Souvenirs (Tocqueville)/02/09

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Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 207-237).

IX

Journées de Juin.

Me voici enfin arrivé à cette insurrection de Juin, la plus grande et la plus singulière qu’il y ait eu dans notre histoire et peut-être dans aucune autre : la plus grande, car, pendant quatre jours, plus de cent mille hommes y furent engagés ; la plus singulière, car les insurgés y combattirent sans cri de guerre, sans chefs, sans drapeaux et pourtant avec un ensemble merveilleux et une expérience militaire qui étonna les plus vieux officiers.

Ce qui la distingua encore parmi tous les événements de ce genre qui se sont succédé depuis soixante ans parmi nous, c’est qu’elle n’eut pas pour but de changer la forme du gouvernement, mais d’altérer l’ordre de la société. Elle ne fut pas, à vrai dire, une lutte politique (dans le sens que nous avions donné jusque-là à ce mot) mais un combat de classe, une sorte de guerre servile. Elle caractérisa la révolution de Février, quant aux faits, de même que les théories socialistes avaient caractérisé celle-ci, quant aux idées ; ou plutôt elle sortit naturellement de ces idées, comme le fils de la mère ; et on ne doit y voir qu’un effort brutal et aveugle, mais puissant des ouvriers pour échapper aux nécessités de leur condition qu’on leur avait dépeinte comme une oppression illégitime et pour s’ouvrir par le fer un chemin vers ce bien-être imaginaire dont on les avait bercés. C’est ce mélange de désirs cupides et de théories fausses qui rendit cette insurrection si formidable après l’avoir fait naître. On avait assuré à ces pauvres gens que le bien des riches était en quelque sorte le produit d’un vol fait à eux-mêmes. On leur avait assuré que l’inégalité des fortunes était aussi contraire à la morale et à la société qu’à la nature. Les besoins et les passions aidant, beaucoup l’avaient cru. Cette notion obscure et erronée des droits, se mêlant à la force brutale, communiqua à celle-ci une énergie, une ténacité et une puissance qu’elle n’aurait jamais eues seule.

Il faut remarquer encore que cette insurrection formidable ne fut pas l’entreprise d’un certain nombre de conspirateurs, mais le soulèvement de toute une population contre une autre. Les femmes y prirent autant de part que les hommes. Tandis que les premiers combattaient, les autres préparaient et apportaient les munitions ; et, quand on dut enfin se rendre, elles furent les dernières à s’y résoudre.

On peut dire que ces femmes apportaient au combat des passions de ménagères ; elles comptaient sur la victoire pour mettre à l’aise leur mari, et pour élever leurs enfants. Elles aimaient cette guerre comme elles eussent aimé une loterie.

Quant à la science stratégique que fit voir cette multitude, le naturel belliqueux des Français, la longue expérience des insurrections et surtout l’éducation militaire, que reçoivent tour à tour la plupart des hommes du peuple suffisent pour l’expliquer. La moitié des ouvriers de Paris ont servi dans nos armées et ils reprennent toujours volontiers les armes. Les anciens soldats abondent en général dans les émeutes. Le 24 février, Lamoricière, entouré d’ennemis, dut deux fois la vie à des insurgés, qui avaient combattu sous lui en Afrique, et chez lesquels les souvenirs des camps militaires se trouvèrent plus puissants que la fureur des guerres civiles.

On sait que ce fut la dispersion des ateliers nationaux qui fut l’occasion du soulèvement. N’osant licencier d’un seul coup cette milice redoutable, on avait essayé de la disperser en envoyant dans les départements une partie des ouvriers qui la composaient : ceux-ci refusèrent de partir. Le 22 juin ils parcoururent Paris en grandes bandes, ils chantaient en cadence et d’un ton monotone : « On ne partira pas, on ne partira pas… » Des députations d’entre eux vinrent faire des sommations hautaines aux membres de la commission du pouvoir exécutif, et, ayant éprouvé un refus, se retirèrent en annonçant que le lendemain on aurait recours aux armes.

Tout, en effet, annonçait que la crise si longtemps attendue était arrivée.

Ces nouvelles, portées à l’Assemblée, y firent naître une grande inquiétude comme on peut croire. Cependant elle n’interrompit pas son ordre du jour ; elle continua la discussion d’une loi d’affaire, et même, quoique émue, l’écouta ; il est vrai qu’il s’agissait d’une question bien importante et qu’on écoutait un orateur très éminent.

Le gouvernement avait proposé de s’approprier par un rachat tous les chemins de fer. Montalembert s’y opposait ; sa cause était bonne, mais son discours fut excellent ; je ne crois pas l’avoir entendu parler si bien soit avant soit depuis ; je pensais, à la vérité, comme lui, cette fois, mais je crois que, même aux yeux de ses adversaires, il se surpassa. Il fut vif dans son attaque, sans être aussi hargneux et aussi outrageant qu’à son ordinaire. Une certaine peur tempérait son insolence naturelle et posait des limites à son humeur paradoxale et querelleuse, car, comme tant d’autres gens de parole, il avait bien plus de témérité de langage que de hardiesse de cœur.

La séance se termina sans qu’il fût question de ce qui se passait au dehors, et l’Assemblée se dispersa.

