Souvenirs d’un membre de la Commune/L’évasion

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Souvenirs d’un membre de la Communelibrairie contemporaine de henri kistemaeckers (p. 9-72).

L’ÉVASION

Le prisonnier et l’amoureux doivent réussir, car ils pensent sans cesse à leur objet, tandis que le geôlier et le jaloux ne sont pas toujours sur leur garde.
(Proverbe italien.)



Le 14 octobre 1873, le vapeur la Rance, portant pavillon amiral, mouillait dans le port de Kuto, à l’île des Pins.

L’arrivée mensuelle d’un navire de l’État (l’accès de l’île étant interdit aux navires de commerce) était toujours, pour les deux mille Robinsons de l’île des Pins, un événement venant rompre la sombre monotonie de l’existence du pénitencier.

Cette fois, les nouvelles apportées par la Rance étaient des plus favorables pour quelques-uns d’entre nous. Par décision du gouverneur, une vingtaine de déportés simples étaient autorisés à résider à Nouméa. Ce n’était pas là une faveur, mais bien l’application formelle d’un article du règlement concernant la déportation simple.

Entre le régime des blindés et des simples il n’y avait pour ces derniers que ce seul avantage : c’est que, sur la demande et sous la responsabilité d’un négociant ou d’un propriétaire, ils pouvaient être autorisés à séjourner sur la grande terre, et à y vivre, dans une liberté relative, de leur travail ou de leur industrie.

Pour les condamnés à la déportation dans une enceinte fortifiée, l’autorisation ne pouvait être obtenue qu’après un séjour de cinq années à la presqu’île Ducos.

Depuis mon arrivée, j’avais été fréquemment demandé par des négociants de Nouméa, mais le gouverneur s’était toujours opposé à mon changement de résidence ; ma présence sur la grande terre, était, paraissait-il, un danger pour l’administration, et celle-ci s’était opposée de toutes ses forces à ce que je pusse bénéficier des avantages qui m’étaient réservés par ma condamnation.

Néanmoins, sur mes nombreuses protestations, le directeur de la déportation s’était décidé à me reconnaître, comme à tous mes camarades, le droit de vivre en travaillant à Nouméa, puisque j’y trouvais un négociant qui répondait de moi et devait me fournir de l’occupation.

J’allais donc faire partie des deux à trois cents privilégiés qui tentaient de se procurer dans la capitale Néo-Calédonienne, une situation un peu meilleure que celle qui leur était faite par le régime appliqué aux quatre mille déportés expédiés en Nouvelle-Calédonie.

Bien que tous mes camarades de la déportation simple eussent droit à cette amélioration, il s’en fallait de beaucoup qu’ils pussent sûrement y prétendre. C’était encore là-bas, comme devant les conseils de guerre, les hasards d’une véritable loterie qui venaient accroître ou adoucir les conséquences de notre participation à la révolution du 18 mars.

Pour les uns — le bagne avec ses honteuses promiscuités, ses tortures physiques, ses douleurs morales plus terribles encore.

Pour d’autres — la déportation dans une enceinte fortifiée, sur une presqu’île aride, sans eau, sans ressources d’aucune sorte, avec un régime tout au plus suffisant pour ne pas mourir de faim, régime aggravé par les fureurs d’une chiourme mise au service d’une administration militaire tyrannique et cruelle.

Enfin, pour trois mille condamnés à la déportation simple, un régime en tout semblable à celui des déportés de la presqu’île Ducos, mais avec cette faible espérance de pouvoir, dans un temps plus ou moins rapproché, quitter l’enfer de l’île des Pins pour le purgatoire de Nouméa.

Mais la Nouvelle-Calédonie, grâce à son intelligente administration et après une occupation de vingt-cinq années, n’offre, pour ainsi dire, aucune ressource aux ouvriers parisiens. Quatre à cinq cents peuvent espérer d’y trouver le pain quotidien ; pour les autres, arrivés trop tard, ou de profession non utilisables ou représentées par un personnel trop nombreux, c’est l’existence du forçat, une nouvelle condamnation au pénitencier à perpétuité ; pour ceux là, pour nos amis de la presqu’île Ducos et de l’île Nou, l’amnistie restait le seul espoir. Les événements ultérieurs ont prouvé qu’il n’y fallait pas compter.



Le 17 octobre, à six heures du matin, nous arrivons sur le quai d’embarquement ; en quelques minutes nous sommes installés à bord de la Rance.

Dans la batterie qui nous est destinée, on met aux fers quatre déportés, qui vont répondre devant le conseil de guerre à une accusation de tentative de meurtre, accomplie dans les circonstances suivantes :

Les déportés, à l’île des Pins, étaient répartis sur cinq emplacements appelés communes ; ils devaient désigner parmi eux, pour chaque commune, trois délégués chargés de la surveillance et de la distribution des vivres et des vêtements. L’un de ces délégués fut accusé par ses camarades d’avoir retardé la distribution des vêtements qui lui avaient été remis. Une rixe s’en suivit. Le délégué fut assez malmené et il dut être transporté à l’infirmerie. Ses blessures étaient, d’ailleurs, sans gravité, car je le rencontrai quelques jours après parfaitement rétabli. Il fut, néanmoins, retenu trois semaines à l’hôpital. Le commandant territorial voulait faire un exemple, et il tenait à donner à l’affaire la plus grande importance.

Les quatre déportés comparurent devant le conseil de guerre et, en deux heures, l’affaire fut entendue. Quatre condamnations à mort étaient prononcées.

Cependant, l’un des condamnés était absolument innocent, ses trois camarades le déclaraient avec la plus grande énergie. Pas un témoignage n’était venu l’accuser. Il n’avait à sa charge que l’étroite amitié qui le liait aux trois coupables, mais il fallait, paraissait-il, quatre exécutions.

Elles eurent lieu à l’île des Pins, entourées d’un appareil formidable.

La garnison de l’île fut doublée. Une batterie d’artillerie, installée dans la plaine d’Uro, choisie pour le lieu de l’exécution, montrait à la déportation la gueule menaçante de ses canons.

La chiourme, en grande tenue, chassepot étincelant, revolver au côté, apportait son concours à cette belle fête ; dans ses rangs, serait choisi le peloton qui devait avoir les honneurs de la journée.

Les quatre condamnés arrivèrent, calmes, fermes, impassibles, saluant d’un sourire les camarades qu’ils reconnaissaient et qui étaient venus leur donner un adieu suprême.

En tête des condamnés marchait un enfant de vingt ans, celui que ses camarades n’avaient cessé de déclarer innocent. Un recours en grâce, en sa faveur, avait été rédigé par M. Dezarnaulds, avocat à Nouméa ; la demande avait été purement et simplement rejetée. Cela aurait compliqué l’affaire, et donné lieu à une nouvelle et ennuyeuse procédure, selon l’opinion gracieusement exprimée par un membre du conseil de guerre.

Quatre poteaux étaient dressés dans la plaine. Les condamnés, sur leur parcours, avaient aperçu quatre cercueils, délicate attention du surveillant en chef Hugueny.

Adossés à leur poteau, les condamnés durent entendre la lecture séparée du jugement qui les frappait. Cette lecture dura une demi-heure.

Le peloton d’exécution, l’arme au pied, attendait. Le plus jeune des condamnés, s’apercevant de l’émotion à laquelle était en proie l’un des exécuteurs, lui dit, avec cet accent gouailleur du gamin de Paris : « Allons donc, numéro un, du sang-froid, nom de Dieu, ce n’est pas vous qu’on va exécuter. » Et, souriant à la mort, il se mit crânement au poteau qui lui était destiné.

Tous quatre tombèrent foudroyés, sans que leur calme se fut démenti un seul instant.

Après l’exécution, les quatre poteaux furent peints en rouge. On les a laissés au milieu de la plaine aride, témoins muets d’un sauvage assassinat.



La Rance se disposa pour l’appareillage — mais survint un contre-temps. Sous l’habile direction du capitaine de vaisseau Gaulthier de la Richerie, le navire a perdu, dans la nuit qui précède le départ, deux de ses ancres ; depuis le matin on est à leur recherche.

Enfin, on vient de les découvrir et il faut se livrer, jusqu’au soir, aux plus fatigantes manœuvres pour les recueillir.

Messieurs les passagers déportés, c’est le nom que nous donne le capitaine de manœuvre, font partie de l’équipage et, pendant une grande partie de la journée, il nous faut, avec les matelots, virer au cabestan.

Je ne connais pas de besogne plus éreintante que celle qui consiste à tourner, au nombre de soixante hommes, autour d’une espèce de roue horizontalement placée, et à pousser de toute sa vigueur sur des bras qui représentent, à peu près, les rais de la roue. Pour nous donner du cœur à la besogne, un clairon sonne avec énergie une marche rapide qui nous fait courir en mesure. Le second maître nous encourage par ces formules étranges : « Marche avec tes mains, marche avec tes pieds, garçon ». Une fois pris dans l’engrenage, impossible de s’arrêter ; l’impulsion donnée à la roue nous entraîne, et il faut véritablement se livrer à une gymnastique effrénée pour franchir les obstacles que nous rencontrons à chaque pas : barres d’anspec, bouts de chaînes, paquets de cordages. Pendant plusieurs heures nous dûmes nous livrer à ce trop salutaire exercice.

Le lendemain, seulement, nous nous mettons en marche. À moitié chemin, c’est-à-dire à dix lieues du point de départ, nous subissons un transbordement ; c’est le transport le Cher qui doit nous conduire à Nouméa, ainsi l’exigent les caprices du marin Gaulthier de la Richerie, qui n’a jamais navigué. C’est bien là le véritable type du capitaine de la « Salamandre ».

Le voyage exige huit heures de navigation entre l’île des Pins et Nouméa. Pour vingt hommes il fallut deux longues journées et deux transports.

La vigie signale « terre ». Le pilote monte à bord. Nous sommes à Nouméa.



Port-de-France, ou Nouméa, est une petite ville de chétive apparence située à l’extrémité d’une assez vaste presqu’île dans la partie sud-ouest de l’île.

