Souvenirs autobiographiques du mangeur d’opium/Mon frère

La bibliothèque libre.


VII

MON FRÈRE


Le lecteur, qui aura bien voulu me suivre à travers ces souvenirs décousus de ma vie intime et de ses incidents fortuits, aura remarqué que je les ai présentés, sans m’attacher bien exactement à leur ordre de succession. Pour le motif particulier qui m’a dirigé dans leur exposition, il n’était guère important de m’astreindre à leur ordre chronologique, excepté dans le cas où la précision des dates aurait eu une valeur négative pour la vérification des faits. En conséquence j’ai fait des digressions en avant, en arrière, cédant à la première impulsion qui se présentait, cédant parfois même à la suggestion purement verbale qui me frappait. Mais, dans bien des cas, cette négligence de l’ordre chronologique n’est pas seulement permise : elle est même inévitable, car il y a des faits qui, dans leur ensemble, se relient à toute ma vie à des époques si différentes que nul principe chronologique n’eût permis de les mettre à la place qui leur convenait. Il leur a donc fallu franchir, d’un bond en arrière ou en avant, un certain espace, en quelque endroit qu’ils fussent, et il eût été impossible de les représenter du commencement jusqu’à la fin, comme appartenant véritablement à aucune période définie, du moment que j’avais fixé mon choix sur eux. En réalité, de même que chacun doit savoir à l’avance qu’entre les incidents d’une existence qui ne sont reliés ensemble par aucun enchaînement logique, il ne saurait y avoir de transition logique de l’un à l’autre, de même, quand on étudie une vie en particulier, par exemple une de ces admirables biographies qui ont pour auteur le docteur Johnson, on s’apercevra qu’en fait les simples incidents ne sont pas et ne peuvent pas plus être reliés ensemble que les divers articles d’un catalogue de vente aux enchères. Dès lors, comment peut-on arriver à établir une apparence de connexité ? Comment, du moins, se fait-il qu’à la lecture, ils donnent l’impression d’un courant uniforme, régulier ? Simplement grâce à ceci, qui est tout le secret d’une bonne biographie, c’est qu’on tire de quelque incident particulier une morale, une conclusion philosophique. Cette conclusion, par cela seul qu’elle est philosophique, sera étendue et générale. On peut par suite lui donner une forme telle qu’elle fasse naître par anticipation une pensée qui lui est apparentée, qui servira, comme un texte moral, à amener l’incident suivant, ou bien encore elle peut être en elle-même une idée assez large, assez compréhensive, assez ambidextre, dans son sens, pour comporter une application à deux faces, comme un Janus, avoir un aspect tourné vers le numéro 1, et un aspect tourné vers le numéro 2. Prenons, pour nous faire comprendre, un exemple grossier et vulgaire. Supposons qu’on raconte un trait de profusion désordonnée, et qu’ensuite, sans y être amené par aucun enchaînement naturel, aucune suite, de telle sorte que ces deux faits, abandonnés à eux-mêmes, donnent à la lecture la même impression que les divers articles d’une annonce professionnelle ; on y ajoute l’histoire d’une querelle de taverne entre particuliers, finissant par un meurtre. Mais toutes ces anecdotes détachées sont fondues en un tout, par une réflexion philosophique, où l’on exprime le regret que l’individu dont on raconte la vie, ait été amené à adopter des goûts qui l’entraînent à fréquenter une société qui le pousse également à des dépenses extravagantes, (pensée qui retourne en arrière vers le numéro 1) et qui d’autre part lui suggère des prétentions au point de vue du rang social (pensée dirigée en avant vers le numéro 2). De là résultent naturellement des insolences injurieuses qui ne sauraient être supportées par une généreuse nature. Une remarque de ce genre, intercalée entre les deux incidents (numéro 1 et numéro 2) les unit entre eux, les met en relation identique avec un principe commun, en fait les parties d’un tout ; et, sans cela ces incidents eussent été absolument isolés l’un de l’autre. Ainsi c’est grâce à la monture et non pas par les gemmes qui y sont retenues, que toute existence est ordonnée en un seul tissu continu[1]. En fait, les liens qui réunissent les différentes parties d’une existence, quand elle n’est pas celle d’un homme vulgaire ; — en telle année il fit ceci, — l’année d’après, il fit cela — doivent se résoudre en abstractions intellectuelles, on ces réflexions profondes sur les agitations tourbillonnantes de l’existence, qui se dégagent au-dessus d’elles comme une perpétuelle vapeur de brouillard, comme une sorte d’atmosphère semblable à celle que projette une cascade, et qui enveloppe tous les objets environnants. C’est ainsi, comme on peut le remarquer, que se produisent les réflexions naturelles, et celles qui, sous la plume d’un grand poète, comme Shakespeare, surgissent pour aller au devant de ce qui suit et pour lui donner une forme. Les réflexions, ou pensées réflexes, en quelque sorte, purs reflets de ce qui a passé, sont aussi traitées de manière à devenir l’annonce, la source féconde de ce qui va arriver. Elles semblent être simplement les résultats passifs, ou les produits de la narration, mais par un traitement convenable, elles prennent un rôle diamétralement opposé, et déterminent à l’avance la suite de cette narration. Or, si la chronologie est par suite hors d’état de nous fournir ce principe d’enchaînement entre les faits de la vie, principe qui doit exister sous une forme ou sous une autre, afin de donner quelque unité à ses parties, afin d’en ôter tout le désordre, l’incohérence propre à un catalogue, si, après tout, il faut recourir à une autre ressource que la chronologie, il en résulte qu’en général on peut négliger la chronologie en ce qui regarde les incidents qui peuvent être également bien placés partout, qui dès lors, selon le proverbe, ne sont nulle part à leur place, à moins que nous ne retournions le proverbe et que nous ne disions que ces incidents, n’étant nulle part à une place à laquelle ils ont droit, peuvent occuper à bon droit une place quelconque.

Les faits, que je me propose maintenant de raconter, sont soumis à cette règle, car ils font partie d’une histoire qui pénétra dans la mienne sur bien des points différents. C’est un récit tiré de la vie de mon frère, et je m’y étendrai d’autant plus volontiers qu’elle donne un enseignement indirect sur un grand principe de la vie sociale, principe qui est et restera encore pendant bien des années en suspens, sub judice, et qui lutte pour affirmer sa juste autorité. — Ce principe, c’est que les châtiments corporels, quels qu’ils soient, quels que soient ceux à qui on les inflige, sont une chose détestable, une indignité envers notre nature à tous, une indignité qui se grave sur la personne de la victime. Je n’ajouterai pas un mot de plus sur cette thèse générale, mais j’en viendrai aux faits de l’affaire, qui serait peut-être une des plus romanesques qu’on ait jamais racontées, s’il était maintenant possible d’en retrouver tous les détails. Mais son intérêt moral consiste en ceci, tout simplement, c’est qu’un châtiment brutal eut pour conséquence naturelle toute une série d’événements qui aboutirent presque au naufrage de toute espérance pour un individu, en même temps qu’ils empoisonnèrent pendant sept années l’existence de toute une famille.

Mon frère cadet, plus jeune que moi d’environ quatre ans, était un enfant d’une beauté exquise et délicate. En disant délicate, je veux dire qu’elle avait quelque chose de féminin dans son élégance et sa finesse de teint, car d’un autre côté, au point de vue de la constitution, il devint d’une vigueur remarquable. Pendant son enfance, sa beauté arriva à un tel degré de charme que ceux qui se souviennent de nous avoir vus ensemble à l’école publique de Bath, se rappellent encore les plaisantes obsessions, — car pour lui c’étaient des obsessions, — qu’elle lui valait de la part de dames qui l’arrêtaient à chaque instant dans les rues pour l’embrasser. La personne de notre famille, avec laquelle nous étions arrivés à Bath, venait d’une contrée lointaine du royaume. Elle occupa d’abord sur la place d’armes du Nord les appartements mêmes où avait logé Edmond Burke mourant. Cette circonstance, ou le désir d’y voir encore Burke, attira pendant plusieurs semaines une foule de visiteurs ; la plupart aperçurent l’Adonis enfant, alors à peine âgé de sept ans, et lui infligèrent leurs caresses qu’il considérait comme un véritable martyre. Ainsi commença une persécution qui dura aussi longtemps que son âge s’y prêtait. Le teint le plus brillant qu’on put imaginer, les traits d’un Antinoüs, la parfaite symétrie de structure, qu’il possédait à cette époque de sa vie (et qu’il perdit dans la suite) faisaient de lui un objet d’extase sans fin pour toute la population féminine, tendre et simple, qui passait dans les rues. Par la suite, il eut la bonté de regretter sa coquetterie perverse et dédaigneuse — ce que les poètes romains auraient appelé protervitas. Mais en ce temps là, il était si fortement insensible à cet honneur, qu’il s’évertuait à se défendre par des coups de pied et une lutte énergique, contre la douce violence qu’on lui faisait sans cesse, et il renouvelait la scène où Shakespeare a décrit avec tant de soin les batailles entre Vénus et Adonis.

