Souvenirs (Tolstoï)/38

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Souvenirs : Adolescence
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 153-156).

XXXVIII

ADOLESCENCE


On aura peine à me croire lorsque je dirai quels étaient mes sujets de réflexion favoris à l’époque de mon adolescence, tant ils étaient peu en rapport avec mon âge et ma manière d’être. Mais, à mon sens, le contraste entre mon apparence extérieure et mon activité morale sera précisément le meilleur signe que je fais un portrait fidèle.

Pendant toute une année, je vécus dans un isolement moral absolu, enfoncé en moi-même. Les questions abstruses de la destinée humaine, de la vie future et de l’immortalité de l’âme se présentaient déjà à moi, et ma débile intelligence d’enfant travaillait avec toute l’ardeur de l’inexpérience à éclaircir ces grands problèmes que le génie humain, dans ses plus grands efforts, arrive seulement à poser sans parvenir à les résoudre.

Il me semble que chaque individu, dans son développement intellectuel, repasse par les mêmes routes qui ont été suivies par les générations successives, que les idées formant le fondement des diverses théories philosophiques font partie intégrante de l’esprit humain, et que chaque homme en a eu conscience plus ou moins nettement, avant même de savoir qu’il existait des théories philosophiques.

Ces réflexions s’imposaient à mon esprit avec tant de force et de vivacité, que je cherchais à les appliquer à la vie, me figurant que j’avais découvert le premier des vérités si importantes et si utiles.

Un jour, il me vint à la pensée que le bonheur ne dépend pas des événements extérieurs, mais de la façon dont nous les prenons ; qu’un homme accoutumé à supporter la douleur ne peut pas être malheureux. Et, afin de m’accoutumer à la peine, je m’exerçais, malgré des douleurs atroces, à tenir un dictionnaire à bras tendu pendant cinq minutes, ou bien je m’en allais dans le grenier, je prenais des cordes et je me donnais la discipline sur mon dos nu avec tant de vigueur que les larmes me jaillissaient involontairement des yeux.

Une autre fois, réfléchissant tout à coup que la mort nous guette à toutes les heures, à toutes les minutes de notre vie, je décidai que l’homme ne pouvait être heureux qu’à la seule condition de jouir du présent et de ne pas songer à l’avenir ; je ne concevais pas comment on n’avait pas encore compris cela. Et pendant trois jours, sous l’influence de cette idée, je plantai là mes leçons et passai mon temps étendu sur mon lit, m’amusant à lire un roman ou à manger du pain d’épice acheté avec le reste de mon argent.

Une autre fois encore, j’étais debout devant le tableau noir et je traçais des figures de géométrie avec de la craie. Je fus subitement frappé par cette idée : Pourquoi la symétrie est-elle agréable à l’œil ? Qu’est-ce que la symétrie ? Je me répondis : C’est un sentiment inné. Mais sur quoi est-il fondé ? Est-ce que, dans la vie, tout est symétrique ? Au contraire ; voici la vie (je traçai un ovale). À la mort, l’âme passe dans l’éternité ; voilà l’éternité (je menai une ligne de l’ovale au bord du tableau). Pourquoi n’y a-t-il pas une ligne semblable de l’autre côté de la figure ? Et, en effet, qu’est-ce qu’une éternité qui commence ? Nous avons certainement existé avant cette vie, bien que nous en ayons perdu le souvenir.

Ce raisonnement, dont j’ai aujourd’hui de la peine à retrouver le fil, me paraissait alors tout à fait neuf et clair. Il me plut tant que je résolus de l’exprimer par écrit. Je pris une feuille de papier. Il me vint aussitôt une telle abondance d’idées que je dus me lever et marcher par la chambre. En approchant de la fenêtre, mon attention fut attirée par le cheval du tonneau à eau, que le cocher était en train d’atteler, et toutes mes pensées se concentrèrent sur la solution de ce problème : Quand le cheval crèvera, son âme ira-t-elle dans le corps d’un animal où dans celui d’un homme ? À cet instant, Volodia traversa la chambre. Il sourit de mon air absorbé, et ce sourire suffit pour me faire comprendre que je ne pensais qu’à d’affreuses bêtises.

Je n’ai raconté ce détail, qui m’est resté par hasard dans la mémoire, que pour donner au lecteur une idée de la nature de mes méditations à cette époque.

De tous les systèmes philosophiques, aucun ne me séduisait autant que le scepticisme ; pendant un temps il me conduisit à un état voisin de la folie. Je me figurais qu’en dehors de moi il n’existait rien ni personne dans le monde, que les objets n’étaient pas des objets, mais des apparences évoquées par moi durant le moment où je leur prêtais attention, évanouies dès que je cessais d’y penser. En un mot, je croyais avec Schelling que les objets existent non par eux-mêmes, mais par leur relation avec le moi. Il y avait des minutes où, sous l’influence de cette idée obsédante, j’arrivais à un tel degré d’égarement que je regardais brusquement derrière moi, dans l’espoir d’apercevoir à l’improviste le néant, là où je n’étais pas.

Ô esprit humain ! Pauvre, pitoyable ressort de l’activité morale !

Mon faible esprit ne pouvait pénétrer l’impénétrable et je perdais l’une après l’autre, dans ce travail accablant, des certitudes auxquelles je n’aurais jamais dû toucher pour le bonheur de ma vie.

De toute cette grande fatigue intellectuelle je ne recueillais rien, excepté une agilité d’esprit qui affaiblissait en moi la force de la volonté, et une habitude d’incessante analyse morale qui était toute fraîcheur à mes sensations et toute netteté à mes jugements.

Les idées abstraites sont le produit de la faculté que possède l’homme d’avoir conscience de l’état de son âme à un moment donné et d’en garder mémoire. Mon penchant pour la réflexion abstraite donna à ma conscience une acuité maladive telle, que souvent, en pensant à la chose la plus simple, je me mettais à analyser ma propre pensée. Je me perdais dans cette analyse sans issue. Je ne pensais plus à la question qui avait été mon point de départ, mais je pensais ceci : « À quoi est-ce que je pense ? » Et je me répondais : « Je pense : à quoi est-ce que je pense ? » Et maintenant ? « Maintenant je pense que je pense : à quoi est-ce que je pense ? » et ainsi de suite. Mon esprit commençait à perdre son équilibre.

Cependant les découvertes philosophiques que je faisais flattaient au plus haut point mon amour-propre. Je me figurais souvent être un grand homme, découvrant des vérités nouvelles pour le bien de l’humanité tout entière, et je contemplais de haut les autres mortels, avec une orgueilleuse conscience de ma valeur. Mais, chose étrange, quand je me trouvais en face de ces mêmes mortels, il n’en était pas un qui ne m’intimidât, et plus je me plaçais haut dans ma propre opinion, moins j’étais capable d’affirmer devant les autres le sentiment que j’avais de ma propre valeur, ou seulement de ne pas être rempli de honte à chaque mot que je disais et à chaque mouvement que je faisais.