Souvenirs (Tolstoï)/56

La bibliothèque libre.
Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 207-211).


LVI

À QUOI S’OCCUPAIENT VOLODIA ET DOUBKOF.


Il me suffit de voir entrer Dmitri pour deviner qu’il n’était pas de bonne humeur. Quand il était mécontent de lui, il devenait de glace, et cela se lisait sur sa figure, dans sa démarche et dans une manière à lui de cligner les yeux et de s’étirer la tête en côté, comme pour arranger sa cravate. Sa froideur réagissait alors invariablement sur mes sentiments à son égard. Dans les derniers temps, j’avais commencé à analyser et à juger le caractère de mon ami, mais notre amitié ne s’en était pas ressentie : elle était encore si jeune et si vigoureuse, qu’il m’était impossible, sous quelque aspect que j’envisageasse Dmitri, de ne pas le trouver parfait. Il y avait en lui deux hommes différents, que j’admirais également. L’un de ces hommes, que j’aimais passionnément, était bon, doux, caressant, gai et savait combien il était aimable. Quand Dmitri était cet homme-là, toute sa personne, tous ses mouvements et jusqu’au son de sa voix disaient : « Je suis bon et vertueux, j’en jouis et je jouis de ce que vous tous pouvez le voir. » L’autre Dmitri, que je commençais seulement à connaître et devant la noblesse de qui je m’inclinais, était froid, sévère pour lui et pour les autres, orgueilleux, religieux jusqu’au fanatisme et d’une vertu pédante. Il était en ce moment cet autre homme.

Dès que nous fûmes en voiture, je lui dis, avec la franchise qui était la condition indispensable de notre liaison, qu’il m’était triste et pénible, un jour où j’étais si heureux, de le voir dans une disposition d’esprit qui m’était si fâcheuse.

« Je suis sûr que quelque chose vous a troublé. Pourquoi ne me le dites-vous pas ? demandai-je.

— Nicolas ! répondit-il sans se hâter, en étirant nerveusement sa tête et en clignant des yeux. Si je vous ai donné ma parole de ne rien vous cacher, vous n’avez pas le droit de me soupçonner de cachotteries. Il est impossible d’être toujours le même, et, si quelque chose m’a troublé, je ne sais pas moi-même quoi. »

« Quelle nature franche et droite ! » pensai-je, et je ne lui parlai plus.

Nous arrivâmes sans rien dire chez Doubkof. L’appartement de Doubkof était, ou me paraissait, une merveille de beauté. Partout des tapis, des tableaux, des rideaux, des tentures aux couleurs vives, des portraits, des fauteuils arrondis, des voltaires ; sur les murs, des armes, des pistolets, des blagues à tabac et des têtes d’animaux sauvages en carton. En voyant le cabinet, je compris sur qui Volodia copiait l’arrangement de sa chambre.

Nous trouvâmes Doubkof et Volodia occupés à jouer aux cartes. Un monsieur inconnu (à son attitude modeste, il devait être sans importance) était assis auprès de la table et suivait attentivement le jeu. Doubkof avait une robe de chambre de soie et des pantoufles. Volodia avait ôté sa tunique et était assis en face de lui sur le divan. On voyait, à son visage enflammé et au regard rapide qu’il nous jeta, que le jeu l’absorbait. En m’apercevant, il devint encore plus rouge.

« À toi de donner, » dit-il à Doubkof.

Je devinai qu’il lui était désagréable que je susse qu’il jouait. Toutefois sa physionomie n’exprimait point l’embarras. Elle disait : « Eh bien ! oui, je joue ; cela ne t’étonne que parce que tu es encore jeune. À notre âge, non seulement ça n’est pas mal, mais c’est indispensable. »

Je lus immédiatement tout cela sur sa figure.

Doubkof ne donna pourtant pas les cartes. Il se leva, nous serra la main, nous fit asseoir et nous offrit des pipes, que nous refusâmes.

« Voilà donc notre diplomate en triomphateur, dit-il. C’est étonnant comme il ressemble à un colonel. »

Je fis entendre un son inarticulé. Je sentais revenir mon sourire niais.