Pendant deux ans, cette situation fut la cause de l’irritation la plus vive pour lui et de l’hilarité la plus bruyante pour d’autres, entre mon frère et ses camarades d’école plus mal traites par la nature, moi compris. Non que cela nous inspirât la moindre jalousie, loin de là. L’idée qui se présentait à notre esprit, comme elle se présente tout naturellement à des esprits d’enfants se ramenait à celle d’une marque de respect envers la dignité masculine, que comportait le fait d’être exposé à des caresses féminines, sans qu’on les eût provoquées. C’était, selon nous, porter encore les insignes de la première enfance. C’était une preuve que l’objet d’une tendresse aussi démonstrative, aussi publique, aussi libre, devait être regardé comme un simple bébé. Et je n’ai pas besoin d’ajouter que la cause qui motivait cette distinction, la beauté de la figure, est regardée comme une distinction équivoque tant par la multitude que par le plus grand nombre de ceux-là même qui la possèdent. En tout cas, c’était certainement la manière de voir de mon frère. Aucun de nous ne sentait aussi vivement que lui le ridicule de sa situation, et quand son âge plus avancé l’eut délivré de cet hommage matériel rendu à sa beauté, il ne cessa jamais de regarder la beauté en elle-même comme une dégradation. Il ne pouvait supporter aucune flatterie fondée sur elle, bien qu’en somme elle lui ait rendu service dans les malheurs qu’il éprouva par la suite, et où nul autre don n’eût pu lui être de la moindre utilité. Sans doute il arrive souvent que le naturel des hommes donne un âpre démenti à ce que promet leur physionomie, car personne n’eût voulu croire que sous ces traits gracieux et animés comme ceux d’un Narcisse, se cachât, comme je le crois fermement, une âme héroïque, avec autant de courage qu’un homme pouvait en posséder, avec la force de se soumettre patiemment aux privations et de lutter contre l’infortune, bien des chose que l’on trouve rarement parmi les qualités naturelles d’un adolescent. J’ai aussi des motifs de penser que l’état humiliant dans lequel il croyait avoir passé ses années d’enfance, dans cette situation de favori public dont j’ai parlé, l’énergique aversion avec laquelle il réagissait contre elle comme contre une insulte, entrèrent plus profondément en lui qu’on ne le supposait, et exercèrent une grande influence sur sa conduite future, en lui donnant une force nerveuse pour exécuter les énergiques projets qu’il forma. On eût dit qu’il protestait contre un premier affront que lui avait fait la Nature, en lui assignant une beauté féminine pour marque trompeuse de son caractère, et qu’il prenait plaisir à lui donner un démenti. Je suis convaincu que si la chose eût été on son pouvoir, il se serait enlaidi. Ce qui est certain, c’est que quand il atteignit sa onzième année, il avait déjà commencé à s’éloigner de la société des autres jeunes garçons, — qu’il tombait dans de fréquents accès de rêverie, et qu’il en venait à ne plus compter que sur lui-même, à un point qui n’était ni ordinaire, ni nécessaire. Il évitait les camarades d’école du même âge, de la même position sociale que lui, ceux même qui étaient les plus affectueux, et bien des années après sa disparition, je trouvai une collection de papiers de son écriture, où étaient exprimés, en vers d’un lyrisme ardent, des sentiments qui trahissaient, à n’en pouvoir douter, un esprit fier, qui ne compte que sur lui, qui d’une manière consciente, concentre en lui seul toutes ses espérances, qui renonce à tout dans le monde, manifestations des plus extraordinaires chez un adolescent de son âge, car à tout prendre, et en supposant que ces fragments eussent été écrits quand il était sur le point de quitter l’Angleterre, à une date qui ne s’accordait guère avec les circonstances où ils furent trouvés, il n’en reste pas moins certain qu’il était âgé de treize ans lorsqu’il les écrivit. Je me suis souvent livré à des réflexions profondes au sujet de ces mystérieuses compositions. D’après leur nature, on les eût attribuées de préférence à un quiétiste mystique, comme madame Guyon, si l’on pouvait admettre l’union de cette dévotion extatique avec un esprit rebelle, rempli d’avides aspirations mondaines ; c’étaient des apostrophés passionnées à la nature et aux puissances de la nature, et, ce qui semblait plus étrange que tout le reste, c’est que le style y était exempt de toute la boursouflure, de toute l’enflure à laquelle on ne devait pas manquer de s’attendre chez un écrivain si jeune. Elles étaient même volontairement enfantines, d’une allure de conversation naïve des plus touchantes. En réalité au point de vue du ton, et en tenant compte de la différence qui existe entre un poème narratif et un poème lyrique, elles rappelaient jusqu’à un certain point ce poème si beau et si peu connu de Georges Herbert[2] dans lequel il décrit d’une manière symbolique à un ami, sous la forme et une attaque perfide qu’il aurait soupçonnée, les phénomènes religieux qui éloignent du monde une âme. Dans leur ensemble, elles font penser à Lecoti, poème dû à la collaboration de Coleridge et de Wordsworth. La solution la plus simple, à première vue, de ce mystère serait de supposer que ces fragments ont été copiés dans quelque auteur obscur, mais outre que nul auteur n’eût pu rester obscur en ce siècle de recherche minutieuse, alors qu’il était capable de tirer des accents demi mélancoliques (je puis bien employer ce mot) des profondeurs insondables de la sensibilité, et qu’il avait le don de les exprimer avec une ardeur aussi dithyrambique et une aussi exquise simplicité de langage, il y a un autre témoignage qui permet de les attribuer à celui qui les avait écrits. C’est que pour certains de ces fragments on pouvait suivre leur genèse, leur croyance dans tous leurs détails, grâce aux ratures, aux substitutions, aux doutes sur la préférence à donner à telle ou telle expression, grâce aux renvois à ce qui précédait ou suivait. D’ailleurs il n’y avait pas moyen de méconnaître l’écriture de mon frère.

Maintenant je reprends son histoire.

En 1800, mon séjour en Irlande, et ensuite mes voyages en différents endroits, nous séparèrent pendant une année environ. En 1801, nous fûmes placés dans des écoles très différentes, moi dans la classe la plus élevée d’une grande école publique, et lui dans un presbytère très isolé d’un comté du Nord. Sans doute cette situation donna un aliment et un encouragement à ses habitudes mélancoliques, car il n’avait là d’autre société que celle d’un frère plus jeune, qui ne pouvait les déranger en aucune façon. Le développement de nos richesses nationales n’était pas encore arrivé au point de faire disparaître entièrement de la carte d’Angleterre tout ce qui ressemblé à une lande, à une dune exposée à tous les vents (comme celles qui donnaient un caractère si particulier aux comtés de Wilts, de Somerset, de Dorset, etc.) ou même à un terrain de libre pâture communale. Des terrains couverts de bruyères, il s’en trouvait encore alors en Angleterre, sur des étendues moindres en vérité, que les landes de France, mais avec le même air sauvage et romantique. Tel était le milieu où vivait mon frère, sous la direction d’un clergyman aux habitudes sédentaires, et même ascétiques, mais d’un naturel doux. Je puis l’affirmer, car dans l’hiver de 1801, je dînai avec lui, et je trouvai que vraiment son joug était léger, car même à l’égard de mon frère le plus jeune, un enfant de sept ans, extrêmement étourdi, il n’employait pas d’autre moyen de le décider à remplir quelque devoir essentiel que de lui dire : « Soyez convaincu, Monsieur, que… »

C’était bien là le milieu le mieux approprié à la nature indépendante et hautaine de mon frère. Le clergyman était un homme instruit, tranquille, absorbé par ses études, humble et modeste au delà de ce que comportait sa position, tandis que d’autre part, mon frère n’était pas capable d’oublier ce qui lui était dû au triple titre de clergyman, de lettré et de maître, et en outre, de maître aussi accommodant. Combien tous les intéressés eussent pu être heureux, que de souffrances, que de dangers, combien d’années de misère et d’angoisse eussent été épargnées aux intéressés, si les tuteurs et les exécuteurs du testament de mon père avaient jugé à propos de les laisser tranquilles, Mais per star meglio[3] ils crurent bon d’enlever mon frère à ce doux ermite, pour le confier à un homme mondain, actif, le véritable antipode quant au caractère.

À quel titre le personnage pouvait-il se dire lettré ; je n’ai jamais eu le moyen d’en juger, et considérant qu’à l’heure présente, s’il vit encore, après trente-six ans écoulés, ce doit être un homme à tête grise, je respecterai son âge au point de taire son nom. Il appartenait à une catégorie qui disparaît chaque année, et de plus en plus rapidement, je l’espère. Dieu soit loué, du moins sur ce point, si important pour la dignité de l’homme, parmi tant d’autres projets de réformes, défendus par quelques-uns de nous, ou destinés peut-être, en dépit de l’appui de l’opinion, à tomber dans le domaine des chimères, ce point, dis-je, a enfin été établi de manière à ne pouvoir être anéanti, affaibli, oublié.

