Souvenirs (Tocqueville)/02/10

La bibliothèque libre.
Texte établi par Christian de Tocqueville, Calmann Lévy (p. 238-257).

X

Suite des journées de Juin.

Nous avions alors pour portier de la maison que nous habitions rue de la Madeleine, un homme fort mal famé dans le quartier, ancien soldat, un peu timbré, ivrogne et grand vaurien, qui passait au cabaret tout le temps qu’il n’employait point à battre sa femme. On peut dire que cet homme était socialiste de naissance ou plutôt de tempérament.

Les premiers succès de l’insurrection l’avaient exalté, et, le matin du jour dont je parle, il avait parcouru les cabarets des environs, et, entre autres méchants propos qu’il y avait tenus, il avait dit qu’il me tuerait le soir quand je reviendrais chez moi, si j’y revenais jamais ; il avait même montré un long couteau dont il comptait se servir. Une pauvre femme, qui l’avait entendu, courut, en grand émoi, avertir madame de Tocqueville ; celle-ci, avant de quitter Paris, me fit parvenir un billet dans lequel, après m’avoir raconté le fait, elle me priait de ne point rentrer de la soirée, mais d’aller chez mon père, alors absent, et dont la maison était fort proche ; c’est ce que je m’étais bien promis de faire ; mais, quand je quittai, vers minuit, l’Assemblée, je n’eus pas le courage de suivre ce dessein. J’étais épuisé de fatigue et j’ignorais si je trouverais un gîte préparé hors de chez moi. Je croyais peu, d’ailleurs, à l’exécution de ces meurtres annoncés à l’avance et j’éprouvais enfin cette sorte d’insouciance qui suit les émotions prolongées. Je fus donc frapper à ma porte, ayant pris seulement la précaution d’armer les pistolets que, dans ces temps malheureux, il était très ordinaire de porter sur soi. Ce fut mon homme qui vint m’ouvrir, j’entrai, et, comme il fermait derrière moi les verrous avec grand soin, je lui demandai si tous les locataires étaient rentrés. Il me répondit laconiquement qu’ils avaient tous quitté Paris dès le matin et qu’il n’y avait que nous deux dans la maison ; j’aurais préféré un autre tête-à-tête, mais il n’y avait plus moyen de reculer ; je le regardai donc dans le blanc des yeux et lui ordonnai de marcher devant moi en m’éclairant. Arrivé à une porte qui menait dans la cour, il s’arrête et me dit qu’on entend au fond des remises un bruit singulier qui l’inquiète et dont il me prie de venir avec lui rechercher la cause ; en disant ces mots, il prend le chemin de la remise. Tout ceci commençait à me paraître fort suspect, mais je pensais, qu’engagé jusque-là, il était plus sûr d’avancer. Je le suivis donc, mais sans perdre un de ses mouvements de vue et bien résolu à le tuer comme un chien au premier signe qui m’annoncerait un mauvais dessein. Nous entendîmes, en effet, le bruit fort étrange dont il m’avait parlé. Il ressemblait à un roulement sourd de l’eau ou au bruit lointain d’une voiture, quoiqu’il partît évidemment d’un lieu fort proche ; je n’ai jamais pu savoir quelle en était la cause, il est vrai que je ne la recherchai pas longtemps. Je rentrai bientôt dans la maison et me fis conduire par mon compagnon jusqu’à mon palier, toujours le regardant ; je lui dis d’ouvrir ma porte, et, dès qu’elle fut ouverte, je lui pris le flambeau des mains et rentrai chez moi. Ce ne fut que quand il me vit près de disparaître qu’il se détermina à ôter son chapeau et me saluer. Cet homme avait-il eu, en effet, l’intention de me tuer, et, en me voyant sur mes gardes, et les deux mains dans les poches, a-t-il pensé que j’étais mieux armé que lui et qu’il devait renoncer à son dessein ? J’ai cru alors qu’il n’avait jamais sérieusement conçu celui-ci et je le crois encore. Dans les temps de révolution, on se vante presque autant des crimes prétendus qu’on veut commettre que, dans les temps ordinaires, des bonnes intentions qu’on prétend avoir. J’ai toujours pensé que ce misérable ne fût devenu dangereux que si la fortune du combat avait paru tourner contre nous, mais elle penchait, au contraire, de notre côté, quoique encore indécise, et cela suffisait pour me garantir.

