Souvenirs (Tolstoï)/74

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Souvenirs : Jeunesse
Traduction par Arvède Barine.
Librairie Hachette et Cie (p. 283-288).


LXXIV

COMMENT NOUS ACCUEILLÎMES CETTE NOUVELLE


La veille de cette communication officielle, toute la maison savait déjà la nouvelle et chacun la commentait à sa façon. Mimi ne sortit pas de sa chambre et pleura toute la journée. Catherine resta enfermée avec elle et ne se montra qu’au dîner, où elle parut avec un certain air offensé qu’elle avait évidemment emprunté à sa mère. Lioubotchka paraissait enchantée, et elle déclara à table qu’elle savait un beau secret, qu’elle ne raconterait à personne.

« Il n’y a rien du tout de beau dans ton secret, lui dit Volodia, qui ne partageait pas sa satisfaction. Si tu étais capable d’avoir une idée sérieuse, tu comprendrais que c’est, au contraire, très malheureux. »

Lioubotchka, étonnée, le regarda fixement et se tut.

Après le dîner, Volodia fit le geste de me prendre le bras. Il se ravisa, réfléchissant sans doute que se donner le bras était une marque de tendresse et se contenta de me pousser le coude en me faisant signe de la tête de le suivre dans la grande salle.

« Tu sais, me dit-il après s’être assuré que nous étions seuls, de quel secret Lioubotchka voulait parler ? »

Il nous arrivait rarement de causer en tête-à-tête et de choses sérieuses ; aussi, dans ces cas-là, nous sentions-nous tous les deux gênés ; mais, cette fois, en réponse à l’embarras qu’il lisait sur mon visage, Volodia continua à me regarder fixement, les yeux dans les yeux, d’un air grave qui voulait dire : « Il n’y a pas de quoi se troubler. Nous sommes frères, après tout. Il s’agit, d’une affaire de famille importante et il est de notre devoir d’en causer ensemble. »

Je le compris et il poursuivit :

« Tu sais que papa se marie avec Mlle Épiphane ? »

J’inclinai la tête ; j’en avais entendu parler.

« C’est extrêmement malheureux, continua Volodia.

— Pourquoi ?

— Comment, pourquoi ? dit-il avec impatience. Il est vraiment très agréable d’avoir pour oncle cette espèce de bègue !… Et toute cette parenté ! Elle, pour le moment, on voit seulement qu’elle est bonne personne ; qui sait ce qu’elle sera plus tard ? Ça nous est bien égal, quant à nous ; mais il y a Lioubotchka, qui ira bientôt dans le monde. Ce ne sera pas très agréable avec une belle-mère pareille, qui parle abominablement le français et qui lui donnera on ne sait quelles manières ! C’est une poissarde, » conclut Volodia, évidemment très satisfait de ce mot de « poissarde ».

Cela me faisait un singulier effet d’entendre Volodia juger avec ce sang-froid le choix de papa, mais je trouvais qu’il avait raison.

« Pourquoi est-ce que papa se marie ? demandai-je.

— Dieu le sait ; c’est la bouteille à l’encre. Je sais seulement que Pierre Vassilevitch l’a engagé à se marier, l’en a même sommé, que papa ne voulait pas et qu’ensuite il lui a passé une fantaisie par la tête, une idée chevaleresque… C’est la bouteille à l’encre. Je commence seulement à comprendre notre père… »

Ce nom de père, au lieu de papa, me frappa douloureusement.

« Il est excellent homme, poursuivit Volodia, bon et intelligent, mais d’une légèreté ! Une vraie girouette… Il ne peut pas voir une femme de sang-froid ; c’est incroyable ! Tu sais qu’il n’en a pas connu une seule dont il ne soit devenu amoureux. Jusqu’à Mimi !

— Tu dis ?

— Je dis que j’ai appris il n’y a pas longtemps qu’il avait été amoureux de Mimi quand elle était jeune. Il lui faisait des vers et il y a eu quelque chose entre eux. Mimi en souffre encore. »

Volodia éclata de rire.

« Pas possible ! m’écriai-je stupéfait.

— La grande affaire, reprit Volodia redevenu sérieux, c’est notre famille. Ce mariage va lui faire grand plaisir. Sans compter qu’Eudoxie aura sûrement des enfants. »

Je fus tellement frappé du bon sens de Volodia et de sa prévoyance, que je ne sus que répondre. À cet instant, Lioubotchka vint nous rejoindre. « Alors, vous savez ? dit-elle avec une figure épanouie.

— Oui, répondit Volodia ; seulement, une chose m’étonne, Lioubotchka. Tu n’es plus une enfant au maillot. Comment peux-tu être contente que papa épouse une rien du tout ? »

Le visage de Lioubotchka se rembrunit et elle réfléchit.

« Volodia ! pourquoi une rien du tout ? Comment oses-tu parler ainsi d’Eudoxie ? Puisque papa l’épouse, c’est que ce n’est pas une rien du tout.

— Bon ! Une rien du tout… c’est une manière de parler ; mais tout de même…

— Il n’y a pas de tout de même, interrompit Lioubotchka en s’échauffant. Je ne t’ai pas dit, moi, que cette demoiselle dont tu étais amoureux était une rien du tout. Comment oses-tu parler ainsi de papa et d’une femme charmante ? Tu as beau être mon aîné, je te dis de te taire… C’est mal… Tais-toi !