À mesure que l’homme devient plus intellectuel, la faculté de le diriger par sa nature intellectuelle et morale, et le plus absolu mépris pour tout recours à ses seuls instincts d’animal capable de souffrance physique, sont deux choses qui marchent de pair. Et si l’on devait chanter dans les nations en toutes langues un Te Deum, un O jubilate pour chaque progrès, chaque victoire définitive que remporte la nature humaine dans sa lutte actuelle contre le mal, l’erreur, oui, sans en excepter


Le contrat ensanglanté que déchirent toutes les nations,


c’est-à-dire l’abolition du commerce des esclaves, à mon avis, il faudrait célébrer par une fête publique la suppression des châtiments brutaux, dignes de bêtes. Oui, je puis leur appliquer une épithète plus sévère que celle de châtiment bestial, car pour peu qu’un homme ait de bonté, il évitera de recourir à l’éperon pour son cheval, et au fouet pour son chien. Mais quand il s’agit l’homme, il ne veut pas se laisser toucher ou gagner par des moyens conciliants, par des moyens dont l’emploi suppose d’avance qu’on veut le traiter en créature douée de raison, alors qu’on l’abandonne, qu’on le laisse mourir dans sa bassesse Mais que ni moi, ni l’homme qui aura cet être en son pouvoir, nous ne le déshonorions en lui infligeant des châtiments, en outrageant cette image de la nature humaine qui est, non pas par une vague figure de rhétorique, mais d’après un religieux principe de devoir, une chose sacrée aux yeux de tous les honnêtes gens, car l’Ecriture exalte à dessein la personne humaine, en exprimant l’idée que c’est là le temple de l’Esprit saint. Et nous pouvons avoir la certitude, ou une certitude aussi grande que celle du jour ou de la nuit, que l’homme devient d’autant plus digne d’honneur, d’élévation, de confiance qu’on lui témoigne plus de respect, de déférence, de confiance. Or ce maître d’école professait des opinions bien différentes sur l’homme et sa nature. Il ne se bornait pas à croire que la contrainte physique est le seul moyen qu’on puisse employer pour diriger l’homme, de plus conformément au principe d’après lequel deux écoliers se rencontrant pour la première fois, et étant de force à peu près égale, ils ne seront pas tranquilles tant qu’ils ne se seront pas loyalement mesurés, et pour décider lequel des deux est le maître, — d’après ledit principe, il s’imaginait qu’aucun écolier ne pouvait professer envers son maître le respect qui lui était dû, tant qu’il ne s’était pas rendu compte exactement de la supériorité de force animale dont ce maître était en avance sur lui. Il n’y avait pas d’autre moyen de s’en assurer que la force des coups ; comme il ne se creusait pas la tête à faire surgir les occasions, et qu’il se jetait tête baissée in medias res, surtout quand il soupçonnait quelque penchant à la révolte, il eut bientôt fait de chercher noise à mon malheureux frère. Non pas, remarquons-le bien, qu’il lui fallût une querelle présentable, ou qui eût quelque air de convenance. Non : l’on m’a certifié que lors même que la plus humble obséquiosité eût fait appel à sa clémence, dans la personne d’un timide nouveau-venu, tout épouvanté des récits qu’il avait entendus, même dans ces cas, il jugeait nécessaire d’imprimer dès le début une salutaire terreur de ses foudres olympiennes, et qu’il avait pour principe d’agir comme il suit. Il parlait à très haute voix, lançait un ordre quelconque, pas très nettement, au point de vue de l’articulation, mais dans les termes les plus propres à faire naître l’incertitude sur leur signification, au jeune garçon craintif, sensible sur lequel il se proposait de faire tomber une accusation de désobéissance. — Monsieur, s’il vous plaît, qu’est-ce que vous avez dit ? — Qu’est-ce que j’ai dit ? Comment ! on joue sur les mots ! on fait son logicien ! Culotte bas ! monsieur, culotte bas ! » À dater de ce jour, cet enfant apeuré devenait un instrument dans son attirail. Il était, même sans que son maître y concourût, la preuve que la soumission la plus extrême ne pouvait faire espérer de pitié. De plus ce même enfant, dans toute sa personne exhalait parfois une atmosphère de terreur et d’hommage, — la religion de la peur — envers le redoutable Moloch de cette scène. De là, connue par des conducteurs électriques circulait dans toutes les régions de l’établissement une sensibilité frissonnante dont les vibrations rayonnaient vers le centre.

O Rowland-Hill, combien différente est la discipline de ton établissement, et quels autres échos rendent les voûtes antiques des Bruces. Là l’enfant craintif peut être heureux, là il est possible à l’enfant destiné à une mort prématurée de moissonner en paix son court automne. Pourquoi n’existait-il pas en ces temps-là de semblables asiles ? L’homme se développait pourtant alors comme aujourd’hui en beauté et en force. Pourquoi donc n’employait-il pas son pouvoir à créer des établissements où l’on cultivât le bonheur aussi bien que les connaissances ? Pourquoi ne criait-on pas bien haut :


« Donnez au matin de l’adolescence sa part naturelle de bénédiction. »


Soit : le pourquoi, le comment, ne seront jamais bien éclaircis, mais c’était comme cela, ces choses n’existaient point, ou si elles existaient quelque part, dans de petits établissements locaux, à peine connus en dehors d’un petit cercle de gens et dans lesquels il ne se trouvait peut-être d’autres personnes étrangères que celles de la tranquille famille où vivaient mes deux frères, famille qui se réduisait à eux deux. Cependant, le plus âgé des deux, en une heure fatale, avait quitté ce sanctuaire si tranquille, avait renoncé à cette paix que peut-être il ne devait jamais plus retrouver, car, comme je l’ai dît, il tomba au pouvoir de ce Moloch. Et ce fut sut lui que ce Moloch appliqua les lois de son établissement, ce fut lui, le noble et bel enfant, mais aussi l’enfant orgueilleux, arrogant, qu’il battit, battit brutalement, à coups de pied, qu’il foula aux pieds.

Deux heures plus tard, mon frère était sur la route de Liverpool. Il se dirigea péniblement vers cette ville, n’ayant guère d’argent et accablé sous une sensation d’abandon qui lui faisait sentir que tout ce qu’il pouvait faire serait bien peu de chose pour réaliser ce qu’il projetait.

Quelques semaines auparavant, nous avions parcouru ensemble mes deux frères et moi, une partie de cette route, dans une chaise de poste, depuis Chester jusqu’au point où nos destinées se séparaient. Arrivés à l’hôtellerie, nous (c’est-à-dire mon frère et moi), nous nous assîmes, tout en larmes ; nous allions nous quitter ; et le plus jeune, qui ne comprenait pas notre peine, pleura aussi, mais nous la comprenions fort bien. Nous n’avions pas de supérieurs qui pussent ou qui voulussent entrer dans nos désirs. Si nous avions appris à apprécier raisonnablement la valeur du temps, nous ne nous en serions guère inquiétés. Cinq ans et demi pour moi, neuf ans et demi pour mon frère cadet, telles étaient les distances qui nous séparaient du jour où nous devions entrer en possession de nos héritages ; et alors nous eussions pu être heureux, chacun suivant le choix dicté par ses goûts. Mais ces intervalles nous paraissaient si longs, que nous étions disposés à les regarder comme des expressions sensibles de l’infini. Aussi n’y songions-nous jamais. Nous pleurions, parce que nous nous sentions sous la menace de changements qui étaient bien de nature à justifier nos larmes, et parce qu’à nos âges, nous étions sans défense contre les torts qu’on pourrait méditer de nous faire. Nous nous séparâmes : c’était l’heure où le soleil se couchait ; chaque groupe prit place dans deux chaises de poste, mes deux frères dans l’une, et moi seul dans l’autre. Alors nous partîmes au même instant, nous agitâmes les mains pour nous dire adieu, lorsque nos routes divergèrent au sortir de la petite ville d’Altrincham, et nous ne nous revîmes jamais une seule fois avant que dix longues années se fussent écoulées.

Après son trajet si long, si long vers Liverpool, mon frère entra dans une hôtellerie, les pieds en sang, car il avait marché pendant bien des jours, et son ignorance du monde, s’ajoutant à son extrême timidité — ah ! combien l’orgueil rend les gens timides ! — il n’avait pas profité des occasions bien connues qui se rencontrent sur les grandes routes anglaises, telles que chaises de postes revenant à vide, diligences, chevaux conduits à la main, charrettes, il avait les pieds meurtris et il tombait de sommeil. Il put dormir, souper, et le lendemain matin, il eut à déjeuner, dans la mesure que lui permettait la légèreté de sa bourse. Il paya tout cela à son perfide hôtelier, qui lui proposa alors de faire une promenade avec lui pour lui montrer les édifices publics et les docks. Il semble que cet homme ait remarqué la beauté de mon frère, et aperçu dans les détails de son costume quelque chose qui ne s’accordait pas avec sa manière de voyager, ou encore dans sa conversation. En conséquence, il le perdit de rue en rue, jusqu’à ce qu’ils fussent à l’Hôtel de Ville. « Ah ! voilà un bel édifice, à ce qu’il semble, fit le jésuitique coquin, du même ton que s’il avait fait une découverte récente, quelque chose dans le genre de Louqsor ou de Palmyre, et que s’il fût tombé dessus à l’improviste dans les parties encore inexplorées de Liverpool, — on dirait un bel édifice, allons-nous entrer et demander la permission de le visiter ? » Mon frère, qui pensait moins au spectacle qu’au spectateur, et qui, dans ce désert humain, désirait naturellement s’en faire un ami, consentit aussitôt. Ils entrèrent ; alors par hasard, M. le maire et le conseil municipal était en séance. Le perfide hôtelier, dans un entrotien particulier, fit part de ses soupçons à sa Seigneurie, et sous prétexte de placer mon frère à l’endroit d’où l’on voyait le mieux les objets intéressants, il fit entrer mon frère dans la stalle réservée aux prisonniers qui comparaissaient devant le tribunal. Le pauvre enfant ne s’en doutait guère, même quand M. le Maire se mit à l’interroger. Il crut que c’était un incident fortuit, bien que sans doute, il eût rougi jusqu’aux oreilles en s’entendant adresser des questions, et des questions des plus indiscrètes, en public. Le but de M. le Maire et des autres gentlemen du conseil à cette époque (c’était en 1802) était de s’assurer du véritable rang et du nom de famille de mon frère, car il persistait à se donner comme un pauvre enfant vagabond. On essaya divers moyens pour tirer de lui quelques renseignements, mais en vain ; enfin on recourut à la ruse employée par Ulysse, lorsque déguisé en porte-balle, et pourvu d’un assortiment d’objets de toilette et de bijoux féminins, auquel il avait mêlé des armes, il voulut forcer Achille à se trahir, à la cour de Lycomède. Un gentleman conseilla au maire d’envoyer chercher un nouveau Testament en grec. La chose faite, le Testament fut ouvert à l’Évangile de saint Jean et présenté à mon frère. On lui demanda de dire s’il savait en quelle langue le livre était écrit, et s’il pouvait traduire la page qu’il avait sous les yeux. En cette occasion la vanité humaine n’était guère en état de tenir bon contre un tel appel. Le pauvre enfant tomba dans le piège ; il expliqua quelques versets, et immédiatement il fut confié aux soins d’un gentleman qui obtint de lui par la douceur les indications qu’il avait refusées devant les importunités et les menaces. Il fit connaître aussitôt sa famille, mais non son école. Un messager fut sur l’heure expédié de Liverpool, à notre parent le plus proche, un militaire que le hasard ou un congé avait amené d’une lointaine colonie. Il arriva, ramena mon frère, et considéra toute l’affaire comme un escapade enfantine qui ne pouvait avoir de suites durables, demanda qu’on prît l’engagement de ne pas l’en punir, et retourna aussitôt chez lui.

