Souvenirs d’un hugolâtre/22

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 142-151)
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XXII

Tout en étudiant le droit, je m’intéressais vivement, irrésistiblement, aux choses de l’intelligence, et je prenais ma place, très modeste, dans le monde littéraire.

Je m’attachai à ne pas m’occuper de politique active, par conséquent à ne pas jouer un autre rôle que celui d’observateur dans le conflit incessant du gouvernement et de l’opposition. La politique active exige un tempérament particulier ; une indépendance complète, qui manque aux employés du gouvernement.

De même que tous les littérateurs de cette époque, j’amoncelai vers sur vers, et je brûlai du désir de publier mon « volume de poésies », pour débuter, à l’exemple de nombreux amis dont les noms ont brillé depuis autour des noms de Lamartine, de Victor Hugo, d’Alfred de Musset, de Théophile Gautier et de Théodore de Banville, le dernier venu dans la pléiade des romantiques de la première heure.

Heureusement pour le public, mon volume est resté inédit, enfoui par bribes dans des cartons, — à côté de drames en vers, de comédies injouées ou injouables, de plans d’ouvrages, en un mot de tous ces vers à la tête desquels se trouve chaque homme qui tient une plume. Requiescant in pace !

Le volume de vers a souvent précédé, dans cette génération, des travaux d’un genre tout différent. Plus d’un financier, plus d’un politicien, plus d’un économiste ont commencé poétiquement, avant de devenir millionnaires, en dehors de la littérature.

On a remarqué, en outre, que la plupart des écrivains contemporains se sont produits au public par des critiques sur les salons de peinture.

Guizot, Thiers, Théophile Gautier, et beaucoup d’autres depuis, ont écrit des feuilletons sur l’art.

Victor Schœlcher, aujourd’hui sénateur, faisait, en 1832 et 1833, des articles dogmatiques sur les expositions de peinture, et Roger de Beauvoir disait que c’étaient « des prédications pendant le saint temps de l’exposition ».

Théophile Thoré, démocrate comme Schœlcher, comme lui forcé de vivre à l’étranger après le coup d’État de décembre, ne tarda pas à se faire un nom dans l’Artiste.

Tous deux marièrent la politique avec la critique d’art.

En 1839, mon frère acquit de Charles Malo une revue intitulée : La France littéraire, qui ne tarda pas à arborer le drapeau de la nouvelle école, en art, en littérature, en sciences, et dont je fus un des plus jeunes collaborateurs, au milieu d’un cercle distingué. La France littéraire soutint les dernières batailles du romantisme. Généralement, ses rédacteurs étaient, se faisaient honneur d’être hugolâtres avec Eugène Pelletan, Arsène Houssaye, Alfred Michiels, Alphonse Esquiros et Auguste Vacquerie ; avec Émile Deschamps aussi, né pour être académicien, et mort en avril 1871 sans l’avoir été.

Il ne m’appartient pas de faire l’éloge de ce recueil qui se fondit, en 1845, avec une autre revue ; je puis cependant constater qu’il laissa des traces profondes, et que la plupart de ceux qui y travaillèrent ont fourni une carrière honorable.

La France littéraire publiait des dessins ; elle rivalisait avec les revues de Buloz, et, de plus, avec l’Artiste, dont le premier numéro date du 6 février 1831. Comme annexe, elle avait des Albums de salon ; celui de 1840 était signé Jules Robert pour le texte.

Jules Robert était mon pseudonyme. Encore enfoncé dans la basoche, je n’osais pas mettre mon nom au bas de mes articles. La mode, d’ailleurs, et je devrais dire la manie des écrivains de l’époque, était de prendre un pseudonyme, le plus souvent bizarre de forme et fixant l’attention des lecteurs.

Depuis le bibliophile Jacob (Paul Lacroix) jusqu’à Timon (de Cormenin), la liste des pseudonymes ne finit pas ; elle se continue de nos jours, où l’on prend un nom de littérature, comme on prenait jadis un nom de guerre ou de théâtre.