Je respectais Doubkof comme on respecte un adjudant de vingt-sept ans quand on est soi-même un gamin de seize ans et qu’on entend dire aux grandes personnes que c’est un jeune homme très comme il faut, dansant très bien et sachant parler français ; et quand ce jeune homme très comme il faut, tout en méprisant dans son âme vos seize ans, s’efforce de le cacher.

Tout mon respect n’empêchait pourtant pas que je n’aie jamais pu, tant qu’a duré notre connaissance, regarder Doubkof en face sans être mal à mon aise, Dieu sait pourquoi. J’ai remarqué depuis qu’il y avait trois sortes de gens qu’il m’était impossible de regarder en face sans malaise : ceux qui valaient beaucoup moins que moi, ceux qui valaient beaucoup mieux, et ceux avec lesquels on n’ose pas se dire une chose qu’on sait tous les deux. Doubkof valait peut-être mieux que moi, il valait peut-être moins, mais je crois plutôt que l’impression dont je parle venait de ce qu’il mentait très souvent et n’en convenait pas. Naturellement, je n’osais pas le lui dire.

« Faisons encore un marqué, dit Volodia en agitant son épaule avec le même tic que papa et en mêlant les cartes.

— Il y tient ! fit Doubkof. Nous finirons plus tard. Après tout, allons, — encore un. »

Pendant qu’ils jouaient, j’observai leurs mains. Celles de Volodia étaient grandes et belles. En tenant ses cartes, il écartait et recourbait ses doigts juste comme papa. Leurs mains se ressemblaient alors tellement, que je me demandai un instant si Volodia ne le faisait pas exprès, pour ressembler à une grande personne ; mais il me suffit de regarder sa figure pour voir qu’il ne pensait absolument qu’au jeu. Doubkof avait au contraire les mains petites, bouffies, rondes, molles et remarquablement adroites ; juste la sorte de main à porter des bagues et qu’ont les personnes aimant les jolies choses et les travaux d’adresse.

Volodia devait perdre, car le monsieur, en regardant ses cartes, fit la remarque que Vladimir Pétrovitch avait une mauvaise chance épouvantable et Doubkof, tirant son portefeuille, y écrivit quelque chose qu’il montra à Volodia en disant :

« C’est bien cela ?

— C’est bien cela, dit Volodia en affectant un air dégagé. Et maintenant, partons. »

Volodia prit Doubkof dans sa voiture, je montai dans le phaéton de Dmitri.

« À quoi est-ce qu’ils jouaient ? demandai-je à Dmitri.

— Au piquet. C’est un sot jeu, comme tous les jeux du reste.

— Est-ce qu’ils jouent fort jeu ?

— Non, mais c’est mal tout de même.

— Vous ne jouez pas ?

— Non ; j’ai donné ma parole de ne pas jouer. Doubkof, lui, ne peut pas se passer de ses gains.

— Ce n’est pas bien, dis-je. Volodia joue sans doute moins bien que lui ?

— Ce n’est certainement pas bien ; mais ce n’est pas non plus très mal. Doubkof aime le jeu et joue bien ; cela ne l’empêche pas d’être un charmant garçon.

— Je ne croyais pas du tout……

— Il est impossible de penser aucun mal de lui, car c’est réellement un charmant garçon. Je l’aime beaucoup, et je l’aimerai toujours, malgré son défaut. »

J’eus l’impression que Dmitri défendait Doubkof avec une chaleur exagérée précisément parce qu’il ne l’aimait ni ne l’estimait, mais qu’il ne voulait pas l’avouer, en partie par entêtement, en partie pour qu’on ne pût pas l’accuser d’inconstance. Dmitri était un de ces hommes qui restent fidèles toute la vie à leurs amis, moins parce qu’ils les en trouvent toujours dignes que parce que, lorsqu’une fois ils ont donné leur amitié à un homme, même à tort, ils ne jugent pas loyal de la lui retirer.