Redevenu le maître, cet affreux tyran de l’école s’empressa de violer l’engagement, et réitéra ses brutalités avec un redoublement de violence, stimulé qu’il était alors par son caractère tyrannique et par son désir de vengeance.

Quelques heures plus tard, mon frère était de nouveau en route pour Liverpool. Mais cette fois il évita avec soin les hôtelleries, et se garda bien de rendre visite à aucun perfide chasseur de pittoresque. Alors il ne s’exposa plus à nulles tentations ni à aucun risque. Il se dirigea tout droit vers les docks, et s’adressa à un grave et vieux patron d’un navire de commerce, qui devait partir pour une campagne d’outre-mer, et qui lui procura séance tenante un engagement. Le capitaine était un homme bon et raisonnable, et de plus un marin très habile dans toutes les parties de son art. Le vaisseau qu’il commandait était un baleinier de la mer du Sud, appartenant à Lord Grenville, je ne me souviens plus s’il était à l’ancre à Liverpool ou à Londres, en ce moment-là. En tout cas on ne tarda pas à mettre à la voile.

Mon frère resta plus de deux ans sous la protection de ce brave homme, qu’il avait conquis par sa physionomie, et par certaines ressemblances que le marin croyait voir entre lui et un fils qu’il avait perdu. Ce fut un heureux temps pour le pauvre enfant, que cet intervalle passé sous une direction paternelle, car grâce à elle, il ne fut pas seulement à l’abri des dangers qu’il courut plus tard, mais quand son âge l’eut rendu plus capable de leur tenir tête, il eut, en outre, l’occasion dont il profita, avec tout le zèle possible, de se mettre au courant des deux branches distinctes de sa profession, la navigation et la marie, qualités qui ne sont que rarement réunies.

Après la mort de ce capitaine, mon frère passa par bien des aventures étranges, jusqu’au jour où après une rude bataille sur la côte du Pérou, le navire marchand sur lequel il servait fut capturé par des pirates. La plus grande partir de l’équipage fut massacré. Mon frère, grâce aux importants services qu’il pouvait rendre, fut épargné, mais il fut obligé de naviguer pendant les deux années et demi qui suivirent, avec ces pirates qui croisaient sous le drapeau noir, et commettaient un nombre infini d’atrocités, et pendant tout ce temps-là, il ne trouva pas une seule fois l’occasion de s’échapper.

On peut s’imaginer quels dangers de toute sorte assaillirent un être si jeune, si inexpérimenté, si sensible et si fier, pendant ce long exil, dangers pour sa vie (mais ceux-là, qui étaient l’essence même de sa malheureuse situation, n’étaient pas les plus déplorables), dangers pour sa bonne réputation, et qui allaient jusqu’à le menacer d’une infamie absolue, car si le vaisseau pirate avait été capturé par un navire anglais, il lui eût été peut-être impossible de prouver qu’il n’avait pas été le complice volontaire des crimes sanguinaires de ses compagnons de navigation. D’autre part s’il s’était produit un fait également probable dans les régions qu’ils fréquentaient, c’est-à-dire que le vaincu eût été pris par un garce-côte espagnol, il eût eu grand’peine, à cause de son ignorance de la langue espagnole, à attirer l’attention, même pendant quelques instants sur ce que sa situation avait de particulier ; il aurait été exécuté sommairement, sur le témoignage des premières apparences, d’après lesquelles on ne pouvait le regarder comme un prisonnier ; et si alors son nom était parvenu dans son pays, il y serait parvenu sur la même liste qu’une bande de ruffians, d’assassins, de gens traîtres à leur patrie, et de plus comme si ces épithètes ne suffisaient pas, celle de pirates y eût été jointe pour aggraver l’infamie, car elle les contenait toutes et en disait pis encore. C’étaient certainement là des périls des plus graves, mais à la fin, il en survint d’autres d’une nature encore plus terrible, les périls d’une contamination morale, à la vue des excès auxquels il fallait s’attendre en pareille compagnie. On doit bien penser qu’ils ne se bornaient pas à quelques idées sauvages, à quelques principes de mépris qui auraient formé con credo de morale pratique. Il fallait prévoir une transformation bestiale de tout le caractère, telle qu’elle se produit, dans celui du jeune fils gipay d’Effie Deans, transformation qui ne permet plus de compter sur aucun des plus nobles instincts de la nature humaine, et qui destine sa victime à une éternelle réprobation. Le meurtre même aurait perdu tout ce qu’il a d’horrible aux yeux d’un homme qui n’aurait été que trop habitué à en être témoin, lors même qu’il n’eût pas été forcé de le commettre de ses mains d’adolescent, de coopérer au massacre en masse d’un équipage sans défense, de passagers affaiblis par la maladie, ou de villageois habitant des lieux écartés, tirés de leur sommeil par les lueurs de l’incendie, que reflétaient les lames étincelantes des coutelas, et les figures de démons.

C’est cette crainte-là, une crainte de ce genre, comme je l’ai souvent pensé, qui se mêlant à toutes les autres craintes, dut être la crainte suprême qui absorba toutes les autres pour la malheureuse Marie-Antoinette, comme la verge d’Aaron dévora les verges de tous les autres magiciens, en présence de Pharaon. Ce dut être là l’aiguillon de la mort pour son cœur de mère, ce dut être la douleur suprême, la fin de tout, que cette idée que son enfant royal n’aurait pas à échanger les horreurs de la royauté contre la paix et l’humble innocence, mais que ses joues si belles flétriraient par le vie autant que par le chagrin, qu’il serait amené par la tentation, à s’enivrer, à jurer, à subir toutes sortes de souillures morales, jusqu’à ce qu’enfin, comme la pauvre Constance, mais pour un motif plus triste, la royale mère ne reconnût plus son fils, si horriblement transformé, en admettant même qu’elle pût jamais le revoir dans les « parvis célestes. » Cette perspective ne se réalisa que trop douloureusement pour la Constance royale de la France révolutionnaire, si nous en croyons ce que dit à demi-mot, le fidèle récit de la Duchesse d’Angoulême. À la honte éternelle de ses gardiens, le jeune Dauphin fut élevé de manière à devenir par ses manières grossières et vulgaires, aussi bien que par des habitudes de malpropreté, un objet de répugnance pour tous ceux qui l’approchaient ; l’un des motifs de ses coupables tuteurs étant de rendre méprisable en sa personne la royauté, l’auguste descendance. Et en effet, ils devaient, selon toute vraisemblance, atteindre ce but avec d’autant plus de succès durable, et avec tout le succès qu’on pourrait attendre d’un cas individuel, que par ce motif-là, et plus encore par sympathie pour le pauvre enfant, la nouvelle la plus favorablement accueillie fut celle de sa mort, alors que sa naissance avait été saluée par les hymnes d’allégresse d’un peuple de vingt-cinq millions. D’ailleurs peut-on attendre autre chose, quand il s’agit d’enfants soudainement enlevés à la tendresse de leurs parents, et réduits à se protéger eux-mêmes, à un âge qui va de dix à quatorze ans, à un âge où se réunissent les dangers attachés à l’enfance et ceux de l’adolescence à peine éclose. Mais en ce qui concerne mon frère, toutes les chances contraires, malgré leur supériorité écrasante, furent détournées par un bon ange, aucun ne réussit à l’entamer, et il sortit, sans même être roussi, de l’ardente fournaise.

J’ai dit que si son navire eût été capturé, il lui eût été impossible de se donner l’apparence d’un prisonnier des pirates, et s’il l’était, cela ne signifiait point qu’il fût tenu enfermé. Il allait et venait librement à bord, mais à terre il était gardé. On ne se fiait jamais à lui, excepté dans des circonstances toutes particulières. En somme, on ne le tolérait que grâce à une qualité qui le rendait indispensable à la direction du navire. Parmi les divers enseignements qu’avait donnés à mon frère son premier maître si paternel, se trouvait l’art de régler les chronomètres. Un certain nombre de ces objets, et quelques-uns de la plus grande valeur, avaient été trouvés dans le butin fait sur des Européens ou des Américains. Mon frère possédait un talent hors ligne pour s’en servir, et heureusement pour lui, il ne se trouvait parmi tout l’équipage aucun homme capable d’en tirer le moindre parti. C’est à cela, et plus tard à cette qualité uniquement, qu’il dut à la fois sa sûreté et sa liberté, car bien qu’il eût pu être épargné pendant le massacre pour d’autres considérations, il n’est pas douteux qu’au cours d’une des innombrables querelles qui surgirent pendant ses années de captivité, il ne fût tombé victime de quelque impulsion meurtrière ou inconsciente, si sa sécurité n’avait pas été protégée avec un soin vigilant par ceux qui commandaient, et par ceux qui avaient quelque souci du bien commun. Il fut donc redevable de beaucoup à cette qualité. Néanmoins, comme il n’est pas de bien sans mélange, ce grand avantage fut accompagné d’inconvénients qui s’ajoutaient à la morne monotonie de sa besogne, c’est-à-dire qu’il lui fallait tenir tête aux craintes et aux épreuves auxquelles le cœur du marin est éminemment sensible.

