Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine/Volume 1 - Chapitre IX

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Adrien Le Clere (Tome 1p. 316-350).
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VOLUME I, TARTARIE


CHAPITRE IX.


Départ de la caravane. — Campement dans une vallée fertile. — Violence du froid. — rencontre de nombreux pèlerins. — Cérémonies barbares et diaboliques du lamaïsme. — Projet pour la lamaserie de Rache-Tchurin. — Dispersion et ralliement de la petite caravane. — Dépit de Samdadchiemba. — Aspect de la lamaserie de Rache-Tchurin. — Divers genres de pèlerinages autour des lamaseries. — Moulinets à prières. Querelle de deux Lamas. — Etrangeté du sol. — Description du Tabsoun-Noor ou le lac de sel. — Aperçu sur les chameaux de la Tartarie.


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Le Tartare qui, tout à l’heure, venait de prendre congé de nous, nous avait annoncé qu’à peu de distance des cavernes nous trouverions, dans une petite vallée, les plus beaux pâturages de tout le pays des Ortous. Nous nous décidâmes à partir. Il était déjà près de midi, quand nous nous mîmes en marche. Le ciel était pur, et le soleil brillant ; mais la température, se ressentant encore de l’orage du jour précédent, était froide et piquante. Après avoir parcouru pendant près de deux heures un sol sablonneux, et profondément sillonné par les eaux de la pluie, nous entrâmes, tout à coup, dans une vallée dont l’aspect riant et fertile contrastait singulièrement avec tout ce que nous avions vu jusqu’alors chez les Ortous. Au milieu coulait un abondant ruisseau, dont les sources se perdaient dans les sables ; et des deux côtés, les collines, qui s’élevaient en amphithéâtre, étaient garnies de pâturages et de bouquets d’arbustes.

Quoiqu'il fût encore de bonne heure, nous ne songeâmes pas à continuer notre route. Le poste était trop beau pour passer outre ; d'ailleurs le vent du nord s'était levé, et l'air devenait d'une froidure intolérable. Nous allâmes donc dresser notre tente dans un enfoncement abrité par les collines voisines. De l'intérieur de la tente, notre vue se prolongeait, sans obstacle, dans le vallon, et nous pouvions ainsi, sans sortir de chez nous, surveiller nos animaux.

Quand le soleil fut couché, la violence du vent venant à augmenter, le froid se fit sentir avec plus de rigueur. Nous jugeâmes à propos de prendre quelques mesures de sûreté. Pendant que Samdadchiemba charriait de grosses pierres pour consolider les rebords de la tente, nous parcourûmes les collines d'alentour, et nous fîmes, à coups de hache, une abondante provision de bois de chauffage. Aussitôt que nous eûmes pris le thé, et avalé notre brouet quotidien, nous nous endormîmes. Mais le sommeil ne fut pas long ; le froid devint tellement rigoureux, qu'il nous réveilla bientôt. — « Il n'y a pas moyen de rester comme cela, dit le Dchiabour ; si nous ne voulons pas mourir de froid sur nos peaux de bouc, levons-nous, et faisons un grand feu. ... Samdadchiemba parlait sensément. Chercher à s'endormir avec un temps pareil n'était pas chose prudente. Nous nous levâmes donc promptement, et nous ajoutâmes à nos habits ordinaires les grandes robes de peaux de mouton, dont nous avions fait emplète à la Ville- Bleue.

Notre feu de racines et de branches vertes fut à peine allumé, que nous sentîmes nos yeux comme calcinés par l'action mordante et acre d'une fumée épaisse qui remplissait la tente. Nous nous hâtâmes d'entr'ouvrir la porte ; mais l'ouverture donnant passage au vent, sans laisser sortir la fumée, nous fûmes bientôt obligés de fermer de nouveau la porte. Samdadchiemba n'était nullement contrarié de cette fumée épaisse, qui nous suffoquait et arrachait de Hos yeux des larmes brûlantes. Il riait, sans pitié, en nous regardant blottis auprès du feu, la tête appuyée sur les genoux, et le figure continuellement cachée dans nos deux mains. « Mes Pères spirituels, nous disait-il, vos yeux sont grands et brillants, mais ils ne peuvent supporter un peu de fumée ; les miens sont petits et laids, mais qu'importe, ils font très-bien leur service. ... » Les plaisanteries de notre chamelier étaient peu propres à nous égayer ; nous souffrions horriblement. Cependant, au milieu de nos tribulations, nous trouvions encore bien grand notre bonheur. Nous ne pouvions penser sans gratitude à la bonté de la Providence, qui nous avait fait rencontrer des grottes dont nous sentions alors tout le prix. Si nous n'avions pu faire sécher nos hardes, si nous avions été surpris par le froid dans le pitoyable état où nous avait laissés l'orage, certainement nous n'aurions pu vivre longtemps. Nous aurions été gelés avec nos habits, de manière à ne former qu'un bloc immobile.

Nous ne crûmes pas qu'il fût prudent de nous mettre en route avec un froid si rigoureux, et de quitter un campement, où du moins nos animaux trouvaient assez d'herbe à brouter, et où le chauffage était très-abondant. Vers midi, le temps s'étant un peu radouci, nous en profitâmes pour aller couper du bois sur les collines. Chemin faisant, nous aperçûmes nos animaux, qui avaient quitté le pâturage et s'étaient réunis sur les bords du ruisseau. Nous pensâmes qu'ils étaient tourmentés par la soif, et que la rivière étant gelée, ils ne pouvaient se désaltérer. Nous nous dirigeâmes de leur côté, et nous vîmes en effet les chameaux qui léchaient avec avidité la superficie de la glace, tandis que le cheval et le mulet frappaient le rivage de leur dur sabot. La hache que nous avions emportée pour faire des fagots nous servit à rompre la glace, et à creuser un petit abreuvoir, où nos animaux purent étancher la soif dont ils étaient dévorés.

Sur le soir, le froid ayant repris toute son intensité, nous adoptâmes un plan qui pût nous permettre de dormir un peu mieux que la nuit précédente. Jusqu'au matin, le temps fut divisé en trois veilles, et chacun de nous fut chargé tour à tour d'entretenir un grand feu dans la tente, pendant que les autres dormaient. De cette manière, nous sentîmes peu le froid, et nous pûmes reposer en paix, sans crainte d'incendier notre maison de toile.

Après deux journées d'un froid terrible, le vent se calma insensiblement, et nous songeâmes à poursuivre notre route. Ce ne fut pas sans peine que nous réussîmes à mettre bas notre tente. Le premier clou que nous essayâmes d'arracher cassa comme verre, sous les coups de marteau. Le terrain sablonneux et humide, sur lequel nous avions campé, était tellement gelé, que les clous y adhéraient, comme s'ils eussent été incrustés dans la pierre. Pour pouvoir les déraciner, il fallut les arroser d'eau bouillante à plusieurs reprises.

Au moment du départ, la température était tellement douce, que nous fûmes contraints de nous dépouiller de nos habits de peaux, et de les empaqueter jusqu'à nouvelle occasion. Il n'est rien de si fréquent en Tartarie, que ces changements rapides de température. Quelquefois on passe brusquement du temps le plus doux au froid le plus terrible. Il suffit pour cela qu'il soit tombé de la neige, et que le vent du nord vienne ensuite à souffler. Si l'on n'a pas le tempérament endurci à ces subites variations de l'atmosphère, si l'on n'est pas muni, en voyage, de bons habits fourrés, on est souvent exposé à de terribles accidents. Dans le nord de la Mongolie surtout, il n'est pas rare de rencontrer des voyageurs morts de froid au milieu du désert.

