Souvenirs (Tolstoï)/66

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Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 249-253).


LXVI

OÙ JE FAIS CONNAISSANCE


Lorsque je rentrai dans la galerie, on ne parlait pas du tout de moi, comme je m’y étais attendu. Vareneka avait posé son livre et se disputait violemment avec Dmitri, qui faisait les cent pas en arrangeant sa cravate d’un mouvement de cou et en fronçant les sourcils. Le prétexte de la querelle était Ivan Iacovlevitch et la superstition, mais ils étaient tous deux trop animés pour qu’il n’y eût pas au fond un sujet beaucoup plus intime, sensible à la famille entière. La princesse et Lioubov Serguéievna se taisaient, ne perdant pas un mot et visiblement tentées, par instants, de se mêler à la discussion, mais se retenant et s’en remettant, l’une à Vareneka, l’autre à Dmitri. Au coup d’œil que me jeta Vareneka à mon entrée, on sentait qu’il lui était absolument égal que je l’écoutasse ou non ; elle était absorbée par sa dispute. Le regard de la princesse, qui tenait visiblement pour Vareneka, eut la même expression indifférente. En revanche, Dmitri redoubla de vivacité devant moi et Lioubov Serguéievna dit avec une figure très effrayée, sans s’adresser à personne en particulier : « Les gens âgés disent vrai : Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait. »

Cette sentence ne mit pas fin à la querelle ; elle n’eut d’autre résultat que de me donner l’idée que le parti de Lioubov Serguéievna et de mon ami était le mauvais. J’éprouvais quelque embarras à assister ainsi à une scène de famille. D’autre part, il m’était agréable de voir le véritable état de cet intérieur et de sentir que ma présence ne les gênait en rien.

Que de fois il arrive qu’on voit une famille pendant des années sans que le voile menteur des bienséances vous laisse jamais apercevoir les véritables relations des membres de cette famille entre eux. J’ai même remarqué que, plus ce voile est épais, et beau par conséquent, plus les relations vraies qu’il vous cache sont grossières. Que le hasard fasse qu’il s’élève une discussion tout à fait inattendue et, en apparence, insignifiante : à propos d’une dentelle, d’une visite, des chevaux de monsieur — alors, sans aucune cause visible, la discussion devient acharnée, s’envenime, se trouve à l’étroit sous le voile des bienséances, et les vraies relations apparaissent tout à coup, avec leur grossièreté, à l’effroi des adversaires eux-mêmes et à l’étonnement des spectateurs ; le voile ne cache plus rien ; il flotte inutile entre les deux combattants et ne sert plus qu’à vous rappeler combien longtemps il vous a trompé. On se fait souvent moins de mal en se frappant la tête contre un mur qu’en touchant légèrement un point douloureux. Il n’y a presque pas de famille qui n’ait son point sensible, et ce point, chez les Nékhlioudof, était la passion bizarre de Dmitri pour Lioubov Serguéievna. Sa mère et sa sœur en étaient, sinon jalouses, du moins blessées dans leurs sentiments de famille. C’est pourquoi la dispute à propos d’Ivan Iacovlevitch avait pour eux tous une signification si sérieuse.

« Tu veux toujours découvrir quelque chose d’admirable dans tout ce qui paraît ridicule et méprisable aux autres, disait Vareneka de sa voix sonore, en articulant nettement chaque syllabe.

— D’abord, il n’y a qu’un étourdi fieffé pour parler de mépris à propos d’un homme aussi remarquable qu’Ivan Iacovlevitch, répliqua Dmitri en étirant sa tête du côté opposé à sa sœur. En second lieu, toi, tu fais exprès de ne pas voir le bien qui te crève les yeux. »

Sophie Ivanovna rentrait. Ses yeux allèrent d’un air effrayé de sa nièce à son neveu, puis à moi, et deux fois elle soupira profondément en ouvrant la bouche, comme si elle s’était dit quelque chose à elle-même.

« Varia, je t’en prie, lis tout de suite, dit-elle en lui tendant le livre et en lui tapant sur la main d’un geste caressant. J’ai très envie de savoir s’il l’a retrouvée. »

La lecture reprit.

Cette petite scène ne troubla pas du tout la paix et l’harmonie morale qui respiraient dans cette réunion de femmes.

Je regardais lire Vareneka et je me disais qu’elle n’était pas du tout laide, comme je l’avais cru d’abord.

« Quel dommage que je sois déjà amoureux, pensais-je, et que Vareneka ne soit pas Sonia. Comme ce serait bon d’entrer tout à coup dans cette famille. J’aurais à la fois une mère, une tante et une femme. » En même temps, je la regardais fixement, avec l’idée que je la magnétisais et qu’elle ne pourrait pas s’empêcher de me regarder. Vareneka leva la tête de dessus son livre, rencontra mes yeux et se détourna.