Tous les marins, comme on le sait, sont superstitieux. Cela tient en partie, je crois, à ce qu’ils ont toujours les yeux fixés sur le désert des mers, si vide de tout être humain. En général les grandes solitudes sont hantées et peuplées par les êtres qu’engendre la peur. Telle est, par exemple, la solitude des forêts, où en l’absence de formes humaines, et des bruits humains ordinaires, se discernent des formes plus obscures, plus vagues, que l’œil ne peut rapporter à aucun type familier, et des sons que l’on ne comprend qu’imparfaitement. C’est pour cela que tous les charbonniers, tous les bûcherons, etc., sont superstitieux en Allemagne. Or la mer laisse souvent passer, à travers ses hurlements insensés, à travers ce qui paraît un nombre infini de voix humaines, des voix distinctes, comme celles qu’en tendit Kubla Khan, « des voix ancestrales » prophétisant la guerre, d’autres fois ce sont des éclats de rire qui semblent arriver de loin, dans le temps comme dans l’espace, et qui se mêlent au grondement des eaux. Sans aucun doute, il apparaît devant les yeux fatigués du marin, sur la crête des vagues, des formes effrayantes, ou des formes divinement belles, mais non moins effrayantes, parfois, mais plus rarement, se produisent les effets de la calenture. Si donc nous admettons comme première condition des craintes superstitieuses si communes chez les marins, cette vaste solitude de la mer, nous en trouverons une seconde dans la dangereuse insécurité de leur vie. Ou bien, tout en reconnaissant que la vie des marins est plus assurée qu’on ne le suppose, grâce au faible tribut qu’ils payent aux dangers d’un caractère différent, néanmoins le point essentiel dont il s’agit, c’est qu’ils paraissant exposés. En tout cas, il reste le peu de sécurité offerte par le navire qu’ils montent. Dans un cas pareil, dans le cas d’une bataille, et dans d’autres circonstances où le hasard semble commander en maître absolu, grande est la tentation de tâter le destin par des oracles surnaturels, ou par des moyens surnaturels de le consulter. Enfin l’interruption habituelle de toutes les sources ordinaires d’information sur le sort des parents les plus chers, l’agitation qui en est la conséquence et qui s’empare presque toujours de ceux qui revoient les eaux de leur pays, l’explosion instantanée, dès le débarquement, de nouvelles qui ébranlent le cœur, et qui s’accumulent par un long arriéré, ce sont là autant de circonstances qui disposent l’esprit à chercher hors de lui de l’aide contre les signes et les présages, afin d’amortir le choc en allant à sa rencontre en des pensées obscures. Les rats, qui abandonnent un navire destiné à sombrer, doivent être mis au rang des présages les plus anciens, quoique l’application de ce fait, comme appréciation sévère, à la politique, soit purement moderne. Peut-être l’homme de l’esprit le plus rassis pourrait se permettre quelques émotion à un augure qui a pour lui l’antique tradition, un présage qui s’est gardé la croyance des siècles, quand il s’applique à un destin aussi intéressant que celui du vaisseau auquel il était près de se confier lui-même. On pourrait énumérer d’autres circonstances qui ont concouru à faire naître ou à entretenir la superstition nautique. Mais c’est assez. On sait de reste que toute la famille des marins est superstitieuse.

Mon frère, le pauvre Pink[4] (c’était un vieux surnom domestique, que nous lui avions donné et qu’il avait gardé ; il le tenait d’un incident de son enfance) l’était au suprême degré. Grand lecteur, il avait lu tout ce qui offrait un intérêt général dans la langue maternelle, et il se rendait fort bien compte du degré de ridicule qui s’attachait de notre temps à ces fantômes, mais cela, non plus que les respect, qu’il professait, d’ailleurs, pour les auteurs qui avaient, eux aussi, trouvé cela ridicule, n’avait nullement ébranlé sa croyance à leur existence, pas plus que le marin ne cesse de trouver quelques vertus au rhum et au tabac, alors même qu’il vient d’écouter avec une soumission réellement religieuse, les admonestations de son conseiller spirituel, touchant les plaisirs faux ou trompeurs des choses superflues. Même son expérience, si invincible, si indiscutable, les rudes réalités du plaisir et de la douleur dispersaient les arguments dont l’ancre n’avait mordu que sur son intelligence. Pink, lorsqu’il discutait ce sujet avec moi, voulait bien admettre qu’on pût avoir des doutes sur la réalité des fantômes dans notre hémisphère, mais, disait-il « dans l’hémisphère austral, c’est une autre affaire. » Alors il se mettait à me raconter des choses terribles qu’il avait vues et éprouvées lui-même, à me parler d’une apparition qui s’était renouvelée bien des fois, et qui avait été examinée à dessein et en vain par des groupes d’hommes qui communiquaient entre eux par des signaux convenus, dans une des îles Galapagos. Ces îles qui ont été visitées, et je crois aussi, décrites par Dampier, qui ont dû par suite devenir un rendez-vous des Boucaniers et des Flibustiers vers la fin du dix-septième siècle, le furent aussi pour leurs farouches successeurs, les Pirates, au commencement du dix-neuvième siècle, à cause d’un avantage rare dans ces mers, l’abondance du bois et de l’eau. Le pavillon noir s’y rendait donc souvent, et là, parmi ces romantiques solitudes, dans ces îles inoccupées par l’homme, il restait déployé pendant des semaines. Le pillage et le massacre prenaient quelques jours de repos, et le coutelas ensanglanté dormait dans son fourreau. Quand cela avait lieu, et quand on savait à l’avance que cela devait avoir lieu, on dressait sur la côte une tente pour mon frère, et on y transportait ses chronomètres pour la durée du séjour.

L’île choisie à cet effet parmi tant d’autres qui s’offraient à eux, était, selon les circonstances, celle qui présentait le meilleur ancrage, ou les plus grandes facilités pour se rembarquer, ou l’accès le plus commode pour le bois et l’eau. Mais il en était une qui offrait la plupart de ces avantages ou leur réunion, celle que les pirates honoraient de leur clientèle et de leur préférence, c’était celle que les navigateurs américains ont nommée l’île du Bûcheron. Selon une ancienne tradition, je ne sais pas même si elle ne datait pas de Dampier — un Espagnol ou Indien qui s’était établi dans l’île, comptant trop sur la protection que lui donnerait sa parfaite solitude, avait été tué sans autre motif que le caprice des affreux bandits qui fréquentaient cet archipel désert. Avait-on commis une trahison horrible en agissant ainsi ? Était-ce à cause de la sainteté du personnage, ou de la profonde solitude de l’île, ou en vue d’édifier les marins dans ces mers à demi-chrétiennes ? Quoi qu’il en fût, voici ce qui se passait : la chose était attestée par des générations d’errants de la mer (car la plupart des gens qui circulent en armes dans le Sahara Océanien appartenaient en ce temps-là à cet ordre suspect). Dès le coucher du soleil, dès le début du crépuscule, s’élevait un bruit qui pouvait s’entendre dans toutes les autres îles, et sur les vaisseaux qui étaient tranquillement à l’ancre dans le voisinage ; ce bruit était celui de la hache d’un bûcheron. Les coups étaient violents, et ils se succédaient avec rapidité. Certains s’imaginaient entendre cette sorte de grognement qui accompagne la respiration pendant le maniement de la hache, ou le geste de deux qui, dans les villes manœuvrent la demoiselle de Falstaff, comme les paveurs. Ils entendaient, à n’en pas douter, les échos de chaque son, renvoyé par la profondeur des bois et par les escarpements champêtres qui formaient les bords de la côte. Cela néanmoins eût suffi pour leur prouver qu’il ne se passait rien de surnaturel, puisqu’un objet visible perd son ombre dès qu’il passe dans le domaine des choses hyperphysiques ou cataphysiques, ce qui obligeait à conclure par voie d’analogie, que dans les mêmes circonstances, un bruit qui frappe l’oreille doit perdre son écho. Mais telle était l’histoire, et les marins racontent une légende vraiment maritime avec une uniformité de détails comparable à celle d’un livre de loch ; la reproduction littérale, pour un marin, est à la fois un devoir de respect religieux et d’honneur mondain. L’histoire finissait ainsi : après dix à douze minutes de ses coups de hache et de ce travail d’abattage, on entendait un craquement formidable, annonçant que l’arbre, si arbre il y avait, avait enfin cédé aux efforts du vieux bûcheron, quoique les recherches faites en plein jour n’eussent jamais fait découvrir cet arbre. Ce bruit reproduisait à s’y méprendre le craquement si familier aux oreilles de ceux qui se trouvaient en grand nombre sur les vaisseaux du voisinage. C’était bien le bruit que font en se déchirant les fibres du bois, sous le poids de l’arbre qui tombe ; il débutait lentement, puis croissait avec rapidité, et se terminait par un éclat sec avec la dernière rupture. Cela fait, un arbre étant abattu pour la provision d’hiver, il y avait un intervalle : il fallait du repos, et le vieux bûcheron, après avoir travaillé pendant plus d’un siècle, devait en avoir besoin. Il serait bien temps de reprendre la besogne après un quart d’heure de délassement. Et en effet, ce temps écoulé, on entendant retentir de nouveau, selon l’expression du Comus « le grondement accoutumé parmi la forêt. » De nouveau les coups se précipitaient à mesure que s’approchait l’instant de la chute. On entendait encore un fois le craquement final ; de nouveau retentissaient les puissants échos à travers les forêts solitaires ; ils étaient répétés par les îles environnantes, de proche en proche, de même que parmi les collines du Westmoreland, résonnaient les éclats de rire de Joanna, au grand étonnement du silencieux Océan. Et pourtant de quel droit l’Océan s’étonnait-il, après avoir entendu ce vacarme nocturne pendant plus d’un siècle, bien compté. Néanmoins mon frère, le pauvre Pink, s’étonnait encore de très bonne foi, car il appartenait au genus attonitorum, et toutes les fois que messieurs les Pirates orientaient leur cours vers les Gallapagos, il était repris de ses terreurs à la pensée des épreuves qu’il lui faudrait affronter. On ne débarquait jamais personne pour tenir compagnie à Pink, de peur que le pauvre Pink et son compagnon ne s’égayassant avec la bouteille, et que les chronomètres ne fussent cassés ou négligés, car on était obligé de débarquer une grande quantité de liqueurs fortes, ainsi que de provisions, pour le cas où un changement de temps, l’apparition d’une voile suspecte éloignerait le navire pour une quinzaine de jours. Mon frère eût pu sans honte avouer ses craintes, mais il avait sa réputation à soutenir devant les marins, il était respecté pour ses qualités réunies de seamanship et de shipmanship[5].

