’enseignes pas, égaler avec des paroles mortelles les œuvres divines et ce que recouvre la haute humilité en soi-même recueillie ? Dans la belle prison dont elle est maintenant délivrée, l’âme gentille n’était pas encore depuis longtemps, alors que je la vis pour la première fois ; sur quoi, je courus soudain — car c’était l’avril de l’année et de mon âge — cueillir des fleurs dans les prés d’alentour, espérant, ainsi paré, plaire à ses yeux.

Les murs étaient d’albâtre et le toit était d’or, la porte d’ivoire et les fenêtres de saphir, à l’endroit d’où me vint au cœur le premier soupir et d’où me viendra le dernier. C’est de là que les messagers d’Amour sortirent armés de flèches et de feu ; aussi, en repensant à eux, que je vois couronnés de laurier, je tremble comme si j’y étais encore. On y voyait au milieu, un siège altier, fait d’un beau diamant équarri et qui n’avait jamais été terni, et sur lequel la belle dame avait coutume de s’asseoir. Devant le siège s’élevait une colonne de cristal, au dedans de laquelle étaient écrites toutes mes pensées, et qui projetait au dehors de si clairs rayons que j’en soupirais souvent.

À l’aspect de ces armes aiguës, ardentes et pleines d’éclat, de la victorieuse et verte bannière contre laquelle Jupiter, et Apollon, et Polyphème et Mars reculent en champ clos, je compris que j’étais venu là où les pleurs sont toujours nouveaux et reverdissent sans cesse ; et ne pouvant me défendre, je me laissai emmener prisonnier en un lieu d’où je ne sais pas aujourd’hui par quelle voie et par quel artifice on sort. Mais comme il arrive parfois qu’un homme pleure et voie en même temps une chose qui lui réjouit les yeux et le cœur ; ainsi, celle pour qui je suis en prison, et qui seule en sa vie fut une chose parfaite, se tenant sur un balcon, je me mis à la contempler avec un tel désir, que je mis en oubli et moi-même et mon mal.

J’étais sur la terre et mon cœur était au paradis, oubliant doucement tout autre souci ; et je sentais ma vivante personne se changer en marbre et s’emplir d’étonnement, quand une dame à l’air fier et assuré, d’âge antique et jeune de visage, me voyant si fixement attaché aux mouvements de ce front et de ces sourcils : « C’est de moi, dit-elle, c’est de moi qu’il te faut prendre conseil, car j’ai un tout autre pouvoir que tu ne le crois ; et je sais rendre en un instant joyeux et triste. Plus légère que le vent, je gouverne et bouleverse tout ce que tu vois en ce monde. Tiens, comme l’aigle, tes yeux fixés sur le soleil, et prête en même temps l’oreille à ces paroles de moi :

« Le jour que celle-ci naquit, les étoiles qui produisent parmi vous les effets heureux étaient aux lieux sublimes et choisis, tournées avec amour les unes vers les autres. Vénus et son père, sous un aspect bienveillant, occupaient les principales et les plus belles places ; et les étoiles funestes et perfides étaient quasi entièrement chassées du ciel. Le Soleil n’entr’ouvrit jamais un si beau jour ; l’air et la terre étaient pleins d’allégresse, et les eaux, par les mers et par les fleuves, jouissaient d’une paix profonde. Parmi tant de lumières amies, une nuée lointaine me déplut, et je crains qu’elle ne se résolve en pleurs, si la pitié ne tourne autrement le ciel.

« Lorsqu’elle vint vivre en ce séjour si bas, et qui, à vrai dire, n’était pas digne d’elle, ce fut chose étrange de la voir déjà sainte et douce, bien qu’encore enfant ; elle semblait une perle blanche dans l’or fin ; marchant tantôt sur ses mains et sur ses pieds, tantôt à pas tremblants, elle rendait le bois, l’eau, la terre ou la pierre, vert, limpide, suave ; l’herbe, touchée par ses mains et ses pieds, redevenait plus fraîche et plus élancée ; et l’on voyait ses beaux yeux faire fleurir les campagnes, et les vents et les tempêtes s’apaiser aux balbutiements de sa langue à peine sevrée de lait, montrant clairement au monde sourd et aveugle combien elle avait déjà en elle de la lumière du ciel.

« Après que, croissant en âge et en vertu, elle fut arrivée à son troisième été fleuri, je ne crois pas que jamais le soleil ait jamais vu tant de grâce ni de beauté. Ses yeux étaient pleins d’une honnête joie, et son parler de douceur et de confort. Toutes les langues sont muettes pour dire d’elle ce que seul tu en sais. Elle a le visage si éclairé de célestes rayons, que votre vue n’a pu se fixer sur lui, et sa belle présence terrestre t’a rempli le cœur d’un tel feu, que nul autre n’a jamais plus doucement brûlé. Mais il me paraît que son départ subit te sera trop tôt un motif de vie amère. »

Cela dit, elle retourna à sa roue mobile, sur laquelle elle file notre trame, triste et infaillible devineresse de mes maux ; car, quelques années après, celle pour laquelle j’ai une telle faim de mourir, ô ma chanson, la Mort acerbe et cruelle me la ravit, et elle ne pouvait tuer un plus beau corps.


SONNET LIV.

La mort a bien pu le priver des beautés de Laure, mais non lui enlever le souvenir de ses vertus.

Maintenant, tu as été jusqu’à l’extrême limite de ton pouvoir, ô cruelle Mort ! maintenant, tu as appauvri le royaume de l’Amour ; maintenant, tu as éteint la fleur, la lumière de beauté, et tu l’as enfermée en une étroite fosse.

Maintenant, tu as dépouillé et privé notre vie de tout ce qui l’ornait et de son suprême honneur ; mais la renommée et le mérite, qui jamais ne meurent, ne sont pas en ton pouvoir. Habite les os dénudés.

Leur reste, c’est le ciel qui l’a et qui se réjouit et se glorifie de son éclat, comme d’un plus beau Soleil ; et le monde des bons l’aura toujours en mémoire.

Ange nouveau, que votre cœur, au milieu d’une telle victoire, soit pris là haut de pitié pour moi, comme le mien fut vaincu ici-bas par votre beauté.


SONNET LV.

Sa douleur s’apaise de la voir heureuse dans le ciel et immortelle sur la terre.

Le souffle, et le parfum, et la fraîcheur, et l’ombre du doux laurier, et son aspect fleuri, lumière et repos de ma vie fatiguée, tout cela m’a été ravi par celle qui fauche le monde entier.

Comme le Soleil disparaît pour nous, quand sa sœur lui fait ombre, ainsi ma sublime lumière étant disparue pour moi, je demande à la Mort aide contre la Mort, tellement Amour m’accable de sombres pensées.

Tu as dormi, ô belle Dame, un court sommeil ; maintenant, tu es réveillée, parmi les esprits élus, là où l’âme se confond en son Créateur.

Et si mes rimes peuvent quelque chose, la mémoire de ton nom, consacrée parmi les nobles intelligences, sera éternelle ici-bas.


SONNET LVI.

Le dernier jour où il la vit, il eut de tristes présages de ses malheurs futurs.

J’étais, hélas ! arrivé au dernier de mes jours heureux, que j’ai vus peu nombreux durant cette courte vie ; et mon cœur était devenu une neige attiédie, présage sans doute des jours tristes et noirs.

De même que celui que la fièvre accoutumée va assaillir, a déjà les nerfs, le pouls et la pensée malades, ainsi je me sentais, sans savoir que s’approchait rapidement la fin de mon bonheur imparfait.

Les beaux yeux, qui sont maintenant au ciel, brillants et joyeux de la lumière d’où pleut le salut et la vie, et qui ont laissé les miens ici-bas misérables et mendiants,

Leur disaient, en leur jetant de favorables et d’étranges étincelles : restez en paix, ô chers amis ; nous ne nous reverrons plus jamais ici-bas, mais nous nous reverrons ailleurs.


