Souvenirs d’un hugolâtre/21

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 132-141)
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XXI

Après la disparition du triumvirat des professeurs en Sorbonne que j’ai signalée, Saint-Marc Girardin, suppléant en 1833, fut nommé, l’année suivante, titulaire de la chaire de poésie française.

Il remplit ses fonctions avec assez d’éclat, et l’on disait qu’il était le « plus brillant ouvrage de Villemain ». Mais il avait un libéralisme tiède ; il parlait avec esprit, comme un causeur, sans passionner son auditoire.

La jeunesse aimait ses rapprochements entre les choses du passé et celles du présent, bien qu’il ne parût pas comprendre le vigoureux élan de l’école nouvelle, et qu’on pût le placer parmi les amusants rhéteurs. Sa cravate blanche, sa grande redingote « à la propriétaire », en castorine, et toujours boutonnée, lui donnaient l’air d’un notaire en négligé ou d’un officier en demi-solde.

Saint-Marc Girardin se mettait parfois en délicatesse avec son public. C’est lui qui, un jour, monta en chaire et s’aperçut que toutes les têtes, ou à peu près, restaient couvertes, afin de manifester un mécontentement général.

Au lieu de se déconcerter, le professeur s’assit lentement, jeta ses regards aux quatre coins du grand amphithéâtre, et ôta son chapeau d’une manière solennelle.

« Messieurs, dit-il, je vous demanderai la permission de me découvrir. »

On applaudit, on mit chapeau bas, et on cessa de maugréer.

Saint-Marc Girardin a professé, pendant près d’un quart de siècle, devant un nombreux auditoire. Il possédait les qualités de conférencier, ne restant pas étranger à la vie contemporaine, aimant l’actualité, saupoudrant ses discours d’anecdotes et d’allusions, n’atteignant jamais à la profondeur de ses prédécesseurs, mais posant les bases de ce qu’on n’allait pas tarder à appeler « l’École du bon sens », c’est-à-dire de la réaction romantique.

Rédacteur attitré du Journal des Débats, la feuille ondoyante par excellence, il ne sacrifiait rien à la passion et louvoyait entre les systèmes les plus divers dont il tirait des déductions piquantes, ou à propos desquels il prodiguait les fins aperçus.

La Sorbonne, avec lui, avait l’air d’un vaste salon. On y riait quelquefois !

Par contre, au Collège de France, depuis 1831, Lerminier, ancien saint-simonien, rédacteur du Globe, publiciste pour lequel une chaire des législations comparées avait été créée, remportait des triomphes oratoires, interprétait chaleureusement les préoccupations de l’époque. Ses leçons, reproduites par les journaux, se répandaient dans toute la France.

Les jeunes républicains étaient suspendus aux lèvres de ce professeur aux grandes phrases, ou plutôt, aux mots retentissants ; qui parlait sans cesse de « liberté civilisatrice », de « constitutionnalité », de « progrès des lumières contemporaines », et qui, avec des poses superbes, avec des gestes fougueux, semblait être quelquefois sur le trépied.

Le Collège de France, avec lui, ne différait guère d’un club. On s’y bousculait quelquefois !

Saint-Marc Girardin et Lerminier, le second surtout, m’eurent bientôt pour auditeur.

Lorsque ma sœur, patronne des Deux Pierrots, m’envoyait en course chez quelque marchand en gros de la rue du Sentier, je fourrais dans ma poche un fort morceau de pain, et, si c’était l’heure d’un de ces cours suivis, je commençais par me diriger vers la Sorbonne ou vers le Collège de France ; puis je m’acquittais de ma commission, trop tardivement, ainsi que vous le pensez, de manière à m’attirer, au retour, les plus graves réprimandes :

« Voilà trois heures que vous êtes parti ! Qu’avez-vous fait ?

— Cela est impardonnable !

— La cliente a attendu vainement !

— Il n’est pas possible que cela continue !… »

À part moi, j’approuvais. On avait raison de m’adresser des reproches, et j’étais d’avis que les choses ne pouvaient durer.

