Souvenirs (Tolstoï)/03

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Souvenirs : Enfance
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 10-13).
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III

PAPA


Il était debout auprès de son bureau, désignant du geste des papiers et de petits tas d’argent et expliquant quelque chose, d’un air échauffé, à notre intendant Iacof Mikhaïlof. Celui-ci, debout à sa place ordinaire, entre la porte et le baromètre, avait mis ses mains derrière son dos et agitait les doigts en tous sens avec une rapidité extrême.

Plus papa s’échauffait, plus les doigts remuaient vite, et, quand papa se taisait, les doigts s’arrêtaient ; mais, dès que Iacof se mettait lui-même à parler, c’était à ses mains des mouvements désordonnés et des soubresauts extraordinaires. Je crois qu’on aurait pu deviner ses pensées en regardant ses doigts. Quant à son visage, il était impassible. On y lisait la conscience de sa valeur, jointe à cette nuance de soumission qui a l’air de dire : « C’est moi qui ai raison ; du reste, je ferai ce que vous voudrez. »

En nous apercevant, papa se contenta de dire : « Dans un instant…, je viens tout de suite ; » et il nous fit signe avec la tête de fermer la porte.

« Bon Dieu ! qu’est-ce que tu as aujourd’hui, Iacof ? continua-t-il. Tu recevras 1000 roubles du moulin, 8000 pour les hypothèques ; tu vendras pour 3000 roubles de foin. Oui ou non, cela te fera-t-il 12 000 roubles ?

— Oui, certainement, » répondit Iacof.

À l’agitation de ses doigts, je vis qu’il allait faire des objections, mais papa ne lui en laissa pas le temps.

« Tiens, voilà une enveloppe avec de l’argent dedans. Tu la remettras à son adresse. »

J’étais près de la table. Je jetai un coup d’œil sur l’enveloppe et je lus : Pour Karl Ivanitch Mayer.

Papa s’aperçut sans doute que je lisais ce qui ne me regardait pas, car il posa sa main sur mon épaule et m’indiqua par une légère pression la direction opposée à la table. N’étant pas sûr que ce ne fût pas une caresse, je baisai à tout hasard la grosse main sillonnée de veines qui s’appuyait sur mon épaule.

« C’est bon, dit Iacof. Et pour l’argent de Khabarovka ? »

Khabarovka était la propriété de maman.

« Tu n’y toucheras pas sans mon ordre. »

Iacof se tut quelques secondes. Tout à coup ses doigts s’agitèrent avec un redoublement de rapidité ; son air de soumission bête fit place à une expression rusée et il commença en ces termes :

« Permettez, Pierre Alexandrovitch ; j’ai peur que nos calculs ne soient pas justes. »

Il se tut un instant et regarda papa d’un air profond.

« Pourquoi ?

— Permettez. Le meunier est déjà venu me voir deux fois pour demander du temps. Il jure qu’il n’a pas d’argent. Il est là ; voulez-vous lui parler vous-même ? (Papa fit signe que non.) Pour les hypothèques, vous ne toucherez rien avant deux mois, comme je vous l’avais dit. Le foin…, vous venez de dire vous-même qu’on en tirerait peut-être 3000 roubles… »

Il s’interrompit. Ses yeux disaient : « Vous voyez vous-même. Qu’est-ce que c’est que 3000 roubles ! »

Il était visible qu’il avait une foule d’arguments en réserve ; c’est peut-être pour cela que papa se hâta de lui couper la parole.

« Ce sera comme je te l’ai dit. Pourtant, si l’argent ne rentrait pas tout de suite, tu prendrais celui de Khabarovka.

— C’est bon. »

Le visage et les doigts de Iacof exprimèrent une vive satisfaction.

Iacof était serf. C’était un homme très zélé et très dévoué. Comme tous les bons intendants, il prenait avec âpreté les intérêts de son maître, sur lesquels il avait les notions les plus étranges. Son idée fixe était d’enrichir monsieur aux dépens de madame, en démontrant la nécessité de dépenser tous les revenus de madame pour Petrovskoë, la campagne que nous habitions. En ce moment, il triomphait d’avoir réussi. Après nous avoir dit bonjour, papa nous déclara que nous menions à la campagne une vie de paresseux, que nous devenions grands et qu’il était temps de travailler sérieusement.

« Vous savez déjà, je pense, que je pars pour Moscou et que je vous emmène, poursuivit-il. Vous habiterez chez votre grand’mère, et maman restera ici avec les petites. N’oubliez pas que sa seule consolation sera de savoir que vous travaillez bien et qu’on est content de vous. »

Bien que nous nous attendissions à quelque chose d’extraordinaire à cause des préparatifs que nous voyions faire depuis plusieurs jours, cette nouvelle fut un coup de foudre. Volodia rougit et sa voix tremblait en faisant la commission de maman.

« Voilà ce qu’annonçait mon rêve ! pensais-je en moi-même. Dieu veuille que ce ne soit pas encore pis ! »

J’avais beaucoup, beaucoup de chagrin pour maman, et, en même temps, la pensée que nous commencions réellement à être grands me flattait.

« Si nous partons ce soir, pensais-je, nous n’aurons bien sûr pas classe aujourd’hui. Quel bonheur ! Pourtant, je suis fâché pour Karl Ivanovitch. On le renvoie ; sans cela il n’y aurait pas cette enveloppe pour lui… J’aimerais mieux faire des leçons toute ma vie, ne pas quitter petite maman et ne pas faire de peine à ce pauvre Karl Ivanovitch. Il est déjà si malheureux ! »

Toutes ces pensées traversaient ma tête. Je ne bougeais pas et je regardais fixement les rubans de mes souliers.

Papa échangea quelques mots avec Karl Ivanovitch sur le baromètre, qui avait baissé. Il recommanda à Iacof de ne pas donner à manger aux chiens, parce qu’il voulait sortir une dernière fois, après le dîner, avec les jeunes chien courants, et il nous envoya travailler, contre mon attente ; cependant il nous promit, pour nous consoler, de nous emmener à la chasse.

En reprenant le chemin du premier étage, je m’échappai un instant, en courant, sur la terrasse. Milka, le lévrier favori de papa, était couché au soleil, devant la porte, les yeux à demi fermés.

« Mon petit Milka, lui dis-je en le caressant et en lui embrassant le museau, nous partons. Adieu ! Nous ne nous reverrons plus jamais. »

Je m’attendris et fondis en larmes.