SONNET LVII.

Aveugle qu’il était, il ne vit pas en ce jour que les regards de Laure étaient les derniers.

Ô jour, ô heure, ô suprême moment, ô étoiles conjurées pour ma ruine ! ô fidèle regard, que voulus-tu me dire alors que je partis pour ne plus jamais goûter de satisfaction ?

Maintenant, je connais mes pertes ; maintenant, je reprends mes sens, car je croyais — ah ! croyance vaine et débile ! — perdre en partant, une partie et mon tout. Combien d’espérances emporte le vent !

Car déjà le contraire était ordonné au ciel ; je devais voir s’éteindre la sublime lumière dont je vivais, et c’était écrit sur son aspect doux et amer.

Mais devant mes yeux s’était mis un voile qui m’empêchait de voir ce que je voyais, afin de rendre soudain ma vie plus triste.


SONNET LVIII.

Il aurait dû prévoir son malheur à l’éclat insolite des yeux de Laure.

Ce gracieux, doux, cher et chaste regard semblait dire : prends de moi ce que tu peux, car jamais plus tu ne me verras ici-bas, quand tu auras porté hors d’ici tes pas si lents à se mouvoir.

Intelligence plus prompte que le léopard, lente à prévoir tes douleurs, comment ne vis-tu pas dans ses yeux ce que tu vois maintenant, et ce qui fait que je me consume et que je brûle ?

Silencieux, plus étincelants que de coutume, ils disaient : Ô lumières amies, qui pendant longtemps, avec tant de douceur, avez fait de nous vos miroirs !

Le ciel nous attend ; il vous semblera, à vous, que c’est trop tôt ; mais celui qui nous lia ici-bas rompt notre lien ; et, pour vous mettre en courroux, il veut que le vôtre vieillisse.


CANZONE V.

Il a vécu heureux et uniquement pour elle. Elle aurait donc dû mourir à son heure.

J’avais coutume de m’éloigner de la fontaine de ma vie, et de chercher par les terres et les mers, suivant, non pas ma volonté, mais mon étoile ; et toujours je m’en allai, — tellement Amour me vint en aide, — pendant ces exils amers, autant qu’il a pu voir, me repaissant le cœur de souvenirs et d’espérance. Maintenant, hélas ! je lève la main, et je rends les armes à mon impitoyable et violente destinée qui m’a privé d’une si douce espérance. Seul, le souvenir me reste, et c’est de lui seul que je nourris mon grand désir ; aussi mon âme se consume et s’affaiblit par le jeûne.

Comme un courrier en chemin, si la nourriture lui manque, est contraint de ralentir sa course, la force qui le faisait marcher vite diminuant, ainsi ma vie fatiguée ayant manqué de ce cher aliment auquel vint mordre celle qui met le monde à nu et rend mon cœur triste, la douceur se change d’heure en heure pour moi en amertume, et le plaisir en ennui ; c’est pourquoi, je désespère et je crains de ne pas pouvoir accomplir mon voyage si court. Neige ou poussière au vent, je fuis pour abréger mon pèlerinage ; et qu’ainsi soit, si c’est bien là ma destinée.

Jamais cette vie mortelle ne me plut — Amour le sait, lui avec qui j’en parle souvent — sinon à cause de celle qui fut sa lumière et la mienne. Depuis qu’en mourant sur la terre, cet esprit par qui j’ai vécu est allé renaître au ciel, le suivre — que cela ne m’est-il permis ! — est mon suprême désir. Mais j’aurai toujours sujet de me plaindre de ce que je fus malhabile à prévoir mon sort qu’Amour me montra sous ce beau sourcil, pour me donner un autre conseil ; car tel est mort, triste et inconsolé, pour qui, peu auparavant, mourir eût été chose heureuse.

Dans les yeux où mon cœur avait coutume d’habiter, jusqu’à ce qu’il portât envie à mon sort cruel, qui le bannit d’une si riche demeure, Amour avait écrit de sa propre main, en lettres pieuses, ce qu’il arriverait bientôt de mon désir d’aller si loin. Il était beau et doux de mourir alors, quand, moi mourant, ma vie ne mourait pas avec moi, mais que survivait au contraire la meilleure partie de moi-même. Maintenant, la Mort a dispersé mes espérances, et un peu de terre pèse sur mon bien. Et je vis ; et je n’y pense jamais sans que je tremble.

Si ma faible intelligence eût été avec moi quand j’en avais besoin, et si un autre désir, en la faisant dévier, ne l’eût pas tournée ailleurs, j’aurais bien lu sur le front de ma Dame : Tu es arrivé à la fin de toute ta douceur et au commencement de tes longues amertumes. En entendant cela, doucement délivré en sa présence de mon voile mortel et de cette ennuyeuse et pesante chair, je pouvais m’en aller devant elle pour voir préparer son siège dans le ciel ; maintenant, j’irai après elle désormais et avec d’autres cheveux.

Chanson, si tu trouves un homme qui vive tranquille dans son amour, dis : Meurs pendant que tu es heureux ; car la mort qui vient à temps n’est pas une douleur, mais un refuge ; et qui peut bien mourir, ne doit pas chercher à retarder sa mort.


SIXAIN VIII.

Malheureux, il désire d’autant plus la mort qu’il se souvient d’avoir été plus content et plus heureux.

Ma bénigne fortune et une vie joyeuse, les jours sereins et les nuits paisibles, et les suaves soupirs, et le doux style qui raisonnait d’habitude dans mes vers et dans mes rimes, tout cela changé subitement en deuil et en pleurs, me fait haïr la vie et désirer la mort.

Cruelle, acerbe, inexorable Mort, tu me donnes sujet de n’être jamais joyeux, mais de passer toute ma vie dans les pleurs, mes jours dans l’obscurité, et mes nuits dans le deuil. Mes graves soupirs ne s’échappent plus en rimes, et mon dur martyre défie tout style.

À quoi est réduit mon amoureux style ? À des paroles de colère, à des entretiens de mort. À quoi sont réduits les vers, à quoi sont réduites les rimes qu’un noble cœur écoutait pensif et joyeux ? Où sont les nuits passées à deviser d’amour ? Je ne parle maintenant que de pleurs, et je ne pense pas à autre chose.

Autrefois, grâce au désir, les pleurs m’étaient si doux, qu’ils remplissaient de douceur le style le plus aigre, et me faisaient veiller toutes les nuits. Maintenant pleurer m’est plus amer que la mort, car je n’espère plus jamais revoir le regard honnête et joyeux, sublime sujet à mes rimes infimes.

Amour plaça pour mes rimes un clair signal dans les beaux yeux, et maintenant, il l’a placé dans les pleurs, me rappelant avec douleur le temps joyeux ; aussi, je vais changeant de style comme de pensée, et te priant de nouveau, pâle Mort, de me soustraire à de si pénibles nuits.

Le sommeil a fui de mes cruelles nuits, ainsi que l’harmonie de mes rimes rauques, qui ne savent traiter d’autre chose que de la mort ; ainsi mes chants se sont changés en pleurs. Le royaume d’Amour n’a pas de style si varié, car il est maintenant aussi triste qu’il fut autrefois joyeux.

Personne ne vécut jamais plus que moi joyeux ; personne ne vit plus tristes les jours ni les nuits ; et la douleur redoublant, le style redouble qui tire du cœur de si larmoyantes rimes. Je vécus d’espoir ; maintenant je vis de pleurs, et contre la Mort je n’ai d’espoir que dans la Mort.

