Souvenirs (Tolstoï)/50

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Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 189-191).

L

LES RÈGLES DE VIE


Je pris une feuille de papier et je voulus avant tout dresser la liste de mes occupations et de mes devoirs pour l’année suivante. Il fallait régler mon papier. Ne trouvant pas de règle, je pris mon dictionnaire latin. Le résultat fut une vaste tache d’encre. De plus, le dictionnaire étant moins large que le papier, quand la plume arrivait à l’angle de la couverture, ma ligne descendait en décrivant une courbe. Je pris une autre feuille et, en ayant soin de soulever le dictionnaire après chaque ligne, je vins à bout de régler tant bien que mal. Je divisai alors mes devoirs en trois catégories : les devoirs envers moi-même, envers le prochain et envers Dieu, et je commençai à inscrire les premiers. Il s’en trouva tant, et de tant d’espèces, exigeant tant de subdivisions, que je vis la nécessité de commencer par les règles de vie : après quoi, je ferais ma liste. Je pris six feuilles de papier ; j’en fis un cahier que je cousis et j’écrivis en tête : Règles de vie. Ces trois mots étaient si gribouillés et tellement de travers, que je me demandai longtemps s’il fallait les récrire. J’étais malheureux. Je contemplais la feuille déchirée et mon barbouillage et je me disais : « Pourquoi est-ce que tout est si beau et va si bien dans ma tête, et que tout est si laid et va si mal sur mon papier et, en général, dans ma vie, dès que je veux faire l’application de n’importe laquelle de mes idées ?… »

Kolia entra :

« Le confesseur est arrivé, dit-il. Veuillez descendre écouter les prières. »

Je cachai mon cahier dans le tiroir de ma table, me regardai dans la glace, relevai mes cheveux, ce qui, dans ma pensée, me donnait un air rêveur, et descendis au divan, où les saintes images étaient déjà disposées sur une table recouverte d’une nappe. Autour des images étaient des cierges allumés. Au moment où j’entrai, papa entrait aussi par une autre porte. Le confesseur, un vieux moine à cheveux gris et à figure austère, bénit papa. Papa baisa sa main courte, large et sèche ; j’en fis autant.

« Appelez Volodia, dit papa. Où est-il ? Ou plutôt, non ; il se prépare à la communion à l’Université.

— Il est occupé avec le prince, » dit Catherine en regardant Lioubotchka.

Lioubotchka rougit, fronça le sourcil en faisant semblant d’avoir mal quelque part et sortit de la chambre. Je la suivis. Elle s’était arrêtée dans le salon et ajoutait quelque chose au crayon sur son papier.

« Comment, encore un nouveau péché ? lui demandai-je.

— Non ; ce n’est rien, » répondit-elle en rougissant encore plus.

Au même instant, on entendit dans l’antichambre la voix de Dmitri. Il disait adieu à Volodia.

« Tout est tentation pour toi, » dit Catherine en entrant et en s’adressant à Lioubotchka.

Je ne compris rien à ce qui arrivait à ma sœur. Elle était confuse au point que ses yeux se remplirent de larmes et que son trouble se changea en dépit contre elle-même et contre Catherine : il était évident que celle-ci l’agaçait.

« On voit bien, lui dit-elle, que tu es une étrangère (rien au monde ne pouvait être plus blessant pour Catherine que ce mot d’étrangère ; c’est bien pour cela que Lioubotchka s’en servait). Au moment d’un mystère comme celui-ci, continua-t-elle d’une voix solennelle, tu viens me troubler exprès… Tu devrais comprendre…, ce n’est pas une plaisanterie.

— Sais-tu ce qu’elle a écrit, Nicolas ? dit Catherine, piquée au vif d’avoir été appelée étrangère. Elle a écrit…

— Je ne t’aurais jamais crue si méchante, interrompit Lioubotchka, tout à fait fâchée, en nous quittant. C’est un fait exprès. Dans ces moments-là, tout vous introduit au péché. Je ne t’assomme pas avec tes sentiments et tes souffrances, moi. »