Elle est dominée par de hautes collines qui l’abritent contre les vents et en font une petite fournaise. L’espace compris entre les trois collines Est-Nord et Ouest, a été conquis sur la mer à l’aide de remblais, et l’on ne pourrait élever de constructions sérieuses que sur pilotis enfoncés préalablement à une profondeur considérable.

Les maisons, sans étage, sont construites en bois ; les jours de coup de vent il faut les attacher à l’aide de chaînes ou de cordages pour que la ville ne se retrouve pas, le lendemain, installée à quelques lieues de là ou tout simplement au fin fond du Pacifique. L’eau y fait complètement défaut, et c’est grâce à des citernes fréquemment taries que l’on peut se procurer un peu d’une eau à peine potable. La population est composée d’environ cinq mille habitants, presque tous fonctionnaires ; gendarmes, surveillants militaires, officiers et employés d’administration, gouvernement colonial. À peine cinq cents colons se livrent-ils au commerce ou à l’industrie.

En parcourant la ville, nous sommes frappés de son aspect misérable. La rue de Sébastopol, la rue de Magenta, la rue de l’Alma, les trois rues principales, sont dans un état complet d’abandon ; les jours de pluie, la rue de l’Alma devient un véritable marais absolument infranchissable.

Le gouvernement colonial a, à sa disposition, une force considérable, près de huit mille forçats, dont le travail pourrait rendre les plus grands services. Pour leur donner de l’occupation, on s’est mis en tête de leur faire abattre une petite montagne, ressemblant assez à nos buttes Montmartre et appelée la butte Conneau. On a calculé que, la marche des travaux continuant dans les mêmes conditions que pendant les dix années écoulées, il faudrait un demi-siècle pour mener à bien ce travail.

Remarquons que le travail des forçats, à l’île Nou et sur les camps répartis dans l’intérieur est d’un rendement à peu près nul. D’après un article des règlements, tout employé du gouvernement, ayant le rang d’officier, a droit à un ou plusieurs forçats, selon l’importance de son grade.

Les condamnés à la transportation remplacent, pour ces messieurs, les domestiques des deux sexes. Les rues de Nouméa sont remplies de ces malheureux qui promènent les « babys » de nos dirigeants ; ils sont, en outre, chargés de la lessive, de la cuisine, enfin de tous les soins de la maison et cela, sans la plus légère rémunération.

Les maîtres de ces esclaves ont, sur ceux-ci, droit de vie et de mort, pour ainsi dire. Je me souviens qu’un jour j’assistai à un spectacle lamentable. Un directeur de service topographique, gaillard d’une force herculéenne, rouait de coups, dans son jardin, un forçat d’une soixantaine d’années occupé, ce jour-là, au blanchissage. Il avait un peu brûlé, en la repassant, la robe de madame. Après la correction infligée, je descendis auprès du vieux forçat tout sanglant et lui demandai si les règlements ne s’opposaient pas à ce qu’un semblable traitement lui fût infligé.

« Certainement, me fut-il répondu ; je pourrais me plaindre ; mais voici ce qui m’arriverait : mon patron serait appelé à s’expliquer ; il se contenterait de dire qu’il m’a trouvé en train de le voler et, pour m’éviter les cinquante coups de fouet réglementaires, et par pure humanité, il s’est borné à m’infliger une correction exemplaire au lieu d’adresser sa plainte. Là-dessus, il serait doucement blâmé, et l’on m’appliquerait cinquante coups de corde ; je mourrais sous les coups : à mon âge on ne résiste pas à la peine du fouet. » Je ne trouvai rien à répondre devant cette douloureuse explication.

Le gouverneur, seul, tire un profit sérieux du travail des forçats ; il en occupe 99 (le gouvernement ne lui permettant pas l’emploi de cent transportés) soigneusement choisis parmi les meilleurs ouvriers menuisiers et ébénistes du bagne. Ces hommes fabriquent, avec les beaux bois du pays, des meubles qui sont expédiés aux frais de l’État et vendus au bénéfice du gouverneur. Voilà tout ce que l’État a trouvé pour moraliser ses huit mille forçats et les rendre utiles à la patrie.

La ville de Nouméa, à l’exception d’une cinquantaine de débits de boissons, n’a guère qu’une vingtaine d’établissements de commerce et une dizaine d’entreprises industrielles.

Les relations, par terre, avec l’intérieur du pays sont à peu près nulles. Deux routes seulement ont été construites : l’une d’une longueur de vingt kilomètres conduisant au Pont des Français et à Païta, au nord ; l’autre, partant du quartier latin, un faubourg de Nouméa, conduisant à l’anse Vata, à quatre kilomètres. L’anse Vata, l’un des endroits les plus pittoresques des environs, n’a d’autre habitation qu’un café-restaurant délicieusement situé, ce qui ne suffirait pas à expliquer l’établissement d’une route, alors que le reste du territoire en est à peu près dépourvu ; mais le gouverneur possède, de ce côté, une charmante résidence d’été. Cette considération seule répond aux critiques malintentionnés qui avaient demandé que les fonds, inutilement dépensés, fussent consacrés à faire venir de la Dumbea, rivière qui coule à deux lieues de Nouméa, l’eau indispensable aux malheureux habitants du chef-lieu de la colonie.

Ce travail de si grande importance, facile à exécuter avec l’armée de travailleurs à la disposition des autorités coloniales, est, disons-le, terminé sur le papier depuis plus de huit années.

Que deviennent donc les dix millions jetés, par la métropole, dans cette colonie pénitentiaire ? Les trop nombreux fonctionnaires qu’on y emploie pourraient seuls nous renseigner. Ainsi que l’a dit M. Paul Merruau : « Il semblerait que la colonie fût faite pour les emplois et non les emplois pour la colonie. »



On peut dire de Nouméa que c’est une ville sans commerce, sans industrie, sans débouchés d’aucune sorte. Les farines destinées à l’alimentation lui viennent d’Adélaïde ; les bœufs et les moutons sont achetés en Australie. Jusqu’à ce jour l’élève du bétail n’a donné que de décevantes promesses mais pas de résultats.

Les plantations de café, de maïs, de canne à sucre ne suffisent pas aux besoins de la colonie ; c’est du dehors que notre établissement doit recevoir les approvisionnements, et il n’a à donner en échange que les millions du budget que la mère patrie lui accorde.

Les mines, sans capitaux sérieux pour leur exploitation, n’ont encore servi qu’à enrichir quelques spéculateurs et à fournir le prétexte à la fondation de la Banque de la Nouvelle-Calédonie, patronnée avec une audace impudente par le Figaro.

Un écrivain que l’on ne soupçonnera certainement pas d’être un homme d’opposition systématique, M. Paul Merruau, écrivait dans la Revue des Deux Mondes, livraison du ier novembre 1871 : « La colonisation, œuvre lente dans toutes les possessions françaises où l’action du gouvernement se substitue à l’initiative individuelle, est particulièrement difficile à la Nouvelle-Calédonie. L’île est saine, mais de peu d’étendue. Elle est séparée du reste du monde (l’Australie exceptée) par des mers immenses. L’espace est restreint, les 2/3 de l’île étant couverts de montagnes à peu près stériles ou bonnes tout au plus pour l’élève du gros bétail. La colonisation des vallées rencontre un obstacle dans les barrières de montagnes où elles sont enfermées. Cette conformation du sol interdit les communications par terre. Le transport des denrées, du matériel et des voyageurs est limité à la voie de mer… appelez les troupes de la Nouvelle-Calédonie, il n’y restera plus rien, car avec elles disparaîtront les petites industries. »

Malgré la déplorable situation de la colonie, le gouvernement français, qui laisse sans emploi tant de bras laborieux, n’a pas hésité à faire appel aux colons libres. Quelques-uns se sont laissés prendre aux fallacieuses promesses qui leur étaient faites. La réalité leur ménageait de douloureuses surprises. Presque tous ont été demander à l’Australie les avantages qui font défaut à la Nouvelle-Calédonie, grâce à l’intelligente administration militaire chargée de ses destinées.

Pour donner une idée des faibles ressources offertes par la Nouvelle-Calédonie à la déportation simple, il suffit de prendre les chiffres officiels de condamnés, par profession, et de voir dans quelle proportion, après deux années de séjour, combien avaient trouvé du travail.


DÉPORTATION SIMPLE.


PROFESSIONS. NOMBRE. UTILISÉS.
Commerçants et industriels 78 13
Ouvriers en métaux 290 46
Ouvriers en bois 209 42
Ouvriers en bâtiment autres que les ouvriers en métaux ou en bois 400 50
Ouvriers pour vêtements 170 19
Employés divers 170 23
Ouvriers pour les travaux de la terre 87 22
Professions diverses 772 93
Professions libérales 17 4
Au service d’autrui 160 29
Divers 145 43
Totaux 2498 384


Les 384 déportés utilisés étaient répartis sur le territoire de la manière suivante : 209 à Nouméa, 56 à la Ferme modèle de Gomen, 32 aux mines du Diahot et Balade, au nord de l’île, à cinquante lieues de Nouméa ; enfin, 20 cultivateurs à la mission de la Foa et 67 sur diverses propriétés.

Le nombre des déportés simples était, en 1874, de 2498 ; comme on le voit, quatre cents à peine avaient pu conquérir le pain quotidien. Pour l’enceinte fortifiée, huit cents travailleurs absolument empêchés par le régime auxquels ils sont soumis — si, à ces chiffres nous ajoutons trois cents condamnés aux travaux forcés à perpétuité ou à temps, nous trouvons un total de près de trois mille cinq cents hommes privés de toutes les ressources que leur assureraient le travail et la liberté.

Depuis trois années, ces chiffres ne se sont pas sensiblement modifiés. Grâce à la large clémence et à l’expédition dans la colonie de nouveaux et nombreux condamnés, nous avons toujours plus de trois mille travailleurs en proie à toutes les souffrances, à toutes les privations, en butte aux odieux traitements qui leur sont infligés par les officiers qui les gardent. Otages de la défaite, ils subissent toutes les rigueurs d’un implacable væ victis.



En arrivant à Nouméa, les déportés doivent faire une première visite au directeur de la déportation. Ils reçoivent un permis de séjour qui leur donne le droit de circuler librement dans un rayon de 25 kilomètres autour de leur résidence, ils ne peuvent en changer sans une nouvelle autorisation émanant du chef-lieu. Ils doivent, une fois par mois, se rendre au poste des surveillants militaires pour signer une feuille de présence.