La Mort m’a fait mourir, et seule la Mort peut faire que j’aille revoir ce visage joyeux qui faisait un plaisir pour moi des soupirs et des pleurs, brise douce et pluie bienfaisante pour mes nuits ; alors que, Amour, élevant mon style débile, je tissais en rimes les pensées choisies.

Maintenant que n’ai-je un si touchant style qu’il puisse reprendre ma Laure à la Mort, comme Orphée le fit pour Eurydice, sans avoir besoin d’employer les rimes ! Je vivrais encore plus que jamais joyeux. Si cela ne peut être, qu’une de ces nuits ferme enfin ces deux sources de pleurs.

Amour, j’ai maintes et maintes années pleuré ma grande souffrance en un douleureux style, et je n’espère pas avoir jamais de toi de moins cruelles nuits ; aussi, je suis venu prier la Mort de m’enlever d’ici pour me rendre joyeux là où est celle que je chante et que je pleure dans mes rimes.

Si mes rimes fatiguées peuvent aller si haut qu’elles arrivent jusqu’à elle qui ne connaît plus la colère ni les pleurs, et qui fait maintenant le ciel joyeux de ses beautés, elle reconnaîtra bien, quoique changé, le style qui lui plut peut-être autrefois, avant que la Mort ne lui eût fait un jour serein et à moi d’atroces nuits.

Ô vous qui soupirez dans de plus heureuses nuits, qui écoutez parler et qui parlez vous-mêmes d’amour dans vos rimes, priez pour que la Mort ne me soit plus sourde, la Mort, port des misères et terme des pleurs ; pour qu’elle change une fois son antique style qui attriste tout le monde, et peut me faire si joyeux.

Elle peut me rendre joyeux en une ou en peu de nuits ; et dans mon âpre style et dans mes rimes pleines d’angoisses, je prie la Mort de mettre fin à nos pleurs.


SONNET LIX.

Il envoie ses rimes sur la tombe de Laure, pour qu’elles la prient de l’appeler à elle.

Allez, rimes dolentes, vers la dure pierre qui cache mon cher trésor dans la terre. Là, appelez celle qui vous répondra du ciel, bien que sa dépouille mortelle soit en un lieu obscur et vil.

Dites-lui que je suis déjà las de vivre, de naviguer sur ces ondes horribles ; mais que, recueillant ses feuillages dispersés, je suis ses traces ainsi pas à pas,

Ne m’entretenant que d’elle seule, vivante ou morte, ou plutôt vivante et maintenant devenue immortelle, afin que le monde la connaisse et l’aime.

Qu’il lui plaise m’être favorable à l’heure de mon trépas qui est proche désormais ; qu’elle vienne à ma rencontre, et telle qu’elle est dans le ciel, qu’elle m’attire, qu’elle m’appelle à soi.


SONNET LX.

Maintenant qu’elle sait que son amour fut honnête, elle voudra enfin le prendre en pitié.

Si un amour honnête peut être digne de merci, et si la piété a encore autant de pouvoir que de coutume, j’aurai merci, car ma foi est plus claire que le soleil à ma dame et au monde.

Autrefois, elle avait peur de moi, maintenant elle sait, loin de le croire seulement, que ce que je veux aujourd’hui pour moi est absolument ce que j’ai toujours voulu ; et si elle entendait alors mes paroles, ou si elle voyait mon visage, maintenant elle voit mon âme et mon cœur.

Aussi j’espère qu’enfin, du haut du ciel, elle s’afflige de tant de soupirs que je pousse ; et elle le montre en se tournant vers moi, si pleine de piété.

Et j’espère que lorsque je laisserai ici-bas cette dépouille, elle viendra vers moi, avec cette escorte des nôtres, véritable amie du Christ et de l’honnêteté.


SONNET LXI.

Il la voit en imagination sous la forme d’un esprit céleste. Il veut la suivre, mais elle disparaît.

J’ai vu naguère, entre mille autres, ma Dame d’un aspect tel que mon cœur fut assailli d’une amoureuse peur, en la voyant sous une image non fausse, semblable, comme forme, aux esprits célestes.

Il n’y avait en elle rien de terrestre ou de mortel, comme à ceux qui ne se soucient d’autre chose que du ciel. Mon âme qui brûla si longtemps, et qui grandit pour elle, désireuse de la suivre, ouvrit les deux ailes.

Mais elle était trop haut pour mon poids terrestre ; et peu après je la perdis complètement de vue ; à cette pensée je me sens encore glacé et plein de stupeur.

Ô belles, hautes et resplendissantes fenêtres, par où celle qui a rendu tant de gens tristes, a trouvé une voie pour entrer dans un si beau corps !


SONNET LXII.

Elle lui est si bien restée au cœur et dans les yeux, que parfois il en vient à croire qu’elle vit encore.

Sans cesse elle me revient à l’esprit, ou plutôt elle y est toujours, celle qui ne peut en être bannie par le Lethé, telle que je la vis en la saison fleurie, toute embrasée des rayons de son étoile.

Au premier abord, je la vois si chaste et si belle, si recueillie en elle-même et si concentrée, que je crie : c’est bien elle ; elle est encore en vie ; et je réclame, comme une faveur, sa douce parole.

Tantôt elle répond et tantôt elle ne dit mot. Moi, comme un homme qui se trompe et puis qui voit plus juste, je dis à mon esprit : tu t’es trompé ;

Tu sais qu’en mil trois cent quarante-huit, le sixième jour d’avril, en la première heure, cette àme bienheureuse sortit de son corps.


SONNET LXIII.

La nature, contre son habitude, réunit toutes les beautés en elle, mais la fit disparaître trop tôt.

Ce bien caduc et fragile que nous possédons, qui n’est que vent et qu’ombre et qu’on nomme beauté, ne fut jamais, sinon dans cet âge, réuni tout entier dans un seul corps ; et ce fut pour mon malheur.

Car la Nature ne veut pas, et il ne faut pas en effet, pour enrichir un seul, réduire tous les autres à la pauvreté. Or, elle a déversé sur une seule toutes ses largesses ; que toutes celles qui sont belles, ou se tiennent pour telles, me pardonnent.

Il n’y eut pas, je crois, il n’y aura jamais beauté semblable, antique ou moderne ; mais elle fut si cachée, qu’à peine le monde errant s’en aperçut-il.

Elle disparut vite ; aussi je suis joyeux de changer la courte vue que le ciel m’ait offerte uniquement pour plaire à ses saintes lumières.


SONNET LXIV.

Éclairé sur la fragilité de son amour sur cette terre, il revient à Dieu.

Ô temps, ô ciel variable, qui abusez en fuyant les aveugles et misérables mortels ; ô jours plus rapides que le vent et les flèches, maintenant je connais vos fraudes par expérience.

Mais je vous excuse, et c’est moi seul que je blâme : car la Nature vous ouvrit les ailes pour voler ; à moi, elle me donna les yeux, et je les ai seulement employés à mes propres maux ; dont j’ai vergogne et douleur.

Et il serait l’heure — elle est désormais passée — de les retourner d’un côté plus sûr, et de mettre terme aux gémissements sans fin.

Ce n’est pas de ton joug, Amour, que mon âme se délivre, mais de son mal ; avec quel soin, tu le sais. Ce n’est pas un hasard que la vertu, mais bien un bel art.


SONNET LXV.

Il a bien raison de s’estimer heureux de l’aimer, puisque Dieu l’a prise comme sa chose.

Celui qui surpassait en parfums et en éclat l’odoriférant et lumineux Orient, fruits, fleurs, herbes et feuillages, et d’où le Ponant avait le prix de toute rare excellence,

Mon doux laurier, où avait coutume d’habiter toute beauté, toute ardente vertu, voyait s’asseoir chastement à son ombre mon Seigneur et ma Déesse.

