Souvenirs d’un hugolâtre/16

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 89-95)
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XVI

Une croisade contre les mécontents s’était organisée dans les hautes sphères, à Paris et en province.

Un tableau, dressé en 1833, des procès intentés jusque-là par la Monarchie de juillet, en portait le nombre à plus de quatre cents.

Aussi les démocrates fondèrent-ils une « Société pour la défense de la presse patriote », à la tête de laquelle se placèrent des lutteurs politiques considérables, notamment Carrel, Godefroy Cavaignac, de Cormenin, Dupont de l’Eure, Garnier-Pagès et La Fayette.

Cette société ajouta plus tard à son but primitif la « défense de la liberté individuelle ». Les cotisations payèrent les amendes des journaux, fournirent des allocations mensuelles aux écrivains de nuances libérales plus ou moins foncées, et subventionnèrent la publication de brochures ou de pamphlets.

En conséquence de coalitions d’ouvriers qui demandaient une augmentation de salaire, les arrestations, les poursuites, les condamnations se succédèrent.

Pendant plusieurs mois, les crieurs publics débitèrent à grand nombre les écrits de la Société des droits de l’homme, que les libéraux modérés regardaient comme une « singerie dangereuse » de 1793. Un arrêt de la Cour royale reconnut leur droit, parce que leur profession était libre.

Les titres des imprimés, répandus partout, étaient, entre beaucoup d’autres : Les crimes de la police ; — À la potence les sergents de ville ; — Proclamation aux ouvriers coalisés ; — Catéchisme révolutionnaire ; — Pourquoi nous sommes républicains ; — Les débauches du clergé ; — Catéchisme républicain.

Contre les « persécutions » du préfet de police Gisquet, toute la presse républicaine, légitimiste, d’opposition dynastique même, s’éleva d’un commun accord.

On vit alors le gérant-rédacteur du Bon Sens, journal populaire, annoncer que, un certain dimanche, à deux heures après midi, il vendrait en personne, sur la place de la Bourse, les imprimés qu’interdisait la police.

À jour dit, à heure dite, une foule compacte — curieux, ouvriers, gardes nationaux — couvrit la place.

Rodde parut, sans se faire attendre. Il avait la blouse et le chapeau ordinaires des crieurs publics, ainsi qu’une boîte au fond de laquelle se trouvaient deux pistolets.

Quand il eut terminé sa distribution, aux acclamations des groupes qui l’entouraient, curieux, imprimeurs, charpentiers, tailleurs de pierre, gardes nationaux, il se rendit au restaurant Lointier (aujourd’hui Lemardelay), où, d’une fenêtre, il engagea la foule à se retirer paisiblement, et fut obéi.

Presque simultanément, une vingtaine de vendeurs, aux Tuileries, débitaient la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, celle de 1793, sous les fenêtres de Louis-Philippe.

« Tous ceux qui ont vu ce qui s’est passé et qui voient ce qui se passe aujourd’hui, écrivait un contemporain, sont remplis d’espoir. Ils contemplent avec ravissement la chute prochaine des tyrans et l’avènement prochain de la République. »

Étienne Cabet, fait procureur général en Corse par Dupont de l’Eure, révoqué par Barthe, garde des sceaux très violent à l’endroit des journalistes, avait été élu député à Dijon. Il était le chef d’un groupe communiste, et il publia ses doctrines dans une feuille mensuelle, le Populaire.

Tout récemment, il avait passé en cour d’assises pour un écrit contenant vingt-trois passages incriminés, la Révolution de 1830 et la situation présente, expliquées et éclairées par les Révolutions de 1789, 92, 99, 1804 et par la Restauration.

Selon Cabet, la royauté du 7 août était instituée par une Charte usurpatrice et illégale, elle se maintenait par les moyens les plus honteux ; elle avait trahi la Révolution de Juillet, et la livrerait, si besoin était, aux puissances étrangères. Mais « la royauté devait être responsable, et la nation avait su punir Louis XVI ».

Après l’éloquente plaidoirie de Marie, son défenseur, déjà connu lors du procès des accusés de Juin, après un discours lu par l’accusé, le jury avait prononcé son acquittement.

