Souvenirs (Tolstoï)/22

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Souvenirs : Enfance
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 88-93).


XXII

LE CHAGRIN


Le lendemain, tard dans la soirée, je voulus la revoir encore une fois. Surmontant un sentiment involontaire de frayeur, j’ouvris doucement la porte de la salle et entrai sur la pointe du pied.

Au milieu de la pièce, sur une table, était le cercueil ; autour du cercueil, dans de grands chandeliers d’argent, des cierges allumés ; dans un coin éloigné de la salle, un chantre lisait les psaumes d’une voix basse et monotone.

Je m’arrêtai à la porte et me mis à regarder ; mais j’avais les yeux si fatigués à force de pleurer et les nerfs si troublés, que je ne distinguai rien. Tout se confondait d’une façon étrange : les cierges, le brocart, le velours, les grands chandeliers, l’oreiller rose garni de dentelles, le bandeau placé sur le front, le bonnet à rubans et une certaine chose transparente et couleur de cire qui était au milieu de tout cela. Je montai sur une chaise pour voir son visage ; mais, à l’endroit où il devait être, je retrouvai encore cette chose d’un blanc jaunâtre et transparent. Je ne pouvais pas croire que ce fût sa figure. Je me mis à considérer, cette figure avec plus d’attention, et peu à peu j’y retrouvai des traits charmants et familiers. Je frissonnai de terreur lorsque je fus convaincu que c’était elle. Pourquoi ses yeux clos sont-ils ainsi enfoncés ? Pourquoi cette affreuse pâleur et cette tache noire à la joue, sous la peau diaphane ? Pourquoi l’expression de tout le visage est-elle si sévère et si froide ? Pourquoi les lèvres sont-elles si blanches, et pourquoi le pli de la bouche est-il si beau, si solennel ? Pourquoi exprime-t-il une paix si au-dessus de cette terre, qu’en le regardant je sens un frisson glacé courir sur mon corps et dans mes cheveux ?

Je regardais, et je sentais qu’une force inexplicable et irrésistible attirait mes yeux vers ce visage sans vie. Je ne pouvais les en détacher, et, tout en regardant, mon imagination me représentait des tableaux brillants de vie et de bonheur. J’oubliais que le corps mort étendu devant moi, que je contemplais stupidement comme si cet objet n’avait rien eu de commun avec mes souvenirs, c’était elle. Je me la représentais tantôt dans une attitude, tantôt dans une autre : vivante, gaie, souriante ; puis, tout à coup, j’étais frappé par quelque détail du pâle visage sur lequel mes yeux étaient fixés : je me rappelais la terrible réalité, je frissonnais, mais je continuais à regarder. Les visions du passé se substituaient de nouveau à la réalité ; le sentiment de la réalité chassait de nouveau les visions, et ainsi de suite. À la fin, mon imagination lassée cessa de m’abuser ; le sentiment de la réalité s’effaça avec les visions, et je n’eus plus conscience de rien.

J’ignore combien de temps cela dura ; je serais incapable d’analyser l’état où je me trouvais ; je sais seulement que j’avais perdu le sentiment de mon existence et que j’éprouvais une sorte de jouissance sublime, triste et, en même temps, d’une douceur inexplicable.

Peut-être, du monde meilleur où elle s’était envolée, sa belle âme contemplait-elle avec tristesse le monde où elle nous avait laissés ; elle voyait mon chagrin, en avait pitié ; avec un divin sourire de compassion, elle descendait sur la terre, portée par les ailes de l’amour, pour me consoler et me bénir.

La porte cria et un chantre entra ; il venait remplacer l’autre. Ce bruit me fit revenir à moi, et ma première pensée fut qu’en me voyant debout sur cette chaise, les yeux secs et dans une pose qui n’avait rien de touchant, le chantre pourrait me prendre pour un petit garçon dépourvu de sensibilité, qui montait sur les chaises par curiosité : je fis le signe de la croix, m’inclinai et me mis à pleurer.

Lorsque je pense maintenant à ce que j’éprouvais alors, je m’aperçois que ma seule minute de vrai chagrin a été cette minute d’inconscience. Avant et après l’enterrement, je ne cessai pas de pleurer et d’être triste ; mais j’ai honte de me rappeler cette tristesse, car elle était toujours mêlée d’un sentiment personnel : tantôt le désir de montrer que j’avais plus de chagrin que tous les autres ; tantôt la préoccupation de l’effet que je produisais ; tantôt une curiosité sans but, qui attachait mes yeux sur le bonnet de Mimi ou sur les visages des assistants. Je me méprisais de ne pas être entièrement absorbé par la douleur et je m’efforçais de dissimuler les autres sentiments qui m’occupaient : il en résultait que mon chagrin manquait de naturel et de sincérité. J’éprouvais d’ailleurs un certain plaisir à penser que j’étais un enfant malheureux ; je m’appliquais à éveiller la conscience de mon malheur et ce sentiment égoïste contribuait plus que les autres à étouffer en moi le vrai chagrin.