À la pointe du jour, j’entendis quelqu’un qui pénétrait chez moi, je me réveillai en sursaut : c’était mon domestique qui s’était servi pour entrer d’une clef particulière de l’appartement, qu’il possédait ; ce brave garçon sortait du bivouac (je l’avais muni, à sa demande, d’un uniforme de garde national et d’un bon fusil), il venait savoir si j’étais rentré et si ses services ne m’étaient pas nécessaires. Celui-ci n’était socialiste, à coup sûr, ni de théorie, ni de tempérament. Il n’était même atteint, à aucun degré de la maladie la plus ordinaire du siècle, qui est l’inquiétude de l’esprit et on eût difficilement rencontré, même dans d’autres temps que les nôtres, un homme plus tranquille dans sa position et moins chagrin de son sort. Toujours très content de lui-même et assez satisfait d’autrui, il ne convoitait d’ordinaire que ce qui était à sa portée et atteignait à peu près, ou croyait atteindre, tout ce qu’il convoitait, suivant ainsi, à son insu, les préceptes que les philosophes enseignent et ne suivent guère et jouissant par un don de nature de cet heureux équilibre entre les facultés et les désirs, qui donne seul le bonheur que la philosophie promet.

« Eh bien, Eugène, lui disais-je le matin, quand il entrait chez moi, comment vont les affaires ? — Très bien, monsieur, parfaitement bien ! — Comment, très bien, mais j’entends toujours le bruit du canon ? — Il est vrai qu’on se bat toujours, répondait-il, mais tout le monde assure que ça finira très bien. » Ceci dit, il ôtait son uniforme, nettoyait mes bottes, brossait mes habits, puis, ayant endossé de nouveau l’uniforme : « Si monsieur n’a plus besoin de moi, disait-il, et s’il veut bien me le permettre, je vais maintenant m’en retourner à la bataille. » Il fit ce double métier pendant quatre jours et quatre nuits, aussi simplement que je le raconte ; j’éprouvais une sorte de repos au milieu de ces journées si remplies d’agitations et de haines, quand j’apercevais la figure paisible et satisfaite de ce jeune homme.

Avant de me rendre à l’Assemblée où je ne pensais pas qu’il y eût de mesures importantes à prendre, je résolus de pénétrer jusqu’aux lieux où on était encore aux prises et où j’entendais le bruit du canon. Ce n’est pas que j’eusse l’envie d’aller un peu me battre comme Goudchaux, mais je voulais juger par moi-même de l’état des choses, car, dans ma complète ignorance de la guerre, je ne pouvais comprendre ce qui faisait durer si longtemps le combat. Et puis, d’ailleurs, le dirai-je, une âpre curiosité se faisait jour au milieu de tous les sentiments qui remplissaient mon âme et, de temps en temps, les dominait. Je parcourus une grande partie du boulevard sans trouver de traces de la bataille, mais, à partir de la porte Saint-Denis, elles abondaient ; on marchait au milieu des débris laissés par l’insurrection dans sa retraite : des fenêtres brisées, des portes enfoncées, des maisons tachetées par les balles ou percées par les boulets, des arbres abattus, des pavés amoncelés, de la paille mêlée de sang et de boue, tels étaient ces tristes vestiges.

J’arrivai ainsi au Château-d’Eau, autour duquel était amassé un gros corps de troupes de différentes armes. Au bas de cette fontaine était une pièce de canon, qui tirait dans la rue Samson. Je crus d’abord que les insurgés y répondaient de leur côté par le canon, mais je finis par m’apercevoir que j’étais trompé par un écho qui répétait avec un fracas épouvantable le bruit de notre propre pièce. Je n’en ai jamais entendu un pareil ; on eût pu se croire au milieu d’une grande bataille. En réalité, les insurgés ne répondaient que par un feu de mousqueterie rare mais meurtrier. C’était un étrange combat. La rue Samson, comme on sait, n’est pas fort longue ; à l’extrémité passe le canal Saint-Martin, et, derrière le canal, une grande maison fait face à la rue.

La rue était absolument déserte, on n’y voyait point de barricade et le canon avait l’air de tirer à la cible ; de temps en temps seulement, un nuage de fumée sortait de quelques fenêtres et annonçait un ennemi présent mais invisible ; nos tirailleurs placés le long des murs visaient dans les fenêtres d’où ils voyaient des coups partir en arrière de la fontaine. Lamoricière, planté sur un grand cheval, en point de mire, donnait ses ordres au milieu des balles. Je le trouvai plus animé et plus loquace que je n’imaginais que dût être un général en chef dans une telle conjoncture ; il parlait, criait d’une voix enrouée, gesticulait avec une sorte de furie. Il était facile de voir à la netteté de sa pensée et de son expression qu’au milieu de ce désordre apparent il ne perdait pas son sang-froid : mais une pareille manière de commander eût été capable de le faire perdre aux autres et j’avoue que j’aurais plus admiré son courage s’il eût été plus tranquille.