L’avocat Marie a laissé une consultation qui a influé sur la question du serment politique, aboli en 1848 et en 1870. Cette consultation s’élevait contre le serment que le gouvernement prétendait imposer. Homme de manières simples et de mœurs douces, maître Marie n’appartenait pas encore au parti démocratique ; rien ne faisait prévoir qu’il serait un jour ministre, et qu’il professerait avec ardeur la foi républicaine, avec modération mais avec fermeté, qu’il pourrait servir de modèle aux jeunes démocrates de l’avenir.

Cabet prenait place parmi les révolutionnaires socialistes, et le Populaire, vendu sur la voie publique par vingt-quatre crieurs portant une blouse, un chapeau et une boîte tricolores, remuait fort les esprits, surtout dans les faubourgs.

En 1829, Louis Bellet avait fondé la Silhouette, journal des Caricatures, le premier recueil qui ait intercalé des vignettes sur bois dans son texte ; le 1er décembre 1832, Charles Philipon, homme aimable, sympathique, fonda le Charivari, journal quotidien, dont chaque feuille était ornée d’une caricature lithographiée, et qui s’acharna contre le gouvernement de 1830, comme l’ancien Figaro s’était acharné contre celui de la Restauration.

L’apparition du Charivari eut lieu le lendemain du jour où le Corsaire, petite feuille légère, Journal marron, prévenu de provocation à la révolte, était acquitté par le jury.

Le Charivari jeta une note gaie dans le concert de la presse opposante.

Une caricature par jour ! une caricature de mœurs ou politique !… Il fallut se bousculer, presque s’étouffer devant la boutique du marchand de gravures Aubert, située au coin de la rue du Bouloi et du passage Véro-Dodat. Petits et grands, hommes ou femmes, personne ne manquait de s’y arrêter, pour regarder en riant la satire dessinée, nouvellement éclose au cerveau d’un artiste habile.

Philipon en composait d’ordinaire les légendes ; il inventait à tout instant quelque malice désopilante, et il ne tarda pas à se rendre célèbre en chargeant la figure du roi lui-même, — qu’il représenta sous la forme d’une poire molle.

Oh ! la poire ! quels éclats de rire elle excita ! Ce qu’il y avait de pire, c’est qu’elle ressemblait au modèle, c’est que les philippistes les plus renforcés ne pouvaient garder leur sérieux devant elle, bien qu’ils condamnassent cette irrévérencieuse fantaisie de Philipon.

Elle faisait les délices des légitimistes. Lorsque, en 1848, un d’entre eux publia la Révolution de juillet 1830 et le règne de Louis-Philippe Ier, pot-pourri tragi-comique en six cents couplets, il orna son livre d’un « portrait de Sa Majesté », c’est-à-dire d’une poire, avec ces deux vers au-dessous :


Il n’a pas voulu la réforme,
Il est aujourd’hui réformé.

Philipon s’était avisé, dans la Caricature, de représenter le piédestal de la place de la Concorde, surmonté d’une poire. Au bas, on lisait : « Monument expia-poire. » Ce dessin le mena en cour d’assises, où il s’écria :

« Le parquet a vu là une provocation au meurtre ; ce serait tout au plus une provocation à la marmelade. »

Les jurés se mirent à rire sous cape, mais ils ne furent pas désarmés.

Le Charivari et son directeur eurent souvent maille à partir avec la justice. Ce journal vécut, pourtant ; il alla jusque dans les châteaux, où il va encore. Les « trois hommes d’État » du Charivari, Louis Desnoyers, Altaroche et Albert Clerc, amusèrent les partis anti-philippistes.

La Caricature était un recueil plus violent, plus implacable, d’entrain endiablé, auquel collaboraient Balzac, Alphonse Karr, Léon Gozlan, Théophile Gautier, Alexandre Dumas, Taxile Delord, et, qui le croirait ? notre ami Emmanuel Gonzalès, l’excellent délégué actuel de la Société des gens de lettres. Gonzalès y écrivait sous la rubrique : Les Grelots de Paris. La Caricature fut tuée par le pouvoir. Elle est rarissime aujourd’hui.

Philipon a laissé des traces dans l’histoire du journalisme et de l’esprit français. On lui doit le Journal pour rire, devenu Journal amusant, le Musée pour rire et le Musée anglo-français. Il a fait époque.


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