Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine/Volume 1 - Chapitre V

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Adrien Le Clere (Tome 1p. 177-211).
VOLUME I, TARTARIE


CHAPITRE V.


Vieille Ville-Bleue. — Quartier des tanneurs. — Fourberie des marchands chinois. Hôtel des Trois-Perfections. — Exploitation des Tartares par les Chinois. — Maison de change. — Faux-monnayeur mongol. — Achat de deux robes en peau de mouton. — Place pour le commerce des chameaux. — Usages des chameliers. — Assassinat d’un grand Lama de la Ville-Bleue. Insurrection des lamaseries. — Négociation entre la cour de Péking et celle de Lha-Ssa. — Lamas à domicile. — Lamas vagabonds. — Lamas en communauté. — Politique de la dynastie mantchoue à l’égard des lamaseries. — Rencontre d’un Lama thibétain. — Départ de la Ville-Bleue.
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De la ville Mantchoue à la vieille Ville-Bleue, nous eûmes tout au plus pour une demi-heure de marche. Nous y arrivâmes par un large chemin, pratiqué entre de vastes jardins potagers qui environnent la ville. A l’exception des lamaseries, qui s’élèvent au-dessus des autres bâtiments, on ne voit qu’un immense ramassis de maisons et de boutiques pressées sans ordre les unes contre les autres. Les remparts de la vieille ville existent encore dans toute leur intégrité ; mais le trop-plein de la population a été obligé de les franchir. Insensiblement de nombreuses maisons ont été bâties au dehors, de grands quartiers se sont formés ; et maintenant l’extra-muros a acquis plus d’importance que la ville même.

Nous entrâmes d’abord par une assez large rue, qui ne nous présenta de remarquable qu’une grande lamaserie appelée la lamaserie des Cinq-Tours (1)[1]. Elle porte ce nom à cause d'une belle tour carrée qui s'élève à la partie septentrionale de l'édifice. Le sommet de cette haute tour sert de base à cinq autres tourelles terminées en flèche ; celle du milieu est très-élevée, et va, pour ainsi parler, se perdre dans les nues. Les quatre autres, égales entre elles, mais moins hautes que la première, sont assises sur les quatre coins, et servent comme d'accompagnement à la grande flèche du centre.

Immédiatement après la lamaserie, la rue que nous suivions finit tout à coup, et nous n'eûmes plus, à droite et à gauche, que deux ruelles de misérable apparence. Nous choisîmes celle qui nous parut la moins sale, et nous avançâmes d'abord assez facilement ; mais plus nous allions en avant, plus elle devenait boueuse ; bientôt ce ne fut plus qu'une longue fondrière remplie d'une fange noire et suffocante de puanteur. Nous étions dans la rue des tanneurs ; nous avancions à petits pas et frissonnant sans cesse ; car le bourbeux liquide, tantôt cachait une grosse pierre sur laquelle il fallait monter avec effort, tantôt recouvrait un creux dans lequel nous nous enfoncions subitement. Nous n'eûmes pas fait cinquante pas, que nos animaux furent couverts de boue et tout ruisselants de sueur. Pour comble d'infortune, nous entendîmes au loin devant nous pousser de grandes clameurs ; c'étaient des cavaliers et des voituriers, qui s'approchaient par les tortuosités de la même ruelle, et avertissaient par leurs cris, d'attendre qu'ils fussent passés, avant de s'engager dans le même chemin. Reculer on se ranger à l'écart, était pour nous chose impossible ; nous nous mimes donc aussi de notre côté à pousser de grands cris, et nous continuâmes à marcher toujours en avant, attendant avec anxiété la fin de la pièce. A un détour de la ruelle le dénouement eut lieu ; à la vue de nos chameaux, les chevaux s'épouvantèrent, firent volte-face, se jetèrent les uns sur les autres, et se précipitèrent par tous les passages qui leur présentaient une issue. De cette manière, grâce à nos bêtes de somme, nous continuâmes notre route sans être obligés de céder le pas à personne, et nous arrivâmes enfin, sans aucun fâcheux accident, dans une rue assez spacieuse, et bordée de belles boutiques.

Nous regardions incessamment de côté et d'autre, dans l'espoir de découvrir une auberge ; mais c'était toujours en vain ; il est d'usage dans les grandes villes du nord de la Chine et de la Tartarie, que chaque hôtellerie ne loge exclusivement qu'une sorte de voyageurs. Les unes sont pour les marchands de grains, les autres pour les marchands de chevaux, etc. Toutes ont leurs pratiques, suivant la nature de leur commerce, et ferment leur porte à tout ce qui n'est pas du même ressort. Il n'y a qu'une espèce d'auberge qui loge les simples voyageurs ; on la nomme auberge des hôtes passagers. C'était celle qui nous convenait ; mais nous avions beau marcher, nous n'en trouvions nulle part. Nous nous arrêtâmes un instant, pour demander aux passants de vouloir bien nous indiquer une auberge des hôtes passagers ; aussitôt nous vîmes venir à nous avec empressement un jeune homme qui s'était élancé du fond d'une boutique. —Vous cherchez une auberge, nous dit-il, ô! souffrez que je vous conduise moi-même ; et à l'instant il se mit à marcher avec nous. — Vous trouveriez difficilement l'auberge qui vous convient dans cette Ville-Bleue. Les hommes sont innombrables ici ; il y en a de bons, il y en a de mauvais ; n'est-ce pas, Seigneurs Lamas, que les choses sont comme je dis ? Les hommes ne sont pas tous de la même manière ; et qui ne sait que les méchants sont toujours plus nombreux que les bons ? Tenez, que je vous dise une parole qui sorte du fond du cœur ! Dans la Ville-Bleue on trouverait difficilement un homme qui se laisse conduire par la conscience ; et pourtant cette conscience c'est un trésor... Vous autres Tartares, vous savez ce que c'est que la conscience. Moi, je les connais depuis longtemps les Tartares ; ils sont bons, ils ont le cœur droit. Mais nous autres Chinois, ce n'est pas comme cela ; nous sommes méchants, nous sommes fourbes ; à peine sur dix mille Chinois pourrait-on en trouver un seul qui suive la conscience. Dans cette Ville-Bleue presque tout le monde fait métier de tromper les Tartares, et de s'emparer de leur argent.

