Souvenirs d’un hugolâtre/7

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Souvenirs d’un hugolâtre
la Génération de 1830
Jules Lévy, 1885 (pp. 28-33)
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VII

L’unique ressource qui nous restât consistait à nous procurer le drame et à le lire, pour en apprendre les meilleures tirades, récitées par nous pendant les récréations.

Dans ce temps-là, il existait des cabinets de lecture, tels qu’on n’en trouve plus guère aujourd’hui. Les livres in-octavo à couverture beurre frais, à large justification, à pages remplies de blanc, coûtaient encore assez cher. Les in-douze à trois francs, les in-dix-huit à un franc n’étaient pas inventés.

Un volume, roman ou drame, valait sept francs cinquante centimes, et je vous assure que, au point de vue matériel de la lecture, on n’en avait pas souvent pour son argent. On dévorait le volume en moins d’une heure !

Il fallait donc s’adresser aux cabinets de lecture, ces bibliothèques payantes, ces entrepôts des livres à la mode, ces foyers du romantisme.

Dans le quartier Latin, rue Saint-Jacques, non loin de notre pension, il y en avait un, fort bien approvisionné d’œuvres nouvelles. Mme Gondar, qui le tenait, pouvait presque rivaliser avec Mme Cardinal, de la rue des Canettes, comme loueuse de romans et de pièces de théâtre.

Elle savait exploiter les ardeurs des séides de la jeune école ; quand un livre faisait fureur, elle le louait par heure, non par jour ; et si on le gardait trop longtemps, même en payant généreusement, elle administrait à l’abonné retardataire une semonce conditionnée ; elle lui refusait toute autre production recherchée, jusqu’à épuisement de lecteurs diligents.

Il semble à mes amis et à moi que nous la voyons encore, dans son comptoir surchargé de volumes cartonnés tant bien que mal, cette active Mme Gondar, notre providence d’alors.

Elle nous procura le Roi s’amuse, le jour même où il fut publié, et nous nous cotisâmes, afin de pouvoir satisfaire ses exigences.

Tous les élèves de la pension lurent le drame défendu, — au prix de vingt centimes par heure, pendant trois semaines au moins ! Le total du louage s’éleva à quarante francs.

Comment oublier de pareilles débauches ! L’argent de poche de chacun de nous y passa tout entier. Nous nous exécutâmes sans regret.

Pendant trois semaines, aucun devoir ne fut fait convenablement, aucune leçon ne fut proprement sue. Les pensums tombèrent sur nous comme grêle.

Mais bah ! Lorsque notre répétiteur s’indignait, en nous punissant, nous nous moquions, avec Triboulet…, « de cet âne bâté qu’on appelle un savant », et nous attendions avec impatience la publication d’une nouveauté romantique, de de Vigny, de Delatouche, des Musset, d’Alexandre Dumas, de Frédéric Soulié, de Petrus Borel, de bien d’autres encore.

Peu de semaines s’écoulaient sans visite à Mme Gondar. Les romans beurre frais paraissaient à de rares intervalles : ils délayaient en quatre volumes in-octavo la matière d’un in-dix-huit actuel.

Que de pages blanches ! que de chapitres bien courts !

On pouvait aisément commenter le livre, écrire çà et là, soit à la plume, soit au crayon, les impressions que le lecteur ressentait : admirable, étonnant, sublime !

Mots auxquels des classiques répondaient, à leur tour : ridicule, incompréhensible, bête !

Ainsi les lecteurs d’avis différents s’injuriaient incognito, comme cela se voit encore dans nos bibliothèques publiques fréquentées par la jeunesse des écoles.

Nos passions littéraires nous ont incités à gâter bien des volumes ; je ne parle pas de ceux que nous avons usés.

L’Atar-Gull et la Salamandre d’Eugène Sue, où les paradoxes, les antithèses et les tableaux colorés abondent, nous plaisaient extraordinairement ; nous lisions et relisions l’Écolier de Cluny, par Roger de Beauvoir, ainsi que les Mauvais Garçons et Venezia la Bella d’Alphonse Royer, trois romans moyen âge écrits selon la mode nouvelle. Venezia la Bella était illustrée par une vignette de Célestin Nanteuil : la place Saint-Marc, — une gondole, — une jeune fille assassinée. L’Âne mort et la jeune femme guillotinée, la Confession et Barnave, où l’on trouve une satire violente contre la famille d’Orléans, nous passionnèrent ; le Chasseur noir et le Pape et l’Empereur, de Dinocourt, ne nous effrayèrent pas. Le « féroce et formidable roman de Han d’Islande » nous avait bronzés à cet égard.

Peu après, en 1838, les exubérances de Madame Putiphar, par Petrus Borel, nous semblèrent toutes naturelles. Ce roman passe pour être un spécimen des exagérations de l’époque dans le fond et dans la forme.

Pour beaucoup de jeunes, les scènes bien noires, les vengeances atroces, semblaient indispensables.

À peine âgé de quinze ans, je lus à mes parents, en manière de compliment de nouvelle année, une longue tirade d’alexandrins intitulée le Supplicié.

Comme mon père ne se souciait pas de me voir versifier, il m’adressa simplement ces mots, signe d’approbation plus que tiède :

« Est-ce que tu n’aurais pas pu choisir un autre sujet, un sujet moins lugubre ? »

Qu’eût-il ajouté, si je lui avais lu mes élucubrations poétiques de début, — l’Anthropophage, le Serment de mort, le Désespoir, etc. ?

Mes camarades qui s’essayaient à la poésie cherchaient aussi leurs inspirations dans les choses monstrueuses et terribles.

Cependant George Sand publia Indiana en 1832, et, l’année suivante, Valentine parut. Elle fit diversion dans le genre moderne, sous le pseudonyme que lui avait forgé Henri Delatouche.

« Mme Sand, remarque Alphonse Esquiros, se donna pour une victime de notre société mal faite ; elle découvrit son flanc qui saignait… La Revue des Deux Mondes, privée de nos trois grandes gloires littéraires (Chateaubriand, de Lamartine, Victor Hugo), s’empara de cette renommée naissante. »

Tout d’abord, George Sand représenta la condition de la femme dans l’avenir. Rôle trop philosophique, joué avec une forme qui ne ressemblait en rien à celle des romantiques. L’auteur d’Indiana et de Valentine soutenait des thèses, et la jeunesse d’alors préférait la peinture des passions. Mme Sand eut surtout des lectrices, à la suite desquelles lui vinrent plus tard une foule de lecteurs, lorsque ses ouvrages reflétèrent successivement Michel de Bourges, Chopin, Lamennais, Cousin et Pierre Leroux.

Son premier collaborateur Jules Sandeau, pour le roman de Rose et Blanche, ne nous était pas encore connu. Jules Sandeau devait sérieusement débuter, en 1834, par Madame de Sommerville, et protester, par la suite, au nom du devoir, contre les entraînements du paradoxe.

De véritables hugolâtres ne pouvaient complètement s’attacher au char de George Sand ; il fallut du temps pour qu’ils consentissent à admirer des triomphateurs autres que Victor Hugo, Alexandre Dumas et Balzac.


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