Ce combat dans lequel on n’apercevait personne devant soi, ce feu, qui ne semblait dirigé que contre des murs, m’étonnait étrangement. Je ne me serais jamais imaginé la guerre sous cet aspect. Comme, au delà du Château-d’Eau, le boulevard paraissait libre, je ne comprenais pas pourquoi nos colonnes ne passaient pas outre ni pourquoi, si on tenait à s’emparer d’abord de la grande maison qui faisait face à la rue, on ne l’enlevait pas en courant, au lieu de rester si longtemps exposés à la fusillade meurtrière qui en partait. Rien pourtant de plus facile à expliquer ; le boulevard qui me paraissait libre à partir du Château-d’Eau ne l’était pas ; au delà d’un coude qu’il fait en cet endroit, il était au contraire hérissé de barricades jusqu’à la Bastille. Avant d’attaquer les barricades, on voulait se rendre maître des rues qu’on laissait derrière soi et surtout s’emparer de la maison qui faisait face à la rue et qui, dominant le boulevard, eût beaucoup gêné nos communications et enfin, on ne prenait pas cette maison d’assaut, parce qu’on était séparé d’elle par le canal que, du boulevard, je ne voyais pas. On se bornait donc à tâcher de la détruire à coup de canon ou du moins de la rendre intenable. Cette œuvre était fort longue à accomplir, et, après m’être étonné le matin de ce que le combat ne finissait pas, je me demandais comment, à ce train, il pourrait jamais finir. Car ce que je voyais sous mes yeux au Château-d’Eau se reproduisait au même moment sous d’autres formes en cent autres endroits de Paris.

Comme les insurgés n’avaient pas de canon, la guerre manquait ici de cet aspect horrible qu’elle doit avoir quand le champ de bataille est labouré par le boulet. Les hommes qui étaient atteints devant moi semblaient percés par un trait invisible ; ils chancelaient et tombaient sans qu’on vît d’abord autre chose qu’un petit trou fait dans leurs vêtements ; dans les événements de cette espèce dont je fus témoin, ce fut moins la vue de la douleur physique que le tableau de l’angoisse morale qui me frappa. C’était une chose étrange, en effet, et effrayante que de voir changer soudainement les visages et le feu du regard s’y éteindre tout à coup dans la terreur de la mort.

Au bout d’un certain temps, je vis le cheval de Lamoricière qui s’affaissait, une balle venait de le traverser : c’était le troisième cheval qui était tué sous le général depuis l’avant-veille ; celui-ci sauta légèrement à terre et continua à pied sa conversation furibonde.

Je remarquai que, de notre côté, les moins animés étaient les soldats de ligne ; ils restaient affaiblis et comme engourdis au milieu des souvenirs de Février et ne paraissaient pas encore bien sûrs qu’on ne dût point leur dire le lendemain qu’ils avaient mal fait. Les plus vifs étaient, sans contredit, ces mêmes gardes mobiles dont nous nous étions tant défiés, et je dis encore, malgré l’événement, avec tant de raison, car il tint à fort peu qu’ils ne se décidassent contre nous au lieu de tourner de notre côté ; mais, jusqu’à la fin, ils firent voir que c’était bien plus le combat qu’ils aimaient que la cause pour laquelle ils combattaient. Toutes ces troupes, du reste, étaient fort novices et très sujettes à la panique : j’en fus moi-même juge et quasi victime. Au coin de la rue, tout à côté du Château-d’Eau, se trouvait alors une grande maison en construction ; des insurgés, venus sans doute par derrière à travers les cours, s’y étaient logés sans qu’on l’eût soupçonné ; tout à coup, ils paraissent au sommet de l’édifice et font une grande décharge sur les troupes qui remplissaient le boulevard et qui étaient loin de s’attendre à voir l’ennemi ainsi posté et si proche. Le bruit de leurs fusils, se répercutant contre les maisons opposées avec un grand fracas, fait croire qu’une surprise de la même nature a lieu de ce côté-là. Aussitôt, la plus incroyable confusion se met dans notre colonne ; artillerie, infanterie, cavalerie, se mêlent en un instant, les soldats tirent dans tous les sens, sans savoir ce qu’ils font, et reculent tumultueusement de soixante pas. Ce mouvement de retraite fut si désordonné et si impétueux que je fus jeté contre le mur des maisons qui font face à la rue du Faubourg-du-Temple, renversé par la cavalerie et serré de telle façon que j’y laissai mon chapeau et faillis y laisser ma personne. C’est assurément le danger le plus sérieux que j’aie couru dans les journées de Juin. Cela me fit penser que tout n’était pas toujours héroïque dans le jeu de la guerre ; je ne doute pas que des accidents de cette espèce n’arrivent souvent aux meilleures troupes ; personne ne s’en vante et les bulletins n’en parlent pas.