Le 23, comme je me rendais à l’Assemblée, je vis un grand nombre d’omnibus réunis autour de la Madeleine ; cela m’apprit qu’on commençait à élever des barricades dans les rues ; c’est ce qui me fut confirmé à mon arrivée au palais. Cependant, on doutait encore qu’il s’agît d’une prise d’armes sérieuse. Je résolus d’aller m’assurer pax moi-même de l’état des choses, et, avec Corcelles, je me rendis aux environs de l’Hôtel de Ville. Dans toutes les petites rues qui avoisinent ce monument, je trouvai le peuple occupé à établir des barricades ; il procédait à ce travail avec l’habileté et la régularité d’un ingénieur, ne dépavant que ce qu’il fallait pour fonder, à l’aide des pierres carrées qu’il se procurait ainsi, un mur épais, très solide et même assez propre, dans lequel il avait soin d’ordinaire de laisser une petite ouverture le long des maisons afin qu’on pût circuler. Impatients de nous renseigner plus vite sur l’état de la ville, nous convînmes, Corcelles et moi, de nous séparer ; il alla d’un côté et moi de l’autre ; son excursion faillit lui tourner mal. Il m’a raconté depuis qu’après avoir franchi sans encombre plusieurs barricades à moitié construites, à la dernière, on l’arrêta ; les hommes du peuple qui élevaient celle-ci, voyant un beau monsieur en habit noir et linge très blanc parcourir doucement les rues sales des environs de l’Hôtel de Ville et s’arrêter devant eux d’un air placide et curieux, imaginèrent de tirer parti de cet observateur suspect. Ils lui demandèrent, au nom de la fraternité, de les aider dans leur ouvrage ; Corcelles était brave comme César, mais il jugea avec raison que, dans cette circonstance, il n’y avait rien de mieux à faire que de céder sans bruit. Le voilà donc remuant les pavés et les posant le plus proprement possible les uns sur les autres. Sa maladresse naturelle et ses distractions vinrent heureusement à son aide ; on le congédia bientôt comme un ouvrier inutile.

Il ne me survint aucune aventure semblable ; je parcourus les rues du quartier Saint-Martin et Saint-Denis sans rencontrer pour ainsi dire de barricades, mais l’agitation y était extraordinaire. En revenant, je rencontrai dans la rue des Jeûneurs un garde national couvert de sang et de fragments de cervelle, il était très pâle et rentrait chez lui. Je lui demandai ce qui se passait ; il me dit que le bataillon dont il faisait partie venait de recevoir à bout portant, à la porte Saint-Denis, une fusillade très meurtrière ; un de ses camarades, dont il me dit le nom, avait été tué à côté de lui et c’est à ce malheureux qu’appartenaient le sang et les débris dont il était lui-même couvert.

Je revins à l’Assemblée, m’étonnant de n’avoir pas rencontré un seul soldat dans tout le chemin que je venais de parcourir ; ce ne fut qu’arrivé en face du Palais Bourbon que j’aperçus enfin de grosses colonnes d’infanterie en marche et suivies de canons.

Lamoricière, en grand uniforme et à cheval, était à leur tête ; je n’ai jamais vu une figure plus resplendissante de passions agressives et je dirai presque de joie, et, quelle que fût la fougue naturelle de son humeur, je pense qu’elle ne l’entraînait pas seule en ce moment et qu’il s’y mêlait aussi l’ardeur de se venger des périls et des outrages qu’on lui avait fait subir en février. — « Que faites-vous, lui dis-je ? On s’est déjà battu à la porte Saint-Denis et les environs de l’Hôtel de Ville se couvrent de barricades. — Patience, me dit-il, nous y allons. Croyez-vous que nous soyons assez sots pour éparpiller nos soldats un jour comme celui-ci dans les petites rues des faubourgs ? Non ! non ; nous laissons les insurgés se concentrer dans les quartiers que nous ne pouvons leur disputer et nous irons ensuite les y détruire. Ils ne nous échapperont pas cette fois. »

Comme je rentrais à l’Assemblée, il survint un orage épouvantable qui inonda la ville. J’espérais un peu que ce mauvais temps nous tirerait d’affaire pour ce jour-là ; et il eût suffi, en effet, pour faire avorter une émeute ordinaire : car le peuple de Paris a besoin de beau temps pour se battre, et il craint plus la pluie que la mitraille.

Je perdis bientôt cet espoir ; à chaque instant, les nouvelles devenaient plus inquiétantes. L’Assemblée qui a voulu reprendre ses travaux ordinaires a peine à les suivre ; agitée mais non encore vaincue par l’émotion du dehors, elle sort de son ordre du jour, y rentre, en sort encore, l’abandonne enfin et se livre aux seules préoccupations de la guerre civile. Divers membres viennent raconter à la tribune ce qu’ils ont vu dans Paris. D’autres y proposent des partis à prendre. Falloux, au nom du Comité de l’assistance publique, vient proposer un décret qui dissout les ateliers nationaux, et on l’applaudit. Le temps se consume en vaines conversations, en vains discours. On ne savait rien de précis ; on réclamait à tout moment la présence de la commission exécutive pour connaître l’état de Paris : celle-ci ne paraissait pas. Il n’y a rien de plus misérable que la vue d’une assemblée dans un moment de crise, quand le gouvernement lui-même manque. Elle ressemble à un homme encore plein de passions et de volontés, mais perclus et qui s’agite puérilement au milieu de l’impuissance de ses organes. Deux membres de la commission exécutive paraissent enfin ; ils annoncent que la situation des affaires est périlleuse, mais que, cependant, on espère étouffer l’insurrection avant la nuit. L’Assemblée se déclare en permanence et s’ajourne au soir.