Mes escapades se multiplièrent, à mesure que je me sentais plus préparé pour les épreuves du baccalauréat. Un moment vint, enfin, où l’incompatibilité d’humeur, entre les patrons et moi, se déclara à l’état aigu.

Je pris mon parti en brave, et je quittai brusquement le magasin des Deux Pierrots, en emportant un petit paquet de linge, à la façon de Jean-Jacques. J’embrassai ma sœur, qui essaya vainement de me retenir, et, suivant le proverbe, j’inspectai le pavé de Paris. Ouf ! je respirais.

Ce fut un événement considérable dans la famille. Les uns me blâmèrent ; les autres gardèrent une neutralité prudente ; plusieurs excusèrent ma résolution.

Mon frère aîné, doux et dévoué, me donna asile ; chez lui, je goûtai les premiers jours de liberté, tout en continuant mes études, la joie au cœur, l’espérance dans la tête, rempli de stoïques sentiments pour affronter les foudres paternelles.

Mais ces foudres redoutées n’éclatèrent point. Loin de là ; conseillé par un bon ange qui, pendant de longues années, devait avoir pour moi une affection presque maternelle, mon père vint me trouver soudainement, m’offrit de rentrer à la maison, et me promit de ne plus me parler jamais de cet affreux temps où j’avais réellement souffert.

Moins heureux que moi avait été, en 1833, Camille Bernay, l’auteur du Ménestrel, comédie en 5 actes et en vers, jouée au Théâtre-Français.

Bernay, clerc d’avoué, écrivit à son père une lettre dans laquelle il déclarait : « J’ai vingt ans : je veux être libre. » Il quitta la maison paternelle pour se livrer à la littérature, rima contre vent et marée, erra pendant deux ou trois jours dans les rues de Paris, couchant et mangeant où il plaisait à Dieu, dit son biographe Henry Trianon ; rentra sous le toit paternel qu’il quitta encore plusieurs fois, et lutta jusqu’en 1842, époque de sa mort.

Mon père tint la promesse qu’il m’avait faite. Pour lui plaire, je me mis en état d’être reçu bachelier ès lettres, je suivis les cours de l’école de Droit, et je devins avocat en même temps que mon camarade Armand Durantin ; — avocat sans cause, bien entendu, ne plaidant que dans les conférences, ces tournois judiciaires où le sort décide si l’on sera demandeur, défendeur ou ministère public.

Des conférences philosophiques et littéraires étaient fondées ou se fondaient, alors. C’étaient des écoles mutuelles d’art oratoire. On y traitait de tout et d’autres choses encore ; et la politique elle-même y avait des représentants.

Je fus admis dans une de ces conférences, qui tenait ses séances rue des Fossés-Saint-Jacques, et dont Lacordaire et Ozanam avaient été membres.

Là, je me trouvais en compagnie de Thouvenel, d’Alfred Maury, d’Armand Durantin, et de plusieurs apprentis avocats. Là, Thouvenel (depuis, ambassadeur et ministre) lut ses premiers travaux sur la navigation du Danube ; là, Alfred Maury (aujourd’hui, directeur des Archives nationales) lut ses premiers travaux d’archéologie ; là, je soutins, à la tribune, les doctrines romantiques, attaquées par quelques classiques de l’endroit.

On parlait beaucoup, dans la conférence de la rue des Fossés-Saint-Jacques, pour se faire la langue, permettez-moi l’expression. Plusieurs débuts de tribune y furent lamentables, par exemple celui d’un jeune étudiant en droit, qui, devant son public riant à gorge déployée, ne put prononcer que cette première phrase :

« Messieurs… Gilbert était à la campagne… »

Et il s’arrêta, pour reprendre :

« Messieurs… Gilbert était à la campagne… »

Et il s’arrêta de nouveau, pour reprendre :

« Messieurs… Gilbert était à la campagne… »

Après cette troisième tentative, l’orateur, éperdu, descendit de la tribune sans ajouter un mot.