Le déporté doit subvenir à tous ses besoins, et ne plus compter sur l’aide de l’administration. Si le travail vient à lui manquer il est purement et simplement renvoyé à l’île des Pins. Tombe-t-il malade, il ne peut être admis dans les hôpitaux de la déportation que sous la condition de payer les frais de son traitement, soit 8 francs par jour de maladie.

Bien que la loi déclare que le déporté jouira sur les lieux de déportation de ses droits civils, il ne faut pas en conclure qu’il soit rentré dans le droit commun. Un extrait d’une lettre du procureur de la République, chef du service judiciaire, en sera la meilleure démonstration : « Service judiciaire. — 20 novembre 1872. — Sans doute les déportés sont dans l’attente de la solution qui doit être prise et peut-être serait-il bon qu’ils sachent que, pour tous ces délits, ils sont dans la main de l’autorité, qui les châtiera sans formalités de justice ; tandis qu’avec la répression judiciaire, il faut des délais, un certain appareil, et dès lors on leur fournit une occasion de faire parler d’eux, de se placer sur un piédestal, et, sous prétexte de se défendre, de causer quelque scandale. — Signé Janvier. »

Quelle conduite tenaient donc les déportés pour justifier les termes d’une semblable lettre ? Nous allons le dire, nous appuyant rigoureusement sur des chiffres officiels :

Du 10 octobre 1872 au ier janvier 1874, les condamnations encourues par les déportés sont les suivantes : vols qualifiés 2, faux 1, vols d’argent 3, détournements de bois au préjudice de l’État 3, tentatives de meurtre 4.

Nous trouvons donc, pour faits graves, 13 condamnations sur quatre mille déportés. Proportion 3 pour 1000.

Les condamnations légères, pour indiscipline ou ivresse manifeste ne dépassent pas 83.

Dans la même période, pour les surveillants militaires, les condamnations et punitions présentent une proportion de 10 p.c.

Il nous a semblé utile de donner ces détails pour établir la vérité sur cette tourbe de voleurs, d’incendiaires et d’assassins qu’il a fallu arracher à la patrie pour rassurer les honnêtes abonnés du Pays et du Figaro.



Le lendemain de notre arrivée à Nouméa, l’un de nos compagnons d’évasion Ballière, et moi, avions réussi à nous caser à peu près convenablement. Ballière était devenu le comptable du seul marchand de bois du pays. De mon côté, j’étais accepté comme comptable principal de l’unique boucherie de l’île. Cet établissement, monté par la plus importante maison de commerce de la Nouvelle-Calédonie, était non-seulement chargé de l’approvisionnement de la ville, mais encore de la fourniture au gouvernement colonial de toutes les rations de viande destinées aux troupes, aux établissements de l’île Nou, aux déportés de la presqu’île Ducos, aux surveillants, gendarmes, etc. ; de fournir, en outre, le bétail, sur pied, nécessaire pour le retour aux navires de l’État et du commerce.

Le chiffre d’affaires avec l’administration s’élevait, de ce chef, à plus de 80 mille francs par mois. L’habile négociant, Higginson, s’était emparé, avec une rare audace commerciale, du monopole des fournitures du gouvernement. En dehors des viandes sur pied ou abattues, il approvisionnait l’administration de toutes les farines nécessaires.

Le mouvement commercial de cette maison s’élevait à environ 4 millions de francs par année ; le commerce général de l’île ne dépassant pas dix millions de francs, on voit que la maison Higginson s’était attribuée la part du lion.

Pour Higginson, les soumissions étaient de simples formalités, dont il savait éluder les engagements lorsque ceux-ci ne lui laissaient pas de bénéfices satisfaisants.

Après l’inventaire que je lui dressai et qui constatait un léger déficit, il se rendit chez le gouverneur et, bien que sa soumission l’engagea pour une année encore, il obtint une surélévation de ses prix de vente de près de cinq centimes par kilogramme. C’était, en sa faveur, une différence de deux mille francs par mois. Il en avait été de même pour un marché de farine, marché véritablement scandaleux qui causait à l’administration une perte de plus de cinquante mille francs par an. Ces deux soumissions coûtèrent à Higginson une trentaine de mille francs d’épingles offertes à Mme  de la Richerie.

Un gouverneur peu scrupuleux peut s’assurer annuellement un revenu de deux cent mille francs au minimum : traitement de capitaine de vaisseau, indemnité de gouverneur, traitement de table, soumissions consenties et amendées en faveur du négociant sachant délicatement faire sa cour à l’épouse du gouverneur par le cadeau, sous forme de billets de banque, d’épingles, pour lesquelles ces dames ont une véritable passion ; ajoutons à tout cela certaines expropriations, pour cause d’utilité publique, au choix du gouverneur, le travail non rémunéré de 99 forçats, un palais splendide, des terres choisies et d’une exploitation facile, que sais-je encore ?



Nous nous aperçûmes bientôt que la vie à Nouméa n’était guère plus supportable que celle de l’île des Pins. Les rares déportés qui avaient réussi à se créer une situation indépendante étaient l’objet de la haine des fonctionnaires de la colonie. L’estime acquise auprès des colons était pour eux un grave sujet de mécontentement, et nous pûmes nous apercevoir, Ballière et moi, que l’on ne tarderait pas à saisir le prétexte le plus futile pour nous rejeter de nouveau dans le pénitencier que nous avions quitté.

Notre société d’aide mutuelle, l’Union, créée avec l’approbation du gouverneur, avait irrité au delà de toute expression quelques hauts mandarins.

N’avions-nous pas réussi à fonder, entre nous et avec le seul concours des travailleurs déportés de Nouméa, une Société qui fonctionnait avec une régularité attestant les sentiments de solidarité qui nous animaient tous ?

En trois mois, nos recettes s’étaient élevées à la somme de 813 francs, nos dépenses avaient été de 738 francs. Nos débiteurs représentaient un actif de 400 francs. — À l’aide de ces ressources nous avions pu soigner tous nos camarades malades, soit à domicile en payant un médecin, les médicaments et en versant 2 francs par jour, soit en obtenant leur admission à l’hôpital par le versement des 8 francs exigés par jour de maladie. Nous avions pu fréquemment venir en aide à quelques-uns de nos compagnons surpris par le chômage ou par l’arrivée de leur famille venue de France pour partager leur exil.

Un tel exemple de concorde et de solidarité ne pouvait se tolérer davantage, et j’appris que la situation du président de la Société était fort menacée en haut lieu. Mes camarades avaient bien voulu me désigner pour ce poste de confiance.

Il fallait donc, à tout prix, essayer de se soustraire aux caprices et à l’arbitraire de nos geôliers.



Dans les premiers jours de février, mon excellent ami Ballière vint me proposer de mettre à exécution les projets que nous caressions depuis quelque temps déjà.

Un navire australien consentait à nous prendre à son bord moyennant le versement d’une somme de deux cent cinquante francs pour chacun. À l’aide des ressources que nous fournissait notre travail et, au besoin, avec le concours d’un ami, la question d’argent était résolue. Restait à atteindre le bateau sauveur sans être vus. À bord, nous devions être cachés dans une caisse à biscuits et n’en sortir qu’après que nous serions au large.

Avec le concours d’un jeune Badois, employé de commerce à Nouméa, qui nous avait toujours témoigné une grande amitié et un véritable dévouement, il fut convenu que nous tenterions, dans la nuit, de nous emparer de l’une des barques laissées sur le rivage, dans un endroit non surveillé, et que nous gagnerions, sans bruit, le navire qui devait appareiller aussitôt le soleil levé. Pour enlever la barque que nous avions en vue, l’aide de quatre vigoureux kanaks nous était nécessaire. Notre jeune ami se chargea de ce détail et, à minuit, nous nous dirigeâmes vers le rivage où nous devions trouver notre premier instrument de fuite.

Ballière, revêtu d’une immense houppelande, avait dissimulé son visage sous un énorme chapeau.

J’étais coiffé d’une casquette de loutre et vêtu de manière à être méconnaissable.

Haletants, silencieux, arrêtés à chaque pas par une alerte, nous cachant derrière les pièces de bois qui encombraient le port, suivis de nos quatre kanaks qui croyaient tout simplement nous aider à satisfaire notre passion pour la navigation nocturne, nous pûmes enfin atteindre la barque à laquelle nous avions accordé nos préférences. Une cruelle déception nous attendait.

Nous étions à marée basse ; la mer qui, à marée haute pouvait mettre l’embarcation à flot, s’était retirée à cinquante mètres de là. Bah ! avec un effort sérieux nous l’y conduirons. Et tous les sept nous nous ruâmes sur la barque ; les tayos (amis), solidement entraînés par une forte ration de tafia, trouvaient l’expédition de plus en plus charmante et y allaient de tout cœur.

Après une demi-heure d’efforts, nous avions fait parcourir à peu près un mètre à la maudite embarcation qui s’ensablait davantage à chaque poussée. Les chiens hurlaient autour de nous et nous signalaient à la vigilance de nos gardiens. Le jour allait bientôt arriver, il nous fallait donc abandonner l’entreprise.

La difficulté était, maintenant, de regagner nos habitations sans être rencontrés par les rondes. J’avais environ deux kilomètres à faire et ne savais trop comment j’allais m’en tirer. La providence des communards aidant, je pus rallier ma case et me remettre des fatigues et des émotions de notre infructueuse tentative.

Le navire ajourna son départ et le lendemain, secondés par quelques camarades, nous tentâmes de nouveau l’aventure ; mais ce soir là, la mer était si violemment agitée qu’il fallut encore abandonner le projet d’atteindre notre sauveur.

Deux jours après, le navire quittait le port emportant une partie de nos espérances.

Mais ce n’était que partie remise, et nous résolûmes de tout essayer, et ce, dans un bref délai, pour nous arracher aux délices de cette Capoue si judicieusement désignée, par le comte Othenin d’Haussonville, sous la dénomination flatteuse du deuxième Empire français dans le Pacifique.