À la reprise de la séance, nous apprenons que Lamartine a été reçu à coups de fusil devant toutes les barricades qu’il a essayé d’approcher ; deux de nos collègues, Bixio et Dornès, ont été blessés mortellement en voulant haranguer les insurgés. Bedeau a eu la cuisse traversée à l’entrée du faubourg Saint-Jacques ; beaucoup d’officiers de marque sont déjà tués ou hors de combat : un membre, Victor Considérant parle de faire une concession aux ouvriers ; l’Assemblée, qui était tumultueuse et troublée, mais non pas faible, se soulève à ces mots : « À l’ordre, crie-t-on de toutes parts avec une sorte de fureur : il n’est permis de parler ainsi qu’après la victoire. » Le reste de la soirée et une partie de la nuit se passent à parler vaguement, à écouter, à attendre. Vers minuit, Cavaignac se présente. La commission exécutive avait concentré dans les mains de celui-ci, depuis l’après-midi, tous les pouvoirs militaires. D’une voix saccadée et brisée et en paroles simples et précises, Cavaignac raconte les principaux incidents de la journée. Il annonce qu’il a donné l’ordre à tous les régiments placés le long des chemins de fer de marcher sur Paris et que toutes les gardes nationales des environs sont averties ; il conclut en disant que les insurgés sont repoussés aux barrières et qu’on espère être enfin maître de la ville. L’Assemblée, épuisée de fatigue, laisse son bureau en permanence et s’ajourne au lendemain huit heures.

Lorsqu’en quittant cette enceinte tumultueuse, je me retrouvai à une heure du matin sur le pont Royal, et que de là j’aperçus Paris enveloppé dans les ténèbres, calme comme une ville endormie, j’eus peine à me persuader que tout ce que j’avais vu et entendu depuis le matin eût existé dans la réalité et ne fût point une pure création de mon esprit. Les places et les rues que je traversais étaient absolument désertes ; pas un bruit, pas un cri ; on aurait dit un peuple industrieux, qui, fatigué de la veille, se repose avant de reprendre les paisibles travaux du lendemain. La sérénité de cette nuit finit par me gagner moi-même ; je parvins à me persuader que nous avions déjà triomphé et, rentré chez moi, je m’endormis aussitôt.

Je me réveillai de très grand matin ; le soleil était déjà depuis quelque temps sur l’horizon, car nous étions dans les jours les plus longs de l’année ; en ouvrant les yeux, j’entendis un son métallique et sec, qui remuait nos vitres et s’éteignait aussitôt au milieu du silence de Paris : « Qu’est-ce là ? » dis-je. Ma femme me répondit : « C’est le canon, voilà près d’une heure que je l’entends ; je n’ai pas cru devoir vous réveiller, car vous allez sans doute avoir besoin de vos forces dans le jour. » Je m’habillai à la hâte et sortis ; le tambour commençait à battre de tous côtés le rappel : le jour de la grande bataille était bien réellement venu. Les gardes nationaux quittaient leurs demeures en armes ; tous ceux que je vis me parurent pleins d’énergie, car le bruit du canon qui faisait sortir les braves de chez eux, retenait les autres au logis. Mais ils étaient au désespoir ; ils se croyaient ou mal conduits ou trahis par la commission exécutive, et faisaient entendre contre elle des imprécations terribles. Cette extrême défiance de la force armée, à l’égard de ses chefs, me parut un symptôme formidable. En poursuivant ma route, je rencontrai, à l’ouverture de la rue Saint-Honoré, une foule d’ouvriers qui écoutaient avec anxiété le bruit du canon. Ces hommes étaient tous en blouse, ce qui est pour eux, comme on sait, l’habit de combat aussi bien que l’habit de travail ; cependant ils n’avaient pas d’armes, mais on voyait dans leurs regards qu’ils étaient bien près de les prendre. Ils remarquaient avec une joie à peine contenue que le bruit de la canonnade semblait se rapprocher, ce qui annonçait que l’insurrection gagnait du terrain. J’augurais déjà que toute la classe ouvrière était engagée, soit de bras, soit de cœur, dans la lutte ; cela me le prouva. L’esprit d’insurrection circulait en effet, d’un bout à l’autre de cette vaste classe et dans chacune de ses parties, comme le sang dans un seul corps ; il remplissait les quartiers où l’on ne se battait pas, comme ceux qui servaient de théâtre au combat, il avait pénétré dans nos maisons, autour, au-dessus, au-dessous de nous. Les lieux mêmes où nous nous croyions les maîtres, fourmillaient d’ennemis domestiques ; c’était comme une atmosphère de guerre civile qui enveloppait tout Paris et au milieu de laquelle, dans quelque lieu qu’on se retirât, il fallait vivre et, à ce propos, je vais violer la loi que je me suis imposée de ne parler jamais sur la foi d’autrui et raconter un fait que me fit connaître, quelques jours après, mon confrère Blanqui[1] ; quoique fort léger, il marque merveilleusement la physionomie du temps. Blanqui avait fait venir des champs et placé dans sa maison comme domestique, le fils d’un pauvre homme dont la misère l’avait touché. Le soir du jour où l’insurrection commença, il entendit cet enfant, qui disait en desservant le dîner de la famille : « Dimanche prochain (on était au jeudi), c’est nous qui mangerons les ailes de poulet ; » à quoi une petite fille qui travaillait dans la maison répondit : « Et c’est nous qui porterons les belles robes de soie. » Qui pourrait mieux donner une idée de l’état des esprits que cette scène enfantine ? Et ce qui la complète, c’est que Blanqui se garda bien d’avoir l’air d’entendre ces marmots : ils lui faisaient grand’peur. Ce ne fut que le lendemain de la victoire, qu’il se permit de reconduire ce jeune ambitieux et cette petite glorieuse dans leur taudis.