Auguste Maquet s’est appelé Augustus Mac-Keat ; Théophile Dondey s’est appelé Philothée O’Neddy. Honoré de Balzac signa ses premières productions de divers pseudonymes : lord Rhoone, H. de Saint-Aubin, Alfred Couvreux, etc. Victor Hugo, vers 1830, se cacha quelquefois sous le nom de Victor d’Auverney.

Nous lisions à la même époque des œuvres de Mérimée, qu’il publiait en s’enveloppant du voile du pseudonyme ; personne d’entre nous ne connaissait Henri Beyle, mais nous connaissions tous Stendhal, l’auteur de le Rouge et le Noir, et de la Chartreuse de Parme.

Beyle voulait cacher sa personnalité. Il était homme du monde plus qu’homme de lettres, et remplissait les fonctions de consul à Cività-Vecchia, sous Louis-Philippe.

À la fin d’un entretien qu’il eut avec le roi-citoyen, aux Tuileries, Louis-Philippe lui dit malignement, en le reconduisant :

« Monsieur Beyle, vous allez un peu à Cività-Vecchia, n’est-ce pas ? »

C’était une allusion au consul écrivain, qui séjournait toujours à Rome, en dépit de ses devoirs diplomatiques, au milieu de la société aristocratique, artistique et littéraire.

Henri Beyle a écrit sous les noms de César Bombet, de baron Raisinet, de Polybe-Low-Tuff, etc. Il prenait des noms de fantaisie, même dans sa vie privée.

Au reste, il y avait des écrivains qui adoptaient sept ou huit pseudonymes ; il y avait des peintres, des sculpteurs, des musiciens, qui ne gardaient pas leur nom véritable, — par caprice ou par spéculation. — Mon ami Emmanuel Gonzalès s’est appelé Caliban, Gomez, et Ramon Goméril.

Il y avait des gens qui donnaient tout au moins une forme latine ou grecque à leurs prénoms : Petrus, Carolus, Aloysius, au lieu de Pierre, de Charles et de Louis. Ces prénoms leur semblaient sonner mieux à l’oreille, sortir du terre-à-terre bourgeois.

Çà et là paraissaient quelques articles de moi, bien modestement, sans que j’eusse entrepris aucun livre d’une réelle importance.

Ma bonne étoile me conduisit chez un de ces collectionneurs émérites qui, sous la Restauration et le règne de Louis-Philippe, réunirent toutes sortes de curiosités relatives à la révolution de 89.

Pour collectionner, l’époque était bonne. On trouvait des perles dans du fumier : il ne s’agissait que d’avoir du flair, du goût et de la patience. Sauvageot, dont la collection a enrichi le Louvre, et Du Sommerard, créateur du délicieux musée de Cluny, ne possédaient pas, que je sache, une grande fortune.

J’ai connu, à Lille, M. Gentil-Descamps, non millionnaire, dont la demeure était pleine de bahuts, d’ustensiles de ménage, de sceaux historiques, etc., et dont la vie était remarquablement simple.

Aujourd’hui, il faut de l’impatience et de l’argent, pour collectionner.

Alors, les possesseurs d’objets curieux n’en soupçonnaient pas, généralement, la valeur, et, pour s’en défaire, ils n’exigeaient point de sommes folles.

Un bourgeois, un ouvrier, un paysan, se souciaient peu des choses que les connaisseurs regardaient comme des trouvailles. Tel cabinet, tel musée célèbre et telle bibliothèque d’un prix inestimable se formaient à la longue, sans onéreux sacrifices. Maintenant, la palme est aux princes et aux banquiers qui, le plus souvent, achètent des collections toutes faites, ou bien subventionnent des commis-voyageurs en bibelots. La curiosité est aux enchères ; elle devient à la mode.

L’amateur en question plus haut habitait, dans la rue des Boulangers, une maison voisine de la nôtre.

Là, cinq ou six chambres contenaient une collection unique de livres, de brochures, d’estampes, de statuettes, de médailles, de costumes révolutionnaires.