Le quinzième jour de la neuvième lune, nous rencontrâmes de nombreuses caravanes, suivant, comme nous, la direction d'orient en occident. Le chemin était rempli d'hommes, de femmes et d'enfants, montés sur des chameaux ou sur des bœufs. Ils se rendaient tous, disaient-ils, à la lamaserie de Rache-Tchurin. Quand ils nous demandaient si notre voyage avait le même but, il paraissaient étonnés de notre réponse négative. Ces nombreux pèlerins, la surprise qu'ils témoignaient en nous entendant dire que nous n'allions pas à la lamaserie de Rache-Tchurin, tout servait à piquer notre curiosité. Au détour d'une gorge, nous atteignîmes un vieux Lama, qui, le dos chargé d'un lourd fardeau, paraissait cheminer avec peine. « Frère, lui dîmes-nous, tu es avancé en âge ; tes cheveux noirs ne sont pas aussi nombreux que les blancs. Sans doute ta fatigue doit être grande. Place ton fardeau sur un de nos chameaux, tu voyageras plus à l'aise... » En entendant nos paroles, ce vieillard se prosterna, pour nous témoigner sa reconnaissance. Nous fîmes aussitôt accroupir un chameau, et Samdadchiemba ajouta à notre bagage celui du Lama voyageur. Dès que le pèlerin fut déchargé du poids qui pesait sur ses épaules, sa marche devint plus facile, et l'expression du contentement se répandit sur sa figure. « Frère, lui dîmes-nous, nous sommes du ciel d'occident, et les affaires de ton pays nous sont peu familières ; nous sommes étonnés de rencontrer tant de pèlerins dans le désert. — Nous allons tous à Rache-Tchurin, nous répondit-il, avec un accent plein de dévotion. — Une grande solennité sans doute vous appelle à la lamaserie ? » Oui, demain doit être un grand jour. Un Lama bokte fera éclater sa puissance ; il se tuera, sans pourtant mourir. ...» Nous comprimes à l'instant le genre de solennité qui mettait ainsi en mouvement les Tartares des Ortous. Un Lama devait s'ouvrir le ventre, prendre ses entrailles et les placer devant lui, puis rentrer dans son premier état. Ce spectacle, quelque atroce et quelque dégoûtant qu'il soit, est néanmoins très-commun dans les lamaseries de la Tartarie. Le Bokte qui doit faire éclater sa puissance, comme disent les Mongols, se prépare à cet acte formidable par de longs jours de jeûne et de prière. Pendant ce temps il doit s'interdire toute communication avec les hommes, et s'imposer le silence le plus absolu. Quand le jour fixé est arrivé, toute la multitude des pèlerins se rend dans la grande cour de la lamaserie, et un grand autel est élevé sur le devant de la porte du temple. Enfin le Bokte paraît. II s'avance gravement au milieu des acclamations de la foule, va s'asseoir sur l'autel, et détache de sa ceinture un grand coutelas qu'il place sur ses genoux. A ses pieds, de nombreux Lamas, rangés en cercle, commencent les terribles invocations de cette affreuse cérémonie. A mesure que la récitation des prières avance, on voit le Bokte trembler de tous ses membres, et entrer graduellement dans des convulsions frénétiques. Les Lamas ne gardent bientôt plus de mesures ; leurs voix s'animent, leur chant se précipite en désordre, et la récitation des prières est enfin remplacée par des cris et des hurlements. Alors le Bokte rejette brusquement l'écharpe dont il est enveloppé, détache sa ceinture, et, saisissant le coutelas sacré, s'entr'ouvre le ventre dans toute sa longueur. Pendant que le sang coule de toute part, la multitude se prosterne devant cet horrible spectacle, et on interroge ce frénétique sur les choses cachées, sur les événements à venir, sur la destinée de certains personnages. Le Bokte donne, à toutes ces questions, des réponses qui sont regardées comme des oracles par tout le monde.

Quand la dévote curiosité des nombreux pèlerins se trouve satisfaite, les Lamas reprennent, avec calme et gravité, la récitation de leurs prières. Le Bokte recueille, dans sa main droite, du sang de sa blessure, le porte à sa bouche, souffle trois fois dessus, et le jette en l'air en poussant une grande clameur. Il passe rapidement la main sur la blessure de son ventre, et tout rentre dans son état primitif, sans qu'il lui reste la moindre trace de cette opération diabolique, si ce n'est un extrême abattement. Le Bokte roule de nouveau son écharpe autour de son corps, récite à voix basse une courte prière, puis tout est fini, et chacun se disperse, à l'exception des plus dévots, qui vont contempler et adorer l'autel ensanglanté, que vient d'abandonner le saint par excellence.

Ces cérémonies horribles se renouvellent assez souvent dans les grandes lamaseries de la Tartarie et du Thibet. Nous ne pensons nullement qu'on puisse toujours mettre sur le compte de la supercherie les faits de ce genre ; car d'après tout ce que nous avons vu et entendu, parmi les nations idolâtres, nous sommes persuadés que le démon y joue un grand rôle. Au reste, notre persuasion à cet égard se trouve fortifiée par l'opinion des Bouddhistes les plus instruits et les plus probes, que nous avons rencontrés dans les nombreuses lamaseries que nous avons visitées.

Tous les Lamas indistinctement n'ont pas le pouvoir des opérations prodigieuses. Ceux qui ont l'affreuse capacité de s'ouvrir le ventre, par exemple, ne se rencontrent jamais dans les rangs élevés de la hiérarchie Jamaïque. Ce sont ordinairement de simples Lamas, mal famés et peu estimés de leurs confrères. Les Lamas réguliers et de bon sens, témoignent en général de l'horreur pour de pareils spectacles. A leurs yeux, toutes ces opérations sont perverses et diaboliques. Les bons Lamas, disent-ils, ne sont pas capables d'exécuter de pareilles choses ; ils doivent même se bien garder de chercher à acquérir ce talent impie.

Quoique ces opérations démoniaques soient, en général, décriées dans les lamaseries bien réglées, cependant les supérieurs ne les prohibent pas. Au contraire, il y a, dans l'année, certains jours de solennité réservés pour ces dégoûtants spectacles. L'intérêt est, sans doute, le seul motif qui puisse porter les grands Lamas à favoriser des actions qu'ils réprouvent secrètement au fond de leur conscience. Ces spectacles diaboliques sont en effet, un moyen infaillible d'attirer une foule d'admirateurs stupides et ignorants, de donner, par ce grand concours de peuple, de la renommée à la lamaserie, et de l'enrichir des nombreuses offrandes, que les Tartares ne manquent jamais de faire dans de semblables circonstances.

S'entr'ouvrir le ventre est un des plus fameux sié-fa (moyen pervers) que possèdent les Lamas. Les autres, quoique du même genre, sont moins grandioses et plus en vogue ; ils se pratiquent à domicile, en particulier, et non pas dans les grandes solennités des lamaseries. Ainsi, on fait rougir au feu des morceaux de fer, puis on les lèche impunément ; on se fait des incisions sur le corps, sans qu'il en reste un instant après la moindre trace, etc. etc. Toutes ces opérations doivent être précédées de la récitation de quelque prière.