Moi aussi j’ai placé le nid de mes pensées choisies sur cette belle plante ; et, dans le feu comme dans le gel, tremblant et brûlant, j’ai été très heureux.

Le monde était plein de ses mérites parfaits, alors que Dieu, pour en orner le ciel, la rappela à soi ; et c’était une chose faite pour lui.


SONNET LXVI.

Lui seul, qui la pleure, et le ciel, qui la possède, la connurent pendant qu’elle vécut.

Tu as laissé, ô Mort, le monde sans soleil, obscur et froid, Amour aveugle et désarmé, la grâce nue, les beautés impuissantes ; moi inconsolé et lourd fardeau à moi-même ;

La courtoisie exilée et l’honnêteté détruite. Je m’afflige seul, et cependant je n’ai pas seul motif de m’affliger, car tu as arraché le germe éclatant de la vertu. Maintenant que le premier mérite est éteint, qu’adviendra-t-il du second ?

L’air, et la terre et la mer devraient pleurer sur la race humaine qui, sans elle, est comme un pré sans fleur, ou un anneau sans pierre précieuse.

Le monde ne la connut pas pendant qu’il la posséda ; je la connus, moi qui suis resté ici à la pleurer, et le ciel aussi que la cause même de mes pleurs rend maintenant si beau.


SONNET LXVII.

Il s’excuse de ne pas l’avoir louée comme elle le méritait, parce que cela lui était impossible.

Je connus, tout le temps que le ciel m’ouvrit les yeux et que le désir et Amour élevèrent mes ailes, les choses nouvelles et charmantes, mais mortelles, que toutes les étoiles répandirent sur un seul objet.

Toutes les autres choses, si étrangères et si diverses, formes altières, célestes et immortelles, comme elles étaient au-dessus de mon intelligence, ma vue débile ne put les supporter.

C’est pourquoi, tout ce que d’elle j’ai dit ou écrit, et qu’elle me rend maintenant en éloges ou plutôt en prières à Dieu, fut une faible goutte dans d’infinis abîmes.

Car le style ne s’étend pas au delà du génie, et, pour avoir les yeux fixés sur le soleil, l’homme voit d’autant moins que la splendeur du Soleil est plus grande.


SONNET LXVIII.

Il la prie de le consoler au moins avec la chère et douce vue de son ombre.

Doux, cher et précieux gage que Nature m’a ravi et que le Ciel me garde, ah ! comment ta pitié pour moi est-elle si tardive, ô soutien habituel de ma vie ?

Jadis tu avais coutume de rendre mon sommeil au moins digne de ta vue ; et maintenant tu souffres que je brûle sans aucun rafraîchissement ; et qui cause ce retard ? Pourtant, là-haut n’habitent ni la colère ni le dédain,

Grâce auxquelles ici-bas un cœur bien compatissant se repaît parfois des tourments d’autrui, de sorte qu’Amour est vaincu dans son propre royaume.

Toi qui vois au dedans de moi et connais mon mal, et qui seule peux mettre fin à tant de douleur, apaise mes plaintes avec ton ombre.


SONNET LXIX.

Il est hors de soi, content et heureux de l’avoir vue et de l’avoir entendu parler.

Ah ! quelle pitié, quel ange furent si prompts à porter dans le ciel le deuil de mon cœur, que je vois encore, comme d’habitude, revenir ma Dame avec son doux et honnête maintien,

Pour apaiser mon cœur misérable et chagrin ? je la vois si remplie d’humilité, si dépouillée d’orgueil, et telle en somme, que je me reprends à la mort et que je vis, et que vivre ne m’est plus importun.

Bienheureuse es-tu, toi qui peux rendre heureux autrui par ta vue, ou par les paroles comprises seulement par nous deux.

Mon cher fidèle, je m’afflige beaucoup sur toi, mais pourtant c’est pour notre bien que je te fus cruelle. Voilà ce qu’elle dit, et d’autres choses encore à arrêter le Soleil.


SONNET LXX.

Quand il pleure, elle accourt sécher ses larmes, et le console.

De cette nourriture dont mon Seigneur abonde toujours les larmes et le deuil, je nourris mon cœur lassé ; et souvent je tremble et souvent je deviens pâle, en pensant à sa blessure âpre et profonde.

Mais celle qui n’eut, en son temps, ni égale, ni seconde, vient près du lit où je languis, telle que j’ose à peine la regarder, et, pieuse, s’assoit sur le bord.

De cette main que j’ai tant désirée, elle essuie mes yeux, et son parler m’apporte une douceur qu’un homme mortel n’éprouva jamais.

Que sert de savoir, à celui qui se décourage ? dit-elle. Ne pleure plus ; ne m’as-tu pas assez pleurée ? Que n’es-tu maintenant vivant comme il est vrai que je ne suis pas morte !


SONNET LXXI.

Il mourrait de douleur, si elle ne venait point parfois le consoler par ses apparitions.

En repensant à ce suave regard qu’aujourd’hui le ciel honore, à la façon d’incliner sa tête dorée, à son visage, à cette angélique et modeste voix qui me calmait et qui maintenant m’attriste,

Je regarde comme une grande merveille que je vive encore ; et je ne vivrais déjà plus, si celle qui nous a laissés en doute de savoir ce qu’elle fut le plus, belle ou honnête, n’eût été si empressée à me secourir à l’heure de l’aurore.

Ô quels accueils doux, et chastes et pieux ! et comme attentivement elle écoute et note la longue histoire de mes peines !

Puis, quand la clarté du jour semble sur le point de la frapper, elle retourne au ciel, car elle en sait toutes les voies, les yeux humides, ainsi que l’une et l’autre joue.


SONNET LXXII.

La douleur de l’avoir perdue est si forte, que rien ne viendra plus l’adoucir.

Il fut peut-être un temps où l’amour était une douce chose — non pas que je sache quand — Maintenant c’en est une si amère que nulle ne l’est davantage. Bien sait la vérité de cela, celui qui l’apprend, comme moi je l’ai fait à ma grande douleur.

Celle qui fut l’honneur de notre siècle, est maintenant celui du ciel qu’elle orne et qu’elle éclaire tout entier. Pendant sa vie, elle me donna un repos court et rare ; maintenant elle m’a ravi tout repos.

La Mort cruelle m’a ravi tout mon bien ; et la grande félicité dont jouit ce bel esprit délivré de ses liens, ne peut consoler mon état malheureux.

J’ai pleuré et chanté ; je ne sais plus changer de note, mais jour et nuit j’exhale et je déverse par la langue et par les yeux le deuil amassé dans mon âme.


SONNET LXXIII.

En songeant que Laure est au ciel, il se repent de son excessive douleur, et il s’apaise.

L’amour et la douleur ont poussé, là où elle ne devait pas aller, ma langue portée à se lamenter, à dire sur celle pour qui j’ai chanté et brûlé, ce qui, si c’était vrai, serait un tort.

Car mon malheureux état devrait bien être adouci par la béatitude de Laure, et mon cœur devrait bien se consoler en la voyant tellement se familiariser avec lui que, vivante, elle eut toujours dans le cœur.

Et je m’apaise bien, et je me console moi-même ; et je ne voudrais pas la revoir en cet enfer ; je veux au contraire mourir et vivre seul.

Car, plus belle que jamais, je la vois avec le regard intérieur au milieu des anges, élevant son vol jusqu’au pied de son Seigneur éternel et du mien.


SONNET LXXIV.

Il élève toutes ses pensées vers le ciel où Laure le cherche et l’attend.

Les anges élus et les âmes bienheureuses, citoyennes du ciel, le premier jour que ma Dame fut trépassée, l’entourèrent, pleins d’étonnement et de pitié.