Pendant que ce jeune Chinois aux manières dégagées et élégantes nous débitait avec volubilité toutes ces belles paroles, il allait de l'un à l'autre, tantôt nous offrant du tabac à priser, tantôt nous frappant doucement sur l'épaule en signe de camaraderie ; quelquefois il prenait nos chevaux par la bride, et voulait lui-même les traîner. Mais toutes ces prévenances ne lui faisaient pas perdre de vue nos deux grosses caisses que portait un chameau. Les vives œillades qu'il y lançait de temps en temps, nous disaient assez qu'il se préoccupait beaucoup de ce qu'elles pouvaient contenir ; il se figurait qu'elles étaient remplies de précieuses marchandises, dont il ferait aisément le monopole. Il y avait déjà près d'une heure que nous allions dans tous les sens, et nous n'arrivions jamais à cette auberge qu'on nous promettait avec tant d'emphase. — : Nous sommes fâchés, dîmes-nous à notre conducteur, de te voir prendre tant de peine, si encore nous savions clairement où tu nous mènes. — Laissez-moi faire, laissez moi faire, Messeigneurs, je vous conduis dans une bonne, dans une excellente auberge ; ne dites pas que je me donne beaucoup de peine, ne prononcez pas de ces paroles. Tenez, ces paroles me font rougir ; comment, est-ce que nous ne sommes pas tous frères ? Que signifie cette différence de Tartares et de Chinois ? La langue n'est pas la même, les habits ne se ressemblent pas ; mais nous savons que les hommes n'ont qu'un seul cœur, une seule conscience, une règle invariable de justice... Tenez, attendez-moi un instant, dans un instant je suis auprès de vous, Messeigneurs..., et il disparut comme un trait dans une boutique voisine. Il revient bientôt, en nous faisant mille excuses de nous avoir fait attendre. — Vous êtes bien fatigués, n'est-ce pas? oh ! cela se conçoit ; quand on est en route, c'est toujours comme cela. Ce n'est jamais comme quand on se trouve dans sa propre famille. —Tandis qu'il parlait ainsi, nous fûmes acostés par un autre Chinois ; il n'avait pas la figure joyeuse et épanouie du premier ; il était maigre et décharné ; ses lèvres minces et pincées, ses petits yeux noirs enfoncés dans leurs orbites donnaient à sa physionomie une expression remarquable de rouerie. — Seigneurs Lamas, nous dit-il, vous êtes donc arrivés aujourd'hui? c'est bien, c'est bien. Vous avez fait route en paix ;... ah ! c'est bien. Vos chameaux sont magnifiques ; vous avez dû voyager promptement et heureusement. Enfin vous êtes arrivés, c'est bien... Se-Eul, dit-il à l'estafier qui s'était le premier emparé de nous, tu conduis ces nobles Tartares dans une auberge ; c'est bien. Prends bien garde que l'auberge soit bonne ; il faut les conduire à l'Auberge de l'équité éternelle. — C'est précisément là que nous allons. — A merveille ; l'aubergiste est un de mes grands amis. Il ne sera pas inutile que j'y aille ; je recommanderai bien ces nobles Tartares. Tiens, si je n'y allais pas, j'aurais quelque chose qui me pèserait sur le cœur. Quand on a le bonheur de rencontrer des frères, il faut bien leur être utile ; n'est-ce pas, Messeigneurs, que nous sommes tous frères ? Voyez-vous nous deux, — et il montrait son jeune partner, — nous deux, nous sommes commis dans la même boutique : nous sommes accoutumés à traiter les affaires des Tartares. O ! c'est bien avantageux dans cette misérable Ville-Bleue, que d'avoir des gens de confiance !

A voir ces deux personnages avec toutes leurs manifestations d'un inépuisable dévouement, on les eût pris pour des amis de vieille date. Mais malheureusement pour eux, nous étions un peu au fait de la tactique chinoise, et nous n'avions pas dans le tempérament toute la bonhomie et toute la crédulité des Tartares. Nous demeurâmes donc convaincus que nous avions affaire à deux industriels, qui se préparaient à exploiter l'argent dont ils nous croyaient chargés.

A force de regarder de tout côté, nous aperçûmes une enseigne, où était écrit en gros caractères chinois : Hôtel des trois perfections, loge les hôtes passagers à cheval ou à chameau, se charge de toute sorte d'affaires, sans jamais en compromettre le succès. Nous nous dirigeâmes immédiatement vers le grand portail ; nos deux estafiers avaient beau nous protester que ce n'était pas là, nous entrâmes ; et après avoir fait passer la caravane par une longue avenue, nous nous trouvâmes dans la grande cour carrée de l'auberge. A la vue de la petite calotte bleue dont étaient coiffés les gens qui circulaient dans la cour, nous connûmes que nous étions dans une hôtellerie turque.

Cela ne faisait pas le compte des deux Chinois ; cependant ils nous avaient suivis, et sans trop se déconcerter, ils continuèrent à jouer leur rôle. — Où sont les gens de l'auberge, criaient-ils avec affectation ; voyons qu'on ouvre une chambre grande, une chambre belle, une chambre propre. Leurs Excellences sont arrivées ; il leur faut un appartement convenable. — Un chef de l'hôtellerie se présente, tenant à ses dents une clef, d'une main un balai, et de l'autre un plat pour arroser. Nos deux protecteurs s'emparent à l'instant de tout cela. Laissez-nous faire, disent- ils ; c'est nous qui voulons servir nos illustres amis ; vous autres gens de l'auberge, vous ne faites les choses qu'à moitié, vous ne travaillez que pour l'argent... Et les voilà aussitôt arrosant, balayant, frottant dans la chambre qu'ils viennent d'ouvrir. Quand tout fut prêt, nous allâmes nous asseoir sur le Kang ; pour eux ils voulurent, par respect, rester accroupis par terre. Au moment où on nous servait le thé, un jeune homme proprement habillé et d'une tournure élégante entra dans notre chambre ; il tenait à la main les quatre coins d'un mouchoir de soie dont nous ne pûmes apercevoir le contenu. — Seigneurs Lamas, nous dit le vieux roué, ce jeune homme est le fils du chef de notre maison de commerce ; notre maître vous a vus arriver, et il s'est empressé d'envoyer son fils vous demander si vous aviez fait en paix votre route. — Le jeune homme posa alors sur une petite table qui était devant nous son mouchoir de soie ; voici quelques gâteaux pour boire le thé, nous dit-il ; à la maison, mon père a donné ordre de vous préparer le riz. Quand vous aurez bu le thé, vous voudrez bien venir prendre un modique et mauvais repas dans notre vieille et pauvre habitation. — A quoi bon dépenser ainsi votre cœur à cause de nous ? — O ! voyez nos figures, s'écrièrent-ils tous à la fois, les paroles que vous prononcez les couvrent de rougeur... L'aubergiste coupa court, en portant le thé, à toutes ces fastidieuses formules de la politesse chinoise.

Pauvres Tartares, nous disions-nous, comme ils doivent être victorieusement exploités, quand ils ont le malheur de tomber en de pareilles mains ! Ces paroles, que nous prononçâmes en français, excitèrent grandement la surprise do nos trois industriels. — Quel est l'illustre royaume de la Tartarie que vos Excellences habitent, nous demanda l'un d'eux ? — Notre pauvre famille n'est pas dans la Tartarie ; nous ne sommes pas Tartares. — Ah! vous n'êtes pas Tartares... Nous le savions bien ; les Tartares n'ont pas un air si majestueux ; leur personne ne respire pas cette grandeur. Pourrait-on vous interroger sur votre noble patrie ? — Nous sommes de l'occident ; notre pays est très-loin d'ici. — Ah ! c'est bien cela, fit le vieux, vous êtes de l'occident ; je le savais bien, moi... Ces jeunes gens comprennent très-peu de chose ; ils ne savent pas regarder les physionomies... Ah ! vous êtes de l'occident ! mais je connais beaucoup votre pays ; j'y ai fait plus d'un voyage. — Nous sommes charmés que tu connaisses notre pays. Sans doute tu dois comprendre notre langue. — Votre langue ? je ne puis pas dire que je la sais complètement, mais sur dix mots j'en comprends bien toujours trois ou quatre. Pour parler, cela souffre quelque difficulté ; mais peu importe, vous autres vous savez le chinois et le tartare, c'est bien. Oh ! les gens de votre pays sont des personnages de grande capacité... J'ai toujours été très-lié avec vos compatriotes ; je suis accoutumé à traiter leurs affaires. Quand ils viennent à la Ville-Bleue, c'est toujours moi qui suis chargé de faire leurs achats.