Nous avons connu un Lama, qui, au dire de tout le monde, remplissait, à volonté, un vase d'eau, au moyen d'une formule de prière. Nous ne pûmes jamais le résoudre à tenter l'épreuve en notre présence. Il nous disait que, n'ayant pas les mêmes croyances que lui, ses tentatives seraient non-seulement infructueuses, mais encore l'exposeraient peut-être à de graves dangers. Un jour, il nous récita la prière de son sié-fa, comme il l'appelait. La formule n'était pas longue, mais il nous fut facile d'y reconnaître une invocation directe à l'assistance du démon : « Je te connais, tu me connais, disait-il. Allons, vieil ami, fais ce que je te demande. Apporte de l'eau, et remplis ce vase que je te présente. Remplir un vase d'eau, qu'estce que c'est que cela pour ta grande puissance ? Je sais que tu fais payer bien cher un vase d'eau ; mais n'importe ; fais ce que je te demande, et remplis ce vase que je te présente. Plus tard, nous compterons ensemble. Au jour fixé, tu prendras tout ce qui te revient. » — Il arrive quelquefois que ces formules demeurent sans effet ; alors la prière se change en injures et en imprécations contre celui qu'on invoquait tout à l'heure.

Le fameux sié-fa qui attirait un si grand nombre de pèlerins à la lamaserie de Rache-Tchurin, nous donna la pensée de nous y rendre aussi, et de neutraliser par nos prières les invocations sataniques des Lamas. Qui sait, nous disions-nous, peut-être que Dieu a des desseins de miséricorde sur les Mongols du pays des Ortous ; peut-être que la puissance de leurs Lamas, entravée et anéantie par la présence des prêtres de Jésus-Christ, frappera ces peuples, et les fera renoncer au culte menteur de Bouddha, pour embrasser la foi du christianisme. Pour nous encourager dans notre dessein, nous aimions à nous rappeler l'histoire de Simon le Magicien, arrêté dans son vol par la prière de saint Pierre, et précipité du haut des airs aux pieds de ses admirateurs. Sans doute, pauvres Missionnaires que nous sommes, nous n'avions pas la prétention insensée de nous comparer au prince des apôtres ; mais nous savions que la protection de Dieu, qui se donne quelquefois en vertu du mérite et de la sainteté de celui qui la demande, est due souvent aussi à cette toute-puissante efficacité inhérente à la prière elle-même.

Il fut donc résolu que nous irions à Rache-Tchurin, que nous nous mêlerions à la foule, et qu'au moment où les invocations diaboliques commenceraient, nous nous placerions sans peur et avec autorité en présence du Bokte, et que nous lui interdirions solennellement, au nom de Jésus-Christ, de faire parade de son détestable pouvoir. Nous ne pouvions nous faire illusion sur les suites que pourrait avoir notre démarche ; nous savions qu' elle exciterait certainement la fureur et la haine des adorateurs de Bouddha, et que peut-être une mort violente suivrait de près les efforts que nous pourrions faire pour la conversion des Tartares : mais qu'importe, nous disions-nous ? faisons courageusement notre devoir de Missionnaires ; usons sans peur de la puissance que nous avons reçue d'en haut, et laissons à la Providence tous les soins d'un avenir qui ne nous appartient pas.

Telles étaient nos intentions et nos espérances ; mais les vues de Dieu ne sont pas toujours conformes aux desseins des hommes, lors même que ceux-ci paraissent le plus en harmonie avec le plan de sa Providence. Ce jour-là même, il nous arriva un accident, qui, en nous éloignant de Rache- Tchurin, nous jeta dans les plus cruelles perplexités.

Dans la soirée, le vieux Lama qui faisait route avec nous, nous pria de faire accroupir notre chameau, parce qu'il voulait reprendre son petit bagage. — Frère, lui dîmes-nous, est-ce que nous ne cheminerons pas ensemble jusqu'à la lamaserie de Rache-Tchurin ? — Non, je dois suivre ce sentier que vous voyez serpenter vers le nord, le long de ces collines. Derrière cette montagne de sable, est un endroit de commerce ; aux jours de fête, quelques marchands chinois y colportent leurs marchandises, et y dressent leurs tentes ; étant obligé de faire quelques achats, je ne puis continuer de suivre votre ombre. — Trouverait-on à acheter des farines au campement chinois  ? — Petit millet, farine d'avoine et de froment, viande de bœuf et de mouton, thé en briques, on y trouve tout ce qu'on peut désirer ... N'ayant pu faire des vivres depuis notre départ de Tchagan-Kouren, nous jugeâmes cette occasion favorable pour augmenter un peu nos provisions. Cependant, pour ne pas fatiguer nos bêtes de charge par de longs circuits à travers des collines pierreuses, M. Gabet prit les sacs de farine sur la chamelle qu'il montait, se détacha de la caravane, et se dirigea au galop vers le poste chinois, d'après les indications du vieux Lama. Nous devions nous réunir dans une vallée à peu de distance de la lamaserie.

Après avoir voyagé pendant près d'une heure, à travers un chemin pénible, incessamment coupé de fondrières et de ravins, le Missionnaire pourvoyeur arriva dans une petite plaine semée d'épaisses bruyères. C'était là que les commerçants chinois avaient dressé leurs nombreuses tentes, dont les unes servaient de demeures et les autres de boutiques. Ce campement présentait l'aspect d'une petite ville pleine d'activité et de commerce, où se rendaient avec empressement les Lamas de Rache-Tchurin et les pèlerins Mongols. M. Gabet se hâta de faire ses provisions, après avoir rempli ses sacs de farine, et attaché à une bosse de la chamelle deux magnifiques foies de mouton, il repartit promptement pour le rendez-vous où devait l'attendre la caravane. Il ne fut pas longtemps à y arriver. Mais il n'y trouva personne, et aucune trace d'un passage récent n'était imprimée sur le sable. S'imaginant que peut-être quelque dérangement dans les charges des chameaux avait retardé la marche, il prit le parti de parcourir le chemin qu'on était convenu de suivre. 11 eut beau marcher, galopper dans tous les sens, monter sur le sommet de tous les monticules qui se rencontraient sur son passage, il ne put rien découvrir : les cris qu'il poussait pour appeler la caravane restaient sans réponse ; il visita plusieurs endroits où mille routes se croisaient, se confondaient ensemble, où le sol était couvert de pas de bœufs, de chameaux, de moutons et de chevaux, allant dans tous les sens, de sorte qu'il était impossible de rien conjecturer.

Comme le but de la route était la lamaserie de Rache-Tchurin, il tourna bride, et s'y rendit avec la plus grande célérité. Arrivé à la lamaserie, bâtie en amphithéâtre sur une colline assez élevée, il en parcourut tous les environs sans rien découvrir ; là du moins il ne manquait pas de monde qu'on pût interroger, et la petite caravane était composée de manière à attirer l'attention de ceux qui eussent pu la rencontrer : deux chameaux chargés, un cheval blanc, et surtout un mulet nain, auprès duquel les passants ne manquaient jamais de s'arrêter pour remarquer son extrême petitesse et la belle couleur noire de sa robe. M. Gabet eut beau interroger, personne n'avait aperçu la petite caravane ; il monta sur le sommet de la colline, d'où les regards pouvaient se porter au loin, mais il ne découvrit rien.

Le soleil venait de se coucher, et la caravane ne paraissait pas. M. Gabet, commençant à craindre qu'il ne lui fût survenu quelque sérieux accident, prit le parti de se remettre en marche, et d'aller de nouveau à la découverte. Il eut beau gravir les collines les plus escarpées, et descendre dans de profonds ravins, toutes ses fatigues furent stériles ; il ne put rien découvrir, rien apprendre des voyageurs qu'il rencontra sur ses pas.