Je parvins enfin à l’Assemblée ; les représentants y accouraient en foule, quoique l’heure indiquée pour la réunion ne fût pas venue. Le bruit du canon les rassemblait. Le palais avait l’aspect d’une place de guerre ; des bataillons campaient autour ; des canons étaient braqués vers toutes les avenues qui pouvaient y conduire.

Je trouvai l’Assemblée très résolue, mais elle était très inquiète ; et il faut avouer qu’il y avait de quoi l’être. À travers la contrariété des rapports, il était facile d’apercevoir qu’on avait affaire à l’insurrection la plus générale, la mieux armée et la plus furieuse qu’on eût jamais vue dans Paris. Les ateliers nationaux et plusieurs bandes révolutionnaires qu’on venait de licencier lui fournissaient des soldats déjà disciplinés et aguerris et des chefs. Elle s’étendait à chaque instant encore et il était difficile de croire qu’elle ne finît pas par être victorieuse en se rappelant que toutes les grandes insurrections qui avaient eu lieu depuis soixante ans avaient triomphé. À tous ces ennemis, nous ne pouvions opposer que les bataillons de la bourgeoisie, des régiments désarmés en février et vingt mille jeunes gens indisciplinés de la garde mobile, qui tous étaient fils, frères ou parents d’insurgés, et dont les dispositions étaient fort douteuses.

Mais ce qui nous effrayait le plus était nos chefs. Les membres de la commission exécutive nous inspiraient une profonde défiance. Sur ce point, je retrouvai, dans l’Assemblée, les mêmes sentiments que je venais de voir éclater dans la garde nationale. Nous nous défiions de la fidélité de quelques-uns, de la capacité de tous. Ils étaient trop nombreux, d’ailleurs, et trop divisés pour pouvoir agir en un complet accord, et trop gens de parole et de plume pour pouvoir, dans une telle circonstance, agir avec efficacité, quand ils se seraient entendus.

Nous triomphâmes, pourtant, de cette insurrection si formidable : bien plus, ce qui la rendait si terrible fut précisément ce qui nous sauva et jamais on ne peut mieux appliquer ce mot célèbre du prince de Condé dans les guerres de religion : « Nous périssions, si nous n’eussions été si près de périr. » Si la révolte avait eu un caractère moins radical et un aspect moins farouche, il est probable que la plupart des bourgeois seraient restés dans leurs maisons ; la France ne serait pas accourue à notre aide ; l’Assemblée nationale elle-même eût peut-être cédé ; une minorité de ses membres l’aurait conseillé du moins ; et l’énergie du corps en eût été fort énervée. Mais l’insurrection fut de telle nature que toute transaction avec elle parut sur-le-champ impossible et qu’elle ne laissa, dès le premier moment, d’autre alternative que de la vaincre ou de périr.

Cette même raison empêcha aucun homme considérable de se mettre à sa tête. Il est ordinaire que les insurrections, je parle de celles mêmes qui triomphent, commencent sans chef ; mais elles finissent toujours par en rencontrer. Celle-ci se termina sans en avoir trouvé, elle embrassa toutes les classes populaires mais elle n’en dépassa jamais les bords. Les montagnards de l’Assemblée eux-mêmes n’osèrent se prononcer pour elle. Plusieurs se prononcèrent contre elle. Ils ne désespéraient pas encore d’arriver à leurs fins par une autre voie ; ils craignaient, d’ailleurs, que la victoire des ouvriers leur devînt bientôt fatale. Les passions cupides, aveugles et grossières, qui mettaient au peuple les armes à la main leur faisaient peur : passions presque aussi redoutables en effet pour ceux qui y sympathisent sans s’y abandonner entièrement que pour ceux qui les réprouvent et les combattent.

Les seuls hommes qui eussent pu se mettre à la tête des insurgés de juin s’étaient fait prendre prématurément comme des sots, le 15 mai, et ils n’entendirent le bruit du combat qu’au travers des murs du donjon de Vincennes.

Quelque préoccupé que je fusse des affaires publiques, je ne laissais pas d’être fort tourmenté de l’inquiétude que me donnaient derechef mes jeunes neveux. On les avait remis au petit séminaire et je jugeais bien que l’insurrection devait serrer de fort près le lieu qu’ils habitaient si elle ne l’avait déjà atteint. Comme leurs parents n’étaient pas à Paris, je me décidai à les aller chercher : je parcourus donc, de nouveau, le long chemin qui sépare le Palais Bourbon de la rue Notre-Dame-des-Champs. Je rencontrai quelques barricades élevées pendant la nuit par des enfants perdus des insurgés, mais elles avaient été abandonnées ou reprises au jour.