Les intentions de ces amis de nos compatriotes n'étaient pas douteuses, leur grande envie de traiter nos affaires était pour nous une forte raison de nous débarrasser de leurs offres. Quand nous eûmes fini le thé, ils nous firent une grande révérence, et nous invitèrent à aller dîner chez eux. — Messeigneurs, le riz est préparé, le chef de notre maison de commerce vous attend. — Écoutez, répondîmes-nous gravement, disons quelques paroles pleines de raison. Vous vous êtes donné la peine de nous conduire dans une auberge, c'est bien, c'est votre bon cœur qui a fait cela ; ici vous nous avez rendu beaucoup de services, vous avez arrangé et disposé ceci et cela, votre maître nous a envoyé des pâtisseries ; évidemment vous êtes tous doués d'un cœur dont la bonté est inépuisable. S'il n'en était pas ainsi, pourquoi auriez-vous tant fait pour nous, qui sommes des étrangers. Maintenant vous nous invitez à aller dîner chez vous ;... cela est bien de votre part, mais il est bien aussi de la nôtre de ne pas accepter. Aller ainsi dîner chez le monde, sans être lié par de longs rapports, cela n'est pas conforme aux rites de la nation chinoise, cela est également opposé aux mœurs de l'occident... Ces paroles, prononcées avec gravité, désillusionnèrent complètement nos industriels. — Si pour le moment nous n'allons pas dans votre boutique, ajoutâmes-nous, veuillez nous excuser auprès de votre maître ; remerciez-le des attentions qu'il a eues pour nous. Avant de partir, peut-être nous aurons quelques achats à faire, et alors ce sera pour nous une occasion d'aller vous rendre visite. Maintenant nous allons prendre notre repas au restaurant turc qui est ici tout près. — C'est bien, dirent-ils d'un accent un peu dépité, c'est bien ; ce restaurant est excellent... A ces mots, nous nous levâmes et nous sortîmes tous ensemble ; nous, pour aller dîner en ville, eux pour aller rendre compte au chef de leur boutique de la pitoyable issue de leur intrigue ; nous, riant beaucoup de leur désappointement, eux fort contristés d'avoir si mal réussi dans leur manège.

Il n'est rien d'inique et de révoltant comme le trafic qui se fait entre les Chinois et les Tartares. Quand les Mongols, hommes simples et ingénus, s'il en fut jamais, arrivent dans une ville de commerce, ils sont aussitôt entourés par des Chinois qui les entraînent comme de force chez eux. On leur prépare aussitôt du thé, on dételle leurs animaux, on leur rend mille petits services, on les caresse, on les flatte, on les magnétise en quelque sorte. Les Mongols, qui n'ont pas de duplicité dans le caractère, et qui n'eu soupç onnent pas dans les autres, finissent bientôt par être émus et attendris de tous ces bons procédés. Ils prennent au sérieux toutes les paroles de dévouement et de fraternité qu'on leur débite, et se persuadent enfin qu'ils ont eu le bonheur de rencontrer des gens de confiance. Convaincus d'ailleurs de leur peu d'habileté pour les affaires commerciales, ils sont enchantés de trouver des frères, des Ahatou, comme ils disent, qui veulent bien se charger de vendre et d'acheter à leur place ; un bon dîner gratis, qu'on leur sert dans l'arrière-boutique finit toujours par les persuader du dévouement de la clique chinoise. Si ces gens- là étaient intéressés, se dit le Tartare avec ingénuité, $'ils voulaient me voler, ils ne me donneraient pas un si bon dîner gratis, ils ne feraient pas de si grandes dépenses pour moi.

C'est ordinairement pendant ce premier dîner, que les Chinois mettent en jeu tout ce que leur caractère renferme de méchanceté et de fourberie. Une fois qu'ils se sont emparés de ce pauvre Tartare, ils ne le lâchent plus ; ils lui servent de l'eau-de-vie avec profusion, ils lui en font boire jusqu'à l'ivresse. Ils le gardent ainsi trois ou quatre jours dans leur maison, ne le perdent jamais de vue, le faisant fumer, boire et manger, pendant que les commis de la boutique vendent, comme ils l'entendent, ses animaux, et lui achètent les objets dont il peu avoir besoin ; ordinairement, ils lui font payer les marchandises au prix double, et quelquefois triple de la valeur courante. Malgré cela ils ont toujours le talent infernal de persuader à ce malheureux, qu'on lui fait faire un commerce très-avantageux. Aussi, quand il s'en retourne dans sa Terre des Herbes, il est plein d'enthousiasme pour l'incroyable générosité des Kitat qui ont bien voulu traiter ses affaires, et il se promet bien de revenir encore à la même boutique, lorsque, à l'avenir, il aura quelque chose à vendre ou à acheter.

Les commerçants Chinois de la Ville-Bleue ne nous avaient invités à dîner chez eux, que dans l'espoir de nous traiter à la tartare. Ils avaient compté s'emparer des cordons de notre bourse ; mais en définitive ils ne gagnèrent que des railleries de ceux qui eurent connaissance de toutes leurs tentatives, et du peu de succès qu'elles avaient eu.

Le lendemain de notre arrivée à Koukou-Khoton, nous nous mîmes en mouvement pour acheter quelques habits d'hiver. Le froid commençant à se faire vivement sentir, il n'eût pas été prudent de s'aventurer dans le désert, sans habillement fourré. Afin de pouvoir faire nos petits achats avec plus de facilité, nous allâmes d'abord vendre quelques onces d'argent. On sait que le système monétaire des Chinois se compose uniquement de petites pièces en cuivre, rondes, de la grosseur d'un demi-sou, et percées au centre d'un petit trou carré qui sert à les enfiler à une corde, et à faciliter ainsi leur transport. Cette monnaie est la seule qui ait cours dans l'Empire ; les Chinois l'appellent tsien, les Tartares dehos, et les Européens lui ont donné le nom de sapèque. L'or et l'argent ne sont pas monnayés ; on les coule en lingots plus ou moins gros, puis on les livre à la circulation. L'or en sable et en feuilles a également cours dans le commerce ; les maisons de banque qui achètent l'or et l'argent, en paient le prix en sapèques ou en billets de banque, qui représentent une valeur d'une somme de sapèques. Une once d'argent se vend ordinairement de dix-sept à dix-huit cents sapèques ; cela varie d'après la rareté ou l'abondance de l'argent qui est en circulation dans le pays.

Les changeurs ont une double manière de gagner dans leur commerce : s'ils donnent de l'argent un prix convenable, ils trompent sur le poids ; si leur balance et leur façon de peser sont conformes à la justice, ils diminuent pour lors le prix de l'argent. Mais quand ils ont affaire avec les Tartares, ils n'usent ordinairement ni de l'une ni de l'autre de ces deux manières de frauder ; au contraire, ils pèsent l'argent avec scrupule, et tâchent même de trouver un peu plus que le poids réel, puis ils le paient au-dessus du prix courant ; ils usent de ces moyens pour tromper plus efficacement les Tartares. Ils ont l'air de perdre au change, et ils y perdraient réellement, à ne considérer que le poids et la valeur de l'argent ; mais c'est sur le calcul qu'ils prennent leur revanche. En réduisant l'argent en sapèques, ils commettent des erreurs volontaires ; les Tartares, qui ne savent calculer que sur les grains de leur chapelet, étant incapables de découvrir la fourberie, sont obligés de prendre les comptes tels qu'on les leur fait. Ils sont toujours très-satisfaits de la vente de leur argent, parce qu'on le leur a bien pesé, et qu'ils en ont obtenu un prix avantageux.