La nuit devint obscure, et bientôt la lamaserie de Rache-Tchurin disparut dans les ombres. M. Gabet se trouva seul au milieu du désert, sans chemin et sans abri, n'osant ni avancer ni reculer, de crainte de se jeter dans quelque précipice. Il fallut donc s'arrêter dans un ravin sablonneux, et se décider à y passer la nuit. Pour ce soir-là, en guise de souper, il fallut se contenter d'une impression de voyage. Ce n'était pas que les provisions manquassent, mais où prendre du feu ? où aller puiser de l'eau ? Le sentiment de la faim était d'ailleurs absorbé par les soins et les chagrins, dont son cœur était dévoré au sujet de la caravane. Il se mit donc à genoux sur le sable, fit sa prière du soir, posa sa tête sur un sac de farine, et se coucha à côté du chameau dont il avait attaché le licou à son bras, de peur qu'il ne disparût pendant la nuit. Il est inutile d'ajouter que le sommeil ne fut ni bien profond, ni bien continu ; la terre froide et nue n'est pas un bon lit, surtout pour un homme en proie à de noires préoccupations.

Aussitôt que le jour commença à poindre, M. Gabet remonta sur sa chamelle, et quoique exténué de faim et de soif, il se mit de nouveau à la recherche de ses compagnons de voyage.

La caravane n'était pas perdue, mais elle s'était grandement fourvoyée. Depuis que M. Gabet s'était séparé de nous pour se rendre au poste chinois, nous avions d'abord suivi fidèlement le bon chemin : mais bientôt nous entrâmes dans des steppes immenses, et la route se perdit insensiblement au milieu de sables d’une finesse extrême, que le vent faisait ondoyer ; il était impossible de reconnaître les traces des voyageurs qui nous avaient précédés. La route disparut enfin complètement, et nous nous trouvâmes environnés de collines jaunâtres, où l’on ne pouvait découvrir le plus petit brin de végétation. M. Huc, qui craignait de s’égarer dans cette immense sablière, fit arrêter le chamelier. — Samdadchiemba, lui dit-il, ne marchons pas à l’aventure ; vois-tu là-bas dans ce vallon ce cavalier tartare qui pousse un troupeau de bœufs, va lui demander la route de Rache-Tchurin… Samdadchiemba leva la tête et regarda d’un œil le soleil voilé de quelques légers nuages. — Mon Père spirituel, dit-il, j’ai l’habitude de m’orienter dans le désert : mon opinion est que nous sommes toujours en bonne route ; allons toujours vers l’occident, et nous ne pourrons pas nous égarer. — Puisque tu connais le désert, allons en avant. — Oui, c’est cela ; allons toujours en avant. Voyez-vous là-bas sur cette montagne cette longue traînée blanche… ; c’est la route qui sort des sables et commence à reparaître.

Sur la foi de Samdadchiemba, nous continuâmes à marcher dans la même direction. Bientôt nous rencontrâmes en effet une route assez bien tracée ; mais elle n’était pas fréquentée, et nous ne pûmes interroger personne pour confirmer ou démentir les assertions de Samdadchiemba, qui prétendait toujours que nous étions sur le chemin de Rache-Tchurin. Le soleil se coucha ; et la lumière du crépuscule, disparaissant peu à peu, fit place aux ténèbres de fa nuit, sans que nous eussions pu découvrir au loin la lamaserie. Nous étions surtout surpris de n'avoir pas rencontré M. Gabet. D'après les renseignements que nous avait donnés le vieux Lama, nous aurions dû nous être retrouvés depuis longtemps. Samdadchiemba gardait le silence, car il comprenait enfin que nous étions égarés.

Il était important de camper, avant que le ciel fût tout-à-fait noir. Ayant aperçu un puits au fonds d'une gorge, nous allâmes dresser la tente tout auprès. Quand la maison fut dressée et le bagage mis en ordre, il était nuit close, et M. Gabet n'avait pas encore paru. Monte sur un chameau, dit M. Huc à Samdadchiemba, et parcours les environs. ... Le Dchiahour ne répondit pas un mot ; il était abattu et déconcerté. Après avoir fixé un pieu en terre, il y attacha un chameau, puis monta sur l'autre, et s'en alla tristement à la découverte. A peine Samdadchiemba eut-il disparu, que le chameau consigné à la tente, se voyant seul, se mit à pousser de longs et affreux gémissements. Bientôt il entra en fureur : il tournait autour du pieu qui le tenait captif, se retirait en arrière, allongeait le cou, et faisait des efforts comme pour arracher la cheville de bois qui lui traversait le nez. Ce spectacle était effrayant. Il réussit enfin à rompre la corde dont il était attaché, et s'enfuit en bondissant à travers le désert. Le cheval et le mulet avaient aussi disparu : ils avaient faim et soif, et, aux environs de la tente, il n'y avait pas une poignée d'herbe, pas une goutte d'eau. Le puits auprès duquel nous avions campé était entièrement desséché ; c'était une vieille citerne, qui sans doute, avait été creusée depuis plusieurs années.

Ainsi cette petite caravane, qui, durant près de deux mois, avait cheminé sans jamais se séparer dans les vastes plaines de la Tartarie, était à cette heure complètement dispersée : hommes et animaux, tout avait disparu. Il ne restait plus que M. Hue, seul dans sa petite maison de toile, et dévoré par les plus cuisants soucis. Il y avait une journée entière qu'il n'avait ni bu ni mangé : mais dans de pareilles circonstances on n'a ordinairement ni faim ni soif ; l'esprit est trop préoccupé, pour s'arrêter aux besoins du corps ; on se trouve comme environné de mille fantômes, et on serait au comble de l'infortune, si on n'avait, pour se consoler, la prière, seul levier capable de soulever un peu ce poids écrasant, qui pèse sur un cœur en proie à de noires appréhensions.

Les heures s'écoulaient, et personne ne reparaissait à la tente. Comme, au milieu de cette nuit profondément obscure, on aurait pu aller et venir, circuler tout près de la tente, sans pourtant l'apercevoir, M. Huc montait de temps en temps sur le sommet des collines, sur la pointe de quelque rocher, et appelait à grands cris ses compagnons égarés ; mais personne ne répondait ; toujours même silence et même solitude. Il était près de minuit, lorsque enfin les cris plaintifs d'un chameau, dont on semblait presser la marche, se firent entendre dans le lointain. Samdadchiemba était de retour de sa ronde ; il avait rencontré plusieurs cavaliers tartares qui n'avaient pu lui donner des nouvelles de M. Gabet. Mais en revanche, ils lui avaient dit que nous nous étions grossièrement fourvoyés ; que le sentier dont nous avions suivi la trace conduisait à un campement mongol, et non pas à la lamaserie de Rache-Tchurin. — A l'aube du jour, dit Samdadchiemba, il faudra lever la tente, et aller reprendre la bonne route : c'est là que nous trouverons le vieux Père spirituel. — Samdadchiemba, ton avis est une bulle d'eau ; il faut que la tente et les bagages restent ici. Il est impossible de partir ; comment se mettre en route sans animaux ? — Oh ! oh ! fit le Dchiahour : où est donc le chameau que j'avais attaché à ce pieu ? — Il a rompu son licou et s'est sauvé ; le cheval et le mulet se sont sauvés aussi ; tout a été je ne sais où. — Dans ce cas-là, ce n'est pas une petite affaire. Quand le jour viendra on verra comment les choses s'arrangeront ;... en attendant faisons tout doucement un peu de thé. — Oui, fais du thé... Notre puits est complètement sec, il n'y a pas une goutte d'eau. — Ces paroles brisèrent le peu de force qui restait encore à Samdadchiemba ; il se laissa tomber sur les bagages, et s'endormit bientôt profondément.