Peu de jours après cette aventure, je reçus de la presqu’île Ducos une lettre qui m’était adressée par quelques camarades : Ceux-ci, pour se soustraire à l’énervante oisiveté à laquelle ils étaient condamnés depuis si longtemps, désiraient se livrer à une exploitation qui pouvait rendre de véritables services et leur procurer d’assez beaux résultats. L’un d’eux avait découvert, sur le territoire de la presqu’île, une terre très propre à la fabrication des briques ; la ville de Nouméa en était fréquemment privée et celles qui, parfois, lui arrivaient atteignaient un prix extravagant, bien qu’elles fussent de fort mauvaise qualité.

Dans ces conditions, mes amis me demandaient si, à Nouméa, il ne serait pas possible de se procurer le très modeste crédit nécessaire à leur entreprise. Il suffisait de quelques outils indispensables et de quelque argent pour améliorer leur ordinaire ; la nourriture par trop sommaire qui leur était distribuée les ayant épuisés à ce point, qu’ils n’avaient plus assez de vigueur pour mener à bien une installation des plus pénibles dans les conditions où ils se trouvaient placés.

En effet, la ration quotidienne et invariable du déporté se compose de 250 grammes de viande avariée ou de lard rance, 750 grammes de pain ou l’équivalent en biscuit, 100 grammes de haricots secs et 16 grammes de café. L’administration, qui distribue ces vivres crus, n’alloue au déporté ni combustible, ni substance grasse ; aussi la préparation des vivres est-elle un problème journalier, que le déporté ne résout pas toujours à la satisfaction de son estomac.

Cependant, le ministre de la marine affirmait du haut de la tribune française, lors de la discussion sur les propositions d’amnistie, que les déportés ont la nourriture des marins et des soldats.

Ce véridique ministre oubliait de dire que le déporté ne reçoit ni la ration de vin, ni légumes frais, ni le boujaron d’eau-de-vie distribués aux troupes dans les colonies ; rations indispensables pour prévenir ou combattre la dyssenterie qui a atteint presque tous les déportés et qui en a déjà enlevé un si grand nombre.

Pour tout habillement, le déporté reçoit annuellement, deux blouses et deux pantalons de toile, deux chemises et quelquefois, rarement, une paire de ces fameux souliers à semelle de carton que la guerre de 1870-71 a rendus célèbres.

Quant au logement, devons-nous en parler ? Quelques misérables huttes en planches dans lesquelles la chaleur est intolérable en été, l’humidité constante en hiver, saison de pluies torrentielles qui durent sans interruption des semaines entières.

C’est dans ces tanières de 2m,50 de largeur sur 5 mètres de longueur que doivent rester blottis, dans la mauvaise saison, dix malheureux captifs sans travail, sans livres ; la plupart manquant de quelques grammes de tabac pour tromper les ennuis de cette effroyable existence.



La lettre qui m’arrivait de la presqu’île Ducos, me détermina à faire, auprès du directeur de la déportation, une démarche afin d’obtenir l’autorisation de visiter des camarades moins heureusement favorisés que moi.

Peut-être serais-je utile à quelques-uns d’entre eux en créant à Nouméa les débouchés qui leur manquent, et en trouvant auprès de colons libres, qui n’avaient cessé de nous témoigner une active sympathie, l’aide que l’administration refuse absolument au déporté pour améliorer, par le travail, sa déplorable situation.

Je dois dire que ma demande fut accueillie avec bienveillance et que je reçus immédiatement l’autorisation demandée.

Il ne manquait plus que les moyens de transport qui restaient à ma charge. La permission accordée était formelle à cet égard. Elle était libellée de la manière suivante : « Le déporté simple Jourde est autorisé à se rendre à la presqu’île Ducos par ses propres moyens. Il devra à son arrivée remettre la présente autorisation à M. le commandant territorial. — Nouméa, le 25 février 1874. »

La difficulté fut facilement vaincue, grâce à l’obligeance d’un camarade de déportation, Bastien Granthille, qui devait être plus tard d’un si grand secours à l’évasion.

Granthille était chargé de transporter tous les jours, à la cantine de la déportation, des approvisionnements de toutes sortes : légumes, vins, liqueurs, tabac, etc. La plus grande partie de ces marchandises était destinée au camp militaire établi pour la garde des prisonniers. Pour accomplir son voyage quotidien entre Nouméa et la presqu’île, Granthille avait une barque légère pouvant à peine contenir six personnes ; son équipage se composait de deux indigènes chargés de vaincre, à l’aviron, le courant et la brise, les jours où la direction du vent ne permettait pas l’emploi de la voile latine, grande comme un mouchoir de poche, qui composait seule tout l’équipement de la fragile embarcation.

Le 26 février, l’ami Bastien me reçut à son bord et nous nous dirigeâmes de toute la vitesse de nos rameurs vers la presqu’île Ducos.

A notre gauche nous apercevons distinctement les établissements de l’île Nou, sur lesquels trois cents condamnés de la Commune subissent les plus épouvantables tortures.

J’avais là de nombreux amis. Humbert, condamné aux travaux forcés à perpétuité, pour avoir participé à la rédaction d’un journal, sans qu’on pût mettre à sa charge un seul des articles incriminés.

Trinquet, mon collègue de la commune, l’énergique accusé du troisième conseil de guerre.

Maroteau, mourant à l’hôpital du bagne. C’est à la mère de Maroteau sollicitant un adoucissement dans l’application de la peine que Victor Lefranc, alors ministre de l’intérieur, répondit : Madame, je ne connais qu’un bagne !

Roques de Fillol, le maire de Puteaux, jeté nu et bâillonné au fond d’un cachot. Employé chez le colonel Charrière, directeur de la Transportation, il a pris des notes redoutables et a failli dévoiler les mystères du bagne, mystères aussi odieux que ceux de l’inquisition. Les terribles secrets que Roques possède doivent mourir avec lui !

Berezowski, toujours enchaîné, devenu fou par suite des mauvais traitements qui lui ont été infligés.

Henri Brissac, accouplé au plus redoutable des forçats, traînant la double chaîne, frappé sans cesse par son immonde compagnon, contre lequel il doit se défendre nuit et jour.

Mais ce n’est pas assez, Brissac ne faiblit pas : il est mourant et cependant son énergie semble grandir encore. C’est la vivante image de ce que peut la volonté humaine résistant mieux aux tortures qu’aux jouissances qui font trébucher l’humanité depuis tant de siècles.

Il faut, si c’est possible, augmenter encore les souffrances du supplicié. Un Torquemada a découvert que Brissac a été, sous l’empire, l’un des champions les plus résolus de l’abolition de la peine de mort. C’est bien. Henri Brissac sera l’aide du bourreau. Une fois ou deux par semaine il dressera cette guillotine qu’il a voulu renverser. Il résistera, soyez-en sûr, mais il faudra bien céder. Aide du bourreau ou cinquante coups de fouet. C’est l’alternative.

Sait-on ce que c’est que ce supplice sans nom — la peine du fouet ?

Pour indiscipline, pour refus de travail, pour avoir déplu à un surveillant, pour paresse ou mauvaise volonté apparente dans la tâche à accomplir, le forçat est condamné à recevoir cinquante coups de fouet. La division à laquelle le condamné appartient est assemblée ; elle forme le carré dans l’une des cours du bagne. Derrière, sur deux rangs, une compagnie d’infanterie de marine, chassepot chargé. Au centre du carré, les surveillants militaires, le fusil en bandoulière, le revolver au poing.

Le patient est amené, on le boucle sur un banc rougi par le sang des suppliciés, mordu par leur agonie. Le bourreau, un forçat, sort des rangs. Le fouet à quatre lanières siffle et s’abat sur la chair nue du malheureux. Au trois ou quatrième coup, un atroce cri de douleur, un rugissement se fait entendre ; les vaisseaux sanguins éclatent broyés, la chair déchirée vole autour de l’exécuteur, le sang irrité jaillit avec une violence inouïe. Le médecin s’approche ; le patient a perdu connaissance. Au 20e ou au 25e coup, selon sa constitution, le supplicié, sanglant, meurtri, est envoyé à l’infirmerie.

Au bout de quelques semaines, les plaies se sont cicatrisées. Mais la comptabilité immuable est là qui veille, il reste encore, que sais-je ? quinze, dix-huit, vingt coups à recevoir. La balance doit être faite. La cérémonie recommence, avec le même appareil. Quelquefois le forçat meurt sous cette deuxième épreuve, mais qu’importe. Le forçat n’a pas de nom, c’est un numéro. Le cadavre est jeté à la mer ! La justice et la comptabilité sont satisfaites !

« Mon cher ami, me disait l’un des nôtres, ces gens là ne nous condamneront jamais à mort, ils sentent bien que pour nous la mort serait la délivrance. Mais ils ont le fouet, et ils savent que nous ne voulons pas subir ce supplice. »

C’est pour cela que le doux et sympathique Henri Brissac dresse, les jours d’exécution, la guillotine à l’île Nou !



Nous doublons la pointe Kungu, et nous apercevons à 4 kilomètres le camp de la déportation.

« La presqu’île Ducos, assignée par la loi de 1872 aux déportés dans une enceinte fortifiée, est une bande de terre aride et sablonneuse qui ferme le côté nord de la rade de Nouméa. Le motif qui l’a fait choisir est, paraît-il, sa proximité du chef-lieu et les facilités que présente naturellement, au point de vue de la défense militaire, une petite péninsule reliée à la grande terre par un isthme très étroit. Sa superficie est d’environ mille hectares ; son aspect est triste et désolé. Elle est formée d’une série de petites collines, contrefort de la chaîne centrale de l’île ; la faible couche de terre végétale déposée sur les roches volcaniques qui en constituent la charpente, est couverte d’une herbe jaune, brûlée par le soleil.

« Entre ces collines, des ravins sont profondément creusés par les pluies, et s’élargissent vers la mer en marécages, où croissent quelques palétuviers. De loin en loin, un arbre au tronc blanchâtre, aux branches inclinées par le vent dans une direction uniforme, semble une sentinelle perdue dans le désert. C’est le Niaouli, sorte d’eucalyptus particulier au pays. Pas un seul cours d’eau. L’eau nécessaire au pénitencier est apportée, par mer, dans des futailles, ou recueillie à la saison des pluies dans des fosses, où elle ne tarde pas à devenir saumâtre.