« La pluie ne cesse pas, » dit-elle.

J’éprouvai soudain une impression singulière. Il me semblait que tout ce qui m’arrivait en ce moment était la répétition de ce qui m’était arrivé une autre fois : alors, comme aujourd’hui, il tombait une petite pluie, le soleil se couchait derrière des bouleaux, je la regardais, elle lisait, je la magnétisais, elle levait les yeux, et je me rappelais de même que cela m’était déjà arrivé.

« Serait-ce elle… Elle ? pensais-je. Est-ce que ça commence ? » Mais je décidai promptement que ce n’était pas elle et que ça ne commençait pas. « D’abord, me disais-je, elle est laide ; ensuite, c’est une simple demoiselle, et j’ai fait sa connaissance de la manière la plus naturelle. Elle ne sera pas comme tout le monde et je la rencontrerai dans un endroit extraordinaire. Et puis, cette famille ne me plaît tant que parce que je n’ai encore rien vu. Il est probable qu’il en existe toujours comme celle-là et que j’en rencontrerai beaucoup d’autres dans ma vie. »

Le même soir, en nous couchant, Dmitri donna plusieurs coups de poing sur la tête de son jeune domestique, qui ne comprenait pas ce qu’on lui disait. Le garçon s’enfuit à toutes jambes. Dmitri le poursuivit jusqu’à la porte, s’arrêta, tourna les yeux vers moi, et l’expression de rage et de dureté que son visage avait revêtue un instant se transforma en une expression de douceur et de honte enfantine. Il se coucha, s’appuya sur son coude et me regarda tendrement, les larmes aux yeux.

« Ah ! Nicolas, mon ami, dit-il, je sais et je sens combien je suis mauvais, et Dieu sait combien je le prie de me rendre meilleur ; mais si j’ai un caractère malheureux et détestable, qu’y faire ? J’essaye de me contenir, de me corriger, mais cela ne se fait pas en une fois et c’est impossible tout seul. Il faut que quelqu’un m’aide. Lioubov Serguéievna me comprend et m’a déjà beaucoup aidé. Je sais par mon journal que j’ai fait beaucoup de progrès depuis un an. Ah ! Nicolas, mon âme ! continua-t-il avec une tendresse qui ne lui était pas habituelle et d’un ton plus calme, comme si cet aveu l’avait soulagé, c’est si important, l’influence d’une femme comme elle ! Mon Dieu, que ce sera bon, quand je serai indépendant, avec une amie comme elle ! Je deviendrai tout à fait un autre homme. »

Et Dmitri se mit à me développer ses plans de mariage, de vie de campagne et de travail incessant sur lui-même.

« J’habiterai la campagne, disait-il ; tu viendras me voir, tu seras peut-être marié avec Sonia, nos enfants joueront ensemble. Tout cela parait ridicule et niais, et cela arrivera peut-être.

— Peut-être bien ! dis-je en souriant, et je pensais en même temps que ce serait encore meilleur si j’épousais sa sœur.

— Sais-tu une chose ? reprit-il après un instant de silence. Tu te figures que tu es amoureux de Sonia, et moi, je crois que ce sont des bêtises ; tu ne sais pas encore ce que c’est que d’aimer réellement. »

Je ne répondis pas, car j’étais à peu près de son avis. Il y eut un court silence.

« Tu as sûrement remarqué que j’ai encore été de mauvaise humeur aujourd’hui et que je me suis sottement disputé avec Varia. Cela m’a été ensuite terriblement désagréable, surtout parce que tu étais là. C’est une excellente fille, bien qu’elle ait beaucoup d’idées fausses. Elle est très bonne ; tu verras, quand tu la connaîtras mieux. »

Cette manière de passer de l’idée que je n’étais pas amoureux à l’éloge de sa sœur me réjouit profondément et me fit rougir, mais je ne lui parlai point de Vareneka et nous continuâmes à causer de choses et d’autres, chacun dans notre lit.

Le coq avait déjà chanté deux fois et l’aurore blanchissait, que nous bavardions encore. Dmitri se pencha hors de son lit et éteignit la lumière.

« Il est temps de dormir, dit-il.

— Oui. Encore un seul mot.

— Quoi ?

— Il fait bon vivre.

— Il fait bon vivre, » répondit-il d’un ton tel qu’il me sembla voir dans l’obscurité l’expression joyeuse et caressante de ses yeux et de son sourire d’enfant.