Aussitôt que les premières lueurs du jour commencèrent à paraître, M. Huc gravit la colline voisine, dans l'espoir de découvrir quelque chose. Il aperçut au loin, dans une petite vallée, deux animaux qui paraissaient l'un blanc et l'autre noir ; il y courut, et reconnut bientôt le cheval et le mulet, qui broûtaient quelques herbes maigres et poudreuses, à côté d'une citerne d'eau douce ; il les ramena à la tente. Le soleil était sur le point de se lever, et Samdadchiemba dormait encore d'un sommeil profond, toujours dans la même posture qu'il avait prise en se couchant. — Samdadchiemba, lui cria M. Hue, est-ce que tu ne bois pas du thé ce matin ? — A ce mot de thé, notre chamelier se leva promptement, comme s'il eût été poussé par un violent ressort ; il promenait autour de lui des yeux hagards, et encore appesantis par le sommeil. — Est-ce que le Père spirituel n'a pas parlé de thé ? Où est donc ce thé ? Est-ce que j'aurais rêvé que j'allais boire du thé ? — Je ne sais si tu as fait un rêve semblable ; mais si tu es désireux de boire du thé, il y a une citerne d'eau douce là-bas dans cette vallée. C'est là que j'ai retrouvé tout à l'heure le cheval et le mulet. Cours vite puiser de l'eau, pendant que j'allumerai le feu. Samdadchiemba adopta spontanément la proposition. Il chargea sur ses épaules les deux seaux de bois, et se rendit en diligence vers l'eau qu'on lui avait indiquée.

Quand le thé eut bouilli, Samdadchiemba fut tout-à-fait à son aise ; il ne pensait plus qu'à son thé, et semblait avoir oublié entièrement que la caravane était désorganisée. 11 fallut le lui rappeler, et l'envoyer à la recherche du chameau qui s'était échappé.

La moitié de la journée s'était presque écoulée, sans que personne de la caravane eût encore paru. On voyait seulement passer de temps en temps des cavaliers tartares ou des pèlerins, qui revenaient de la fête de Rache-Tchurin, M. Huc leur demandait s'ils n'auraient pas remarqué en route, aux environs de la lamaserie, un Lama revêtu d'une robe jaune et d'un gilet rouge, monté sur une chamelle rousse. Ce Lama, ajoutait-il, est d'une taille très-élevée ; il a une grande barbe grise, le nez long et pointu, et la figure rouge. A ce signalement, tous faisaient une réponse négative. Si nous avions rencontré un personnage de cette façon, disaient-ils, noos l'aurions certainement remarqué.

M. Gabet apparut enfin sur le penchant d'une colline. Ayant aperçu notre tente bleue dressée dans la gorge, il y courut de toute la vitesse de sa chamelle. Après un instant de conversation vive, animée, et où chacun parlait sans répondre à son interlocuteur, nous finîmes par rire de bon cœur de notre mésaventure. La caravane commençait donc à se réorganiser, et, avant le soleil couché, tout fut au grand complet. Samdadchiemba, après une course longue et pénible, avait trouvé le chameau lié à côté d'une iourte ; Un Tartare l'ayant vu se sauver, l'avait arrêté, présumant que quelqu'un était sur ses traces.

Quoique le jour fût très-avancé, nous nous décidâmes à plier la tente, car l'endroit où nous avions campé étail misérable au-delà de toute expression. Pas un brin d'herbe ; et l'eau à une distance si éloignée, que, pour ëli avoif ; il fallait se résoudre à entreprendre un véritable voyage. D'ailleurs, disions-nous, quand nous ne ferions, avant la nuit, que nous mettre en vue du véritable chemin, ce sera déjà un grand avantage. Le départ étant ainsi arrêté, nous nous assîmes pour prendre du thé. La conversation ne pouvait naturellement avoir d'autre objet que la triste mésaventure qui nous avait tant accablés de peine et de fatigue. Plus d'une fois, durant notre voyage, le caractère revêche et entêté de Samdadchiemba avait été cause que nous avions perdu la bonne route, et marché souvent ad hasard. Comme on l'a déjà dit, monté sur son petit mulet, il allait en tête de la caravane, traînant après lui les bêtes de charge. Sous prétexte qu'il connaissait très-bien les quatre points cardinaux, et qu'il avait beaucoup voyagé dans les déserts de la Mongolie, il ne pouvait jamais se résoudre à demander la route aux personnes qu'il rencontrait, et souvent nous étions victimes de sa présomption. Nous crûmes donc devoir profiter de l'accident qui nous était survenu, et lui donner à ce sujet un avertissement. — Samdadchiemba, lui dîmes-nous, écoute avec attention, nous avons à te dire une parole importante. Quoique dans ta jeunesse tu aies beaucoup voyagé en Mongolie, il ne s'ensuit pas que tu saches très-bien les routes ; tu dois te défier de tes conjectures, et consulter un peu plus les Tartares que nous rencontrons. Si hier, par exemple, tu avais demandé la route, si tu ne t'étais pas obstiné, selon ton habitude, à te guider sur le cours du soleil, nous n'aurions pas enduré tant de misères. — Samdadchiemba ne répondit pas un mot.

Nous nous levâmes aussitôt pour faire les préparatifs du départ. Quand nous eûmes mis en ordre les objets qui étaient entassés pêle-mêle dans l'intérieur de la tente, nous remarquâmes que le Dchiahour n'était pas occupé, comme à l'ordinaire, du soin de seller les chameaux. Nous allâmes voir ce qu'il faisait, et nous fûmes fort surpris de le voir tranquillement assis sur une grosse pierre, derrière la tente. — Hé bien, lui dîmes-nous, est-ce qu'il n'a pas été réglé que ce soir nous irions camper ailleurs ? Que fais-tu là assis sur cette pierre ? — Samdadchiemba ne répondit pas ; il ne releva pas même ses yeux qu'il tenait constamment fixés en terre. — Samdadchiemba, qu'as-tu donc, que tu ne selles pas les chameaux ? — Puisque vous voulez partir, répondit-il sèchement, suivez votre volonté ; pour moi, je ne pars pas : je ne puis plus vous accompagner. Je suis un homme mauvais et sans conscience ; quel besoin avez-vous de moi ?... Nous fûmes bien surpris d'entendre de semblables paroles, de la bouche d'un jeune néophyte qui paraissait nous être attaché. Nous ne voulûmes pas l'engager à nous accompagner, de peur d'aiguiser la fierté naturelle de son caractère, et de l'avoir dans la suite moins traitable et plus difficile. Nous nous mîmes donc en œuvre, et nous essayâmes de faire à nous deux toute la besogne.

Déjà nous avions plié la tente et chargé un chameau ; tout cela s'était fait en silence. Samdadchiemba était toujours assis sur sa pierre, cachant sa figure dans ses mains, ou plutôt regardant peut-être entre ses doigts, comment nous nous tirions du travail qu'il était accoutumé de faire. Quand il vit que les choses allaient leur train ordinaire, il se leva sans rien dire, chargea l'autre chameau, puis sella son mulet, monta dessus, et se mit en route comme il était habitué à faire tous les jours. Nous nous contentâmes de sourire entre nous ; mais nous eûmes bien garde de lui rien dire, de peur d'irriter davantage un caractère qui devait être traité avec prudence et ménagement.