Du côté de la terre, le passage est défendu et intercepté par des fortifications et par un campement de soldats d’infanterie de marine, lequel occupe la plus grande surface de l’isthme. Il est défendu à tout navire de s’approcher de plus de mille mètres de la terre. À la nuit, la sortie du port est interdite. De nombreuses rondes de surveillants armés de revolvers et de chassepots font des patrouilles continuelles dans l’enceinte fortifiée et ont l’ordre de faire feu sur les promeneurs nocturnes. Des sentinelles sont établies sur toutes les hauteurs qui commandent la place, et la garde des prisonniers est complétée par une surveillance de nuit et de jour, exercée, autour du port et de la péninsule, par des bateaux à vapeur. » (Paschal-Grousset.)



Après deux heures d’une fatigante navigation je débarquai dans le camp militaire et me rendis à la demeure du commandant territorial, afin d’obtenir le visa de mon permis. Cette formalité remplie, et par un temps épouvantable, je m’acheminai vers le camp de la déportation. Je suivis pendant quelque temps une chaussée mal entretenue, submergée à marée haute, d’une largeur de 3 mètres.

Je dus gravir une colline abrupte, dépourvue de chemin, en suivant un sentier à peine indiqué et détrempé par la pluie. Enfin, après une demi-heure de marche, j’arrivai à la case habitée par Paschal Grousset, Olivier Pain et Rochefort.

Cette habitation était construite en terre mêlée de paille et couverte en chaume. L’entrée, grand espace carré, servait de salon, de salle à manger et de cuisine. Sur le sol raboteux, au fond de cette pièce, trois grosses pierres rectangulaires, placées de champ, indiquaient le confortable foyer sur lequel, dans une marmite de campement, cuisait le repas frugal des trois déportés.

Deux morceaux de bois, humides, fumaient sous la marmite. Le vent faisait rage, soufflant impétueusement à travers les nombreuses issues laissées dans cette construction des plus primitives. Au centre de la hutte, une table boiteuse, construite avec les débris d’une caisse à biscuits ; autour de la table, trois grossiers escabeaux composaient avec celle-ci et la gamelle de campement le luxueux mobilier des anciens rédacteurs de la Marseillaise.

Je pénétrai dans une sorte de caveau sombre et sans air. C’était la chambre à coucher. Une toile de hamac tendue sur quatre piquets et un matelas de 2 centimètres d’épaisseur représentaient la literie.

Sur une grande caisse en bois, une centaine de volumes d’histoire, des livres d’anglais et d’allemand, indiquaient les goûts studieux des maîtres du logis.

Paschal Grousset, enveloppé d’une mince couverture, lisait un volume de l’histoire moderne de Gervinus.

Mon arrivée était pour lui plus qu’une surprise ; nous nous jetâmes dans les bras l’un de l’autre. À ce moment, Rochefort et Olivier Pain firent leur entrée. L’auteur de la Lanterne tenait à la main une canne à pêche ; son pantalon de grosse toile, retroussé au-dessus du genou, laissait à nu sa jambe nerveuse ; il était coiffé du chapeau de paille réglementaire et avait aux pieds une paire de superbes godillots grands comme un berceau d’enfant.

C’était toujours notre gai compagnon de Boyard. Arrivé seulement depuis deux mois, cette vie étrange de Peau-Rouge ne paraissait pas l’affecter ; nageur et pêcheur enragé, il se livrait avec Olivier Pain aux parties de pêche et de natation les plus effrénées. Entre-temps, il confectionnait un chapitre de roman, ou, faisait l’ébauche d’un article plein de colère et d’ironie contre les Versaillais ; article dans lequel il jetait toute cette verve endiablée, flèche légère à la pointe empoisonnée qu’il a enfoncée si souvent dans les flancs irrités de l’Empire.

Il se livrait surtout à une véritable débauche de plans d’évasion infaillibles mais irréalisables ; c’était l’Archimède de l’évasion, le point d’appui lui manquait toujours.



J’avais apporté de Nouméa de nombreuses provisions, et tous quatre nous nous mîmes en devoir de les apprêter. Sur deux tiges de fer rouillées, nous pûmes faire griller quelques côtelettes. La grande difficulté à vaincre était d’arriver à mettre le couvert. Le service était des plus incomplets, il n’y avait que deux assiettes, l’un des convives devait se contenter d’un couvercle de gamelle, un autre d’une boîte à sardines. Un couteau de cuisine et un eustache de 15 centimes, souvenir de prison, trois cuilleres et trois fourchettes en fer formaient l’arsenal de notre repas ; trois quarts en fer blanc et un verre à pied complétaient la vaisselle. La salade serait faite dans une grande boîte qui avait contenu des viandes de conserve.

Nos préparatifs achevés, nous nous mîmes à table, et pendant une heure délicieuse nous oubliâmes la déportation et ses souffrances.

Au dehors il faisait un temps épouvantable ; je n’avais pu apercevoir un seul de mes camarades de déportation, la pluie les tenait prisonniers dans leurs cases. Je devais donc abandonner pour cette fois le projet qui m’avait amené et il fut convenu, si le mauvais temps continuait, que je passerais la journée avec mes trois amis.

Les voisins les plus rapprochés furent prévenus de mon arrivée et invités à prendre le café, à la condition expresse d’apporter un récipient et un siège.

L’eau bouillante fut versée sur le café contenu dans une cravate de matelot ; cravate en laine tricotée et ressemblant assez à un bonnet de coton, mais plus étroite et de couleur noire.

Plusieurs de nos amis arrivèrent. Arnold, mon collègue au comité central et à la commune. Je ne le reconnus pas tout d’abord ; à peine âgé de trente ans, ses cheveux et sa barbe étaient presque blancs.

Bauër, un de nos plus jeunes camarades, jeté à vingt ans dans ce tombeau.

Jules Renard, l’ancien secrétaire et ami de Rossel, qui voulut partager le sort de celui-ci et se livra volontairement aux vengeances des conseils de guerre.

Gentellet, un camarade de casemate au fort Boyard.

La journée fut remplie d’une franche et cordiale gaîté ; j’étais heureux que ma présence fût un adoucissement aux misères et aux privations de l’enceinte fortifiée.

Au milieu de ces joies de l’amitié les heures s’écoulent rapides, et je m’aperçus bientôt qu’il me restait à peine le temps nécessaire pour regagner le rivage et quitter le pénitencier. Ma permission m’obligeait à sortir de la presqu’île avant quatre heures de l’après-dînée.

Je donnai une cordiale poignée de mains à mes malheureux amis et, accompagné de Paschal Grousset, je me dirigeai à la hâte vers le lieu d’embarquement.

Grousset, soucieux, m’adressait de rares paroles. J’attribuai ce silence pénible aux tristesses de la séparation. Une autre préoccupation s’était emparée de son esprit. Enfin, il s’en ouvrit franchement. Il me fit d’une voix émue le récit de ses tortures morales et physiques : « Au moins, toi, me dit-il, te voilà à Nouméa, et si tu le voulais je suis persuadé que les occasions de t’évader ne te manqueraient pas. Mais pour nous — isolés comme nous le sommes — que faire ? Nous en sommes à notre troisième tentative ; l’insuccès le plus complet a toujours récompensé nos efforts. Je suis convaincu que la délivrance ne peut nous venir que de Nouméa. Comment s’y prendre ? Les relations nous sont, avec cette ville, à peu près interdites. Crois-tu, comme moi, qu’il y aurait quelque chose à tenter de ce côté ? »

Pendant que Grousset me parlait, mes regards fouillaient la rade. En face de moi un petit îlot se détachait du camp des surveillants à deux cents mètres de leurs cases ; cette pointe ne paraissait pas surveillée. De Nouméa on devait facilement l’apercevoir.

Brusquement je demandai à Grousset s’il leur était interdit d’aller se baigner de ce côté.

« Pourquoi cela ? me dit-il. Ne vois-tu pas que cette pointe est à quelques mètres du camp militaire ? Nous pouvons nous baigner dans cette petite baie, dont elle forme l’un des côtés ; nous n’avons pas le droit d’y prendre pied mais nous pouvons nous en approcher d’assez près. Mais que veux-tu dire ?

» Je pensais que par une nuit obscure vous pourriez suivre les bords de la mer, aborder facilement et sans être vus la pointe extrême de l’îlot, et attendre là une barque partie de Nouméa pour vous y chercher. Supposons cette barque trouvée, supposons-la montée par trois déportés simples résolus, qui se seraient assuré le concours d’un bateau étranger sur le point de quitter la rade.

» Il faudrait, avec de grandes précautions, éviter la surveillance du port, franchir, en évitant les rondes et les récifs, la distance de six kilomètres qui nous sépare de Nouméa. Tout cela est faisable. Sans bruit nous vous détachons de votre rocher et nous gagnons, à force de rames, le navire qui nous attend. À quatre heures du matin, l’appareillage. À midi au plus tard nous pouvons être hors des récifs. C’est seulement le soir ou le lendemain matin que notre disparition peut être constatée. N’avons-nous pas une avance suffisante pour défier toute poursuite ?

» L’économie du projet me paraît bien simple : faire quelque chose d’invraisemblable. Trouver trois déportés résidant à Nouméa, qui n’hésitent pas à jouer leur peau pour aider quelques camarades à conquérir la liberté, et qui résolûment viennent, entreprise insensée, les enlever en plein camp militaire. C’est certainement de ce côté que la surveillance sommeille.