Dans la maison de change de la Ville-Bleue où nous allâmes vendre notre argent, les changeurs chinois voulurent, selon leur habitude, user de cette dernière méthode, mais ils en furent dupes. Le poids qu'assignait leur balance é tait très-exact, et le prix qu'ils nous offraient était un peu au-dessus du cours ordinaire ; le marché fut donc conclu. Le chef de la banque prit le souan-pan, tablette à calcul dont se servent les Chinois, et après avoir compté avec une attention affectée, il nous annonça le résultat de son opération. — Ceci est une maison de change, dîmes-nous ; vous autres vous êtes les acheteurs, nous autres les vendeurs ; vous avez fait votre calcul, nous allons donc faire le nôtre ; donnez-nous un pinceau et un morceau de papier. — Rien de plus juste ; vos paroles viennent de prononcer la loi fondamentale du commerce : et ils nous présentèrent leur écritoire avec empressement. Nous saisîmes un pinceau, et après une courte opération nous trouvâmes une différence de mille sapèques. — Intendant de la banque, ton souan-pan s'est trompé de mille sapèques. — Impossible ! est-ce que tout d'un coup j'aurais oublié mon souan-pan ? voyons que je recommence... Il se mit à faire jouer de nouveau les boulettes de sa mécanique à calcul, pendant que les personnes qui étaient dans la boutique se regardaient avec étonnement. Quand il eut fini... C'est bien cela, dit-il, je ne m'étais pas trompé ; et il fit passer la mécanique à un compère qui était à côté de lui ; celui-ci vérifia le calcul, et leurs opérations furent identiques. — Vous voyez bien, dit le chef de la maison de change, il n'y a pas d'erreur. Comment donc se peut-il faire que cela ne s'accorde pas avec ce que vous avez écrit ? — Peu importe de savoir pourquoi ton calcul ne s'accorde pas avec le nôtre ; ce qu'il y a de certain, c'est que ton calcul dit faux, et que le nôtre dit vrai. Tiens, tu vois ces petits caractères que nous avons tracés sur le papier, c'est bien autre chose que ton souan-pan ; ceci ne peut pas se tromper. Quand tous les calculateurs du monde feraient cette opération, quand on y travaillerait la vie entière, on ne trouverait jamais autre chose que ceci ; on trouverait toujours qu'il nous manque encore mille sapèques.

Les gens de la boutique étaient très-embarrassés ; ils commençaient déjà à rougir, lorsqu'un étranger, qui comprit que l'affaire prenait une fâcheuse tournure se posa comme arbitre. Je vais vous compter cela, dit-il. Il prit le souan-pan, et son calcul s'accorda avec le nôtre. L'intendant de la banque nous fit alors une révérence profonde. — Seigneurs Lamas, nous dit-il, vos mathématiques valent mieux que les miennes. — Non, ce n'est pas cela ; ton souan-pan est excellent ; mais où a-t-on jamais vu un calculateur qui ne commette jamais d'erreur ? Toi, tu peux te tromper une fois ; mais nous autres gens mal habiles nous nous trompons dix mille fois. Aujourd'hui, si nous avons rencontré juste, c'est un bonheur... Ces paroles, en pareille circonstance, étaient rigoureusement exigées par la politesse chinoise. Quand quelqu'un s'est compromis, on doit éviter de le faire rougir, ou, en style chinois, de lui enlever la face.

Après que nos paroles eurent mis à couvert toutes les figures, chacun se jeta avec empressement sur le morceau de papier où nous avions dessiné quelques chiffres arabes. Voilà qui est un fameux souan-pan, se disaient-ils les uns aux autres ; c'est simple, sûr et expéditif. — Seigneurs Lamas, que signifient ces caractères ? Qu'est-ce que c'est que ce souan-pan  ? — Ce souan-pan est infaillible, ces caractères sont ceux dont se servent les Mandarins de la littérature céleste pour calculer les éclipses et le cours des saisons (1)[2]... Après une courte dissertation sur le mérite des chiffres arabes, on nous compta très-exactement nos sapèques, et nous nous quittâmes bons amis.

Les Chinois sont quelquefois victimes de leur propre fourberie, et on a vu même des Tartares les faire tomber dans leurs piéges. En jour, un Mongol se présenta dans une maison de change, avec un youen-pao empaqueté et ficelé avec soin : on appelle youen-pao un lingot d'argent du poids de trois livres ; — on sait qu'en Chine la livre est de seize onces ; — les trois livres ne sont jamais rigoureusement exactes ; il y a toujours quatre ou cinq onces en sus, et les lingots atteignent ordinairement le poids de cinquante-deux onces. A peine le Tartare eut-il fait voir son youen-pao, la première pensée du commis de la boutique fut de le frauder de quelques onces. Après avoir pesé le lingot, il le trouva juste du poids de cinquante onces. — Mon lingot a cinquante-deux onces, dit le Tartare, je l'ai pesé chez moi. — Vos balances tartares sont bonnes tout au plus pour peser des quartiers de mouton, mais elles ne valent rien pour peser de l'argent. Après quelques difficultés de part et d'autre, le marché fut enfin conclu, et le youen-pao livré pour le poids de cinquante onces. Le Tartare reçut, selon l'usage de l'agent de change, un certificat attestant le poids et la valeur de l'argent ; puis il s'en retourna dans sa tente avec une bonne provision de sapèques et de billets de banque. Le soir, l'intendant de caisse de la maison de change demanda compte aux commis des affaires qu'ils avaient traitées pendant la journée. Moi, dit l'un, j'ai acheté un youen-pao ; j'ai gagné deux onces dessus .. ; et il courut à la caisse chercher le youen-pao dont il avait fait emplette. Le chef de la maison, après avoir tourné et retourné ce lingot, fit la grimace. — Quel youen-pao as-tu acheté ? Cette matière sera tout ce que tu voudras, mais assurément ce n'est pas de l'argent. — Bientôt le youen-pao passe entre les mains de tous les commis, et chacun déclare qu'il est faux. — Je connais le Tartare qui m'a vendu ce youen-pao, dit l'acheteur ; il n'y a qu'à le dénoncer au tribunal.