Il me sembla, quand je la visitai, que les monuments se relevaient, que les hommes sortaient du tombeau et allaient parler, que les pamphlets recommençaient à circuler.

Le propriétaire de cette collection, M. Maurin, lieutenant-colonel du génie en retraite, avait ramassé les miettes de « l’orgie révolutionnaire », avait porté défi au temps. Il m’offrit de venir travailler chez lui, à toute heure, comme il me conviendrait, pour mettre en ordre ces matériaux.

Il fit plus : il fut mon guide et me présenta à M. Laterrade, possesseur d’une magnifique collection de caricatures ; à M. Hennin, richissime en documents sur l’histoire de France. Il me ménagea mes entrées dans plusieurs cabinets spéciaux ; enfin il me mena à Versailles, chez M. Deschiens, dont la bibliothèque, n’ayant pas d’égale, a passé dans les galeries du comte Labédoyère, et de là dans la Bibliothèque nationale.

Je donnai plusieurs articles à la France littéraire, sous le nom de Jules Robert. Ils commençaient une Histoire-Musée de la République française, bientôt éditée sous le nom d’Augustin Challamel, chez Delloye, en 1842. Elle obtint un certain succès, sans doute parce qu’on y voyait rassemblés les estampes, costumes, médailles, caricatures et autographes les plus caractéristiques de la Révolution. L’ouvrage paraissait retracer les souvenirs d’un vieillard, plutôt qu’être le résultat des recherches d’un débutant.

Antoine de Latour, que j’avais eu pour professeur de sixième au collège Henri IV, et qui était devenu précepteur du duc de Montpensier, voulut faire agréer au roi mon Histoire-Musée de la République française, pour que les bibliothèques des châteaux l’achetassent. Il présenta un exemplaire à Louis-Philippe.

Ce prince « regarda les images ». Mais, à peine eut-il ouvert le livre que, par un fatal coup du hasard, il jeta les yeux sur deux caricatures sanglantes contre Philippe-Égalité, à propos des journées des 5 et 6 octobre 1789.

Il ferma aussitôt le volume avec colère, et dit à mon ami de Latour :

« Reprenez… En vérité, vous n’y pensez pas… Me recommander un pareil ouvrage ! »

L’Histoire-Musée de la République n’eut pas, au point de vue des souscriptions de l’État, un sort meilleur au ministère de l’instruction publique. En janvier 1848, Désiré Nisard, chef de la division des sciences et des lettres, souscrivit pour vingt-cinq exemplaires, que mon éditeur livra.

Le 24 février étant survenu, les vingt-cinq exemplaires ne furent pas acceptés par le nouveau ministre, et l’on dut les reprendre. Trouvait-on que le livre était réactionnaire, ou manquait-on d’argent pour l’acquérir ?

Quoi qu’il en soit, j’étais enchanté de cette publication, qui m’a fait recevoir membre de la Société des gens de lettres, et dont les illustrations utiles plaisaient aux amateurs des curiosités de l’histoire. J’annonçais, dans la préface, les Mémoires de Jacques Bonhomme, titre modifié, plus tard, en Mémoires du peuple français.

Émile Deschamps avait contribué à faire de moi un homme de lettres ; le lieutenant-colonel Maurin contribua à faire de moi un historien.

Émile Deschamps, en 1827, avait improvisé une complainte prophétique dans laquelle il annonçait tous les événements ultérieurs, même la Révolution de 1830.

Il avait fondé, en 1823, la Muse française, dont l’emblème consistait en une vignette d’Apollon, habillé en chevalier du moyen âge, avec cotte de mailles et surcot. Victor Hugo, tout jeune encore, Alexandre Soumet, Charles Nodier, Alfred de Vigny, Ulric Guttinguer, Jules de Rességuier, Alexandre Guiraud, Ancelot, etc., y collaboraient.

La Muse française combattait la vieille école et n’allait pas jusqu’aux audaces du romantisme déclaré.

Elle vécut près de deux ans, organe presque dévot et remarquablement monarchique.


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