Ce qui fut sublime, en ce moment, ce fut Lamoricière ; il avait gardé jusque-là son épée dans le fourreau, il la tire alors, court à ses soldats, la plus magnifique fureur dans tous les traits ; il les arrête de sa voix, les saisit de ses mains, les frappe même du pommeau de son épée, les retourne, les ramène, et, se mettant à leur tête, les force de passer au petit pas sous le feu de la rue du Faubourg-du-Temple pour enlever la maison d’où la fusillade était partie ; ce qui fut fait en un instant et sans coup férir ; l’ennemi avait disparu.

Le combat reprit sa physionomie morne et dura encore quelque temps jusqu’à ce que le feu des insurgés fût enfin éteint et la rue occupée. Avant de passer à une autre opération, il y eut un moment d’arrêt : Lamoricière entra dans son quartier général, qui n’était autre qu’un cabaret du boulevard placé près de la porte Saint-Martin et je pus enfin le consulter sur la situation des affaires. « Combien pensez-vous, lui dis-je, que tout ceci durera ? — Eh ! qu’en sais-je, me répondit-il, cela dépend de l’ennemi et non pas de nous. » Il me montra alors sur la carte toutes les rues qui avaient déjà été enlevées et qui étaient occupées et toutes celles qui restaient à prendre et il ajouta : « Si les insurgés veulent se défendre sur le terrain qui leur reste comme ils l’ont fait sur celui que nous avons déjà conquis, nous pouvons en avoir pour huit jours encore et nos pertes seront énormes, car nous perdons plus qu’eux ; ici, c’est le premier auquel la force morale manquera qui sera vaincu. »

Je lui reprochai alors de s’exposer si témérairement et, à mon avis, si inutilement. « Que voulez-vous que je fasse ? me dit-il. Dites à Cavaignac de m’envoyer des généraux qui sachent ou veuillent me seconder et je me tiendrai plus à l’écart ; mais il faut sans cesse payer de sa personne, quand on ne compte que sur soi. » M. Thiers survint alors et se jeta au cou de Lamoricière en lui disant qu’il était un héros. Je ne pus m’empêcher de sourire en voyant cette effusion, car ils ne s’aimaient point, mais le grand péril est comme le vin, il rend les hommes tendres.

Je laissai Lamoricière dans les bras de M. Thiers et retournai à l’Assemblée ; il était tard ; et je ne sache d’ailleurs rien de plus sot qu’un homme qui se fait casser la tête à la guerre par curiosité.

Le reste du jour s’écoula comme la veille ; même anxiété dans l’Assemblée, même inaction fébrile, même fermeté.