Tous ces quartiers retentissaient d’une musique diabolique, mélange de tambours et de clairons dont les sons heurtés, discordants et sauvages m’étaient inconnus. Je l’entendais, en effet, pour la première fois, et je ne l’entendis jamais depuis : c’était la générale qu’on était convenu de ne battre que dans les périls extrêmes, pour appeler à la fois tout le monde aux armes.

Partout des gardes nationaux sortaient des maisons ; partout des groupes d’ouvriers en blouse écoutaient la générale et le canon, d’un air sinistre. Le combat ne s’était point encore étendu jusqu’à la rue Notre-Dame-des-Champs quoiqu’il en fût fort proche. Je pris avec moi mes neveux et je revins à la Chambre.

Comme j’en approchais, et que j’étais déjà au milieu des troupes, qui la gardaient, une vieille femme qui conduisait une voiture de légumes me barra obstinément le passage ; je finis par lui dire assez rudement de se retirer ; au lieu de le faire, elle quitta sa voiture et s’élança tout à coup sur moi avec une telle frénésie, que j’eus grand’peine à m’en garantir. L’expression hideuse et terrible de son visage me fit horreur, tant la fureur des passions démagogiques et la rage des guerres civiles y étaient bien peintes. Je cite ce petit fait, parce que j’y vis alors, avec raison, un grand symptôme. Dans les moments de violentes crises, les actions même qui n’ont aucun rapport à la politique prennent un caractère singulier de désordre et de colère, qui n’échappe point à l’œil attentif et qui est un indice très sûr de l’état général des esprits. Ces grandes émotions publiques forment une sorte d’atmosphère ardente au milieu de laquelle toutes les passions particulières s’échauffent et bouillonnent.

Je trouvai l’Assemblée agitée par mille bruits sinistres. L’insurrection gagnait partout du terrain. Son foyer et, pour ainsi dire, son corps se trouvait derrière l’Hôtel de Ville : de là, elle étendait de plus en plus ses longs bras à droite et à gauche dans les faubourgs de Paris et menaçait de nous enserrer bientôt nous-mêmes. Le canon se rapprochait, en effet, sensiblement. À ces nouvelles vraies se joignirent mille rumeurs mensongères. Les uns disaient que les munitions commençaient à manquer à nos troupes ; les autres, qu’une partie de celles-ci avait mis bas les armes ou était passée du côté des insurgés.

M. Thiers pria Barrot, Dufaure, Rémusat, Lanjuinais et moi de le suivre dans un cabinet particulier ; là, il nous dit : « Je me connais en insurrection ; celle-ci, croyez-moi, est la plus terrible qu’on ait jamais vue. Dans une heure, les insurgés peuvent être ici, et nous serons massacrés individuellement. Ne pensez-vous pas qu’il conviendrait de nous entendre pour proposer à l’Assemblée, dès que cela nous paraîtra nécessaire et avant qu’il soit trop tard, de rappeler autour d’elle les troupes, afin que, placés au milieu d’elle, nous sortions tous ensemble de Paris pour aller transporter le siège de la République dans un lieu où nous puissions appeler l’armée et toutes les gardes nationales de France à notre aide ? » Il dit cela d’un ton très animé et avec plus d’émotion peut-être qu’il ne convient d’en montrer dans les grands périls. Je vis que le spectre de Février le poursuivait. Dufaure, qui avait l’imagination moins prompte et qui d’ailleurs ne se résoudrait qu’avec peine à s’associer aux gens qu’il n’aime point, même pour se sauver, Dufaure, dis-je, expliqua avec un flegme un peu moqueur qu’il n’y avait pas encore lieu de s’occuper d’un tel plan ; qu’on pourrait en parler plus tard ; que nos chances ne lui paraissaient pas assez désespérées pour qu’on fût obligé de songer à un moyen si extrême, que c’était s’affaiblir que d’y songer. Assurément, il avait raison : ces mots rompirent la conférence. J’écrivis aussitôt quelques lignes à ma femme pour lui dire que le péril croissait de moment en moment, que Paris finirait peut-être par tomber tout entier au pouvoir de la révolte ; qu’alors, nous serions obligés nous-mêmes d’en sortir pour aller continuer ailleurs la guerre civile. Je lui enjoignis de se rendre à l’instant même à Saint-Germain par le chemin de fer, qui était encore libre, et d’y attendre de mes nouvelles ; je chargeai mes neveux de porter la lettre et je rentrai dans l’Assemblée.

Il s’agissait de voter un décret qui mît Paris en état de siège, fit cesser les pouvoirs de la Commission et la remplaçât par une dictature militaire que le général Cavaignac exercerait.

L’Assemblée savait précisément que c’était cela qu’elle voulait. La chose était facile à faire : elle pressait et pourtant ne se faisait point. De petits incidents, de petites motions venaient, à chaque instant, rompre et détourner le courant de la volonté générale, car les assemblées sont fort sujettes à ces sortes de cauchemars dans lesquels une force inconnue et invisible semble s’interposer toujours au dernier moment entre la pensée et l’acte et empêche l’une de pousser jamais jusqu’à l’autre. Qui aurait pu imaginer que ce fût Bastide qui dût décider l’Assemblée ? Ce fut lui pourtant.