Quelle lumière est-ce là, quelle nouvelle beauté ? disaient-ils entre eux ; car dans tout cet âge, jamais corps si adorable ne monta, du monde errant, à ce sublime séjour.

Elle, contente d’avoir changé de demeure, se met de pair avec les plus parfaits, et cependant se retourne de temps en temps en arrière,

Regardant si je la suis, et semble attendre. Aussi, je dresse tous mes désirs et toutes mes pensées vers le ciel, car je l’entends prier que je me hâte.


SONNET LXXV.

Il demande comme récompense de son amour qu’il obtienne de la voir bientôt.

Dame, qui joyeuse te tiens auprès de notre principe, comme le requiert ta vie pure, assise sur un siège élevé et glorieux, et orné d’autre chose que de perles ou d’or ;

Ô parmi les dames haut et rare prodige, maintenant, sur le visage de celui qui voit tout, tu vois mon amour et cette foi pure pour laquelle j’ai versé tant de larmes et répandu tant d’encre ;

Et tu sais que mon cœur fut pour toi sur la terre ce qu’il est à présent dans le ciel, et que jamais je n’ai voulu autre chose de toi que le Soleil de tes yeux.

Donc, pour me dédommager de la longue guerre qui me fit tourner vers toi seule en ce monde, prie pour que j’aille bientôt demeurer avec vous.


SONNET LXXVI.

Privé de tout confort, il espère qu’elle lui obtiendra la grâce de la revoir dans le ciel.

Des plus beaux yeux et du plus éclatant visage qui ait jamais brillé, et des plus beaux cheveux qui aient jamais fait paraître moins beaux l’or et le Soleil ; du plus doux parler et du plus doux rire ;

Des mains, des bras qui, sans faire un geste, auraient conquis ceux qui furent le plus rebelles à l’Amour ; des plus beaux pieds, et des plus agiles ; de la personne formée en paradis,

Mes esprits prenaient vie ; maintenant c’est le Roi céleste et ses courriers ailés qui en jouissent ; et moi je suis resté ici nu et aveugle.

Je n’attends qu’un seul confort à mes peines ; c’est que, elle, qui voit toutes mes pensées, m’obtienne la grâce de pouvoir être avec elle.


SONNET LXXVII.

Il se croit déjà proche du jour où elle l’appellera à elle.

Il me semble d’heure en heure entendre le messager que ma Dame m’envoie pour me rappeler à elle ; ainsi je vais me changeant au dedans et au dehors, et je suis en peu d’années si défait,

Qu’à peine je me reconnais désormais moi-même ; j’ai banni toute ma façon habituelle de vivre. Je serais heureux de savoir quand je serai près d’elle, mais le moment devrait pourtant bien en être proche.

Ô heureux ce jour où, sortant de la terrestre prison, je laisserai brisé et dispersé mon lourd, frêle et mortel vêtement ;

Et où je m’éloignerai de ténèbres si épaisses, m’envolant si haut dans le pur éther, que je voie mon Seigneur et ma Dame.


SONNET LXXVIII.

Il lui parle en songe de ses maux. Elle s’attriste, et vaincu par la douleur, il s’éveille.

Ma brise sacrée souffle si souvent sur mon repos tourmenté, que je prends la hardiesse de lui dire le mal que j’ai senti et que je sens, ce que, elle vivante, je n’aurais pas osé.

Je commence par ce regard amoureux qui fut l’origine d’un si long tourment ; puis je poursuis, disant comment, misérable et satisfait, de jour en jour, d’heure en heure, Amour m’a consumé.

Elle se tait, et la pitié peinte dans les yeux, elle me regarde fixement ; en même temps elle soupire et son visage s’embellit de larmes honnêtes.

Et mon âme, vaincue par la douleur, pendant qu’en pleurant elle s’irrite avec elle, débarrassée du sommeil revient à elle-même.


SONNET LXXIX.

Il désire la mort que le Christ a souffert pour lui.

Chaque jour il me semble qu’il y a plus de mille ans que je suis ma fidèle et chère conductrice, qui me guida en ce monde, et maintenant me guide par une meilleure voie vers une vie sans angoisses.

Et les tromperies du monde ne peuvent me retenir, car je les connais ; et telle est la lumière qui du plus profond du ciel resplendit au dedans de mon cœur, que je commence à compter le temps et les dommages que j’ai subis.

Et je ne dois pas craindre les menaces de la Mort que le Roi souffrit avec de plus grandes peines, pour me rendre persévérant et fort à suivre son exemple.

Et maintenant elle vient d’entrer dans les veines de celle que le sort m’avait donnée, et elle n’a point troublé son front serein.


SONNET LXXX.

Depuis qu’elle est morte, il n’a pas vécu. Aussi il méprise et brave la mort.

La Mort ne peut rendre amer le doux visage ; mais le doux visage peut rendre la Mort douce. Qu’est-il besoin d’autres aides pour bien mourir ? Elle m’aide, celle dont j’apprends tout ce qui est bien.

Et celui qui ne fut pas avare de son sang, et du pied brisa les portes du Tartare, semble me réconforter par sa mort. Donc, viens, ô Mort ; ta venue m’est chère.

Et ne tarde pas, car il est bien temps désormais : sinon, ce fut bien le temps au moment où ma Dame passa de cette vie.

Depuis lors, je n’ai jamais vécu un jour ; j’ai été en route avec elle, et avec elle je suis arrivé au terme ; et j’ai fourni ma journée avec ses pieds.


CANZONE VI.

Elle lui apparaît de nouveau, et plus que jamais compatissante, elle cherche à le consoler.

Quand mon suave et fidèle confort, pour rendre le repos à ma vie fatiguée, vient se poser sur le côté gauche de mon lit, avec son doux et affable raisonnement, tout pâle de pitié et de peur, je dis : « — D’où viens-tu à cette heure, ô bienheureuse âme ? — » Elle tire de son beau sein un petit rameau de palme, et un autre de laurier, et dit : « — Je me suis départie du beau ciel Empyrée et de ces saintes régions, et je viens uniquement pour te consoler. — »

Par gestes et en paroles je la remercie humblement, et puis je lui demande : « — Or, d’où sais-tu mon état ? — » Et elle : « — Les tristes flots de pleurs dont jamais tu n’es rassasié, et le vent de tes soupirs, à travers tout l’espace arrivent au ciel et troublent ma paix. Te déplaît-il donc si fort que j’aie quitté cette misérable vie pour arriver à une meilleure, alors que cela devrait te plaire, si tu m’aimas autant que tu le montras par ton air et par tes discours ? —

Je réponds : « — Je ne pleure pas sur un autre que moi-même, qui suis resté au milieu des ténèbres et des souffrances, toujours aussi certain que tu étais montée au ciel, qu’on est sûr d’une chose qu’on voit de près. Comment Dieu et la Nature auraient-ils mis tant de vertu en un cœur juvénile, si le salut éternel n’avait pas été réservé d’avance à ton bien faire, ô toi, l’une des âmes rares, qui vécus saintement parmi nous, et puis t’envolas subitement au ciel !