Vous comprenez que l’auditoire ne lui ménagea pas les lazzis de toutes sortes. Pour nous, cet étudiant ne devait jamais être orateur.

Eh bien, l’avenir nous donna tort. Celui qui nous avait fait tant rire, est devenu un des bons avocats de l’époque. Il s’est joliment rattrapé de son début à la conférence, dans le courant de sa carrière judiciaire… Un flux de paroles ! un flux intarissable !

Tirez donc des horoscopes ! Le temps et l’étude opèrent souvent des prodiges.

Les conférences du genre de la nôtre ont foisonné. Quelques-unes existent encore, et nous créent une foule de politiciens qui commencent par se croire des Thiers, des Berryer et des Gambetta.

Successivement, je fus orateur en herbe, clerc-amateur chez un avoué, — un des secrétaires de l’infortuné Bonjean, l’avocat à la cour de Cassation.

Puisque j’en suis à un chapitre de détails autobiographiques, permettez-moi de payer à la mémoire de Bonjean un juste tribut d’hommages.

Je travaillais dans son cabinet, lorsque l’occasion se présenta pour moi d’entrer dans une bibliothèque publique, grâce à la protection du député Boissel, grâce à la bienveillance du ministre Salvandy.

Alors, je consultai le laborieux jurisconsulte qui connaissait mes goûts littéraires ; je le consultai, car il était alors question aussi de prendre un titre d’avocat à la Cour de cassation, que l’on me proposait.

« Mon ami, me déclara l’auteur du Traité des actions et de l’Encyclopédie des lois, je ne vous crois pas suffisamment apte à la vie des affaires. Je le dis avec franchise. Moi-même, je regrette de n’avoir pas réussi dans le concours pour l’obtention d’une chaire à la Faculté de droit, parce que les études théoriques me souriaient beaucoup… Cédez à votre penchant. La fortune ne vous arrivera pas, mais votre existence sera calme, heureuse, indépendante. »

Je suivis ce conseil, dicté par l’intérêt que me portait Bonjean, et je fus attaché à la bibliothèque Sainte-Geneviève.

Cruelle chose que la destinée ! à quoi tient-elle ? Les événements la modifient sans la dominer.

Si Bonjean avait pu suivre sa première vocation, il n’eût sans doute pas sombré dans les agitations politiques, il se fût épargné bien des déboires, bien des inimitiés ; il vivrait encore ! Je serrerais avec reconnaissance la main loyale d’un intrépide travailleur !

Lorsque j’entrai à la bibliothèque Sainte-Geneviève, Salvandy voulut bien me dire que, là, je pourrais me livrer à mes travaux littéraires et historiques ; que cet emploi était une sorte de retraite anticipée, à l’usage des hommes de lettres ; qu’une bibliothèque était un palais rempli de livres, desservi par des faiseurs de livres.

Il me sembla bon d’assurer ma vie, quand je voyais autour de moi des poètes de mérite s’éteindre dans la misère ou, ce qui est presque plus déplorable, écrire pour vivre des ouvrages de pacotille, perdant tout caractère sérieux.

J’accomplis ma tâche avec conscience ; j’avais foi dans la quasi-inamovibilité de mon emploi.

Mais un décret impérial changea la situation des bibliothécaires. À dater de janvier 1854, ils furent soumis à la retenue comme les autres employés, conséquemment à une liquidation de retraite après trente années de service.

Aujourd’hui, donc, tout a changé. Quelques confrères et moi, nous sommes les derniers représentants de l’ancienne série des bibliothécaires ; nous ne pouvons plus espérer de « mourir à notre poste », ainsi que nos devanciers, dont plusieurs ont laissé un nom glorieux dans la littérature.

La retraite, une retraite excessivement modeste, nous menace d’un jour à l’autre ! Peu s’en faut que les jeunes bibliographes ne crient : « Sus aux vieux hommes de lettres ! »


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