Je lui avais entendu dire avec grande raison, parlant de lui-même, qu’il ne trouvait jamais que les quinze premiers mots d’un discours. Mais les hommes qui ne savent pas parler, je l’ai remarqué quelquefois, produisent de plus grands effets, quand la circonstance s’y prête, que les plus beaux discoureurs. Ils n’apportent qu’une seule idée, celle du moment, enchâssée dans une seule phrase et la posent en quelque façon sur la tribune comme une inscription écrite en gros caractères, que tous aperçoivent et dans laquelle chacun reconnaît aussitôt sa propre pensée. Bastide nous montra donc à la tribune sa longue, honnête et triste figure, il dit d’un air dolent : « Citoyens, au nom de la patrie, je vous supplie de voter le plus tôt possible. On nous annonce que dans une heure peut-être l’Hôtel de Ville sera pris. »

Ce peu de mots mit fin aux débats ; le décret fut voté en un tour de main.

Je me levai contre le paragraphe qui mettait Paris en état de siège ; je le fis par instinct plus que par réflexion. J’ai naturellement un tel mépris et une si grande horreur pour la tyrannie militaire que ces sentiments se soulevèrent en tumulte dans mon cœur, quand j’entendis parler de l’état de siège, et dominèrent ceux mêmes que le péril faisait naître. En ceci, je fis une faute qui, fort heureusement, eut assez peu d’imitateurs.

Les amis de la commission exécutive ont dit fort aigrement que ses adversaires et les partisans du général Cavaignac avaient répandu à dessein des bruits sinistres afin de hâter le vote. Si ceux-ci ont, en effet, employé cette supercherie, je le leur pardonne volontiers, car les mesures qu’ils firent ainsi prendre étaient indispensables au salut du pays.

Avant d’adopter le décret dont je viens de parler, l’Assemblée en avait voté par acclamation un autre, qui déclarait que les familles de ceux qui succomberaient dans la lutte recevraient une pension du Trésor et que leurs enfants seraient adoptés par la République.

On décida que soixante membres de la Chambre, choisis par les bureaux, se répandraient dans Paris, iraient annoncer aux gardes nationaux les différents décrets que venait de rendre l’Assemblée et ramèneraient la confiance de cette milice, qu’on disait incertaine et découragée.

Dans le bureau dont je faisais partie, au lieu de nommer immédiatement les commissaires, on se mit à discuter sans fin sur l’inutilité ou le danger de la résolution qui venait d’être prise ; beaucoup de temps se perdit ainsi. Je finis par arrêter ce ridicule bavardage d’un mot. « Messieurs, dis-je, l’Assemblée peut avoir eu tort, mais permettez-moi de vous faire observer qu’une double résolution ayant été publiquement prise, il y aurait honte pour elle à reculer et honte pour nous à ne pas nous soumettre. »

On vota sur-le-champ ; je fus, comme je m’y attendais, nommé commissaire tout d’une voix. On me donna pour collègues Cormenin et Crémieux, à qui on adjoignit Goudchaux. Celui-ci était moins connu alors, quoique, dans son genre, il fût le plus original de tous. Il était tout à la fois radical et banquier, union rare, et, à force de voir de près les affaires, il avait fini par recouvrir de quelques idées raisonnables le fond de son esprit, qui était rempli de théories folles, et dont on finissait toujours par les voir sortir. Il était impossible d’être plus vaniteux, plus irascible, plus querelleur, plus pétulant, ni plus facile à émouvoir. Il ne pouvait parler des embarras du budget sans verser des larmes ; au demeurant, l’un des plus vaillants petits hommes qu’on pût rencontrer.

Grâce à la discussion intempestive du bureau, les autres députations étaient déjà parties et, avec elles, les guides et l’escorte qui devaient nous accompagner. Nous nous mîmes cependant en route après avoir ceint nos écharpes, et nous nous dirigeâmes seuls et un peu au hasard vers l’intérieur de Paris, le long de la rive droite de la Seine. L’insurrection avait alors fait de tels progrès, qu’on voyait des canons en batterie et tirant entre le pont des Arts et le pont Neuf. Les gardes nationaux, qui nous voyaient du haut de la terrasse de l’eau, nous regardaient avec anxiété ; ils ôtaient respectueusement leurs chapeaux en disant à demi-voix d’un ton pénétré : « Vive l’Assemblée nationale ! » Jamais acclamation bruyante poussée à l’aspect d’un roi ne partit plus visiblement du fond du cœur et n’annonça une sympathie moins feinte. Quand nous eûmes tourné les guichets, et que nous fûmes sur le Carrousel, je m’aperçus que Cormenin et Crémieux gagnaient insensiblement vers la droite, c’est-à-dire du côté des Tuileries, et j’entendis l’un, je ne me souviens plus lequel, qui disait : « Où pouvons-nous aller ? Et que pouvons-nous faire d’utile sans guides ? Le mieux n’est-il pas de nous borner à parcourir le jardin des Tuileries ? Plusieurs bataillons de réserve y stationnent ; nous leurs annoncerons les décrets de l’Assemblée. — Assurément, répondait l’autre, je crois même qu’en cela nous remplirions mieux que nos collègues les instructions de l’Assemblée ; car que peut-on dire à des gens déjà engagés dans l’action ? Ce sont les réserves qu’il convient de préparer à entrer à leur tour en ligne. » J’ai toujours trouvé qu’il était assez intéressant de suivre les mouvements involontaires de la crainte chez les gens d’esprit. Les sots montrent grossièrement leur peur toute nue, mais les autres savent la couvrir d’un voile si fin et si délicatement tissu de petits mensonges vraisemblables qu’il y a quelque plaisir à considérer ce travail ingénieux de l’intelligence.