« Mais moi, que dois-je faire, sinon pleurer toujours, misérable et seul, car sans toi je ne suis rien ? Que n’ai-je été étouffé à la mamelle et au berceau, afin de ne pas subir les amoureuses épreuves ! — » Et elle : « — Pourquoi pleures-tu, et te consumes-tu ? Combien eût-il mieux valu d’élever tes ailes au dessus de la terre ; et de peser dans une juste balance les choses mortelles et tes douces et trompeuses folies ; et de me suivre, s’il est vrai que tu m’aimes tant, cueillant désormais quelques-uns des rameaux que voici ! — »

« — Je voulais demander — réponds-je alors — ce que veulent signifier ces deux feuillages. — » Et elle : « — Toi-même tu réponds, toi dont la plume a tant honoré l’un d’eux. La palme, c’est la victoire ; et moi, jeune encore, j’ai vaincu le monde et moi-même ; le laurier est le signe du triomphe dont je suis digne, grâce à ce Seigneur qui me donna la force. Maintenant toi, si quelqu’un te fait violence, tourne-toi vers lui, demande-lui secours, afin que nous soyons avec lui à la fin de ta course. — »

« — Sont-ce là ces cheveux blonds et ce nœud doré — dis-je — qui me lie encore, et ces beaux yeux qui furent mon Soleil ? — » « — Ne divague pas avec les sots ; ne parle pas — dit-elle — et ne crois pas à leur façon. Je suis un pur esprit, et je me réjouis dans le ciel. Ce que tu cherches est déjà réduit en terre depuis longues années ; mais pour te tirer d’angoisse, il m’est donné de t’apparaître ainsi. Et, plus belle que jamais, et à toi plus chère, je serai encore une autre fois celle que je fus, quand, si sauvage et en même temps compatissante, je sauvegardais à la fois ton salut et le mien. — »

Je pleure, et elle avec ses mains m’essuie le visage ; et puis elle soupire doucement ; et elle s’afflige avec des paroles capables de rompre les rochers ; et après cela, elle part et le sommeil avec elle.


CANZONE VII.

Amour, pour se disculper, fait le plus bel éloge de Laure.

Ce doux et impitoyable seigneur qui est depuis longtemps le mien, ayant été cité par moi devant la reine qui possède la portion divine de notre nature et en occupe le sommet, je m’y présente semblable à l’or qui s’affine dans le feu, chargé de douleur, de crainte et d’horreur, comme un homme qui craint la mort et demande justice ; et je commence : « — Madame, tout jeune, je mis le pied gauche dans le royaume de celui-ci, dont je n’ai jamais obtenu que colère et dédain ; et j’y ai souffert tant et de si divers tourments, qu’à la fin ma patience, bien qu’infinie, fut vaincue, et que j’en eus la vie en haine.

«  Ainsi mon temps s’est jusqu’ici passé dans la flamme et dans les peines ; et combien de voies utiles et honnêtes, combien de joies j’ai dédaignées, pour servir ce trompeur cruel ! Et quel esprit a les paroles assez promptes pour pouvoir résumer mon état infortuné, et les reproches si nombreux, et si graves et si justes que j’ai faits de cet ingrat ? Oh ! j’ai goûté peu de miel, et beaucoup d’aloès mêlé au fiel. En quelle amertume il a jeté ma vie, avec sa fausse douceur qui m’entraîna vers l’amoureuse troupe ! Car, si je ne me trompe, j’étais disposé à m’élever au-dessus de la terre ; et il m’a enlevé à la paix et m’a livré à la guerre.

« Il m’a fait moins aimer Dieu que je ne devais, et avoir moins soin de moi-même ; pour ma dame, j’ai eu toute pensée en un égal dédain. En cela, lui seul a été mon conseiller, aiguisant sans cesse le juvénile désir à l’impitoyable pierre où j’espérais me reposer de son joug âpre et féroce. Malheureux ! à quoi m’ont servi le génie clairvoyant et altier, et les autres dons que m’a faits le ciel, que je m’en vais changeant de cheveux, et ne peux changer ma volonté obstinée ? Il m’a tellement dépouillé de toute liberté, ce cruel que j’accuse, qu’il m’a changé la vie amère en douce habitude.

« Il m’a fait chercher les pays déserts, les bêtes sauvages et les larrons rapaces, les fourrés pleins d’épines, les gens cruels et les coutumes barbares, et toutes les erreurs qui entravent les voyageurs : monts, vallées, marais, et mers et fleuves ; mille lacets de tous côtés tendus ; et l’hiver en des mois inaccoutumés ; tout cela au milieu de fatigues et de périls toujours présents. Et ni celui-ci, ni mon autre ennemie que je fuyais, ne me laissaient seul un instant. Donc, si je n’ai pas, avant le temps, été atteint par une mort acerbe et cruelle, c’est que la pitié céleste a pris soin de mon salut, et non pas ce tyran qui se repaît de mon deuil et de mes maux.

« Depuis que je suis devenu sien, je n’ai pas eu une heure tranquille, et je n’espère pas en avoir ; et mes nuits ont banni le sommeil, et je ne peux plus, ni par herbes, ni par enchantements, le leur ramener. Par ruse et par force, il est devenu maître de mes esprits ; et depuis, il n’a pas sonné de cloche, en quelque endroit que ce soit, que je ne l’entendisse. Il sait que je dis vrai, car jamais ver n’a rongé un vieux bois, comme celui-ci a rongé mon cœur où il a fait son nid, et qu’il défie à mort. De là naissent les larmes et les tourments, les paroles et les soupirs dont je finis par me fatiguer et peut-être aussi autrui. Juge, toi qui me connais ainsi que lui. — »

Mon adversaire, avec d’aigres reproches, commence : « — Ô dame, écoute l’autre partie qui dira sans faute la vérité dont s’écarte cet ingrat. Celui-ci, dès son premier âge, fut adonné à l’art de vendre des paroles futiles, ou plutôt des mensonges ; et il ne paraît pas avoir honte, ayant été délivré de cet ennui pour goûter mes plaisirs, de se plaindre de moi qui l’ai conservé pur et net contre le désir qui souvent l’entraînait vers son mal ; voilà pourquoi il se lamente maintenant dans cette douce vie qu’il nomme misère, alors que par moi seul il est parvenu à quelque renommée, car j’ai élevé son intelligence où, par elle-même, elle ne se serait jamais élevée.

« Il sait que le grand Atride, et le sublime Achille, et Annibal si funeste à votre pays, et un autre encore, le plus illustre de tous par le mérite et la fortune, je les laissai, ainsi que leurs étoiles l’avaient ordonné pour chacun, tomber en un vil amour pour des servantes ; et pour celui-ci, entre mille dames choisies parmi les excellentes, j’en ai choisi une comme il ne s’en verra jamais sous la lune, quand même Lucrèce retournerait à Rome ; et je lui donnai un idiome si doux et un chant si suave, que jamais une pensée basse ou pesante ne put durer devant elle. Telles furent mes tromperies envers celui-ci.

« Tel fut le fiel, tels furent les dédains et les colères, plus doux de beaucoup que tout ce qu’aurait pu lui donner aucune autre. D’une bonne semence, je récolte un mauvais fruit, et voilà la récompense qu’obtient celui qui sert un ingrat. Je l’avais si bien conduit sous mes ailes, que sa façon de dire plaisait aux dames et aux cavaliers ; et je le fis monter si haut, que son nom bouillonne parmi les plus chauds génies, et qu’en tous lieux on conserve précieusement ses écrits. Alors qu’il serait peut-être maintenant un discoureur enroué de cour, un homme du vulgaire, je l’exalte et le rends fameux, grâce à ce qu’il apprit dans mon école, et de celle qui fut unique au monde.

« Et pour dire en somme le grand service que je lui ai rendu, je l’ai détourné de mille actions déshonnêtes ; car jamais, quelque pacte qu’on lui ait proposé, il ne put se complaire à une chose vile. Jeune, il fut réservé et plein de vergogne dans ses actes et dans ses pensées, depuis qu’il est devenu homme lige de celle qui lui imprima au cœur une marque sublime et le fit semblable à elle. Tout ce qu’il a de remarquable et de noble, il le tient d’elle et de moi dont il se plaint. Jamais nocturne fantôme ne fut si plein d’erreur, que celui-ci ne l’est envers nous ; car, depuis qu’il nous connaît, il a été en faveur auprès de Dieu et des hommes ; de cela, l’orgueilleux se lamente et le regrette.