L'accusation fut portée, et les satellites se mirent aussitôt en route pour se saisir du faux monnayeur. L'affaire était capitale, et il ne s'agissait de rien moins que de la peine de mort : le corps du délit était constant ; le youen-pao avait été examiné avec soin, il était réellement faux ; chacun savait aussi que le Tartare l'avait vendu ; mais celui-ci soutenait toujours effrontément qu'il n'était pas coupable de ce crime. — Le tout petit, fit le Tartare, demande humblement qu'il lui soit permis de prononcer une parole pour sa défense. — Parle, dit le Mandarin, mais sois bien attentif à ne dire que des paroles conformes à la vérité. — Il est vrai ; ces jours-ci, j'ai vendu un youen-pao à la maison de change ; mais il était de pur argent... Je ne suis qu'un Tartare, un homme simple, et c'est pour cela qu'on a substitué dans la boutique, après mon départ, un lingot faux au véritable que j'ai donné... Je ne sais pas dire beaucoup de paroles, mais je prie celui qui est notre père et mère de vouloir bien ordonner qu'on pèse ce faux youen-pao. — L'ordre fut aussitôt donné, et le youen-pao fut trouvé avoir le poids de cinquante-deux onces... Le Tartare passant alors sa main dans une de ses bottes, en retira un petit paquet ; et après avoir déroulé plusieurs enveloppes de chiffons, il montra un papier au Mandarin. — Voici, dit-il, un billet que j'ai reçu à la boutique, et qui atteste la valeur et le poids de mon youen-pao. — Qu'on m'apporte ce billet, s'écria le Mandarin... Quand il l'eut parcouru des yeux, il ajouta avec un sourire plein de malice : d'après le témoignage même du commis qui a écrit ce billet, cet homme mongol a vendu un youen-pao pesant cinquante onces... Ce lingot de faux argent est du poids de cinquante-deux onces... Où est la vérité ? où sont les faux monnayeurs ?... La réponse à ces questions n'était une difficulté pour personne : chacun savait, le Mandarin savait très-bien lui-même, que le Tartare avait en effet vendu un youen-pao faux, et que la différence du poids ne provenait que de la fraude du commis. N'importe, en cette circonstance, le magistrat chinois voulut rester dans la légalité ; et contrairement à la justice rendit son jugement en faveur du Tartare mongol. Les gens de la maison de change furent roués de coups ; et ils eussent été mis à mort comme faux monnayeurs, si à force d'argent ils n'eussent apaisé la colère du Mandarin, et arrêté la rigueur des lois.

Ce n'est que dans quelques circonstances rares et extraordinaires, que les Mongols parviennent à avoir le dessus sur les Chinois. Dans le cours habituel des choses, ils sont partout et toujours dupes de leurs voisins qui, à force d'intrigues et d'astuce, finissent par les réduire à la misère.

Aussitôt que nous eûmes des sapèques, nous songeâmes à faire l'acquisition de quelques habits d'hiver. Après avoir consulté la maigreur de notre bourse, nous nous arrêtâmes à la résolution d'aller nous habiller dans une friperie, et de nous accommoder de vieux habits. En Chine et en Tartarie, on n'éprouve pas la moindre répugnance à se servir des vêtements d'autrui. Ceux qui ont à faire une visite d'étiquette, ou à se rendre à quelque fête, vont sans façon chez le voisin, lui emprunter tantôt un chapeau, tantôt une culotte, tantôt des souliers ou des bottes ; personne n'est étonné de ces emprunts ; ils sont consacrés par l'usage. En se prêtant mutuellement les habits, on n'éprouve qu'une seule crainte, c'est que l'emprunteur ne les vende pour payer ses dettes, ou n'aille, après s'en être servi, les déposer au Mont de-Piété. De plus, ceux qui ont besoin d'habits en achètent de vieux ou de neufs indifféremment. Dans ces circonstances, la question du bon marché est la seule qui soit prise en considération ; on ne fait pas plus de difficulté de se loger dans la culotte d'autrui, qu'on n'en fait pour habiter une maison qui a déjà servi.

Cette coutume, de se revêtir des habits du prochain, était peu conforme à nos goûts ; elle nous répugnait d'autant plus que, même depuis notre arrivée dans la Mission de Si-Wang, nous n'avions jamais été obligés de changer en cela nos vieilles habitudes. Cependant la modicité de notre viatique nous fit une obligation de passer par-dessus cette répugnance. Nous allâmes donc tâcher de nous habiller dans une friperie. Il n'est pas de petite ville où l'on ne rencontre de nombreux magasins de vieux habits, provenant ordinairement des Monts-de-Piété (Tang-Pou). De tous ceux qui empruntent sur gages, il en est fort peu qui puissent retirer les objets qu'ils ont déposés ; ils les laissent ordinairement mourir, selon l'expression tartare et chinoise ; c'est-à-dire que, laissant passer le terme fixé, ils perdent le droit de les retirer. Les friperies de la Ville-Bleue étaient encombrées de dépouilles tartares ; c'était bien ce qu'il fallait pour nous assortir conformément au nouveau costume que nous avions adopté.

D'abord nous visitâmes une première boutique. On nous présenta de misérables robes doublées en peau de mouton. Quoique ces guenilles fussent d'une extrême vétusté, et tellement vernissées de suif, qu'il eût été difficile d'assigner clairement quelle avait été leur couleur primitive, le marchand nous en demanda un prix exorbitant. Après avoir longtemps discuté de part et d'autre, il nous fut impossible de conclure l'affaire. Nous renonçâmes donc à cette première tentative ; et, pour tout dire, nous devons ajouter que nous y renonçâmes avec une certaine satisfaction, car nous sentions notre amour-propre blessé d'être réduits à nous affubler de ces sales vêtements. Nous allâmes donc visiter un nouveau magasin de vieux habits, puis un autre, puis un grand nombre. Nous rencontrâmes des habits magnifiques, de passables et qui eussent bien fait notre affaire ; mais la considération de la dépense était toujours là. Le voyage que nous avions entrepris, pouvant durer plusieurs années, une économie excessive était pour nous un besoin, surtout dans le début. Après avoir couru toute la journée, après avoir fait connaissance avec tous les chiffonniers de la Ville-Bleue, et avoir bouleversé tous leurs vieux habits et tous leurs vieux galons, nous retournâmes chez le premier fripier nous accommoder des vêtements que nous avions déjà marchandés. Nous fîmes donc emplette de deux antiques et vénérables robes de peaux de mouton recouvertes d'une étoffe que nous soupçonnâmes avoir été jadis de couleur jaune. Nous en fîmes immédiatement l’essai ; mais nous nous aperçûmes bientôt que le tailleur de ces habits n'avait pas pris mesure sur nous. La robe de M. Gabet était trop courte, celle de M. Huc était trop longue. Faire un troc à l'amiable était chose impossible ; la taille des deux Missionnaires était trop disproportionnée. Nous eûmes d'abord la pensée de retrancher ce qu'il y avait de trop à l'une, pour l'ajouter à l'autre ; cela paraissait très-convenable. Mais il eût fallu avoir recours à un tailleur, et attaquer encore notre bourse... Cette considération fit évanouir notre première idée, et nous nous décidâmes à porter nos habits tels qu'ils étaient. M. Huc prendrait le parti de relever aux reins, par le moyen d'une ceinture, le superflu de sa robe ; et M. Gabet se résignerait à exposer aux regards du public une partie de ses jambes : le tout n'ayant d'autre inconvénient que de faire savoir au prochain, qu'on n'a pas toujours la faculté de s'habiller d'une manière exactement proportionnée à sa taille.

Munis de nos habits de peaux de mouton, nous demandâmes au fripier de nous étaler sa collection de vieux chapeaux d'hiver. Nous en examinâmes plusieurs, et nous nous arrêtâmes enfin à deux bonnets en peau de renard, dont la forme élégante nous rappelait les hauts schakos des sapeurs. Quand nos achats furent terminés, chacun mit sous le bras son paquet de vieux habits, et nous rentrâmes à l'hôtel des Trois-Perfections.