» Je ne dissimule pas que le projet qui vient de germer dans mon esprit soit construit à la diable, mais je le crois réalisable et de plus j’ajoute : Les trois déportés sont trouvés. Je serai de ceux-là si mon plan te paraît acceptable. Ce qu’il faudra surtout, c’est une grande prudence et une grande discrétion. Vous habitez tous trois une case un peu isolée, tes compagnons d’évasion seraient donc Rochefort et Pain. J’espère obtenir une nouvelle autorisation dans une quinzaine de jours. À cette époque je reviendrai avec des détails plus précis. »

Paschal Grousset, me serrant énergiquement les mains, me remercia en quelques paroles brèves et émues. « Merci, ami, fais pour le mieux, nous sommes à ton entière disposition ; nous tenterions l’impossible pour sortir de cette galère. Je compte sur toi. Reviens bientôt, il y a longtemps que je n’ai été si heureux. »

Je rentrai à Nouméa, vivement préoccupé, comme bien on le pense ; j’avais étudié la rade avec une grande attention et ne me dissimulais pas que l’entreprise n’était pas précisément d’un succès infaillible



A quelques jours de là, je faisais part de mes desseins à Ballière, qui accepta avec enthousiasme de concourir à l’œuvre de délivrance. Je savais pouvoir compter entièrement sur le dévoûment de Bastien, et je résolus de ne le prévenir que le jour où il faudrait mettre notre complot à exécution.

Une semaine s’était déjà écoulée sans qu’une occasion favorable se fût présentée ; lorsqu’un matin je reçus la visite de Vallerstein, le jeune employé badois, notre complice dans la précédente tentative.

La proposition qu’il venait me faire allait au devant de tous mes désirs. Il m’apprit que le P.C.E. navire australien frété pour le compte du gouvernement colonial, et chargé du transport de charbon entre Newcastle et Nouméa, était arrivé la veille. Vallerstein avait passé la soirée avec le capitaine du navire. Sur la demande de notre ami, le brave marin lui avait déclaré qu’il repartirait dans une quinzaine de jours et qu’il prendrait volontiers à son bord un ou deux déportés. Pour ce service il se contenterait d’exiger le prix du passage. Soit : deux cent cinquante francs pour chaque fugitif. Vallerstein venait donc me proposer de profiter de l’offre du capitaine.

Je le mis immédiatement au courant de nos intentions, et lui appris que Ballière et moi avions formé le projet de sauver trois de nos camarades de la presqu’île Ducos. L’évasion serait donc, en y comprenant Bastien Grantille, composée de six personnes, trois déportés simples et trois déportés dans une enceinte fortifiée. En présence des risques graves que cette opération faisait courir au capitaine, je m’engageais à verser à celui-ci une somme de dix mille francs, payable de la manière suivante :

Quinze cents francs en or le jour du départ et le reste quelques jours après notre arrivée à Sydney. Sans dire encore quels déportés je comptais enlever, je croyais pouvoir m’engager pour cette somme, connaissant les ressources de mes camarades. D’ailleurs, Ballière et moi étions disposés et en mesure de doubler les frais de notre évasion. Celle qui nous était proposée nous aurait coûté cinq cents francs, mais nous étions prêts à tous les sacrifices pour la délivrance de nos amis.

Quelques heures après cet entretien, j’eus le plaisir de saluer à la boucherie générale le capitaine du P. C. E. ; il avait la franche et loyale physionomie d’un vieux loup de mer : petit, trapu, le teint bronzé par les rudes caresses de la brise, son œil bleu, énergique et doux le rendait sympathique à première vue. Un signe maçonnique rapidement échangé nous fit reconnaître. Pour n’éveiller aucun soupçon, nous n’échangeâmes pas une parole. Il se contenta de faire la provision de viande fraîche pour son équipage et se retira sans paraître m’avoir aperçu.

Afin de ne rien compromettre, il fut convenu que Ballière, dont la présence sur le quai était expliquée par ses fonctions de comptable d’un marchand de bois, ce qui nécessitait son contrôle aux déchargements, servirait d’intermédiaire et, aidé de Vallerstein, répondrait aux objections que le capitaine formulerait.

Après trois jours de pourparlers, nos conditions étaient acceptées. Nous avions la parole du capitaine. Les difficultés de l’entreprise nous incombaient. Le P. C. E. était à notre disposition, rien de plus. Nous donnions notre parole que nos compagnons n’étaient pas des forçats. Nous avions, d’ailleurs, répondu aux craintes exprimées à ce sujet en affirmant que nous portions tous notre barbe — ce qui était une garantie suffisante, les condamnés aux travaux forcés étant complètement rasés.

Il restait convenu que le capitaine ferait à la direction du port les déclarations d’usage et réclamerait le pilote pour le jour fixé.

Quant à nous, la nuit du départ, nous devions, sans être vus, nous introduire à bord. Une cachette nous serait préparée dans la soute au charbon et nous devions y séjourner jusqu’à l’heure où la passe serait franchie.

L’affaire en bonne voie de ce côté, il me restait à prévenir nos amis de la presqu’île et à prendre avec eux les dernières dispositions.

Je me rendis chez le directeur de la déportation et j’obtins, sans trop de difficulté, l’autorisation de me rendre à la presqu’île Ducos, toujours sous le prétexte d’y créer des relations industrielles avec Nouméa



Le jeudi 12 mars, je faillis ne pas pouvoir partir. Un cyclone était annoncé et la rade allait être interdite. Coûte que coûte je voulais ce jour-là profiter de mon autorisation, et malgré toutes les craintes exprimées je me jetai résolument avec Bastien Grantille et deux Kanaks dans notre frêle embarcation. Nous fûmes sur le point d’être noyés vingt fois. Le vent augmentait de violence de minute en minute. La mer grossissait de plus en plus et notre barque, soulevée par des vagues énormes, menaçait de sombrer à chaque instant.

Malgré nos encouragements, nos rameurs exténués voulaient nous laisser aller aux caprices de la vague. C’était courir à une mort certaine.

Nous aurions été infailliblement broyés sur les récifs qui rendent la rade si dangereuse.

Arrivés à vingt mètres de la jetée, la tempête éclata avec fureur. De gros nuages noirs s’amoncelaient sur nos têtes, et ce fut après les efforts les plus inouïs que nous pûmes atteindre le quai de débarquement.

Ma permission visée, je me rendis par une pluie battante, secoué par d’effroyables rafales, à la case de Paschal Grousset. Ses trois habitants se précipitèrent à ma rencontre. J’étais ruisselant, exténué de fatigue, couvert de boue, et durant quelques minutes je ne pus dire une parole.

Je donnai rapidement les explications indispensables, et fis part à mes amis de l’embarras d’argent dans lequel je me trouvais. Ballière et moi avions bien les fonds nécessaires aux trois déportés simples, mais une somme de mille francs manquait encore pour mener à bien l’évasion plus compliquée de Grousset, Pain et Rochefort. Ce dernier avait pu assez souvent faire escompter des traites à Nouméa ; il me remit donc un effet de douze cents francs et il fut entendu, qu’avec le secours d’un négociant qui avait déjà rendu un service semblable, je ferais les fonds de la traite souscrite, me réservant la grosse difficulté de transformer en or les billets coloniaux, sans valeur hors de la colonie. Les dernières dispositions furent prises.

Je ne pouvais encore fixer l’heure et le jour de l’embarquement ; nous arrêtâmes qu’aussitôt que j’en serais informé je remettrais à Grantille, qui faisait tous les jours le voyage de Nouméa à la presqu’île, une lettre d’avis adressée à Grousset et ainsi conçue :

« Mon cher Grousset, je t’enverrai ce soir (si l’affaire avait lieu le soir même) les 8, 9 ou 10 volumes (le nombre des volumes désignant l’heure) que tu m’as demandés la semaine dernière. »

La pointe de l’île Knauri, que j’avais désignée dans ma précédente visite, fut acceptée comme lieu du rendez-vous. À la nuit il était facile de s’y rendre, il suffisait de suivre le chemin, d’une longueur de 200 mètres environ, qui longe ce côté de la presqu’île. En marchant dans l’eau jusqu’au cou, on éviterait de rencontrer les rondes de surveillants. À une cinquantaine de mètres du point choisi, on pouvait se mettre à la nage afin de ne craindre aucun accident. Pour l’un des fugitifs, nageur médiocre, il lui était possible de suivre le rivage en observant dans sa marche toute la prudence nécessaire.

Les fugitifs devaient faire ce petit voyage complètement nus, afin d’expliquer, en cas de surprise, leur présence sur ce point par leur goût immodéré pour la natation.

C’était dans ce cas une légère punition à encourir. Nous aurions dans la barque les vêtements indispensables.



De retour à Nouméa, je communiquai à Grantille nos intentions.

Tous les soirs il avait la coutume de rapporter chez son patron les deux avirons qui servaient à faire sa petite traversée. Le soir désigné pour l’évasion il les oublierait à bord. Nous étions à peu près assurés qu’aucune remarque ne lui serait faite à ce sujet. Grantille était donc la cheville ouvrière de l’opération projetée.

Notre dévoué camarade se mit, comme j’en étais à l’avance convaincu, à notre entière disposition et me rassura complètement quant à la question des avirons ; la confiance qui lui était accordée lui permettait d’affirmer que de ce côté nous n’avions rien à redouter.

Deux ou trois jours après cette entrevue, Grantille me donna une nouvelle preuve de son généreux dévouement. Il vint me voir un matin ; les difficultés grandissaient à l’approche du moment décisif. Notre ami Vallerstein avait résolu, pour diverses raisons, de nous accompagner. C’était une septième personne compliquant encore notre entreprise.

Préoccupé, ennuyé des obstacles que je rencontrais à chaque pas et dont le récit serait trop long à faire, j’étais, je l’avoue, un peu découragé. Grantille, qui avait pour moi toute la sollicitude d’un ami, s’en aperçut et voulut connaître les causes de ma préoccupation.

Avec une brusquerie toute sincère et toute amicale je lui expliquai que l’évasion devenait de plus en plus difficile ; proposée au point de départ à deux personnes elle avait atteint le chiffre de sept personnes ; je ne lui dissimulais pas que cette augmentation me rendait de plus en plus incertain du succès de notre tentative.

Grantille, dont le sort était des plus misérables à Nouméa, me fit une réponse d’une admirable générosité : « Mais, me dit-il, de quoi vous chagrinez-vous ? Mon concours vous est absolument acquis sans condition. Comptez sur tous mes efforts pour l’enlèvement de nos amis et, si mon départ peut compromettre en quoi que ce soit la réussite de votre projet, il me sera facile, après vous avoir conduits à bord, de rentrer à Nouméa et d’y attendre une autre occasion. »

Je fus vivement ému d’un pareil désintéressement, témoigné avec une si grande simplicité.