Nous nous arrêtâmes dans un poste voisin de la route ; il n'était pas magnifique, mais il valait beaucoup mieux que le ravin de désolation où nous avions éprouvé tant de misères. Au moins nous étions tous réunis ; jouissance immense dans un désert, et que nous n'aurions jamais justement appréciée, si nous n'avions pas eu la douleur de nous trouver séparés. Nous célébrâmes cette réunion par un banquet splendide ; la farine de froment et les foies de moutons furent mis à contribution. Ce luxe culinaire dérida le front sourcilleux de Samdadchiemba ; il se mit en besogne avec enthousiasme, et nous fit un souper à plusieurs services.

Le lendemain, dès que le jour parut, nous nous mimes en route ; et bientôt nous vîmes se dessiner au loin, sur le fond jaunâtre d'une montagne sablonneuse, quelques grands é difices, entourés d'une multitude infinie de blanches maisonnettes. C'était la lamaserie de Rache-Tchurin. Elle nous parut belle et bien tenue. Les trois temples bouddhiques, qui s'élèvent au centre de l'établissement, Sont d'une construction élégante et majestueuse. Sur l'avenue du temple principal, on remarque une tour carrée, de proportions colossales. Aux quatre angles sont quatre dragons monstrueux sculptés en granit. Nous traversâmes la lamaserie d'un bout à l'autre, en suivant les rues principales. Il y régnait partout un silence religieux et solennel. On voyait seulement passer, de temps en temps, des Lamas enveloppés de leur grande écharpe rouge, et qui, après nous avoir souhaité bon voyage à voix basse, continuaient gravement leur marche.

Vers l'extrémité Occidentale de la lamaserie ; le petit mulet que montait Samdadchiemba se cabra tout à coup, et prit ensuite le galop, en traînant après lui, dans sa fuite désordonnée, les deux chameaux qui portaient les bagages ; Les animaux que nous montions furent également effarouchés. Tout ce désordre était occasionné par la présence d'un jeune lama, étendu tout de son long au milieu de la route. Il observait une pratique très-usitée dans la religion bouddhique, et qui consiste à faire le tour de la lamaserie en se prosternant à chaque pas. Quelquefois le nombre des dévots qui font ce pénible pèlerinage est vraiment prodigieux ; ils suivent tous, à la file les uns des autres, un sentier qui englobe dans son enceinte les habitations et les édifices qui appartiennent à la lamaserie. Il n'est pas permis de s'écarter le moins du monde de la ligne prescrite, sous peine de nullité ; et de perdre tous les fruits de ce genre de dévotion. Lorsque les lamaseries sont d'une grande étendue, une journée entière suffit à peine pour en faire le tour, en se prosternant à chaque pas comme l'exige la règle. Les pèlerins qui ont du goût pour cet exercice, sont obligés de se mettre en route aussitôt que le jour paraît, et souvent ils ne sont de retour qu'à la nuit tombante. On ne peut exécuter ce rude pèlerinage à plusieurs reprises ; il n'est pas même permis de s'arrêter un instant pour prendre un peu de nourriture. Quand on l'a commencé, si on ne le termine pas du même coup, cela ne compte pas ; on n'a acquis aucun mérite, et par conséquent, on n'a à attendre aucun avantage.

Les prostrations doivent être parfaites, de manière que le corps soit étendu tout de son long, et que le front touche la terre. Les bras doivent être allongés en avant, et les mains jointes. Avant de se relever, le pèlerin décrit une circonférence avec deux cornes de bouc qu'il tient dans ses mains, et en ramenant les bras le long de son corps. On ne peut s'empêcher d'être touché d'une grande compassion, en voyant ces malheureux, le visage et les habits tout couverts de poussière, et quelquefois de boue. Le temps le plus affreux n'est pas capable d'arrêter leur courageuse dévotion ; ils continuent leurs prostrations au milieu de la pluie et de la neige, et par le froid le plus terrible.

Il existe plusieurs manières de faire le pèlerinage autour des lamaseries. Il en est qui ne se prosternent pas du tout. Ils s'en vont, le dos chargé d'énormes ballots de livres, qui leur ont été imposés par quelque grand Lama. Quelquefois, on rencontre des vieillards, des femmes ou des enfants, qui peuvent à peine se mouvoir sous leurs charges. Quand ils ont achevé leur tournée, ils sont censés avoir récité toutes les prières dont ils ont été les portefaix. Il en est d'autres qui se contentent de faire une promenade, en déroulant entre leurs doigts les grains de leur long chapelet, ou bien en imprimant un mouvement de rotation à un petit moulinet à prières, fixé dans leur main droite, et qui tourne sans cesse, avec une incroyable rapidité. On nomme ce moulinet Tchu-Kor, c'est-à-dire, prière tournante. On rencontre un grand nombre de ces Tchu-Kor le long des ruisseaux ; ils sont mis en mouvement par le cours de l'eau. Ils prient nuit et jour, au bénéfice de celui qui en a fait la fondation. Les Tartares en suspendent aussi au-dessus de leur foyer ; ceux-ci tournent pour la paix et la prospérité de toute la famille, dont le foyer est l'emblème. Ils sont mis en rotation au moyen du courant établi par la succession des couches froides de l'air qui arrive par l'ouverture de la tente.

Les bouddhistes sont encore en possession d'un moyen admirable de simplifier tous leurs pèlerinages et toutes leurs pratiques de dévotion. Dans les grandes lamaseries, on rencontre, de distance en distance, de grands mannequins en forme de tonneau, et mobiles autour d'un axe. La matière de ces mannequins est un carton très-épais, fabriqué avec d'innombrables feuilles de papier collées les unes aux autres, et sur lesquelles sont écrites, en caractères thibétains, des prières choisies et le plus en vogue dans la contrée. Ceux qui n'ont ni le goût, ni le zèle, ni la force de placer sur leur dos une énorme charge de bouquins, de se prosterner à chaque pas dans la boue ou dans la poussière, de courir autour de la lamaserie pendant les froidures de l'hiver ou les chaleurs de l'été, tous ceux-là ont recours au moyen simple et expéditif du tonneau à prières. Ils n'ont qu'à le mettre une fois en mouvement ; il tourne ensuite, de lui-même, avec facilité et pendant longtemps. Les dévots peuvent aller boire, manger ou dormir, pendant que la mécanique a l'extrême complaisance de prier pour eux.

Un jour, en passant devant un des ces tonneaux bouddhiques, nous aperçûmes deux Lamas qui se querellaient avec violence, et étaient sur le point d'en venir aux mains, le tout à cause de leur ferveur et de leur zèle pour les prières. L'un d'eux, après avoir fait rouler la machine priante, s'en allait modestement dans sa cellule. Ayant tourné la tête, sans doute pour jouir du spectacle de tant de belles prières qu'il venait de mettre en mouvement, il remarqua un de ses confrères qui arrêtait sans scrupule sa dévotion, et faisait rouler le tonneau pour son propre compte. Indigné de cette pieuse tricherie, il revint promptement sur ses pas, et mit au repos les prières de son concurrent. Longtemps, de part et d'autre, ils arrêtèrent et firent rouler le tonneau, sans proférer une seule parole. Mais leur patience étant mise à bout, ils commencèrent par s'injurier ; des injures ils en vinrent aux menaces ; et ils auraient fini, sans doute, par se battre sérieusement, si un vieux Lama, attiré par les cris, ne fût venu leur porter des paroles de paix, et mettre lui-même en mouvement la mécanique à prières, pour le bénéfice des deux parties.