Nous séjournâmes encore doux jours à Koukou-Hote ; outre que nous avions besoin d'un peu de repos, nous étions bien aise de visiter cette grande ville, et de faire connaissance avec les nombreuses et célèbres lamaseries qui y sont établies.

La Ville-Bleue a une grande importance commerciale ; mais cette importance ne lui est venue que des lamaseries, dont le renom attire les Mongols des pays les plus éloignés ; aussi le commerce qui s'y fait, est il presque exclusivement tartare. Les Mongols y conduisent, par grands troupeaux, des bœufs, des chevaux, des moutons et des chameaux ; ils y voiturent aussi des pelleteries, des champignons et du sel, seuls produits des déserts de la Tartarie. Ils prennent en retour, du thé en brique, des toiles, des selles pour les chevaux, des bâtonnets odoriférants pour brûler devant leurs idoles, de la farine d'avoine, du petit millet, et quelques instruments de cuisine. La Ville-Bleue est surtout renommée pour son grand commerce de chameaux. Une vaste place, où aboutissent les rues principales de la ville, est le lieu où se réunissent tous les chameaux qui sont en vente. Des élévations en dos d'une qui se prolongent d'un bout de la place à l autre donnent à ce marché la ressemblance d'un champ où on aurait tracé d'énormes sillons. Tous les chameaux sont alignés et placés les uns à côté des autres, de manière à ce que leurs pieds de devant reposent sur la crête de ces grandes élévations. Une position semblable fait ressortir et grandit en quelque sorte la stature de ces animaux dont la taille est déjà si gigantesque. II serait difficile d'exprimer tout le brouhaha et toute la confusion de ces marchés. Aux cris des vendeurs et des acheteurs qui se querellent, ou qui causent comme au plus fort d'une émeute, se joignent incessamment les longs gémissements des chameaux, qu'on tiraille par le nez afin d'essayer leur adresse à se mettre à genoux et à se relever.

Pour juger de la force du chameau et du poids qu'il est capable de porter, on le charge par degrés ; tant qu'il peut se relever avec un fardeau quelconque, c'est une preuve qu'il pourra en supporter facilement le poids pendant la route. On use encore quelquefois de l'expérience suivante : pendant que le chameau est accroupi, un homme lui monte sur l'extrémité des talons, et se tient accroché de ses deux mains aux longs poils de la bosse postérieure ; si le chameau peut se relever, il est réputé de première force.

Le commerce des chameaux ne se fait jamais que par entremetteurs ; le vendeur et l'acheteur ne traitent jamais l'affaire ensemble et tête-à-tête. On choisit des gens étrangers à la vente, qui proposent, discutent et fixent le prix, l'un prenant les intérêts du vendeur, et l'autre ceux de l'acheteur. Ces parleurs de vente n'ont pas d'autre métier ; ils courent de marché en marché, pour pousser les affaires, comme ils disent. En général, ils se connaissent en bestiaux ; ils ont le verbe très-délié, et sont surtout doués d'une fourberie à toute épreuve ; ils discutent avec une éloquence, tour à tour violente et cauteleuse, les défauts et les qualités de l'animal ; mais aussitôt qu'il est question du prix, la langue cesse de fonctionner, et ils ne se parlent plus que par signes : ils se saisissent mutuellement la main, et c'est dans la longue et large manche de leur habit qu'ils expriment avec leurs doigts la hausse ou la baisse de leur commerce. Quand le marché est conclu, ils sont d'abord du dîner que doit payer l'acheteur ; puis ils reçoivent un certain nombre de sapèques, conformément aux usages des diverses localités.

Dans la Ville-Bleue, il existe cinq grandes lamaseries, habitées chacune par plus de deux mille Lamas ; en outre on en compte une quinzaine de moins considérables, et qui sont comme les succursales des premières. Sans crainte d'exagération, on peut porter au moins à vingt mille le nombre de ces Lamas résidants. Quant à ceux qui habitent les divers quartiers de la ville, pour s'occuper de commerce et de maquignonnage, ils sont innombrables. La lamaserie des Cinq-Tours est la plus belle et la plus célèbre ; c'est là que réside un Hobilgan, c'est-à-dire un grand Lama, qui, après s'être identifié avec la substance de Bouddha, a déjà subi plusieurs fois les lois de la transmigration. Il est aujourd'hui placé dans la lamaserie des Cinq-Tours, sur l'autel qu'occupait autrefois le Guison-Tamba ; il y monta à la suite d'un événement tragique qui faillit opérer une révolution dans l'empire.

L'empereur Khang-Hi, dans le cours de la grande expédition militaire qu'il fit en occident contre les Oelets, traversa un jour la Ville-Bleue, et voulut aller rendre visite au Guison-Tamba, qui était alors le grand Lama des Cinq-Tours. Celui-ci reçut l'Empereur sans se lever de dessus le trône qu'il occupait, et sans lui donner aucun témoignage de respect. Au moment où Khang-Hi s'approchait pour lui parler, un Kian-Kiun, grand Mandarin militaire, indigné du peu d'égard qu'on avait pour son maître, tira son sabre, fondit sur le Guison-Tamba, et le fit rouler mort sur les marches de son trône. Cet événement tragique mit en révolution toute la lamaserie, et bientôt l'exaspération se communiqua à tous les Lamas de la Ville-Bleue. On courut aux armes de toute part, et les jours de l'Empereur, qui n'avait que peu de monde à sa suite, furent exposés au plus grand danger. Pour essayer de calmer l'irritation des Lamas, il reprocha publiquement au Kian-Kiun son acte de violence. — Si le Guison-Tamba, répondit le Kian-Kiun, n'était pas un Bouddha-vivant, pourquoi ne s'est-il pas levé en présence du maître de l'univers ? S'il était un Bouddha-vivant, comment n'a-t-il pas su que j'allais le mettre à mort ?.... Cependant le danger pour la vie de l'Empereur devenait d'heure en heure plus extrême. Il n'eut d'autre moyen d'évasion que de se dépouiller de ses habits impériaux, et de se revêtir de ceux d'un simple soldat. A la faveur de ce déguisement et de la confusion générale, il parvint à rejoindre son armée, qui n'était pas très-éloignée. La plus grande partie des gens qui avaient suivi l'Empereur dans la Ville-Bleue furent massacrés, et entre autres le meurtrier du Guison-Tamba.

Les Mongols cherchèrent à tirer parti de ce mouvement. Bientôt on annonça que le Guison-Tamba avait reparu, et qu'il avait transmigré dans le pays des Khalkhas ; ceux-ci l'avaient pris sous leur protection, et avaient juré de venger son assassinat. Les Lamas du Grand-Kouren s'organisaient avec activité ; déjà ils s'étaient dépouillés de leurs robes jaunes et rouges, pour revêtir des habits noirs, en mémoire de l'événement funèbre de la Ville-Bleue ; depuis longtemps ils ne se rasaient plus la tête, et laissaient croître, en signe de deuil, leur barbe et leurs cheveux ; tout enfin faisait présager un grand ébranlement des tribus tartares. Il ne fallut rien moins que la grande activité et les rares talents diplomatiques de l'empereur Khang-Hi, pour en arrêter les progrès. Il entama promptement des négociations avec le Talé-Lama, souverain du Thibet. Celui-ci devait user de toute son influence sur les Lamas pour les faire rentrer dans l'ordre, pendant que Khang-Hi intimiderait les rois Khalkhas par la puissance de ses troupes. Peu à peu la paix se rétablit ; les Lamas reprirent leurs habits jaunes et rouges ; mais, pour garder un souvenir de leur coalition en faveur du Guison-Tamba, ils ont conservé une bordure noire, de la largeur d'un pouce, sur le collet de leur robe. Les Lamas Khalkhas sont encore les seuls aujourd'hui qui portent cette marque de distinction.