Les volontaires continuaient à entrer en foule dans Paris ; à chaque instant, on annonçait quelque événement tragique ou quelque mort illustre. Ces nouvelles attristaient, mais animaient et raffermissaient l’Assemblée. Tous les membres qui se hasardaient à proposer d’entrer en pourparlers avec les insurgés étaient reçus avec des cris de colère. Vers le soir, je voulus me rendre moi-même à l’Hôtel de Ville, afin d’apprendre là des nouvelles plus certaines des résultats de la journée. Cette insurrection, après m’avoir inquiété par sa violence, m’inquiétait par sa durée. Car, qui pouvait prévoir l’effet que produirait, dans certaines parties de la France et surtout dans les grandes villes ouvrières telles que Lyon, la vue d’un combat si longtemps incertain. Comme je passais sur le quai de la Ferraille, je rencontrai des gardes nationaux de mon voisinage, qui rapportaient sur des civières plusieurs de leurs camarades et deux de leurs officiers blessés. Je remarquai, en causant avec eux, avec quelle effrayante rapidité, même au milieu d’un siècle aussi civilisé que le nôtre, les âmes les plus pacifiques se mettent, pour ainsi dire, à l’unisson des guerres civiles, et comme le goût de la violence et le mépris de la vie humaine s’y répandent tout à coup en ces temps malheureux. Les hommes avec qui je m’entretenais alors étaient des artisans rangés et paisibles, dont les mœurs douces et un peu molles étaient encore plus éloignées de la cruauté que de l’héroïsme. Ils ne rêvaient pourtant que destruction et massacre. Ils se plaignaient qu’on n’employât pas la bombe, la sape et la mine contre les rues insurgées et ne voulaient plus faire de quartier à personne ; déjà, le matin, j’avais failli voir fusiller devant moi sur les boulevards un pauvre diable qu’on venait d’arrêter sans armes, mais dont la bouche et les mains étaient noircies par une substance qu’on supposait être et qui était sans doute de la poudre. Je fis ce que je pus pour calmer ces moutons enragés. J’assurai que le lendemain on prendrait des mesures terribles. Lamoricière m’avait en effet dit, le matin, qu’il faisait venir des obus pour les lancer derrière les barricades ; et je savais qu’on attendait de Douai un régiment de sapeurs dont on voulait se servir pour percer les murs et abattre avec le pétard les maisons assiégées. J’ajoutai qu’ils ne devaient fusiller aucun prisonnier, mais qu’il fallait tuer sur-le-champ tout ce qui faisait mine de se défendre. Je laissai mes gens un peu plus tranquilles, et, en continuant mon chemin, je ne pouvais m’empêcher de faire un retour sur moi, et de m’étonner de la nature des arguments dont je venais d’user et de la promptitude avec laquelle je m’étais familiarisé moi-même en deux jours avec ces idées d’inexorable destruction qui m’étaient naturellement si étrangères. En repassant devant les petites rues à l’entrée desquelles j’avais vu, l’avant-veille, construire des barricades, si solides et si propres, je m’aperçus que le canon avait fort dérangé ces beaux ouvrages, mais on en voyait la trace.

Ce fut Marrast, maire de Paris, qui me reçut, il me dit qu’en effet l’Hôtel de Ville était dégagé ; mais que peut-être, durant la nuit, les insurgés essayeraient de reprendre les rues qu’on venait de leur enlever. Je le trouvai moins rassuré que ses bulletins. Il me conduisit à une chambre où on avait déposé Bedeau dangereusement blessé dès le premier jour. Ce poste de l’Hôtel de Ville était bien fatal aux généraux qui y commandaient. Bedeau manqua y périr. Duvivier et Négrier, qui lui succédèrent, y furent tués. Bedeau se croyait légèrement atteint, et il n’était préoccupé que de la situation des affaires ; l’activité de son esprit me parut toutefois de mauvais augure et m’inquiéta.

La nuit était venue depuis assez longtemps lorsque je quittai l’Hôtel de Ville pour revenir à l’Assemblée. On voulut me donner une escorte que je refusai, ne croyant pas en avoir besoin ; mais je le regrettai plus d’une fois dans le chemin. Pour empêcher que les quartiers insurgés ne reçussent des renforts, des munitions ou des avis des autres parties de la ville, où tant d’hommes étaient prêts à embrasser la même cause, on avait pris depuis le matin avec beaucoup de raison, le parti de suspendre d’une manière absolue la circulation dans toutes les rues. On arrêtait toutes les personnes qui sortaient de chez elles sans une carte de sûreté ou sans une escorte. On m’arrêta donc très souvent durant mon trajet et on m’obligea de montrer ma médaille. Plus de dix fois, je fus couché en joue par ces factionnaires novices, qui parlaient toutes sortes de patois ; car Paris était rempli de campagnards, arrivés de toutes les provinces et dont beaucoup s’y trouvaient pour la première fois.

Quand j’arrivai, la séance était levée depuis assez longtemps, mais le palais était néanmoins en fort grand émoi. Il s’y était répandu le bruit que les ouvriers du Gros-Caillou, profitant de la nuit, allaient venir s’en emparer. Ainsi, cette Assemblée, qui, après trois jours de lutte, avait reporté le combat jusqu’au sein des quartiers occupés par ses ennemis, tremblait pour ses foyers. Rien n’était moins fondé, mais rien ne montre mieux le caractère de cette guerre où l’ennemi pouvait toujours être le voisin et où l’on n’était jamais sûr de n’avoir pas sa maison saccagée tandis qu’on triomphait loin de là. Pour mettre le palais à l’abri d’un coup de main de cette espèce, on élevait à la hâte cette nuit-là des barricades à l’entrée de toutes les rues qui peuvent y conduire. Quand je vis qu’il ne s’agissait que d’une fausse rumeur, je fus me coucher.