On comprend qu’une promenade aux Tuileries n’était pas mon compte, j’étais parti d’assez méchante humeur. Mais, le vin étant tiré, comme on dit, je pensais qu’il fallait le boire. Je m’adressai donc à Goudchaux et lui fis remarquer le chemin que prenaient nos collègues. « Je le vois bien, me répondit-il d’un air furieux ; aussi, je les quitte et je vais publier sans eux les décrets de l’Assemblée. » Nous prîmes ensemble le chemin du guichet opposé. Cormenin et Crémieux nous rejoignirent bientôt, un peu honteux de leur tentative. Nous gagnâmes ainsi la rue Saint-Honoré dont l’aspect fut peut-être ce qui me frappa le plus durant les journées de Juin. Cette rue si populaire et si bruyante était, en ce moment-là, plus déserte que je ne la vis jamais dans l’hiver à quatre heures du matin. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait âme qui vive ; les boutiques, les portes, les fenêtres étaient hermétiquement fermées. Rien ne paraissait, rien ne remuait, on n’entendait ni le bruit d’une roue, ni le fer d’un cheval, ni le pas d’un homme, mais seulement la voix du canon qui semblait résonner dans une ville abandonnée. Les maisons pourtant n’étaient pas vides ; car, à mesure que nous avancions, nous apercevions en dedans des croisées des femmes et des enfants qui, collés contre les carreaux, nous regardaient passer d’un air effaré.

Près du Palais-Royal, nous rencontrâmes enfin de gros partis de gardes nationaux et notre mission commença. Quand Crémieux vit qu’il ne s’agissait que de parler, il devint tout de feu ; il apprit à ces gens ce qui venait de se passer à l’Assemblée nationale et leur chanta un petit air de bravoure qui fut fort applaudi. Nous trouvâmes là une escorte et nous passâmes outre. Nous circulâmes longtemps à travers les petites rues de ces quartiers, jusqu’à ce que nous fussions arrivés en face de la grande barricade de la rue Rambuteau qui n’était pas encore prise et qui nous arrêta. De là, nous revînmes à travers toutes ces petites rues, qui avaient été ensanglantées par des luttes récentes ; on s’y battait encore de temps en temps. Car c’était une guerre d’embuscades dont le théâtre n’était pas fixe et qui sans cesse revenait sur ses pas. Au moment où on s’y attendait le moins, on était fusillé par une lucarne ; et, quand on pénétrait dans la maison, on trouvait bien le fusil, mais non le tireur : celui-ci s’était esquivé par une porte de derrière, tandis qu’on enfonçait la porte ; aussi les gardes nationaux avaient-ils l’ordre de faire ouvrir toutes les persiennes qu’ils rencontraient et de tirer sur tous ceux qui se montraient aux fenêtres, ordre qu’ils avaient si bien pris à la lettre qu’ils manquèrent ainsi tuer plusieurs curieux à qui la vue de nos écharpes faisaient mettre le nez dehors. Pendant ce trajet qui dura deux ou trois heures, nous eûmes à faire au moins trente discours : je parle de Crémieux et de moi, car Goudchaux ne savait parler que sur les finances, et quant à Cormenin, on sait qu’il a toujours été muet comme un poisson. À vrai dire, presque tout le poids du jour tomba sur Crémieux. Il me remplit, je ne dirai pas d’admiration, mais de surprise. Janvier a dit de Crémieux que c’était un pou éloquent. Que ne l’a-t-il vu ce jour-là, harassé, débraillé, dégouttant de sueur et souillé de poussière, entortillé d’une longue écharpe qui se tournait plusieurs fois en divers sens autour de son petit corps, mais trouvant sans cesse des idées nouvelles ou plutôt des tours et des mots nouveaux, mettant tantôt en mouvement ce qu’il venait de mettre en récit, tantôt en récit ce qu’il venait de mettre en mouvement ; toujours éloquent, toujours chaleureux. Je ne crois pas qu’on ait jamais vu et je doute qu’on ait jamais imaginé un homme qui fût plus laid ni plus disert.

Je remarquai que quand on annonçait aux gardes nationaux que Paris était en état de siège, ils en étaient contents, et quand on leur disait que la commission exécutive était renversée, ils poussaient des cris de joie. Jamais peuple ne fut si aise d’être débarrassé de sa liberté et de son gouvernement. Voilà pourtant où la popularité de Lamartine avait abouti en moins de deux mois.

Quand nous avions fini de parler, ces hommes nous entouraient ; ils nous demandaient si nous étions bien sûrs que la commission exécutive eût cessé ses fonctions ; il fallait leur montrer le décret pour les satisfaire.

Ce que je remarquai surtout, ce fut l’attitude ferme de ces hommes ; nous étions venus pour les encourager, et c’étaient plutôt eux qui nous encourageaient. « Tenez bon à l’Assemblée nationale, nous criaient-ils, et nous tiendrons bon ici ; courage, pas de transaction avec les insurgés ! Nous viendrons à bout de cette émeute ; tout ceci finira bien. » On n’avait jamais vu la garde nationale si résolue, et je crois qu’on aurait tort de s’attendre à la retrouver telle une autre fois, car son courage était celui de la nécessité et du désespoir et il tenait à des circonstances qui ne peuvent guère se reproduire.