Et à ce propos, quand on réfléchit que la science professionnelle du marin consiste pour la moitié, dans l’examen des étoiles, quoique l’autre moitié consiste à connaître la voilure, et les agrès d’un navire, (tout comme les opérations géodésiques se rapportent pour moitié au ciel, pour moitié à la terre) tout cela bien considéré, on trouve dans le point de vue astrologique une nouvelle explication de la superstition du marin. Ceux qui, sachant le ὁ τι sans connaître le διὰ τι[6], savent que les étoiles jouent un grand rôle dans la direction de leurs mouvements, qui sont pourtant si éloignés des étoiles, sans qu’il y ait aucune connexion apparente entre eux et celles-ci, sont excusables de supposer qu’il existe un lien astrologique entre les étoiles et les destinées humaines. Mais cela dit en passant, les marins, connaissant la double habileté de Pink, et l’expérience dont il faisait preuve à terre, expérience d’autant plus étonnante qu’il ne l’avait acquise que dans la compagnie des fantômes, témoignaient une admiration qui, s’adressant à un homme qui était en même temps un marin, atteignait une conviction trop profonde pour qu’on ne conservât pas à tout prix celui qui en était l’objet.

Voilà pourquoi Pink, en dépit de ses terreurs, était attaché à son poste sur la côte. Mais c’était pour lui une rude épreuve, et bien des fois il m’a décrit un des effets qu’elle produisait quand elle se prolongeait trop longtemps, ou qu’elle se combinait avec une obscurité trop intense. Le bûcheron se mettait à la besogne dès le coucher du soleil, mais à ce moment-là, il faisait toujours moins de bruit. Trois heures après le coucher du soleil, le bruit avait augmenté, et à minuit il atteignait le maximum, mais pas toujours. Parfois il y avait un changement, consistant en ce que le bruit augmentait beaucoup vers trois ou quatre heures du matin, et comme alors il paraissait se rapprocher, la terreur fantastique du pauvre Pink devenait insupportable, et il fallait absolument qu’il rampât hors de sa tente, qu’il abandonnât son installation somptueuse pour grimper jusqu’) un rocher, — un promontoire situé à un demi-mille de là, et du haut duquel il pouvait apercevoir le vaisseau. La seule pensée du voisinage d’hommes, quoique ces hommes fussent des bandits, le rassurait dans son épouvante. À mesure que le jour s’approchait, les bruits mystérieux se taisaient. Il n’y avait pas de chant du coq, dans ces îles Gallapagos ; du moins il n’y en avait point dans cette île-là, bien qu’on entende fréquemment le chant du coq dans les forêts d’Amérique, et que ces chants de coq pussent être entendus par les sens spirituels ; ou bien encore le bûcheron, agissant d’après le principe d’Hamlet, flairait sans doute l’air matinal, ou prêtait l’oreille au son lointain des cloches chrétiennes du matin, arrivant de quelque vague monastère dans les profondeurs des forêts d’Amérique. Cependant il en était ainsi ; la hache du bûcheron espaçait ses coups à mesure qu’approchait l’aube, et quand « la lumière s’épaississait »[7] tout avait cessé. À neuf, à dix ou à onze heures du matin, tout cela paraissait n’avoir été qu’une illusion, mais vers le coucher du soleil, on se laissait reprendre. Après le crépuscule, on y croyait, et quelques instants suffisaient pour rétablir le règne de la terreur panique et superstitieuse. Telles étaient les oscillations qui se produisaient. D’autre part, Pink, assis jusqu’à l’aurore sur son promontoire, luttait contre son épouvante en regardant du côté du navire tranquille par dessus la masse puissante des forêts. À bord de ce navire, tout l’équipage, meurtriers et autres, dormait en paix. Tandis que lui, le bel adolescent anglais, exilé jusqu’au antipodes loin de sa première demeure par le ressentiment de son orgueil outragé, était chassé de son abri présent par une crainte superstitieuse. Ce tableau évoquait en moi une scène et une situation qui ont été décrites avec talent par Miss Bannerman dans « Basile » un des remarquables récits en vers, peut-être peu intelligibles pour un lecteur hâtif, qui ont paru vers le commencement de ce siècle, sous le titre : Récits de superstition et de chevalerie. Basile est un « rude mousse » abandonné et négligé depuis son enfance, mais auquel la nature a donné des sentiments profonds qu’a développés la solitude. Il vit seul dans une caverne au flanc d’un rocher, mais par suite d’apparitions terrifiantes et surnaturelles qui ont quelque rapport avec un meurtre, et qui (sans qu’on voie clairement pourquoi) viennent troubler la tranquillité de son séjour, il le quitte tout épouvanté, et va dès les premières lueurs de l’aube, s’asseoir sur les rochers environnants, et lorsqu’il est assis là, il parvient à se distraire de ses terreurs, ou à consoler les sympathies de son cœur blessé, en contemplant dans les mouvements furieux des vagues je ne sais quels contours qui rappellent des être vivants.

Des Gallapagos Pink allait souvent à Juan Fernandez ou, comme il préférait l’appeler, après Dampier et d’autres, à John Fernandez. Bien plus tard (décembre 1837) les journaux nous apprirent, et pendant neuf jours nous fûmes persuadés que cette belle île avait été engloutie par un tremblement de terre, ou tout au moins qu’elle avait disparu d’une manière ou d’une autre. Si cette histoire s’était trouvée vraie, elle aurait annoncé la disparition d’une jolie arche de verdure, élevée par Pink au souvenir des sentiments qu’il avait éprouvés tout jeune, envers de Foe, ou du personnage que son imagination avait créé, Robinson Crusoé, — ou plutôt envers un personnage en chair et en os, Alexandre Selkirk ; car ce monument avait été construit à l’endroit connu ou désigné par la tradition comme étant un de ceux qu’habitait de préférence Selkirk.

J’ai dit : ou plutôt Alexandre Selkirk, car on éprouve quelque difficulté intellectuelle à associer l’image de Robinson Crusoé à celle de cette charmante île du Pacifique, et au point de vue de l’imagination, la difficulté est encore plus grande. Il est difficile de dire pourquoi, à moins qu’il n’ait eu l’intention formelle de donner un démenti à la réalité, pourquoi de Foe a jugé à propos de placer la scène du naufrage de Robinson Crusoé sur la côte orientale du continent américain. Or cela n’est pas seulement en opposition directe avec les détails de l’événement qui lui a servi de base, tels qu’ils ont été rapportés, à ce que je crois, par Woodes Rogers, d’après le livre de loch du Duc et Duchesse, (corsaire qui, si je m’en souviens bien, avait été armé par les négociants de Bristol, deux ou trois ans avant le traité d’Utrecht) il résultait une incertitude, fâcheuse pour l’esprit de quiconque était au courant des faits, de cette idée de vouloir rattacher un naufrage accompli à l’orient, à une île située à l’occident. Mais il se dressait un autre obstacle plus embarrassant, parce qu’il était d’ordre moral, consistant en ce que nous pourrions appeler un anatopisme morale, et l’on peut désigner ainsi une erreur de localisation dans l’espace, étant donné qu’on appelle anachronisme une erreur relative au temps. C’est qu’ayant ainsi malignement fait passer la scène de l’Océan Pacifique à l’Océan Atlantique, de Foe l’a transportée d’une mer tranquille et retirée, à une mer populeuse et agitée, le Flett-Street ou le Cheapside du monde des navigateurs ; il a ainsi donné un démenti au sentiment moral et à l’imagination, un démenti plus certain encore au jugement, et cela sans aucune utilité, car ce changement n’était pas compensé par le moindre avantage.

