Souvenirs (Tolstoï)/36

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Souvenirs : Adolescence
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 142-148).


XXXVI

À FORCE D’ALLER MAL, TOUT IRA BIEN


Je passai la nuit dans le cabinet noir, sans voir personne. Le lendemain, qui était un dimanche, on vint me chercher pour me conduire dans une petite chambre attenant à la classe, où l’on m’enferma de nouveau. Je commençais à espérer que ma punition se bornerait à la prison, et mes idées s’apaisaient sous l’influence d’un bon sommeil réparateur, du beau soleil qui se jouait sur les fleurs de glace des carreaux et du bruit familier de la rue. La solitude m’était néanmoins très pénible. J’aurais voulu remuer, raconter à quelqu’un tout ce qui s’était amassé dans mon âme, et pas une créature vivante à qui parler. Cette situation me semblait d’autant plus désagréable que je ne pouvais pas m’empêcher, quelque insupportable que cela me fût, d’entendre Saint-Jérôme siffler des airs gais, comme si de rien n’était, en allant et venant dans sa chambre. J’étais absolument convaincu qu’il n’avait pas le moins du monde envie de siffler et qu’il le faisait uniquement pour me tourmenter.

À deux heures, Saint-Jérôme et Volodia descendirent et Kolia m’apporta à dîner. Je causai avec lui de ce que j’avais fait et de ce qui m’attendait. Il me dit : « Eh ! monsieur, ne vous tourmentez pas. À force d’aller mal, tout ira bien. »

Ce proverbe, qui a soutenu bien souvent mon courage dans la suite, me consola un peu. Néanmoins, le fait qu’on ne m’avait pas envoyé du pain sec et de l’eau, mais tout un dîner et même un gâteau (un biscuit), me donnait fort à penser. Si l’on ne m’avait pas envoyé ce gâteau, cela aurait voulu dire que ma punition était la prison ; puisqu’on m’envoyait un gâteau, c’est que je n’étais pas encore puni, qu’on m’avait seulement éloigné des autres comme une créature malfaisante et que la punition m’attendait encore.

Tandis que j’étais absorbé dans la solution de ce problème, la clef tourna dans la serrure de mon cachot et Saint-Jérôme apparut, la figure pincée et officielle.

« Venez chez votre grand’mère, » dit-il sans me regarder.

Avant de sortir, je voulus nettoyer la manche de ma veste, qui était pleine de blanc. Saint-Jérôme me dit que c’était tout à fait inutile, comme si j’étais déjà dans une situation morale tellement déplorable, que ce n’était plus la peine de m’occuper de mon extérieur.

Quand nous traversâmes la salle, Saint-Jérôme me tenant par le bras, Catherine, Lioubotchka et Volodia me regardèrent exactement du même air dont nous regardions la chaîne des forçats, qui passait tous les lundis sous nos fenêtres. Et quand je m’approchai du fauteuil de grand-mère pour lui baiser la main, elle se détourna et cacha sa main sous son mantelet.

« Oui, mon cher, dit-elle après un assez long silence pendant lequel elle me toisait de la tête aux pieds avec un regard tel, que je ne savais où mettre mes yeux et mes mains, je peux dire que vous récompensez bien ma tendresse et que vous êtes pour moi une vraie consolation. M. Saint-Jérôme, continua-t-elle en appuyant sur chaque mot, qui avait consenti sur ma prière à se charger de votre éducation, refuse à présent de rester dans ma maison. Pourquoi ? À cause de vous, mon cher. »

Elle se tut un instant et reprit d’un ton indiquant que son discours était préparé depuis longtemps :

« J’espérais que vous lui seriez reconnaissant de ses soins et de ses peines, et voilà que vous, blanc-bec, mauvais gamin, vous osez lever la main sur lui. À merveille ! c’est parfait !!! Je commence aussi à croire que vous êtes incapable de comprendre ce qu’est le savoir-vivre, qu’il faut avec vous d’autres moyens, des moyens bas… Demande tout de suite pardon, ajouta-t-elle durement et d’un ton d’autorité en me montrant Saint-Jérôme. Tu m’entends ? »

Je suivis la direction du doigt de grand’mère, et, ayant aperçu au bout le pan d’habit de Saint-Jérôme, je me détournai et demeurai immobile, le cœur comme mort.

« Allons ! Vous n’entendez pas ce que je vous dis ? »

Je tremblais des pieds à la tête, mais je ne bougeai pas.

« Coco ! s’écria grand’mère, qui s’aperçut probablement de mes angoisses. Coco ! répéta-t-elle d’une voix adoucie et presque tendre. Comment, c’est toi ?…

— Grand’mère, pour rien au monde je ne lui demanderai pardon… »

Je m’interrompis subitement, sentant que, si j’ajoutais un seul mot, je ne pourrais pas retenir les larmes qui m’étouffaient.

« Je te l’ordonne, je t’en prie. Qu’est-ce que tu as ?

— Je… je… ne… veux pas…, je ne peux pas… »

Les sanglots accumulés dans ma poitrine s’échappèrent, et l’orage creva.

« C’est ainsi que vous obéissez à votre seconde mère ? s’écria Saint-Jérôme d’une voix tragique. C’est ainsi que vous reconnaissez ses bontés ? À genoux !