Je ne dirai rien de plus des combats de Juin. Les souvenirs des deux derniers jours rentrent dans ceux des premiers et s’y perdent. On sait que le faubourg Saint-Antoine, dernière citadelle de la guerre civile, mit bas les armes le lundi seulement, c’est-à-dire le quatrième jour après le commencement de la lutte ; ce n’est que le matin de ce même jour que les volontaires de la Manche purent atteindre Paris. Ils avaient fait grande hâte, mais ils venaient de plus de quatre-vingts lieues à travers des pays qui n’ont point de chemins de fer. Ils étaient au nombre de quinze cents. Je reconnus avec émotion, parmi eux, des propriétaires, des avocats, des médecins, des cultivateurs, mes amis et mes voisins. Presque toute l’ancienne noblesse du pays avait pris les armes à cette occasion et faisait partie de la colonne. Il en fut ainsi dans presque toute la France. Depuis le hobereau le plus encrassé au fond de sa province jusqu’aux héritiers élégants et inutiles des grandes maisons, tous se ressouvinrent à cet instant qu’ils avaient fait partie d’une caste guerrière et régnante, et partout ils donnèrent l’exemple de la résolution et de la vigueur, tant est grande la vitalité de ces vieux corps aristocratiques. Ils gardent une trace d’eux-mêmes quand déjà ils semblent réduits en poussière et se relèvent plusieurs fois du milieu des ombres de la mort avant d’y retomber à jamais. Ce fut précisément au milieu des journées de Juin qu’expira l’homme qui, de nos jours, a peut-être le mieux conservé l’esprit des anciennes races, M. de Chateaubriand, dont tant de liens de famille et de souvenirs d’enfance m’avaient rapproché. Depuis longtemps, il était tombé dans une sorte de stupeur muette qui laissait croire par moments que son intelligence était éteinte. Dans cet état pourtant, il entendit la rumeur de la révolution de Février ; il voulut savoir ce qui se passait. On lui apprit qu’on venait de renverser la monarchie de Louis-Philippe ; il dit : « C’est bien fait ! » et se tut. Quatre mois après, le fracas des journées de Juin pénétra jusqu’à son oreille et il demanda encore quel était ce bruit. On lui répondit qu’on se battait dans Paris et que c’était le canon. Il fit alors de vains efforts pour se lever en disant : « Je veux y aller », puis il se tut et cette fois pour toujours, car il mourut le lendemain.

Telles furent les journées de Juin, journées nécessaires et funestes ; elles n’éteignirent pas en France le feu révolutionnaire, mais elles mirent fin, du moins pour un temps, à ce qu’on peut appeler le travail propre à la révolution de Février. Elles délivrèrent la nation de l’oppression des ouvriers de Paris et la remirent en possession d’elle-même.

Les théories socialistes continuèrent à pénétrer dans l’esprit du peuple sous la forme de passions cupides et envieuses et à y déposer la semence de révolutions futures ; mais le parti socialiste lui-même demeura vaincu et impuissant. Les montagnards, qui ne lui appartenaient pas, sentirent bientôt qu’ils étaient irrévocablement atteints par le même coup qui l’avait frappé. Les républicains modérés ne tardèrent pas à craindre eux-mêmes que cette victoire ne les eût placés sur une pente qui pouvait les conduire hors de la république, et ils firent aussitôt effort pour se retenir, mais en vain. Moi, qui détestais les montagnards et ne tenais guère à la république, mais qui adorais la liberté, je conçus, dès le lendemain de ces journées, de grandes appréhensions pour elle. Je considérai sur-le-champ le combat de Juin comme une crise nécessaire mais après laquelle le tempérament de la nation se trouverait en quelque sorte changé. À l’amour de l’indépendance allait succéder la crainte et peut-être le dégoût des institutions libres ; après un tel abus de la liberté, un tel retour était inévitable. Ce mouvement de retraite commença, en effet, dès le 27 juin ; d’abord très lent et comme invisible à l’œil nu, puis rapide, puis impétueux et irrésistible. Où s’arrêtera-t-il ? Je l’ignore. Je crois que nous aurons grand peine à ne pas rouler fort au delà du point que nous avions atteint avant Février, et je prévois que tous, socialistes, montagnards, républicains libéraux, nous tomberons dans un même discrédit, jusqu’à ce que les souvenirs particuliers de la révolution de 1848 s’éloignent et s’effacent et que l’esprit général du temps reprenne son empire.