Depuis cette époque, un Hobilyan a remplacé dans la Ville-Bleue le Guison-Tamba, qui s'est définitivement installé au Grand-Kouren, dans le pays des Rhalkhas. Cependant l'empereur Khang-Hi, dont le génie pénétrant se préoccupait sans cesse de l'avenir, n'était pas entièrement satisfait de tous ces arrangements. Il ne croyait pas à toutes ces doctrines de transmigration, et il voyait clairement que les Khalkhas, en prétendant que le Guison-Tamba avait reparu parmi eux, n'avaient d'autre but que de tenir à leur disposition une puissance capable de lutter, au besoin, contre celle de l'Empereur chinois. Casser le Guison-Tamba eût été d'une audace périlleuse. Il songea donc, tout en le tolérant, à neutraliser son influence. Il décréta, de concert avec la cour de Lha-Ssa, que le Guison-Tamba était reconnu légitime souverain du Grand-Kouren, mais qu'après ses morts successives, il serait toujours tenu d'aller transmigrer dans le Thibet... Khang-Hi espérait avec raison, qu'un Thibétain d'origine épouserait difficilement les ressentiments des Khalkhas contre la cour de Peking.

Le Guison-Tamba, plein de soumission et de respect pour les ordres de Khang-Hi et du Talé-Lama, n'a jamais manqué, depuis lors, d'aller effectuer sa métempsycose dans le Thibet. Cependant, comme on va le chercher dans son pays lorsqu'il est encore en bas âge, il doit nécessairement subir l'influence de ceux qui l'entourent. On prétend qu'il prend toujours, en grandissant, des sentiments peu favorables à la dynastie actuelle. En 1839, lorsque le Guison-Tamba fit à Péking le voyage dont nous avons parlé plus haut, les frayeurs que témoigna la cour ne provenaient que du souvenir de tous ces anciens événements.

Les Lamas qui affluent de tous les pays tartares dans les lamaseries de la Ville-Bleue, s'y fixent rarement d'une manière définitive. Après avoir pris leurs degrés dans ces espèces de grandes universités, ils s'en retournent chez eux ; car ils aiment mieux en général les petits établissements, qui se trouvent disséminés en grand nombre dans la Terre des herbes. Ils y mènent une vie plus libre et plus conforme à l'indépendance de leur caractère. Quelquefois ils résident dans leurs propres familles, occupés comme les autres Tartares à la garde des troupeaux ; ils aiment mieux vivre tranquillement dans leur tente, que s'assujétir dans le couvent aux règles et à la récitation journalière des prières. Ces Lamas n'ont guère de religieux, que leurs habits jaunes ou rouges ; on les nomme Lamas à domicile.

La seconde classe se compose de ceux qui ne sont fixés ni dans leurs familles, ni dans les lamaseries ; ce sont les Lamas vagabonds. Ils vivent à peu près comme les oiseaux voyageurs, sans se jamais fixer nulle part ; ils sont sans cesse poussés par je ne sais quelle inquiétude secrète, quelle vague antipathie du repos qui les tient toujours en activité. Ils se mettent à voyager uniquement pour voyager, pour parcourir du chemin, pour changer de lieu ; ils vont de lamaserie en lamaserie, et s'arrêtent, chemin faisant, dans toutes les tentes qu'ils rencontrent, toujours assurés que l'hospitalité des Tartares ne leur fera jamais défaut. Ils entrent sans façon et vont s'asseoir à côté du foyer ; on leur fait chauffer le thé, et tout en buvant ils énumèrent avec orgueil les pays qu'ils ont déjà parcourus. Si l'envie leur prend de passer la nuit dans la tente, ils s'étendent dans un coin et dorment profondément jusqu'au lendemain. Le matin, avant de reprendre leur course vagabonde, ils s'arrêtent un instant sur le devant de la tente, regardant vaguement les nuages et la cime des montagnes, tournant la tête de côté et d'autre, comme pour interroger les vents. Enfin ils se mettent en marche, toujours sans but, uniquement dirigés par les sentiers qu'ils rencontrent par hasard devant eux. Ils s'en vont la tête penchée en avant, les yeux baissés, tenant à la main un long bâton, et portant sur leur dos un havre-sac en peau de bouc. Quand ils sont fatigués, ils vont se reposer au pied d'un rocher, sur le pic d'une montagne, au fond d'un ravin, là où les pousse l'inconstance de leur fantaisie. Souvent dans leur route ils ne rencontrent que le désert ; et alors, où la nuit les surprend, ils dorment sous le ciel qui est, disent-ils, comme le couvercle de cette immense tente qu'on appelle le monde.

Ces Lamas vagabonds visitent tous les pays qui leur sont accessibles : la Chine, la Mantchourie, les Khalkhas, les divers royaumes de la Mongolie méridionale, les Ouriang-hai, le Koukou-Noor, le nord et le midi des montagnes célestes, le Thibet, l'Inde et quelquefois même le Turkestan. Il n'y a pas de fleuve qu'ils n'aient traversé, de montagnes qu'ils n'aient gravies, de grand Lama devant qui ils ne se soient prosternés, de peuple chez lequel ils n'aient vécu, et dont ils ne connaissent les mœurs, les usages et la langue. Au milieu de leurs courses vagabondes, le péril de perdre le chemin et de s'égarer dans les déserts n'existe jamais pour eux. Voyageant sans but, les endroits où ils arrivent sont toujours ceux où ils voulaient aller. La légende du Juif-errant, qui marche et marche toujours, est exactement réalisée dans la personne de ces Lamas. On dirait qu'ils sont sous l'influence d'une puissance secrète, qui les fait incessamment aller de place en place. Dieu semble avoir mêlé au sang qui coule dans leurs veines, quelque chose de cette force motrice qui pousse les mondes chacun dans leur route, sans jamais leur permettre de s'arrêter.

Les Lamas vivant en communauté sont ceux qui composent la troisième classe. On appelle lamaserie une réunion de petites maisons bâties tout à l'entour d'un ou de plusieurs temples bouddhiques ; ces habitations sont plus ou moins grandes, plus ou moins belles, suivant les facultés de ceux qui en sont les propriétaires. Les Lamas qui vivent ainsi en communauté, sont ordinairement plus réguliers que les autres ; ils sont plus assidus à la prière et à l'étude. Il leur est permis de nourrir chez eux quelques bestiaux ; des vaches pour leur donner le lait et le beurre, base de leur nourriture journalière ; un cheval pour aller faire quelques courses dans le désert, et des moutons pour se régaler aux jours de fête.