Outre les pèlerins dont la dévotion s'exerce dans l'intérieur ou aux environs des lamaseries, on en rencontre quelquefois qui ont entrepris des voyages d'une longueur effrayante, et qu'ils doivent exécuter en se prosternant à chaque pas. Il est bien triste et bien lamentable, de voir ces malheureuses victimes de l'erreur endurer à pure perte des peines indicibles ; ou se sent le cœur navré de douleur, et on ne peut s'empêcher d'appeler de tous ses vœux le moment, où ces pauvres Tartares consacreront au service du vrai Dieu cette énergie religieuse, qu'ils dépensent et gaspillent tous les jours au sein d'une religion vaine et menteuse. Nous avions espéré pouvoir profiter de la solennité de Rache-Tchurin pour annoncer la vraie foi au peuple des Ortous ; mais telle n'était pas sans doute la volonté de Dieu, puisqu'il permit que nous nous égarassions le jour même qui paraissait le plus favorable à nos projet. Nous traversâmes donc la lamaserie de Rache-Tchurin sans nous y arrêter. Nous avions hâte d'arriver à la source de cette immense superstition, dont nous n'apercevions autour de nous que quelques maigres courants.

A peu de distance de la lamaserie de Rache-Tehurin, nous rencontrâmes une grande route très-bien tracée, et fréquentée par un grand nombre de voyageurs. Ce n'était pas la dévotion qui les mettait en mouvement, comme ceux que nous avions trouvés en deçà de la lamaserie ; ils étaient mus au contraire par l'intérêt, et se dirigeaient vers le Dabsoun-Noor, un lac du sel, saline célèbre dans tout l'occident de la Mongolie, et qui fournit du sel non-seulement aux Tartares voisins ; mais encore à plusieurs provinces de l'empire chinois.

Une journée de marche avant d'arriver au Dabsoun-Noor, le terrain change par degrés de forme et d'aspect ; il perd sa teinte jaunâtre, et devient insensiblement blanc, comme s'il fût tombé sur le sol une légère couche de neige. Lu terre se boursoufle sur tous les points, et forme d'innombrables petits monticules, semblables à des cônes d'une régularité si parfaite, qu'on les dirait travaillés de main d'homme. Ils se groupent quelquefois par étages les uns au-dessus des autres et ressemblent à de grosses poires entassées sur un plat ; on en voit de toutes les grosseurs ; les uns sont jeunes et ne font que de naître, d'autres paraissent vieux, épuisés, et tombent en ruine de toute part. A l'endroit où ces excroissances commencent à se déclarer, on voit sortir de terre des épines rampantes, environnées de longues pointes, mais sans fleurs et sans feuilles ; elles se mêlent, s'entrelacent, et vont coiffer les boursouflures du terrain comme d'un bonnet tricoté. Ces épines ne se rencontrent jamais que sur les monticules dont nous parlons ; quelquefois elles paraissent fortes, vigoureuses, et poussent des rejetons assez longs ; mais sur les vieux tertres, elles sont desséchées, calcinées par le nitre, cassantes, et s'en allant, pour ainsi dire, en lambeaux.

En voyant à la surface de la terre ces nombreuses boursouflures chargées d'épaisses efflorescences de nitre, il est facile de deviner qu'au dedans et à peu de profondeur, il se fait de grandes opérations chimiques. Les sources d'eau, si rares dans les Ortous, deviennent ici fréquentes, mais elles sont en général excessivement salées ; quelquefois pourtant, tout à côté d'une lagune saumâtre, jaillissent des eaux douces, fraîches et délicieuses ; de longues perches, au bout desquelles flottent de petits drapeaux, servent à les indiquer aux voyageurs.

Ce qu'on appelle Dabsoun-Noor est moins un lac qu'un vaste réservoir de sel gemme mélangé d'efflorescences nitreuses. Ces dernières sont d'un blanc mat, et friables entre les doigts ; on peut les distinguer facilement du sel, qui a une teinte un peu grisâtre, et dont la cassure est luisante et cristalline. Le Dabsoun-Noor a près de vingt lis de circonférence ; on voit s'élever çà et là, dans ses alentours, des iourtes habitées par les Mongols qui font l'exploitation de cette magnifique saline ; on y rencontre toujours aussi quelques Chinois en qualité d'associés ; car on dirait que ces hommes doivent se trouver nécessairement mêlés à tout ce qui tient au commerce ou à l'industrie. La manipulation qu'on fait subir à ces matières salines, ne demande ni beaucoup de travail, ni une grande science. On se contente de les ramasser au hasard dans le réservoir, de les entasser, et puis de recouvrir ces grandes piles d'une légère couche de terre glaise. Quand le sel s'est ainsi convenablement purifié de lui-même, les Tartares le transportent sur les marchés chinois les plus voisins, et l'échangent contre du thé, du tabac, de l'eau-de-vie, ou d'autres denrées à leur usage. Sur les lieux mêmes le sel est sans valeur ; à chaque pas on en rencontre de gros morceaux d'une pureté remarquable. Nous en remplîmes un sac, soit pour notre usage, soit pour celui des chameaux, qui sont toujours très-friands de cette nourriture.

Nous traversâmes le Dabsoun-Noor dans toute sa largeur d'orient en occident, et nous dûmes user de grandes précautions, pour avancer sur ce sol toujours humide et presque mouvant. Les Tartaries nous recommandèrent de suivre avec beaucoup de prudence les sentiers tracés, et de nous éloigner des endroits où nous verrions l'eau sourdre et monter. Ils nous assurèrent qu'il existait des gouffres qu'on avait plusieurs fois sondés sans jamais en trouver le fond. Tout cela porterait à croire que le Noor ou lac, dont on parle dans le pays, existe réellement, mais qu'il est souterrain. Au-dessus serait alors comme un couvercle, ou une voûte solide, formée de matières salines et salpétreuses produites par les évaporations continuelles des eaux souterraines. Des matières étrangères, incessamment charriées par les pluies, et poussées par les vents, auront bien pu ensuite, par le laps du temps, former une croûte assez forte pour porter les caravanes qui traversent sans cesse le Dabsoun-Noor.

Cette grande mine de sel paraît étendre son influence sur le pays des Ortous tout entier. Partout les eaux sont saumâtres ; le sol est aride, et saupoudré de matières salines. Cette absence de gras pâturages et de ruisseaux, est très-défavorable à la prospérité des bestiaux ; cependant le chameau, dont le tempérament robuste et endurci s'accommode des montagnes les plus stériles, vient dédommager les Tartares des Ortous. Cet animal, véritable trésor du désert, peut rester quinze jours et même un mois sans boire ni manger. Quelque misérable que soit le pays, il trouve toujours de quoi se rassasier, surtout si le sol est imprégné de sel ou de nitre. Les landes les plus stériles peuvent lui suffire ; les herbes auxquelles les autres animaux ne touchent pas, des broussailles, du bois sec même, tout peut lui servir de pâture.

Quoiqu'il coûte si peu à nourrir, le chameau est d'une utilité qu'on ne peut concevoir que dans les pays où la Providence le fait naître et multiplier. Sa charge ordinaire va jusqu'à sept ou huit cents livres, et il peut faire ainsi dix lieues par jour. Ceux qu'on emploie pour porter des dépêches, doivent en faire quatre-vingts, mais ils ne portent que le cavalier. Dans plusieurs contrées de la Tartarie, ils traînent les voitures des rois et des princes ; quelquefois aussi on les attelle aux palanquins, mais ce ne petit être que dans les pays plats. La nature charnue de leurs pieds ne leur permettrait pas de grimper des montagnes en traînant après eux des voitures ou des litières.

L'éducation du jeune chameau exige beaucoup de eoins et d'attention. Les huit premiers jours, il ne peut se tenir debout, ni téter, sans le secours d'une main étrangère. Son long cou est d'une flexibilité et d'une faiblesse si grande, qu'il risquerait de se disloquer, si on n'était là pour soutenir sa tête au moment où il cherche les mamelles de la chamelle.