« En outre — et voici qui surpasse tout — je lui avais donné des ailes pour voler jusqu’au plus haut du ciel, à travers les choses mortelles qui sont une échelle vers le Créateur pour qui le comprend bien. Car en regardant bien attentivement combien et quelles étaient les vertus contenues dans cette espérance, il pouvait, d’une chose visible à une autre, s’élever jusqu’à la cause première ; et il l’a dit lui-même plus d’une fois dans ses rimes. Maintenant, il m’a mis en oubli avec cette dame que je lui donnai pour colonne de sa frêle vie. — » Sur quoi, je pousse une larmoyante clameur, et je crie : « — Il me la donna bien, mais il me la reprit vite. — » Il répond : « — Ce n’est pas moi, mais celui qui la voulut pour lui. — »

À la fin, tournés tous les deux vers le siège de la justice, moi avec un accent tremblant, et lui avec une voix haute et cruelle, chacun conclut pour soi : noble Dame, j’attends ta sentence. Elle alors, souriant : « — Il me plaît d’avoir entendu vos requêtes ; mais il faut plus de temps pour juger en un si grand procès. — »


SONNET LXXXI.

Les sages conseils de Laure le font rentrer en lui-même.

Souvent mon fidèle miroir, voyant mon esprit fatigué et mon corps si changé, et disparaître ma souplesse et ma force, me dit : « — Ne te le dissimule plus, tu es déjà vieux.

« En tout, le mieux est d’obéir à la Nature, car à vouloir lutter contre elle, le temps a raison de nous. — » Alors soudain, comme l’eau éteint le feu, je me réveille d’un long et pesant sommeil ;

Et je vois bien que notre vie s’envole, et qu’on ne peut pas être plus d’une fois ; et au milieu du cœur me résonne une parole

De celle qui est maintenant délivrée de son beau lien, mais qui, pendant sa vie, fut si unique au monde, qu’à toutes, si je ne me trompe, elle a ôté la renommée.


SONNET LXXXII.

Il a tellement fixé sa pensée sur Laure, qu’il lui semble être avec elle dans le ciel, et lui parler.

Je vole si souvent au ciel avec les ailes de la pensée, qu’il me semble presque être un de ceux qui y ont leur trésor, laissant sur la terre mon voile déchiré.

Parfois mon cœur tremble d’un doux frisson, entendant celle pour laquelle je pâlis, me dire : « — Ami, maintenant je t’aime et je t’honore, parce que tu as changé d’habitudes et de cheveux. — »

Elle me mène vers son Seigneur ; alors je m’incline, le priant humblement de consentir à ce que je reste à contempler l’un et l’autre visage.

Il répond : ta destinée est bien arrêtée ; si elle tarde encore vingt ou trente ans à s’accomplir, cela te paraîtra trop long, et cela ne sera cependant pas beaucoup.


SONNET LXXXIII.

Délivré des filets de l’amour, dégoûté et las de la vie, il retourne à Dieu.

La Mort a éteint ce Soleil qui a coutume de m’éblouir, et mes yeux, entiers et sains, sont dans les ténèbres ; celle par laquelle je sentis le froid et le chaud, est maintenant poussière ; mes lauriers dépouillés, sont devenus des chênes et des ormes.

C’est ce qui fait que je vois mon bien, et qu’en même temps je m’afflige. Je n’ai plus personne qui épouvante et qui enhardisse mes pensers, qui les glace et les réchauffe, ni qui les remplisse d’espérance et les comble de douleur.

Hors des mains de celui qui blesse et guérit, et qui autrefois a fait de moi un si long carnage, je me trouve en une liberté amère et douce.

Et vers le Seigneur que j’adore et auquel je rends grâces, et qui d’un mouvement de sourcil gouverne et soutient le ciel, je reviens fatigué, non moins que rassasié de vivre.


SONNET LXXXIV.

Il reconnaît ses fautes ; il s’en repent et prie Dieu de le sauver des peines éternelles.

Amour me tint vingt-un ans brûlant joyeusement dans le feu, et plein d’espérance dans la douleur. Depuis que ma Dame, et mon cœur avec elle, sont montés au ciel, il m’a tenu dix autres années à pleurer.

Désormais je suis fatigué, et je retire ma vie d’une si grande erreur qui a quasi éteint le germe de la vertu ; et je te remets dévotement, ô souverain Dieu, ce qui me reste d’existence,

Triste et repentant de mes années ainsi dépensées, car elles devaient se dépenser pour un meilleur usage, à chercher la paix et à finir les tourments.

Seigneur qui m’as enfermé dans cette prison, tire m’en sain et sauf des dams éternels, car je connais ma faute et je ne l’excuse pas.


SONNET LXXXV.

Il s’humilie devant Dieu et implore sa grâce.

Je vais pleurant mes temps passés que j’ai consacrés à aimer une chose mortelle, sans élever mon vol, ayant cependant les ailes pour donner peut-être de moi des exemples non vils.

Toi qui vois mes maux indignes et coupables, Roi du ciel, invisible, immortel, secourres mon âme égarée et fragile, et supplée à son défaut par ta grâce,

Afin que, si je vécus dans les luttes et la tempête, je meure en paix et dans le port ; et si le séjour fut inutile, qu’au moins le départ soit honorable.

Au peu de vie qui me reste et à ma mort, que ta main daigne être propice. Tu sais bien que je n’ai pas d’espérance en d’autres.


SONNET LXXXVI.

Il doit son propre salut à la vertueuse conduite de Laure à son égard.

Douces cruautés et placides refus, pleins de chaste amour et de pitié ; charmants dédains qui tempérèrent — je m’en aperçois maintenant — mes désirs enflammés et stupides ;

Gentil parler, où brillait clairement la suprême courtoisie jointe à la suprême honnêteté ; fleur de vertu, source de beauté qui chasse de mon cœur toute pensée vile ;

Divin regard, à rendre l’homme heureux, tantôt cruel à refréner mon esprit ardent pour ce qui est justement défendu,

Tantôt prompt à réconforter ma frêle existence ; cette belle diversité fut la racine de mon salut, qui autrement était perdu.


SONNET LXXXVII.

Elle était si pleine de grâces, qu’à sa mort la courtoisie et l’amour quittèrent ce monde.

Bienheureux esprit, qui si doucement tournas ces yeux plus clairs que le soleil, et qui exhalas les soupirs et les vives paroles qui résonnent encore à mon âme,

Jadis je te vis, brûlant d’un chaste feu, mouvoir parmi les herbes et les violettes, non comme une dame, mais comme un ange seul, les pas de celle qui maintenant m’est plus que jamais présente ;

Laquelle ensuite, retournant vers ton Créateur, tu laissas dans la terre, ainsi que le voile suave qui, par une haute destinée, te vint en partage.

À ton départ, Amour partit du monde ainsi que Courtoisie, et le Soleil tomba du ciel, et la Mort commença à devenir douce.


SONNET LXXXVIII.

Ah ! que ta main vienne en aide à mon génie haletant, Amour, ainsi qu’à mon style fatigué et fragile, pour parler de celle qui est devenue immortelle et citoyenne du céleste royaume.

Accorde-moi, Seigneur, que mon dire arrive à égaler ses mérites, ce à quoi il ne peut atteindre par lui-même, puisqu’il n’y eut pas de vertu ni de beauté égale dans ce monde qui ne fut pas digne de la posséder.

Amour répond : — Tout ce que le ciel et moi pouvons, tout ce que peuvent les bons conseils et les entretiens honnêtes, fut réuni dans celle que la Mort nous a ravie.

Il n’y eut jamais de femme pareille, depuis le jour où Adam ouvrit les yeux pour la première fois ; et maintenant que cela suffise, je le dis en pleurant, et toi en pleurant tu l’écris.