Paris me rappelait, ce jour-là, certaine ville de l’antiquité dont les bourgeois défendirent les murailles en héros parce qu’ils savaient que, la ville prise, ils seraient traînés eux-mêmes en esclavage. Comme nous revenions à l’Assemblée, Goudchaux nous quitta : « Maintenant que nous avons fini notre mission, me dit-il en serrant les dents et avec un accent moitié alsacien et moitié gascon, maintenant je veux un peu aller me pattre. » Il dit cela d’un ton si martial et si peu d’accord avec sa tournure pacifique que je ne pus m’empêcher de sourire.

Il alla se battre, en effet, à ce qu’on me raconta le lendemain, et si bien qu’il eût pu se faire percer en deux ou trois endroits sa petite panse, si le sort l’eût permis. Je revins de cette tournée avec la confiance que nous resterions vainqueurs ; ce que je vis en m’approchant de l’Assemblée acheva de me le persuader.

Par tous les chemins que les insurgés ne commandaient pas, entraient alors dans la ville des milliers d’hommes accourant de tous les points de la France à notre aide. Grâce aux chemins de fer, il en venait déjà de cinquante lieues, quoique le combat n’eût commencé que la veille au soir. Il en vint de cent et de deux cents lieues le lendemain et les jours suivants. Ces hommes appartenaient indistinctement à toutes les classes de la société ; il y avait, parmi eux, beaucoup de paysans, beaucoup de bourgeois, beaucoup de grands propriétaires et de nobles, tous mêlés et confondus dans les mêmes rangs. Ils étaient armés d’une manière irrégulière et insuffisante, mais ils se ruaient dans Paris avec une ardeur sans égale ; spectacle aussi étrange et aussi nouveau dans nos annales révolutionnaires que celui offert par l’insurrection elle-même. Il était évident, dès lors, que nous finirions par triompher, car les insurgés ne recevaient pas de troupes fraîches, et nous, nous avions pour réserve toute la France.

Je rencontrai sur la place Louis XV, au milieu des habitants armés de son canton, mon parent, Lepelletier d’Aunay, qui avait été vice-président de la Chambre des députés durant les dernières années de la monarchie, il ne portait ni l’uniforme ni le mousquet, mais seulement une petite épée à poignée d’argent qu’il avait suspendue à son côté par-dessus son habit à l’aide d’une étroite bandoulière de toile blanche.

Je fus touché jusqu’aux larmes en voyant cet homme respectable et à cheveux blancs ainsi accoutré. « Ne voulez-vous pas dîner aujourd’hui chez moi, lui dis-je ? — Non pas, me répondit-il, que diraient les braves gens qui m’accompagnent et qui savent que j’ai bien plus à perdre qu’eux au triomphe de l’insurrection, s’ils me voyaient les laisser ainsi pour aller prendre mes aises ? Non, je partagerai leur repas et je coucherai ici dans leur bivouac : la seule chose que je vous demande, c’est de presser un peu, s’il est possible, l’envoi du pain de munition qu’on nous a promis, car nous sommes sans nourriture depuis ce matin. »

Je rentrai à l’Assemblée vers les trois heures, je pense, et n’en sortis plus.

Le reste de cette journée ne fut rempli que des récits du combat, chaque instant produisait son événement et sa nouvelle. On annonçait l’arrivée des volontaires d’un département, on amenait des prisonniers ; on apportait des drapeaux pris sur les barricades. On citait des actes de bravoure, des mots héroïques ; à tout moment, on apprenait la blessure ou la mort de quelque personne de marque. Quant au sort final de la journée, rien ne le faisait encore entrevoir.

Le président ne réunissait que de loin en loin, et pour peu de temps, l’Assemblée en séance et il avait raison ; car les assemblées sont comme les enfants, l’oisiveté ne manque guère de leur faire dire ou faire beaucoup de sottises. À chaque reprise, il venait lui-même nous faire le narré de ce qu’on avait appris de certain pendant qu’on ne siégeait pas. Ce président était, comme on sait, Sénard, célèbre avocat de Rouen, homme de courage, mais qui avait contracté dès sa jeunesse une si grande habitude de la scène dans les comédies journalières qu’on joue au barreau qu’il avait perdu la faculté de rendre avec vérité ses impressions vraies, quand par hasard il arrivait qu’il en eût. Il fallait toujours qu’il ajoutât aux traits de courage qu’il racontait quelques boursouflures de sa façon et qu’il exprimât l’émotion qu’il en ressentait réellement, je pense, avec des sons caverneux, des tremblements de voix et une sorte de hoquet tragique qui le faisait ressembler dans ces moments mêmes à un acteur. Jamais le ridicule et le sublime ne furent si voisins, car le sublime était dans les faits et le ridicule dans le narrateur.

Nous ne nous séparâmes que fort avant dans la nuit pour prendre un peu de repos. Le combat avait cessé, mais pour recommencer le lendemain. L’insurrection, contenue partout n’était encore domptée nulle part.


  1. De l’Institut, frère de Blanqui du 15 mai.