Grantille consentait à favoriser notre fuite sans partager les bonheurs de la délivrance. Il se résignait à reprendre sa tâche si pénible, à affronter tous les risques d’une enquête qui pouvait découvrir sa complicité et la lui faire cruellement expier.

Dois-je dire que je rejetai absolument la proposition qu’il venait de me faire, et que je lui déclarai que nous ne consentirions jamais à le laisser entre les mains de nos geôliers ? Je dus insister pour qu’il consentît à partager avec nous les joies de la liberté reconquise.

Je suis heureux de pouvoir aujourd’hui rappeler un acte d’un si noble désintéressement.

L’heure du départ approchait. La traite Rochefort avait été escomptée, à la Banque de Nouvelle-Calédonie, sans éveiller aucun soupçon, et j’avais pu échanger les bons coloniaux contre une valeur équivalente en or.

Avec l’aide de Ballière et de mes ressources personnelles, nous possédions un capital de dix-huit cents francs.

Toutes les difficultés préliminaires avaient été écartées ; nous n’attendions plus que l’avis du capitaine du P. C. E.

Le mercredi soir, 18 Mars, je fus avisé que le navire appareillerait le surlendemain à 4 heures du matin. Nous devions, par conséquent, nous rendre à bord dans la nuit du 19 au 20. J’expédiai le jeudi matin, par l’entremise de Grantille, le billet donnant le jour et l’heure du rendez-vous à nos amis de la presqu’île.

Grantille serait prêt à l’heure indiquée. Ballière et moi ne changeâmes rien à nos habitudes. J’accomplis ma tâche quotidienne. Ballière continua à montrer une grande ardeur à emballer les plans de théâtre et de maison particulière, qu’il destinait à l’Exposition qui devait s’ouvrir à Sydney, le Ier mai suivant.

A sept heures nous prîmes notre repas du soir sur le balcon du restaurant Catteville. En face de nous, sous une large verandah, le directeur de la déportation et quelques officiers d’administration fumaient tranquillement leurs cigares, bien éloignés de supposer que les deux déportés qu’ils voyaient et quatre autres allaient le lendemain fuir la colonie et causer la destitution ou la révocation de la plupart d’entre eux.



A huit heures, la nuit arriva avec sa rapidité foudroyante sous cette latitude. Nous nous dirigeâmes, Ballière et moi, vers le quai où Grantille, blotti dans la barque, nous attendait.

En descendant la rue de l’Alma, nous entrâmes au café Arduser, et nous fîmes servir un half and half, boisson composée d’un mélange de porter et d’ale. C’était notre débauche des grands jours, les deux bouteilles de bière coûtant 5 francs, dans cette ville du bon marché. Après avoir absorbé un verre de bière, nous priâmes le garçon de nous réserver les deux bouteilles entamées ; nous reviendrions sans doute le soir même ou le lendemain, achever notre ruineuse consommation.

J’avais toutes les allures d’un paisible déporté qui, chaque soir, se dirige vers le rivage, pour y respirer l’air frais et vivifiant de la mer, sa journée accomplie.

Pour garantie de mes intentions pacifiques, j’étais porteur d’un superbe parapluie que j’avais acheté quelque temps auparavant et qui servit, pendant la traversée que nous allions faire, de texte aux plaisanteries des évadés.

Le cher parapluie fut appelé le « pépin de l’évasion ; » il faisait partie de la petite famille, et je me souviens que tous, nous tenions à honneur de ne pas l’égarer. À Londres encore, après un voyage de six mille lieues, je le montrais avec orgueil à mes camarades d’exil. C’était notre talisman.

Arrivés au rivage, et après nous être assurés que nous ne pouvions être aperçus d’aucun surveillant, nous nous jetâmes dans la barque et, doucement bien doucement nous prîmes le large. Ballière et Bastien ramaient avec lenteur pour ne pas éveiller l’attention. Mes camarades m’avaient promu au grade de capitaine, et je m’efforçais de barrer de manière à couper convenablement la lame et à éviter les stationnaires et les récifs.

La rade était profondément calme à cette heure du repos complet ; la surveillance, s’abandonnant tout entière au doux far-niente de la digestion, nous laissait toute latitude.

Je n’étais pas sans une grande anxiété, quant au succès de l’expédition. Le ciel était sans étoiles, et de gros nuages noirs courant dans l’espace obscur nous menaçaient d’un orage prochain. Je n’apercevais sur ma droite que des masses confuses qui se détachaient nombreuses de la presqu’île Ducos.

Comment reconnaître l’ilôt Knauri, entre toutes ces pointes qui découpent la rade ?

Je comptais cependant, comme point de repère, sur la lumière des établissements de l’île Nou situés à peu près à la hauteur du camp militaire de la déportation.

Du côté de la presqu’île nous espérions que la maison du commandant territorial, mieux éclairée que les huttes environnantes, nous serait d’une grande utilité pour nous reconnaître. Enfin Bastien, qui faisait ce voyage dans le jour depuis trois mois, espérait, malgré l’obscurité profonde où nous étions, trouver sûrement le lieu du rendez-vous.

Après une heure et demie d’une navigation pénible, une faible lueur, venant d’une baie plus profonde que celles que nous avions aperçues jusqu’alors, nous fit supposer que nous étions arrivés à destination.

Du large, où nous avions toujours eu le soin de nous tenir, je mis le cap sur une pointe élevée qui s’avançait vers nous.

Mes deux compagnons donnèrent quelques vigoureux coups d’aviron et je laissai porter sur la terre. Cinq minutes après, notre embarcation heurta les roches à trois ou quatre mètres du rivage.

Aussitôt nous entendîmes le bruit sourd produit par la chute de trois corps tombant à l’eau.

À bâbord et à tribord nous avions de petites masses noires qui essayaient de pénétrer dans notre bateau. Nous les y aidâmes de tout cœur. En dix secondes, Olivier Pain, Paschal Grousset, Rochefort étaient à bord. — Tout cela s’était fait sans bruit, sans qu’une parole fut prononcée ; l’émotion qui nous étreignait était profonde. Nous échangeâmes rapidement une énergique poignée de main.

Des rumeurs légères nous avertissaient que nous n’étions qu’à quelques mètres du camp des surveillants et du commandant territorial.

Il fallait sans perdre une minute prendre le large. Nos amis grelottaient, ils nous attendaient depuis plus d’une heure accrochés aux rochers. Leur voyage de la case à l’îlot s’était accompli sans trop de difficulté ; deux ou trois fois seulement ils avaient dû se mettre à l’eau pour éviter les rondes de surveillants.

La soirée était froide. Les trois fugitifs étaient complètement nus, et, depuis leur arrivée au rendez-vous ils n’avaient pas fait un mouvement. Dès que nous fûmes à une distance suffisante ils purent mettre quelques vêtements légers, déposés pour eux au fond de l’embarcation.

Deux des nouveaux passagers remplacèrent un instant Ballière et Bastien exténués de fatigue, et nous reprîmes le chemin du port de Nouméa, dont on distinguait à peine les lumières tremblotantes.

A moitié chemin, nous nous crûmes perdus. Sur le rivage de l’île Nou des lanternes se mouvaient avec une extrême rapidité.

A quatre cents mètres, autant qu’on pouvait en juger, nous aperçûmes ou plutôt nous devinâmes un bateau de l’administration, il paraissait se rapprocher avec une extrême vitesse.

Nous avions suspendu notre marche. Au falot qui éclairait ce bateau, au bruit régulier des avirons, nous reconnûmes une ronde de surveillants du bagne conduite par une forte équipe de rameurs.

Que faire ? Après une courte délibération, Ballière se rangea à mon avis. Je mis résolument barre sur l’embarcation si compromettante pour notre évasion. Ce que nous avions prévu arriva : le bateau sur lequel nous nous dirigions s’empressa de prendre une autre direction.

En effet, les surveillants militaires font leurs rondes de la manière la plus agréable. Quelquefois ils ont des femmes à bord, mais toujours ils profitent de cette promenade de nuit pour se livrer à leur vice favori, l’ivrognerie. À bord, ils ont toujours le soin d’emporter une forte provision d’absinthe, de cognac, de rhum et autres spiritueux. Aussi la ronde terminée est-ce dans le plus déplorable état qu’ils regagnent, sans être vus, leurs habitations. En apercevant une barque ressemblant assez par sa légèreté à une baleinière de l’État, ils furent sans doute convaincus qu’un officier était à bord et qu’ils allaient être surpris dans une situation des moins avouables.

Quoi qu’il en soit, nous eûmes la satisfaction de voir s’éloigner ces dangereux promeneurs de toute la vitesse de leurs rameurs, et, après avoir continué notre apparente poursuite une centaine de mètres encore, nous reprîmes notre route vers le P. C. E.

A ce moment nous fûmes surpris par une pluie diluvienne, les éclairs illuminaient les sommets des montagnes derrière Nouméa. Nous étions affreusement ballotés ; notre barque trop chargée pouvait, à la suite d’une fausse manœuvre, nous envoyer repaître les nombreux requins qui sont l’un des ornements de la rade de Nouméa. C’eût été un sujet de philanthropique gaîté pour l’amiral Saisset, qui avait prédit qu’en cas d’évasion : les fugitifs seraient mangés d’un côté par les naturels, de l’autre par les requins.



Quand nous arrivâmes dans le port, onze heures sonnaient à Nouméa. L’obscurité était telle que nous ne voyions pas à vingt mètres devant nous. Nous apercevions les ombres confuses des navires à l’ancre, mais nous ne pouvions reconnaître la position du P.C.E.

Nous n’avions pas non plus la notion des distances et nous nous heurtâmes littéralement à un gros navire qui étendait, comme de grands bras, ses vergues au-dessus de nos têtes. Le pas régulier d’un factionnaire nous apprit que nous avions accosté un navire de l’État. Nous nous éloignâmes, sans bruit, du redoutable géant ; à peu de distance de là nous abordâmes un bâtiment de commerce « l’Ellen-Morris. » A cet endroit, Ballière, qui avait été chargé de reconnaître l’emplacement du P.C.E., se rendit compte du point où nous nous trouvions. Il nous indiqua un troisième navire un peu sur notre gauche.