Les étranges aventures de mon frère au milieu de ces déterminés corsaires, furent l’objet de longs détails donnés dans des lettres écrites par la suite à une parente, et même en tant que lettres, sans parler de l’intérêt terrible qu’elles présentaient, elles avaient une très grande valeur, je puis en rendre témoignage. En fait, cet heureux résultat venait de ce qu’il écrivait avec son cœur, qu’il sentait profondément ce qu’il écrivait, et songeait d’avance à la vive sympathie qu’il attendait de celle à qui il s’adressait. Un homme d’affaires, qui ouvrait ces lettres en qualité de représentant des cinq tuteurs de mon frère, et qui n’avait aucun intérêt particulier dans la chose, m’assura que dans le cours de toute sa vie, il n’avait jamais rien lu d’aussi émouvant par la force des faits qu’elles contenaient, par les sentiments qui y étaient exprimés et surtout par ce désir de revoir l’Angleterre, dont il avait gardé la mémoire comme de la scène des plaisirs de son enfance, et aussi des humiliations de son adolescence. Trois des tuteurs étaient présents à la lecture de ces lettres ; ils en furent touchés jusqu’aux larmes, bien qu’ils eussent été poussés au plus haut point d’irritation par la conduite que nous avions adoptée, mon frère et moi, conduite qui paraissait accuser chez eux un certain manque de jugement, le défaut de bonté raisonnable.

Ces lettres ont été conservées, je l’espère, quoique depuis longtemps il m’ait été impossible de les voir. En y pensant, ainsi qu’à leur mérite extraordinaire, j’ai été amené à croire que dans chaque ville pourvue d’un bureau de poste, bien des fois chaque mois, il passe quantité de lettres admirablement écrites, par des femmes plutôt que par des hommes : non que les hommes ne soient capables de bien écrire une lettre, mais parce que les femmes mettent plus de leur cœur dans ce qu’elles écrivent.

La même cause qui fait que les femmes écrivent de bonnes lettres, eut jadis pour effet de rendre la diction des dames romaines plus pure que celle des orateurs ou des hommes qui, par profession, cultivaient la langue romaine ; cette même cause agit à une autre époque, à la cour de Byzance ; et on lui dut la conservation de la langue maternelle, dans les chambres de nourrices et les salons du palais, pendant qu’elle se corrompait dans l’éloquence judiciaire et académique, dans les modèles de la chaire et du trône.

Quant au désir qu’avait Pink de revoir l’Angleterre, il avait été en partie satisfait pendant une certaine période de son long exil : deux fois, comme nous l’apprîmes fort longtemps après, il avait débarqué en Angleterre, mais sa hautaine obstination dans ses projets, et la peur qu’il avait, par suite, d’être découvert et réclamé par ses tuteurs, l’avaient toujours empêché de tenter de communiquer avec ses frères et ses sœurs. En cela il avait, tort : je me serais laissé hacher en morceaux plutôt que de le trahir. Tout comme lui, j’avais refusé avec ténacité de me soumettre à ce que je regardais comme d’injustes prétentions autoritaires, et comme j’avais été le premier à lever l’étendard de la révolte, mes tuteurs m’avaient reproché d’avoir entraîné Pink par mon exemple. Cela n’était pas conforme à la vérité ; Pink avait agi pour son compte. Néanmoins il ne pouvait rien savoir de ce qui me concernait et il traversa l’Angleterre deux fois sans faire la moindre tentative pour communiquer avec ses amis. Il avait l’habitude de citer deux circonstances de ces voyages, toutes deux relatives au trajet du port de Londres, (car pour lui Londres ne fut jamais qu’un port) à celui de Liverpool, — ou en sens in verse, c’est bien possible, — soit à l’aller, soit au retour.

Dans le premier de ces voyages, il devait passer par Coventry ; dans le second, par Oxford et Birmingham. Chaque fois il s’était mis en route avec fort peu d’argent. Comme il allait quitter le coche pour se rendre au lieu où l’on devait souper la première fois (le voyage durait alors deux jours entiers et deux nuits entières) les autres passagers insistèrent pour payer son écot ; c’était pour rendre hommage à sa beauté, qui n’était pas encore effacée. Il racontait cette partie de ses aventures avec un certain embarras, tout en les narrant avec l’exactitude littérale du marin, quoiqu’il s’agît d’un souvenir qu’il rapportait à ses années d’enfance, et qu’il eût cessé de s’en soucier.

Dans l’autre voyage, il eut des aventures bien différentes, mais qui montraient également que l’esprit de bonté est répandu un peu partout. Cette fois, il n’avait pas l’argent nécessaire pour se procurer une place, même pour un court trajet, dans une diligence. Il avait voyagé à pied jusqu’à Oxford, et avait mis deux jours à parcourir les cinquante-quatre ou cinquante-six milles qui séparaient cette ville de Londres par la route, et il avait passé les nuits dans des granges de formes, sans en demander la permission. Succombant à la fatigue et à l’abattement moral, il était entré dans Oxford, où il ne comptait sur aucune aide, en même temps qu’il éprouvait une honte mortelle à en solliciter si peu que ce fût. Mais en je ne sais quel point de la Grande Rue, et autant que j’en puis juger, d’après la description exacte comme celle d’un marin qu’il fit de cette belle rue, vers l’entrée du Collège d’All’ Souls, il fit la rencontre d’un gentleman, un homme en robe, au moment même où celui-ci faisait un mouvement pour franchir la porte du Collège. Celui-ci apercevant Pink, le regarda avec attention, et lui remit une guinée en lui disant : « Je sais ce que c’est de se trouver dans votre situation. Vous êtes un écolier et vous vous êtes enfui de votre école. Eh bien ! j’ai été autrefois dans votre situation, et j’ai pitié de vous. » Le brave homme portait une robe de soie et un bonnet de velours. Il devait par conséquent appartenir à la classe qu’on nomme à Oxford les Gentlemen commoners. En même temps il lui donna une adresse pour quelque collège, celui de Magdalen, à ce que pensait mon frère quelques années, plus tard, en lui disant de s’y rendre avant son départ d’Oxford. Si Pink avait suivi ce conseil, et qu’il eût raconté franchement son histoire, il y aurait très probablement reçu non seulement de l’aide, mais encore les meilleurs avis sur la manière dont il devait se diriger. La raison qui l’empêcha de se rendre à l’endroit désigné, n’était autre que sa timidité nerveuse, et surtout aussi la crainte qu’il avait d’être pris à un piège par une bonté insidieuse, et d’être amené à faire des révélations dont chaque détail l’exposerait à un danger. Oxford avait un maire. Oxford avait une Corporation. Il y avait à Oxford des Nouveaux Testaments grecs en nombre infini, de sorte que Pink, s’en tenant à l’expérience du passé, crut que le meilleur parti qu’il pût adopter était de continuer son voyage à pied jusqu’à Liverpool. Cette guinée, néanmoins, disait-il souvent, l’avait sauvé du désespoir.

Il y avait dans cette partie du récit de Pink une circonstance qui m’émut. À cette époque-là, j’étais étudiant à Oxford. En comparant les dates, il n’y avait aucun doute que je n’eusse pu tirer d’affaire mon frère en cette période d’épreuve de son adolescence, et des calamités qui l’attendaient, quatre ans avant l’heureuse péripétie de ses affaires, et je l’eusse fait, moi qui abhorrais mes tuteurs, et qui éprouvais la plus grande admiration pour la conduite de mon frère. Il n’y a rien qui rende plus douloureuses les suites de l’aveuglement humain, que les circonstances fortuites qui rapprochent deux cœurs de frères, ou deux personnes, quelles qu’elles soient, qui soupirent ardemment après leur réunion, quand ces circonstances mettent ces personnes en contact presque immédiat, et qu’alors par un écart de trois pouces de largeur, ou de trois secondes de durée, elles sont séparées de nouveau, sans avoir eu le moindre soupçon qu’elles ont été si rapprochées l’une de l’autre, sans pouvoir se retrouver pendant bien des années, peut-être même pendant toute leur vie. Parmi les conceptions monstrueuses, les extravagances frénétiques de Gœthe, qui l’ont empêché et l’empêcheront toujours de prendre pied dans notre littérature, il se trouve un drame, assommant au delà de ce qu’on peut imaginer, dans sa marche et son développement, mais dont l’intrigue saisit et déchire le cœur, et dont ce principe constitue le côté pathétique, le nœud de toutes les péripéties. Je veux parler d’Eugénie, drame dont le sujet a été probablement tiré d’un événement réel, de faits survenus à l’occasion d’un de ces mariages morganatiques ou mariages de la main gauche qui se font en Allemagne. On y voit un prince aimant mieux que la lumière et le jour, sa fille adulte, céleste créature, nommée Eugénie. On lui fait croire soudain, dans un but d’intrigue, qu’elle est morte. Le lecteur se dit tout naturellement heureux, trois fois heureux l’homme qui n’a pas de fille, parce qu’il n’a rien à craindre ni à souffrir de ce côté-là. Pendant ce temps, cette fille ainsi pleurée, et dont le prince aurait mille fois payé la vie de sa propre vie, que devient-elle ? Avec une méchante gouvernante, achetée deux fois, d’abord à prix d’argent, et ensuite par la promesse fallacieuse d’un mariage, elle a été chassée. Elle se figure que c’est par la volonté de son père. Elle voyage incognito, se rend dans un port de mer ; elle est traitée partout avec respect, grâce à son mérite personnel. Elle est partout reçue comme une pauvre et malheureuse exilée, que poursuit le gouvernement, et plus d’une fois elle est sur le point, grâce à cette situation, de se retrouver sous les yeux de son père qui l’adore. Mais les chances favorables s’accumulent en vain devant l’être qu’a choisi l’infortune. Elle ne revoit plus son père, et le drame dont la première partie seule est finie, se clôt sur la perspective de son embarquement pour un lointain pays. Comment ce drame se serait-il terminé, si Gœthe avait jugé à propos de l’achever, c’est ce que j’ignore et ne puis deviner. Le dénoument n’en aurait pas été heureux, et cependant le cœur eût demandé à être soulagé par quelque sorte d’αναγνωρισις (reconnaissance) alors même qu’il eût été trop tard pour une joyeuse réunion.