Le chameau, né pour la servitude, semble sentir, dès son premier jour, la pesanteur du joug sous lequel il doit passer sa vie tout entière. On ne voit jamais le chamelon jouer et se divertir comme font les poulins, les veaux et les autres petits des animaux. Il est toujours grave, mélancolique, marchant lentement, et ne hâtant le pas que lorsqu'il est pressé par son maître. Pendant la nuit entière, et souvent pendant le jour, il pousse un cri triste et plaintif comme le vagissement d'un enfant. Il semble toujours se dire que rien de ce qui ressent la joie ou le divertissement n'est fait pour lui, que sa carrière est celle des travaux forcés et des longs jeûnes, jusqu'à la mort.

Le chamelon est longtemps à croître. Il ne peut guère servir, pour porter même un simple cavalier, qu'à sa troisième année. Sa grande vigueur ne lui vient qu'à l'âge de huit ans. Alors, on commence à lui imposer des fardeaux de plus en plus pesants. S'il peut se relever avec sa charge, c'est une preuve qu'il aura la force de la porter pendant la route. Quand les courses doivent être de peu de durée, il arrive quelquefois qu'on le charge outre mesure. On l'aide ensuite à se relever, au moyen de barres et de leviers, et on le voit se mettre en route avec un fardeau bien au-dessus de ses forces. La vigueur du chameau dure très-longtemps. Pourvu qu'à certaines époques de l'année, on lui laisse le loisir de paître, il peut être de bon service pendant au moins cinquante ans.

La nature n'a donné aucune défense au chameau contre les autres animaux, si ce n'est son cri perçant et prolongé, et la masse informe et effrayante de son corps, qui ressemble, dans le lointain, à un monceau de ruines. Il rue rarement ; et quand il s'avise, par extraordinaire, de lancer des coups de pied, c'est presque toujours sans grave inconvénient. La constitution molle et charnue de son pied ne peut ni faire de blessure, ni même occasionner une grande douleur. Il ne peut pas, non plus, mordre son ennemi. Son unique moyen de défense contre les animaux et contre les hommes est une espèce d'éternuement, au moyen duquel il lâche, par le nez et par la bouche, un tas d'ordures contre celui qu'il veut épouvanter.

Cependant, les chameaux entiers (1)[1] sont terribles pendant la douzième lune, à l'époque du rut. Alors, leurs yeux deviennent d'un rouge enflammé, il suinte de leur tête une humeur oléagineuse et fétide, leur bouche écume sans cesse, ils ne mangent ni ne boivent absolument rien. Dans cet état d'effervescence, ils se précipitent sur tout ce qu'ils rencontrent, hommes ou animaux, avec une vitesse qu'il est impossible d'éviter. Aussitôt qu'ils ont atteint l'objet poursuivi, ils l'écrasent et le broyent sous le poids de leur corps. Passé cette époque, le chameau revient à sa douceur ordinaire, et reprend paisiblement le cours de sa laborieuse carrière.

Les femelles ne font de petit, qu'à leur sixième ou septième année ; elles portent pendant quatorze mois. Les Tartares châtrent la plus grande partie de leurs chameaux mâles, qui acquièrent, par cette opération, un plus grand développement de force, de taille et d'embonpoint. Leur voix devient excessivement grêle et douce. Quelques-uns la perdent même presque complètement. Leur poil est ordinairement plus court et moins rude que celui des chameaux entiers.

La mauvaise grâce du chameau, la puanteur extrême de son haleine, la maladresse et la lourdeur de ses mouvements, la saillie de ses lèvres fendues en bec de lapin, les callosités qui garnissent certaines parties de son corps, tout contribue à lui donner un aspect repoussant ; mais son extrême sobriété, la docilité de son caractère, et les services qu'il procure à l'homme, le rendent de la première utilité, et font oublier ses difformités apparentes.

Malgré la mollesse apparente de ses pieds, il peut marcher sur le chemin le plus raboteux, sur des pierres aiguë s, des épines, des racines d'arbre, sans se blesser. Cependant, à la longue, quand on lui impose des marches forcées, sans lui donner quelques jours de repos, sa semelle finit par s'user, la chair vive est mise à nu, et le sang coule. Dans cette circonstance fâcheuse, les Tartares lui font des souliers avec des peaux de mouton. Mais si la route doit se prolonger encore longtemps, tout devient inutile, il se couche, et on est obligé de l'abandonner.

Il n'est rien que le chameau redoute comme les terrains humides et marécageux. Quand il pose son pied dans la boue, il glisse ; et, après avoir chancelé quelque temps comme un homme ivre, il tombe lourdement sur ses flancs.

Pour se reposer, il s'accroupit, replie symétriquement ses quatre jambes sous son corps, et tient le cou allongé en avant à ras de terre. Dans cette posture, on le prendrait volontiers pour un énorme limaçon.

Chaque année, vers la fin du printemps, il se dépouille de son poil. Il le perd complètement et jusqu'au dernier brin, avant que le nouveau renaisse. Pendant une vingtaine de jours, il reste tout-à-fait nu, comme si on l'eût rasé avec soin depuis le sommet de la tête jusqu'à l'extrémité de la queue. Alors, il est très-sensible à la moindre froidure et à la plus petite pluie. On le voit se pelotonner, et grelotter de tous ses membres, comme ferait un homme exposé sans habits à un froid rigoureux. Insensiblement, le poil revient. D'abord, c'est une laine légère, frisée, d'une finesse et d'une beauté extrêmes ; enfin, quand la fourrure est devenue longue et épaisse, le chameau peut braver les frimas les plus terribles. Il fait ses délices de marcher contre le vent du nord, ou de se tenir immobile sur le sommet d'une colline, pour être battu par la tempête et en respirer le souffle glaçant. Des naturalistes ont dit que les chameaux ne pouvaient pas vivre dans les pays froids. Nous pensons qu'ils n'avaient pas l'intention de parler de ceux de la Tartarie, que la moindre chaleur abat, et qui, certainement, ne pourraient supporter le climat de l'Arabie.

Le poil d'un chameau ordinaire peut aller jusqu'à dix livres. Il obtient quelquefois la finesse de la soie, et toujours il est plus long que la laine de mouton. Celui que les chameaux entiers ont au-dessous du cou et autour des jambes, est rude, bouchonné, et de couleur noire. Le reste est ordinairement roux, et quelquefois grisâtre ou blanc, Les Tartares le laissent se perdre inutilement. Dans les endroits où paissent les troupeaux, on en rencontre de grandes plaques semblables à de vieux haillons, que le vent pousse et amoncelle dans quelque recoin, au pied des collines. Si on en ramasse, ce n'est qu'en petite quantité, pour faire des cordes, et une espèce d'étoffe grossière, assez semblable à la tiretaine, dont on fait des sacs et des tapis.

Le lait que donnent les chamelles est excellent ; on en fait du beurre et des fromages. La chair du chameau est coriace, de mauvais goût, et peu estimée des Tartares. Ils tirent pourtant assez bon parti des bosses, qu'ils coupent par tranches et mêlent à leur thé, en guise de beurre. On sait qu'Héliogabale faisait servir dans ses festins la chair de chameau, et qu'il estimait beaucoup leurs pieds. Nous ne pouvons rien dire de ce dernier mets, que l'empereur romain était glorieux d'avoir inventé ; mais nous pouvons assurer que le premier est détestable.


  1. (l) Les Tartares donnent le nom de bors au chameau entier. Temen est le nom générique du chameau.