— Est-ce qu’on ne peut pas avoir son opinion sur… ?

— Non, interrompit encore Lioubotchka. Il n’est pas permis de juger un père comme le nôtre. Mimi peut juger ; mais pas toi, le fils aîné.

— Tu ne comprends rien à rien, fit Volodia d’un ton dédaigneux. Voyons, est-ce que tu trouves bien qu’une demoiselle Épiphane vienne prendre la place de ta maman ? »

Lioubotchka se tut un instant et ses yeux se remplirent de larmes.

« Je te savais orgueilleux, dit-elle enfin ; je ne te croyais pas si méchant. »

Elle sortit.

« Attrape ! dit Volodia en faisant une mine tragi-comique. Allez donc raisonner avec des filles ! » ajouta-t-il comme s’il se reprochait de s’être oublié jusqu’à s’abaisser à discuter avec Lioubotchka.

Le lendemain matin, il faisait mauvais temps, et ni papa ni les dames n’étaient encore à prendre le thé quand j’entrai au salon. On sentait l’automne. Il était tombé pendant la nuit une pluie froide ; des restes de nuages couraient dans le ciel ; le soleil déjà haut apparaissait comme un rond clair. Il y avait du vent, il faisait humide et gris. La pluie avait formé des flaques d’eau sur la terrasse, dont la terre mouillée semblait plus noire. La porte du jardin, demeurée ouverte, battait sur ses gonds de fer. Les allées étaient boueuses. Les vieux bouleaux aux branches dépouillées, les arbustes, le gazon, les orties, les groseilliers, les sureaux, faisant voir le revers blanc de leur feuillage : tout se courbait dans le même sens sous un ouragan qui paraissait vouloir tout déraciner. Dans l’allée de tilleuls, des tourbillons de feuilles jaunies se poursuivaient ; à mesure que l’humidité les avait pénétrées et alourdies, elles s’abattaient sur le chemin détrempé, ou sur la prairie, devenue d’un vert plus sombre sous la pluie.

Je songeais au mariage de mon père et je l’envisageais au même point de vue que Volodia. L’avenir de ma sœur, de nous et de mon père lui-même ne me présageait rien de bon. J’étais révolté à l’idée qu’une étrangère et, qui plus est, une jeune femme, allait prendre tout à coup, sans y avoir aucun droit, une place dans notre vie…, et qui ?… une simple jeune demoiselle… ; et elle va prendre la place de maman ! J’étais tout triste et mon père me paraissait de plus en plus coupable. J’entendis sa voix et celle de Volodia. Ne voulant pas voir mon père en ce moment, je sortis. Ma sœur me rappela, en me prévenant que papa voulait me parler.

Il était debout dans le salon, appuyé d’une main sur le piano, et regardait de mon côté avec un mélange d’impatience et de solennité. Son visage n’avait plus l’expression de jeunesse et de bonheur que je lui avais toujours vue dans les derniers temps. Il était triste. Volodia se promenait de long en large en fumant sa pipe. Je m’approchai de mon père et lui souhaitai le bonjour.

« Eh bien ! mes amis, dit-il résolument, relevant la tête et prenant ce ton précipité tout particulier dont on dit les choses désagréables sur lesquelles il n’est plus temps de revenir. Vous savez, je suppose, que je me marie avec Eudoxie Vassilevna ? »

Il se tut un instant et reprit :

« J’avais l’intention de ne jamais me remarier après avoir perdu votre mère ; mais… (il s’arrêta quelques secondes), mais…, évidemment, le sort l’a voulu. Eudoxie est une bonne et aimable fille et elle n’est plus toute jeune. J’espère que vous l’aimerez, enfants ; elle vous aime déjà du fond du cœur ; elle est excellente. Le moment est venu pour vous (il s’adressait à mon frère et à moi et parlait vite comme pour nous empêcher de l’interrompre), le moment est venu pour vous de partir. Je vais rester ici jusqu’au nouvel an et je reviendrai alors à Moscou (il se troubla) avec ma femme et votre sœur. »

Je souffrais de voir mon père intimidé et comparaissant devant nous, pour ainsi dire, en accusé. Je me rapprochai de lui. Volodia continuait à se promener de long en large en fumant sa pipe et la tête baissée.

« Voilà, mes amis, ce que votre vieux papa a décidé, » reprit mon père en rougissant, en toussaillant et en nous tendant les deux mains.

Il avait les larmes aux yeux et je remarquai que la main qu’il tendait à Volodia, en ce moment à l’autre bout de la chambre, tremblait un peu. La vue de cette main tremblante me fit mal et il me vint la réflexion bizarre, qui me remua encore davantage, que papa était à l’armée en 1812 et qu’il était connu pour être très brave. Je retins sa grande main à grosses veines et la baisai. Il serra vigoureusement la mienne et tout à coup, éclatant en sanglots, il prit la tête brune de Lioubotchka dans ses deux mains et se mit à l’embrasser sur les yeux. Volodia fit semblant d’avoir laissé tomber sa pipe, se baissa, s’essuya tout doucement les yeux avec le poing et sortit en s’efforçant de ne pas attirer l’attention.