— Mon Dieu, si elle voyait cela ! dit grand’mère en se détournant de moi et en essuyant ses larmes ; si elle voyait… ! Il vaut mieux qu’elle n’y soit plus. Elle ne supporterait pas ce chagrin-là, elle ne le supporterait pas. »

Et grand’mère pleurait de plus en plus fort. Je pleurais aussi ; mais il ne me venait pas à l’idée de demander pardon.

« Tranquillisez-vous, au nom du ciel ! madame la comtesse, » dit Saint-Jérôme.

Mais grand’mère ne l’écoutait plus. Elle cacha son visage dans ses mains et ses sanglots se transformèrent promptement en hoquets et en attaque de nerfs. Mimi et Gacha se précipitèrent dans la chambre avec des figures effrayées, il se répandit dans la chambre une odeur de sels et toute la maison se remplit soudain de bruits de pas et de chuchotements.

« Jouissez de votre œuvre, me dit Saint-Jérôme en me reconduisant en haut.

— Seigneur ! pensais-je, qu’ai-je fait ? Quel affreux criminel je suis ! »

À peine Saint-Jérôme fut-il redescendu après m’avoir dit d’aller dans ma chambre, que je me précipitai, sans savoir pourquoi ni ce que je faisais, dans le grand escalier conduisant à la rue.

Voulais-je fuir toutes les personnes de la maison ou aller me noyer, je ne m’en souviens pas ; je sais seulement que j’avais mis mes mains sur ma figure pour ne voir personne et que je descendais l’escalier en courant.

« Où vas-tu ? demanda tout à coup une voix bien connue. Viens ici ; j’ai besoin de toi, mon petit. »

Je voulus passer devant lui, mais papa me saisit par le bras et dit sévèrement :

« Viens avec moi. »

Il m’entraîna dans le petit divan.

« Comment as-tu osé toucher à mon portefeuille, dans mon cabinet ? Hein ? Tu ne dis rien ? Hein ? »

Il me prit l’oreille.

« J’ai eu tort, dis-je ; je ne sais pas moi-même ce qui m’a pris.

— Ah ! tu ne sais pas ce qui t’a pris ? Tu ne sais pas, tu ne sais pas, tu ne sais pas, tu ne sais pas, répétait-il en me tirant l’oreille à chaque mot. Mettras-tu encore ton nez dans ce qui ne te regarde pas ? Le mettras-tu ? le mettras-tu ? »

Bien que mon oreille me fît très mal, je ne pleurais pas ; j’éprouvais un bien-être moral. Dès que papa m’eut lâché, je saisis sa main et la couvrit de baisers.

« Bats-moi encore, lui dis-je en pleurant ; bats-moi plus fort, fais-moi plus mal ; je suis un misérable, un scélérat, un malheureux !

— Qu’est-ce que tu as ? » demanda-t-il en m’écartant légèrement.

— Non ! je ne veux pas, je n’irai pas, criai-je en me cramponnant à son habit. Tout le monde me déteste, je le sais bien ; mais je t’en supplie, écoute-moi, protège-moi ou chasse-moi de la maison, je ne peux pas vivre avec lui ; il est toujours à essayer de m’humilier, il veut que je me mette à genoux devant lui, il veut me donner le fouet. Je ne peux pas le supporter, je ne suis plus tout petit ; je ne peux pas, j’en mourrai, je me tuerai. Il a dit à grand’mère que j’étais un vaurien, elle en est malade ; je l’aurai fait mourir, je…, il…, au nom de Dieu, bats-le…, pour… quoi… me tour… mente… »

J’étouffais. Incapable de dire un mot de plus, je m’assis sur le divan, je laissai tomber ma tête sur les genoux de papa et sanglotai de telle sorte qu’il me semblait que j’allais expirer sur la place.

« À qui en as-tu ? dit papa d’un ton de compassion en se penchant sur moi.

Il est mon tyran…, mon bourreau… ; j’en mourrai… ; personne ne m’aime ! »

Je prononçai ces mots a grand’peine et je fus pris de convulsions.

Papa me prit dans ses bras et me porta dans ma chambre à coucher. Je m’endormis.

Quand je m’éveillai, il était déjà tard. Une seule bougie brûlait à côté de mon lit ; notre médecin, Mimi et Lioubotchka étaient assis dans la chambre. On lisait sur leurs figures qu’ils étaient inquiets de ma santé. Je me sentais si bien, après un somme de douze heures, que j’aurais à l’instant sauté hors de mon lit s’il ne m’avait été désagréable de les troubler dans l’idée que j’étais très malade.

Je ne fus pas puni. Personne ne fit même allusion à ce qui s’était passé. Mais je ne pouvais pas oublier tout ce que j’avais ressenti pendant ces deux jours de désespoir, de honte, de terreur et de haine. Car c’était réellement un sentiment de haine, non pas de cette haine dont on parle dans les romans et à laquelle je ne crois pas, la haine qui trouve une jouissance à faire du mal à quelqu’un ; non, c’était la haine qui vous inspire une aversion invincible pour un homme, estimable du reste, qui vous fait prendre en horreur ses cheveux, son port de tête, le son de sa voix, toute sa personne, tous ses mouvements, et qui en même temps vous attire à lui par une force mystérieuse et vous contraint à suivre ses moindres gestes avec une attention inquiète. Tel était le sentiment que j’éprouvais pour Saint-Jérôme.

Il m’était horriblement pénible d’avoir avec lui un rapport quelconque.