Je dormis cette nuit-là profondément et tranquillement, ainsi qu’il arrive toujours après une grande douleur, et je m’éveillai les nerfs calmés et les larmes taries. À dix heures, on nous appela pour le service qui avait lieu avant la levée du corps. La salle était pleine de domestiques et de paysans qui venaient, tout en larmes, faire leurs adieux à la barine. Pendant le service, je pleurai convenablement ; je fis mes signes de croix et me prosternai jusqu’à terre ; mais ma prière ne partait pas du cœur et j’étais assez indifférent. J’étais très occupé de mon habit neuf, qui me faisait grand mal aux entournures ; je prenais garde de ne pas trop salir les genoux de mon pantalon, et j’examinais du coin de l’œil les assistants. Mon père était debout à la tête du cercueil, blanc comme un linge et ayant de la peine à retenir ses larmes. Sa haute taille, son habit noir, son visage pâle et expressif, ses mouvements, gracieux et assurés comme à l’ordinaire quand il faisait le signe de croix et s’inclinait jusqu’à toucher la terre du doigt, ou quand il prit le cierge des mains du prêtre et s’approcha de la bière, tout cela produisait un grand effet ; mais, je ne sais pourquoi, il me déplaisait que, juste en ce moment, il pût produire tant d’effet.

Mimi s’appuyait à la muraille et paraissait avoir peine à se tenir debout ; sa robe était fripée et son bonnet de travers, ses yeux rouges et gonflés ; sa tête branlait ; elle cachait sa figure avec ses deux mains et son mouchoir, et sanglotait à fendre l’âme. Il me sembla que ses sanglots n’étaient pas francs et qu’elle se cachait la figure afin de pouvoir s’arrêter de temps à autre sans qu’on s’en aperçût. Je me rappelai que, la veille, elle avait dit à mon père que la mort de maman était pour elle un coup qu’elle n’espérait pas supporter, qu’elle perdait tout, que cet ange (c’est ainsi qu’elle appelait maman) ne l’avait pas oubliée au moment de mourir et avait exprimé le désir d’assurer son sort et celui de Catherine. En faisant ce récit, elle pleurait à chaudes larmes, et il est possible que son chagrin fût sincère ; mais il n’était pas désintéressé.

Lioubotchka, vêtue d’une petite robe noire garnie de pleureuses, le visage inondé de larmes, la tête baissée, jetait de loin en loin un coup d’œil sur la bière, et sa physionomie n’exprimait alors qu’une frayeur enfantine. Catherine se tenait à côté de sa mère, et sa mine allongée ne l’empêchait pas d’être fraîche et rose comme toujours. La nature franche de Volodia paraissait jusque dans son chagrin. Tantôt il s’absorbait dans ses pensées et regardait fixement un objet quelconque ; tantôt sa bouche se tordait subitement, et il se hâtait de se signer et de se prosterner. Tous les étrangers qui assistaient à l’enterrement m’étaient insupportables. Les compliments de condoléance qu’ils adressaient à mon père, « qu’elle serait mieux là-haut, qu’elle n’était pas faite pour cette terre », me causaient une sorte d’irritation.

« Quel droit ont-ils, pensais-je, de parler d’elle et de la pleurer ? Quelques-uns d’entre eux nous ont appelés orphelins. Comme si nous avions besoin d’eux pour savoir que des enfants qui n’ont plus de mère s’appellent des orphelins ! Ils auront voulu être les premiers à nous donner ce nom, exactement comme on se presse pour être le premier à appeler une nouvelle mariée « madame ».

Dans le coin le plus reculé de la salle, se cachant derrière la porte ouverte de l’office, une vieille femme aux cheveux gris et au dos voûté était agenouillée. Les mains jointes et les yeux au ciel, elle ne pleurait pas : elle priait. Son âme s’élevait vers Dieu ; elle lui demandait de la réunir bientôt à celle qu’elle avait aimée plus que tout au monde, et elle espérait fermement que Dieu l’exaucerait bientôt.

« Voilà celle qui l’aimait véritablement, » pensai-je, et j’eus honte de moi-même.

Le service était terminé. Le visage de la morte était découvert, et tous les assistants, à l’exception de nous, s’approchèrent l’un après l’autre pour la baiser.

Presque en dernier, se trouva une paysanne tenant dans ses bras une jolie petite fille d’environ cinq ans. Dieu sait pourquoi elle l’avait amenée là ! Je venais de laisser tomber par mégarde mon mouchoir humide et je me baissais pour le ramasser, quand j’entendis un cri perçant, effroyable, un cri exprimant une telle terreur, que je ne l’oublierai jamais, vivrais-je cent ans, et que, lorsque j’y pense, j’en ai encore le frisson. Je relevai la tête ; la paysanne était montée sur le tabouret, à côté de la bière, et s’efforçait de retenir la petite fille, qui se débattait, se rejetait en arrière avec une expression d’épouvante et regardait le cadavre avec des yeux dilatés, en poussant des hurlements effroyables. Je jetai un cri encore plus effroyable, je crois, que les siens, et je m’enfuis à toutes jambes hors de la salle.

Je ne compris qu’à ce moment d’où venait l’odeur lourde et prononcée qui se mêlait à l’odeur de l’encens et remplissait la chambre ; l’idée que ce visage, si beau et si aimable quelques jours auparavant, le visage de ce que j’aimais le mieux au monde, pouvait inspirer l’épouvante, me dévoila, pour ainsi dire, la cruelle vérité et remplit mon âme de désespoir.