Néanmoins dans le cas dont il s’agit, l’on peut se demander si cette rencontre et cette séparation, l’une et l’autre à notre insu, à Oxford, devaient être considérées comme une malechance. Il est vrai, Pink endura des souffrances pendant des années, au moins quatre, que lui aurait épargnées cette opportune rencontre, mais d’autre part en continuant sans perdre courage à voyager de malheur en mésaventure, jusqu’à leur fin naturelle, il gagna une expérience et conquit des distinctions qui sans cela lui eussent échappé.

Voici le sommaire de ce qui lui advint par la suite.

Il réussit sur je ne sais quel point du fleuve de la Plata, à échapper aux pirates. Longtemps après, en 1807, je crois, (car je n’ai pas sous la main les livres nécessaires) il fit partie de l’expédition anglaise qui prit d’assaut Montevideo. Là il eut le bonheur d’attirer sur lui l’attention de sir Henry Popham. Celui-ci fit aussitôt monter à bord de son propre vaisseau mon frère en qualité de midshipman. Ce vaisseau était à cette époque, à ce que je pense, un navire de cinquante canons, Aussi mon frère dut à ses mérites tout particuliers, et sans l’ombre de protection, d’entrer dans la marine royale. Ses connaissances maritimes lui rendirent alors les services les plus importants, et chaque fois qu’il changeait de vaisseau, (ce qui lui arrivait beaucoup trop souvent, je dois le dire, car il avait le caractère irrégulier, et se plaisait aux changements) il recevait à son départ les certificats les plus élogieux dans lesquels on rendait les plus grands hommages à ses talents. J’ai eu sous les yeux un véritable monceau de ces certificats, où Pink était qualifié de marin hors ligne, et qui, pour la plupart, étaient signés des officiers les plus distingués du corps. Dans les premiers temps de son service comme aspirant, il éprouva une interruption mortifiante dans la vie active qui était désormais pour lui une condition du bien-être.

Il était parvenu à se faire nommer à bord d’un vaisseau canonnier, le Prométhée, surtout dans le but de compléter ses connaissances en ce nouveau genre de guerre navale. C’était lors de la première expédition contre Copenhague. Il fut au comble de ses vœux, car le Prométhée se vit assigner une place très distinguée dans la nuit du bombardement. Ce fut, je crois, sur son pont, qu’on mit à l’épreuve, pour la première fois en temps de guerre, les fusées à la Congrève. La capitale du Danemark ne tarda pas à capituler. Pendant que le Prométhée continuait à croiser dans la Baltique, Pink, en compagnie du payeur de son vaisseau, atterrit sur la côte du Jutland, pour se distraire pendant une matinée. Il paraît étrange qu’ils aient obtenu une permission de ce genre en pays ennemi. Peut-être aussi cette permission ne leur fut-elle pas accordée, et leur excursion ne fut-elle que l’extension donnée avec insouciance à quelque mission à remplir sur la côte. C’était une imprudence, et sur les deux marins, il y en eut au moins un qui eut sujet de se repentir en payant l’amusement de ce jour par dix-huit longs mois de captivité. Ils ne connaissaient absolument rien de la localité, et croyaient qu’à n’importe quel moment, ils n’auraient qu’à jouer des jambes pour regagner leur bateau, et qu’ils étaient assez bien armés pour tenir tête à toute la résistance qu’ils pouvaient prévoir. Mais ils se hasardèrent trop loin dans l’intérieur des terres, et s’aperçurent trop tard de la présence de sentinelles postées là tout exprès dans l’intérêt des voyageurs anglais qui pourraient se présenter. Ces hommes ne leur donnèrent pas la chasse, mais ils firent pis : ils firent des signaux en tirant des coups de feu, et au moment où nos deux loups de mer anglais se dirigeaient vers la côte, ils aperçurent un détachement de cavalerie danoise qui trottait d’une bonne allure dans la direction du bateau. Se sentant tout à fait en état de tenir tête à la poursuite, Pink et son compagnon se livrèrent à diverses facéties nautiques ; Pink, en particulier, allait prier les Danois de présenter ses compliments au prince héritier, et de lui dire que, sans leur intervention importune, il aurait pu se hasarder à améliorer le menu de son royal dîner, par l’offre d’une bourriche de gibier, — quand, soudain quelle ne fut pas leur confusion ! tout à coup ils s’aperçurent qu’ils étaient séparés de leur bateau par un réseau inextricable de cours d’eaux, de trous fangeux et profonds, dont on ne pouvait se tirer qu’avec du temps et une parfaite connaissance des lieux. Le payeur prit une direction qui lui permit de regagner le bateau, mais je ne sais s’il ne fut pas, lui aussi, fait prisonnier. En tout cas, ce fut là le sort de Pink, et il eut dix-sept ou dix-huit mois pour regretter son escapade juvénile.

À la fin de cette période, il y eut un échange de prisonniers, et il fut envoyé de nouveau pour servir à bord de nombreuses et magnifiques frégates.

Il passa le temps de sa captivité à Wyborg dans le Jutland. Le caractère danois était si aimable, qu’à part la perte de temps, qui avait une certaine gravité pour lui qui aspirait aux distinctions et aux honneurs de son métier, aucun des prisonniers gardés sur parole n’eut de vrais sujets de plainte. La populace des rues, excusable d’être irritée contre les Anglais à cette époque, se montra assez dure à l’égard des prisonniers de cette nation. Sans entrer dans la discussion des questions de droit ou d’opportunité au sujet de cette guerre, il est bien connu que les arguments que nous aurons pu faire valoir pour justifier notre agression sans déclaration de guerre ne pouvaient être exposés ouvertement par le gouvernement anglais, par crainte de compromettre le roi de Suède qui était notre ami particulier, et nous avait prévenus. La populace étant donc mal disposée, jetait pendant la nuit des pierres aux Anglais prisonniers. Il y avait aussi plus d’un honnête bourgeois qui avait pu éprouver des pertes sérieuses en personne ou dans la personne de ses amis les plus proches, par la ruine infligée à la marine de commerce du Danemark, ou par le terrible remue-ménage opéré dans Zealande, et il était naturel que ce bourgeois se montrât animé du même esprit. Mais l’ensemble des citoyens les plus riches et les mieux élevés se montra des plus hospitaliers, des plus prévenants envers tous ceux qui justifièrent ces égards par leur conduite. Et le souvenir de leurs hôtes anglais ne fut point fugitif, car pendant bien des années qui suivirent la mort de mon frère, il m’arriva fréquemment de recevoir des lettres écrites en danois (longue que j’avais été amené à apprendre au cours des études, et dont j’ai depuis cherché à utiliser la connaissance dans un journal consacré à des recherches utiles tant pour l’histoire que pour la philologie). Ces lettres avaient pour auteurs des jeunes gens et des jeunes hommes du Jutland. Ces lettres étaient conçues dans les termes les plus affectueux, et avaient pour but de rappeler à mon frère des scènes et des incidents qui montraient sur quel pied d’intimité et même d’affection fraternelle il avait vécu parmi ces ennemis de son pays. J’en ai conservé quelques-unes, comme des souvenirs également honorables, à divers points de vue, pour les uns et pour les autres.



  1. M. Coleridge dans son édition revue de l’Ami, a placé un Essai qui contient les éléments d’une philosophie profonde, et qu’il considère lui-même, à ce que je crois, comme le plus grand effort philosophique qu’il ait donné au monde ; il y éclaircit des principes d’une très grande analogie avec ceux-là, maie il se propose comme objet non pas tant l’art de la biographie (et même pas du tout peut-être) que l’art de la narration ; il s’éclaire d’une vive et admirable lumière, en prenant comme exemple le récit fait par Hamlet à Horatio, en ce qui regarde les aventures maritimes avec Rosencrantz et Guldenstern. J’en parle d’après un souvenir qui date de quinze ans.
  2. Ce poème était si admiré de M. Coleridge pour la pureté de son anglais, qu’il l’a publié dans sa Biographia litteraria, en s’en servant pour éclaircir quelques-unes de ses vues sur le style.
  3. Tiré de l’épitaphe italienne bien connue : Stava bene, ma per star meglio, sta qui. Il était bien, mais pour avoir voulu être mieux, il est ici.
  4. Le mot Pink signifie incarnat : appliqué à un enfant tel que le décrit l’auteur, ce n’est point un surnom insignifiant, comme le sont souvent ceux qu’on se donne dans une famille. (Note du Traducteur).
  5. Ce sont là deux qualités maritimes que distingue rarement l’un de l’autre un terrien. La conduite d’un navire, c’est-à-dire l’art de le guider dans la meilleure route et de choisir ce trajet à travers l’Océan, est une chose. C’en est une autre que la manœuvre intérieure du navire, l’arrangement de sa voilure, etc., manœuvre qui lui permet de se maintenir sur la direction donnée. La première de ces qualités c’est la seamanship, la seconde pour être nommée shipmanship, c’est celle qu’on appelle la navigation. Elles sont si bien distinctes qu’il est rare de les trouver réunies dans la perfection. La manœuvre du gouvernail peut nous fournir un exemple. Supposons que nous trouvant au Cap de Bonne Espérance, nous voulions faire voile pour l’Inde, confiez la barre à un homme de mer, à un seaman ; il saura s’il faut passer au large de Madagascar ou par le canal du Mozambique ; s’agit-il d’éviter un écueil à fleur d’eau, confiez-lui la barre en tant que manœuvrier, connaissant l’art d’imprimer à un vaisseau la moindre déviation avec une parfaite sûreté.
  6. Le fait, mais non le pourquoi
  7. Light thickens (Macbeth).