Pour plus de sûreté il se plaça debout, sur l’avant de notre embarcation, et, grâce à sa haute taille, il put distinguer, peintes en blanc, enguirlandées de fleurs, les trois lettres P.C.E., initiales des trois mots anglais Peace, Ease, Comfort.

Sur l’un des côtés du bâtiment pendait une échelle de corde. Ballière monta à bord, où tout d’abord il ne trouva personne. Enfin, après une recherche minutieuse, il finit par découvrir le steward (ou maître-coq) qui dormait d’un profond sommeil. Ballière lui expliqua que nous étions là six amis du capitaine qui venions passer la nuit du départ avec celui-ci. Le capitaine, fut-il répondu, allait bientôt rentrer.

Ballière nous invita à grimper à bord, ce que nous nous empressâmes de faire, après avoir amarré notre barque.

Nous fûmes introduits dans la cabine du capitaine ; depuis quatre ou cinq jours celui-ci était prévenu que parmi les fugitifs se trouverait Henri Rochefort.

Sur la table, une publication populaire illustrée le « Bow-Bells » était ouverte à la page où la gravure représentait le portrait de l’auteur de la Lanterne.

Pendant que nous feuilletions le journal, le capitaine arriva suivi de son second et de notre complice Vallerstein. Les présentations furent promptement faites. Le brave marin nous accueillit avec une franche et ronde cordialité, qui nous mit immédiatement à notre aise.

Personne d’entre nous, à cette époque, ne savait assez d’anglais pour soutenir une conversation suivie, le capitaine ne savait pas un mot de français ; ce fut donc avec l’aide de Vallerstein, qui savait également l’anglais, l’allemand et le français, que nous pûmes adresser nos remercîments à notre sauveur.

Il fut convenu que, seuls, le second et le steward connaîtraient notre présence à bord.

En attendant le retour de l’équipage, composé de 8 hommes dont un 3e officier, nous nous tiendrions à l’arrière du navire ; pendant ce temps, le second coulerait l’embarcation, qui aurait pu nous compromettre, et le steward préparerait, dans une des soutes à charbon, une cachette que nous ne devions quitter qu’après le départ du pilote chargé de conduire le navire hors des récifs.

Je redescendis auprès du capitaine et lui remis, comme je m’y étais engagé, une somme de quinze cents francs en or, en réitérant notre promesse du versement de 8,500 francs à notre arrivée à Sydney, bien entendu après les délais indispensables pour nous les procurer.

A deux heures du matin, nous fûmes enfermés dans notre bienheureuse prison.

Nous étions dans un véritable trou à l’arrière du navire et avions, pour nous reposer, quelques paquets de cordages et des toiles à voiles hors de service.

Deux heures plus tard nous sortîmes un peu de notre nuit profonde ; quelques filets de lumière qui pénétraient dans la soute entre les interstices des boiseries mal jointes annonçaient le lever du soleil.

Au-dessus de nous, nous entendions le bruit bien connu des manoeuvres d’appareillage. La marche lourde des matelots virant au cabestan pour la levée de l’ancre. Des bruits sourds et rapides ébranlaient les planches du pont. Les commandements du capitaine nous arrivaient confus. C’était bien le branle-bas du départ. Le pilote devait être à bord.

En proie à une poignante émotion, nous étions tout entiers à la perception des bruits extérieurs. Le navire ne bougeait plus. Pendant deux mortelles heures nous n’entendîmes plus rien et ne savions comment expliquer ce silence.

Un imperceptible roulis nous berçait à peine.

Cependant, nous disions-nous, l’ancre est amarrée à bord. Qu’attendons-nous pour partir ? Quel accident retarde notre fuite ?

L’inquiétude nous envahissait, muette, profonde ; nous n’échangions pas une parole, dévorant l’anxiété cruelle qui nous étreignait.

Vers neuf heures du matin, autant que nous pouvions en juger, un panneau s’ouvrit près de nous. Une main nous passait un petit carré de papier et une bouteille de vin.

Nous pûmes lire cette phrase : « Pas de vent, le pilote déclare la sortie impossible, il propose de remettre le départ ! »

Notre complice Vallerstein avait pensé à nous.

Une heure plus tard, nouveau billet : « Le capitaine insiste pour sortir ; il faut chercher à sortir par l’autre passe. »

Nous apprîmes plus tard que depuis six heures du matin le navire, toutes voiles dehors, essayait de franchir la passe de Boulari située à 10 kilomètres de Nouméa au sud ; après deux heures de navigation, nous avions pu faire deux kilomètres. Le vent était complètement tombé. La mer, sans une ride, laissait glisser le navire avec une telle douceur que nous ne pouvions nous rendre compte de notre marche.

Le capitaine, contre l’avis du pilote, déclara qu’il voulait franchir les récifs ce jour-là. La brise fraîchirait certainement vers midi. En pleine mer le vent orienté favorablement lui assurait une prompte traversée.

Le pilote consentit à faire une tentative de sortie par la passe de la Dumbea, située à l’ouest de l’île, et à la même distance de Nouméa que la passe Boulari.

Pour atteindre la passe de la Dumbéa, il fallait revenir sur ses pas, traverser la rade dans toute sa longueur, passer à quelques mètres de Nouméa, laisser à gauche et à droite, à une faible distance, les deux sinistres pénitenciers : l’île Nou et son bagne, la presqu’île Ducos et ses mille déportés.

À onze heures, troisième billet : « Nous longeons en ce moment la presqu’île Ducos. La brise fraîchit. »

Notre angoisse était terrible. Peut-être s’était-on aperçu de notre absence ! Deux heures, au moins, étaient encore nécessaires pour atteindre la haute mer. En cas de poursuite, nous serions infailliblement repris. Un signal du sémaphore et le pilote arrêtait notre marche.

Si cela arrivait, c’était notre exécution sommaire à bord, sous prétexte de résistance, ou, tout au moins, quelques années d’un cruel emprisonnement. Nous apprîmes plus tard que notre première hypothèse se serait réalisée si nous avions été repris.

Enfin, vers une heure, un dernier billet nous est jeté : « Passé les récifs, vous êtes sauvés ! »

Une heure plus tard, le panneau fut soulevé. Vallerstein s’introduisit auprès de nous ; il avait une recommandation à nous faire de la part du capitaine.

Celui-ci devait paraître ignorer notre présence à bord.

Tout l’équipage était occupé aux manœuvres sur le pont.

A notre apparition, l’excellent capitaine devait nous rudoyer d’importance et nous demander compte de notre présence à bord.

Nous nous déclarâmes prêts à nous conformer à ces instructions et Vallerstein nous montra le chemin pour arriver sur l’arrière.

Rochefort émergea, je le suivais, puis Pain, puis Grousset, puis Ballière, puis Bastien.

Les matelots ahuris ne pouvaient en croire leurs yeux. Le capitaine, appuyé au gouvernail, la mine sévère mais légèrement allumée par une forte absorption de bordeaux, accueillait chaque apparition par un « aoh ! » britannique des plus courroucés.

« One ! two ! three ! four ! five ! six ! »

Il commença un speech des mieux sentis, auquel d’ailleurs nous ne comprenions absolument rien.

Nos regards étaient fixés sur la Nouvelle-Calédonie. À une lieue de nous les brisants mugissaient, couverts d’une blanche écume. Les flots se ruaient sur les récifs et de loin il semblait voir une charge de cavalerie dont on n’apercevrait que les panaches blancs.

Plus loin, à quinze kilomètres, le mont Revel dominait de ses masses noires éclairées par le rayon du soleil la presqu’île de Nouméa.

Nous étions en pleine mer, hors de notre souffrance qui devait être éternelle. Que nous importait le speech que l’on nous adressait !

Profondément émus, nous regardâmes le brave capitaine ; son visage hâlé trahissait une émotion aussi grande que la nôtre. — Après un instant d’hésitation nous ne pûmes nous contenir davantage, et nous nous précipitâmes sur notre sauveur, qui nous rendit chaleureusement nos poignées de main.

L’équipage, de plus en plus surpris, contemplait l’étrange tableau qu’il avait sous les yeux.



Favorisés par un temps admirable, nous franchîmes les quatre cents lieues qui séparent Nouméa de Newcastle (Australie) en sept jours d’une joyeuse traversée.

Arrivés à Sidney, Rochefort télégraphia à un ami sûr, en France, et dix jours après une banque australienne nous avisait qu’un crédit de mille livres (vingt-cinq mille francs) nous était ouvert.

Le capitaine du P.C.E. reçut les 8,500 francs que nous lui avions promis. Ce n’était pas une récompense mais bien une indemnité. Les armateurs du capitaine Law, notre sauveur, venaient de le congédier.

À ce moment, quelques-uns d’entre nous apprirent qu’il fallait se séparer. Les ressources pour le retour n’étaient plus égales.

Bastien Grantille put se procurer, à bord d’un navire charbonnier de Newcastle, le passage jusqu’à San-Francisco.

Ballière partait pour Melbourne et, de là, essayerait de regagner l’Europe.

Rochefort et Pain, plus heureux, se dirigeaient sur Londres par San-Francisco et New-York.

Mon excellent ami Paschal Grousset, dont les ressources étaient plus considérables que les miennes, voulut partager avec moi la bonne et la mauvaise fortune.

Nous avions l’argent nécessaire pour atteindre San-Francisco par les voies les plus rapides. Dans cette ville nous trouverions peut-être un concours qui nous permettrait d’atteindre New-York.

Nous ne nous étions pas trompés. À San-Francisco nous rencontrâmes le vieux compagnon de prison, le digne ami de Blanqui, Flotte, qui nous fit le plus fraternel accueil. Avec son aide et celle de ses dévoués amis de la colonie française de San-Francisco nous pûmes parcourir les onze cents lieues de territoire qui séparent la capitale de la Californie de New-York.

À New-York, même accueil cordial et sympathique ; les amis que nous y avions nous assurèrent le passage jusqu’à Liverpool et, le 20 juin, trois mois après notre fuite de Nouméa, Paschal Grousset et moi arrivions à Londres, où le bonheur d’embrasser nos familles nous était réservé.