SONNET LXXXIX.

Le chant triste d’un petit oiseau lui rappelle ses propres chagrins.

Bel oiselet qui vas chantant ou pleurant tes jours passés, en voyant la nuit et l’hiver à tes côtés, et le jour ainsi que les mois joyeux derrière tes épaules !

Si, comme tu connais tes maux pesants, tu connaissais mon état semblable au tien, tu viendrais dans le sein de cet inconsolé pour partager avec lui les douloureuses plaintes.

Je ne sais si les parts seraient égales ; car celle que tu pleures est peut-être en vie, tandis que la Mort et le Ciel sont tant avares pour moi.

Mais la saison et l’heure moins propice, ainsi que le souvenir des douces années et des années amères, m’invitent à te parler avec pitié.


SONNET XC.

La mort de Laure l’engage à méditer sérieusement sur la vie future.

La belle dame que j’aimai tant, s’est en allée subitement loin de nous, et, du moins ce que j’espère, elle est montée au ciel, si doux et si suaves furent ses actes.

Il est temps de reprendre les deux clefs de ton cœur qu’elle possédait pendant sa vie, et de la suivre dans la voie droite et libre ; qu’aucun poids terrestre ne t’embarrasse.

Depuis que tu es délivré du poids le plus lourd, tu peux facilement déposer les autres, et monter au ciel comme un voyageur allégé.

Tu vois bien désormais que toute chose créée court à la mort, et combien l’âme a besoin d’aller légère au périlleux passage.


CANZONE VIII.

Repentant, il invoque Marie, et la conjure de le secourir pendant sa vie et à sa mort.

Vierge belle, qui de soleil vêtue, couronnée d’étoiles, plus tellement au souverain Soleil, qu’il cacha sa lumière en toi ; Amour me pousse à parler de toi, mais je ne sais pas commencer sans ton aide et sans l’aide de celui qui, dans son amour, s’est reposé en toi. J’invoque celle qui répondit toujours à qui l’appela avec la foi. Vierge, si jamais l’extrême misère des choses humaines t’amena à merci, incline-toi à ma prière ; soutiens-moi dans cette guerre, bien que je sois poussière, et que tu sois reine du ciel.

Vierge sage, et l’une du beau groupe des bienheureuses vierges prudentes, ou plutôt la première, celle dont la lampe est la plus claire ; ô solide bouclier des affligés contre les coups de la Mort et de la Fortune, sous lequel on trouve le triomphe et non pas seulement le salut ; ô soulagement à l’ardeur aveugle qui consume ici-bas les mortels insensés ; vierge, ces beaux yeux qui virent avec tristesse les plaies impies faites aux doux membres de ton cher fils, tourne-les sur ma périlleuse situation ; car, étant sans résolution, je viens à toi pour avoir un conseil.

Vierge pure, en tout parfaite, de ton noble fruit fille et mère, toi qui illumines cette vie et embellis l’autre ; c’est par toi que ton fils et celui du Père souverain, ô brillante et sublime fenêtre du ciel, vint pour nous sauver aux jours suprêmes ; et qui, parmi tous les autres terrestres séjours, a été seule élue, vierge bénie, pour changer en allégresse les pleurs d’Ève. Fais-moi, tu le peux, digne de sa grâce, ô toi éternellement bienheureuse, et qui fus autrefois couronnée dans le royaume céleste.

Vierge sainte, pleine de toutes les grâces, qui par une vraie et très haute humilité montas au ciel d’où tu écoutes mes prières ; tu enfantas la source de pitié et le Soleil de justice qui rassérène les siècles remplis d’erreurs obscures et épaisses. Tu possèdes réunis en toi trois noms doux et chers : mère, fille et épouse ; vierge glorieuse, Dame du Roi qui as brisé nos liens et fait le monde libre et heureux, et dans les saintes plaies duquel je te prie, véritable bienfaitrice, de contenter mon cœur.

Vierge unique au monde, sans modèle ; qui as énamouré le ciel de tes beautés ; qui n’as eu ni supérieure, ni pareille, ni seconde ; tes saints pensers, tes actes pieux et chastes firent au vrai Dieu un temple sacré et vivant dans ta virginité féconde. Par toi ma vie peut être joyeuse, si à tes prières, ô Marie, vierge douce et pieuse, la grâce abonde là où abonda le péché. Les genoux de l’âme ployés, je te prie d’être mon guide, et de redresser ma voie tortueuse vers une bonne fin.

Vierge resplendissante et stable dans l’éternité, étoile de cette mer tempétueuse, guide sûr de tout fidèle nocher ; regarde en quelle terrible tourmente je me retrouve, sans gouvernail, et déjà je suis près de pousser le cri suprême. Mais pourtant mon âme en toi se fie. C’est une pécheresse, je ne le nie pas, ô vierge ; mais je te prie de ne pas laisser ton ennemi rire de mon mal ; ressouviens-toi que c’est notre péché qui a fait que Dieu, pour nous sauver, s’incarna sous une forme humaine en ton flanc virginal.

Vierge, que de larmes j’ai déjà répandues, que de supplications et de prières adressées en vain et seulement pour ma peine et à mon grave détriment ! Depuis que je naquis sur la rive de l’Arno, cherchant tantôt dans un lieu et tantôt dans un autre, ma vie n’a pas été autre chose qu’un tourment. La beauté mortelle, les actes et les paroles ont anéanti toute mon âme. Vierge sacrée et sublime, ne tarde pas, car je suis peut-être à ma dernière année. Mes jours plus rapides que la flèche, se sont écoulés entre les misères et les péchés, et la mort seule m’attend.

Vierge, elle est poussière et elle a mis mon cœur en deuil, celle qui, vivante, le tint dans les pleurs, et ne savait pas une seule de mes mille souffrances, et quand elle l’aurait su, ce qui advint n’en serait pas moins advenu, car tout autre désir de sa part eût été la mort pour moi, et pour elle une coupable renommée. Maintenant toi, Dame du ciel, toi notre divinité — si parler ainsi est licite et convenable — vierge au sens élevé, tu vois tout ; et ce que d’autres ne pouvaient faire, n’est rien pour ta grande puissance ; mets fin à ma douleur ; ce sera un honneur pour toi, et pour moi le salut.

Vierge, en qui j’ai mis le complet espoir que tu pourras et voudras m’aider en ce grand besoin, ne m’abandonne pas au moment du suprême passage. Regarde non pas moi, mais celui qui daigna me créer ; que ce soit non pas mon mérite, mais sa sublime semblance qui est en moi, qui te pousse à avoir cure d’un homme si infime. Méduse et mon erreur ont fait de moi un rocher distillant une eau vaine ; Vierge, remplis de larmes saintes et pieuses mon cœur fatigué : qu’au moins mes derniers pleurs soient pleins de dévotion et débarrassés du limon terrestre, si les premiers ne furent pas exempts de folie.

Vierge compatissante et ennemie de l’orgueil, que l’amour de notre principe commun te touche ; aie pitié d’un cœur contrit, humble ; car si je continue à aimer avec une si admirable fidélité un peu de terre périssable, que devrai-je faire pour toi, chose si noble ? Si par tes mains je me relève de mon état si misérable et vil, ô vierge, je consacre et je purifie à ton nom et mes pensées, et mon génie, et mon style, ma langue et mon cœur, mes larmes et mes soupirs. Conduis-moi vers un meilleur gué, et accueille favorablement mes désirs si changés.

Le jour s’approche et ne peut être loin, tellement le temps court et vole, ô vierge unique et seule ; et mon cœur est aiguillonné tantôt par la conscience, tantôt par la mort. Recommande-moi à ton Fils, vrai homme et vrai Dieu, afin qu’à mon dernier soupir il me reçoive en paix.