Souvenirs d’un hugolâtre/1

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 1-4)
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SOUVENIRS D’UN HUGOLÂTRE

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LA GÉNÉRATION DE 1830



I


Depuis une vingtaine d’années déjà, sur la tombe de tel ou tel mort illustre, très fréquemment un orateur prononce cette phrase :

« Il appartenait à la forte, à la vaillante génération de 1830… »

Cette phrase est comme stéréotypée dans la plupart des oraisons funèbres.

Aussi certains moqueurs la traitent-ils de « cliché », d’observation banale, ou d’exagération de parti. Par le temps actuel, lorsqu’on se rit volontiers des convictions et des principes, ils s’égayent en la reproduisant. Nombre de gens font chorus, sans savoir pourquoi, mais en suivant le courant des idées du jour.

Il n’y a rien à redire à cela. Toute génération possède, incontestablement, le droit de juger, d’imiter ou de renier les actes de la génération qui la précède. À une condition, pourtant, selon la loi du progrès : c’est de faire mieux que sa devancière, c’est de la dépasser.

D’autres écrivains, après moi, examineront si l’époque présente l’emporte sur celle qui achève de disparaître ; si elle produit des fruits meilleurs, et si elle a raison de plaisanter toujours en pareille matière.

Pour l’auteur de ces souvenirs contemporains, qui coordonne ces pages afin d’en former un chapitre d’histoire, il importe de retracer les faits, généraux ou particuliers, qui se sont accomplis sous ses yeux depuis son enfance.

Beaucoup de lecteurs y peuvent prendre intérêt, aussi bien parmi les vieillards que parmi les jeunes gens.

Ceux-ci apprendront, peut-être, des choses nouvelles et utiles ; ceux-là se rappelleront, sans doute, leurs propres émotions dans le temps où ils coudoyaient les acteurs qui occupaient la scène, en France, avant, pendant et après une révolution dans la politique, la littérature, les sciences et les arts.

Les Souvenirs d’un hugolâtre touchent un peu à tout, même à la vie intime. Si petit qu’on soit, durant une époque, on se trouve forcément mêlé à l’action générale.

Personne ne le niera : en politique, en littérature, en sciences et en arts, la génération de 1830, comprenant tous les Français vivants dans ce temps, ou à peu près, a fait majestueusement son œuvre, depuis le commencement de ce siècle jusque dans sa dernière moitié.

Elle est représentée par une pléiade d’hommes supérieurs, qui n’ont pas tous été remplacés, ou dont les travaux ont frayé la route à leurs dignes successeurs.

Ce qui caractérise cette génération puissante, c’est d’abord l’enthousiasme ; c’est ensuite l’ardeur des sentiments ; c’est enfin la passion persévérante.

Ces moteurs sont indispensables pour aviver le progrès, tandis que l’indifférence, le scepticisme et la froideur ne peuvent rien créer que d’éphémère, en admettant qu’ils ne perdent pas le terrain précédemment gagné.

La génération de 1830 a montré presque toutes les audaces ; elle a tenté tous les essais religieux ou sociaux, scientifiques, artistiques ou littéraires.

Née au lendemain de l’effondrement du premier Empire, ayant pu entendre les récits des témoins oculaires de la Révolution de 1789, assistant à la lutte de la Restauration contre la démocratie naguère étouffée par Napoléon Ier, elle a rompu bien des chaînes pour s’élancer vers l’avenir.

Ses idées, tantôt lumineuses et fécondes, tantôt incohérentes et folles, ont renouvelé toute forme, sinon tout fondement des choses de l’intelligence.

En un mot, la génération de 1830, on doit le croire, a laissé une trace ineffaçable, en produisant des nouveautés de toutes les sortes, en donnant au dix-neuvième siècle sa formule principale.


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