En général, toutes les lamaseries ont des fondations, soit royales, soit impériales ; à certaines époques de l'année les revenus sont distribués aux Lamas, suivant le degré qu'ils ont atteint dans la hiérarchie. Ceux qui ont la réputation d'être savants médecins, ou habiles tireurs de bonne-aventure, ont souvent occasion de recueillir en outre d'excellentes aubaines ; cependant on les voit rarement devenir riches. Les Lamas, avec leur caractère enfantin et imprévoyant, ne savent pas user modérément des biens qui leur sont venus tout à coup ; ils dépensent l'argent avec autant de facilité qu'ils le gagnent. Tel Lama, qui, la veille, portait des habits sales et déchirés, rivalisera le lendemain par la richesse de ses vêtements, avec le luxe des plus hauts dignitaires de la lamaserie. Aussitôt qu'il a à sa disposition de l'argent ou des animaux, il court à la ville de commerce la plus rapprochée, s'habiller pompeusement de haut en bas ; mais il est toujours probable qu'il n'usera pas lui-même ces magnifiques habits. Après quelques mois, il s'acheminera de nouveau vers la station chinoise, non plus pour faire l'élégant dans les beaux magasins de soieries, mais pour déposer les robes jaunes au Mont-de-Piété ; et puis les Lamas ont beau avoir la volonté et l'espérance de retirer ce qu'ils portent au Tang-Pou, ils n'y réussissent presque jamais. Pour s'en convaincre, il n'est besoin que de parcourir les magasins de friperie dans les villes Tartaro-chinoises ; ils sont toujours encombrés d'objets lamaïques.

Les Lamas sont en très-grand nombre dans la Tartarie ; d'après ce que nous avons pu remarquer, nous croyons pouvoir avancer, sans crainte d'erreur, qu'ils composent au moins un tiers de la population. Dans presque toutes les familles, à l'exception de l'aîné qui reste homme noir, tous les autres enfants mâles sont Lamas. Les Tartares embrassent cet état forcément, et non par inclination ; ils sont Lamas ou hommes noirs, dès leur naissance, suivant la volonté de leurs parents, qui leur rasent la tête ou laissent croître leurs cheveux. Ainsi, à mesure qu'ils croissent en âge, ils s'habituent à leur état, et dans la suite une certaine exaltation religieuse finit par les y attacher fortement.

On prétend que la politique de la dynastie Mantchoue tendrait à multiplier en Tartarie le nombre des Lamas ; des Mandarins chinois nous l'ont assuré, et la chose paraît assez probable. Ce qu'il y a de certain, c'est que le gouvernement de Péking, pendant qu'il laisse dans la misère et l'abjection les bonzes chinois, honore et favorise le lamaïsme d'une manière toute particulière. L'intention secrète du gouvernement serait, dit-on, de faire augmenter le nombre des Lamas, et d'arrêter par ce moyen les progrès de la population en Tartarie. Les souvenirs de l'ancienne puissance des Mongols le préoccupent sans cesse ; il sait qu'autrefois ils ont été maîtres de l'empire ; et dans la crainte d'une nouvelle invasion, il s'applique à les affaiblir partons les moyens possibles. Cependant, quoique la Mongolie soit très-peu peuplée, eu égard à son immense étendue de terrain, il peut en sortir au premier jour une armée formidable. Un grand Lama, le Guison-Tamba, par exemple, n'aurait qu'à faire un geste, et tous les Mongols, depuis les frontières de la Sibérie jusqu'aux extrémités du Thibet, se levant comme un seul homme, iraient se précipiter avec la véhémence d'un torrent partout où la voix de leur Saint les appellerait. La paix profonde dont ils jouissent, depuis plus de deux siècles, semblerait avoir dû énerver leur caractère belliqueux. Cependant on peut encore remarquer qu'ils n'ont pas tout-à-fait perdu le goût des aventures guerrières. Les grandes campagnes du Grand-Khan, Tching-Kis, qui les conduisait à la conquête du monde, ne sont pas sorties de leur mémoire ; durant les longs loisirs de la vie nomade, ils aiment à s'en entretenir, et à repaître ainsi leur imagination de vagues projets d'envahissement.

Durant notre court séjour dans la Ville-Bleue, nous ne cessâmes d'avoir des relations avec les Lamas des plus fameuses lamaseries, cherchant toujours à prendre de nouveaux renseignements sur l'état du Bouddhisme en Tartarie et dans le Thibet. Tout ce qu'on nous dit, ne servit qu'à nous confirmer de plus en plus dans ce que nous avions appris par avance à ce sujet. Dans la Ville-Bleue, comme à Tolon-Noor, tout le monde nous répétait que la doctrine nous apparaîtrait plus sublime et plus lumineuse à mesure que nous avancerions vers l'occident. D'après ce que racontaient les Lamas qui avaient visité le Thibet Lha-Ssa était comme un grand foyer de lumière, dont les rayons allaient toujours s'affaiblissant, en s'éloignant de leur centre.

Un jour nous eûmes occasion d'entretenir pendant quelque temps un Lama thibétain ; les choses qu'il nous dit, en matière de religion, nous jetèrent dans le plus grand étonnement. Un exposé de la doctrine chrétienne que nous lui fîmes succinctement, parut peu le surprendre ; il nous soutenait même que notre langage ne s'éloignait pas des croyances des grands Lamas du Thibet. — Il ne faut pas confondre, disait-il, les vérités religieuses, avec les nombreuses superstitions qui exercent la crédulité des ignorants. Les Tartares sont simples, ils se prosternent devant tout ce qu'ils rencontrent ; tout est Borhan à leurs yeux. Les Lamas, les livres de prières, les temples, les maisons des lamaseries, les pierres mêmes, et les ossements qu'ils amoncèlent sur les montagnes, tout est mis par eux sur le même rang ; à chaque pas ils se prosternent à terre, et portent leurs mains jointes au front en criant : Borhan, Borhan. — Mais les Lamas n'admettent-ils pas aussi des Borhans innombrables ? — Ceci demande une explication, dit-il en souriant ; il n'y a qu'un seul et unique souverain qui a créé toutes choses, il est sans commencement et sans fin. Dans le Dchagar (l'Inde), il porte le nom de Bouddha, et dans le Thibet celui de Samtchè-Mitchébat (Eternel tout-puissant) ; les Dcha-Mi (Chinois), l'appellent Fo, et les Sok-po-Mi (Tartares) le nomment Borhan. — Tu dis que Bouddha est unique : dans ce cas-là, que seront le Talé-Lama de Lha-Ssa, le Bandchan du Djachi- Loumbo, le Tsong-Kaba des Sifan, le Kaldan de Tolon-Noor, le Guison-Tambadu Grand-Kouren, le Hobilgan de la Ville-Bleue, les Hotoktou de Péking, et puis tous ces nombreux Chaberons (1)[3] qui résident dans les lamaseries de la Tartarie et du Thibet ? — Tous sont également Bouddha. — Bouddha est-il visible ? —Non, il est sans corps ; il est une substance spirituelle. — Ainsi Bouddha est unique ; et pourtant il existe des Bouddha innombrables, tels que les Chaberons et les autres... Bouddha est incorporel, on ne peut le voir ; et pourtant le Talé-Lama, le Guison-Tamba et tous les autres Chaberons sont visibles, et ont reçu un corps semblable au nôtre... Comment expliques-tu cela ? — Cette doctrine, dit-il, en étendant le bras et en prenant un accent remarquable d'autorité, cette doctrine est véritable ; c'est la doctrine de l'occident, mais elle est d'une profondeur insondable ; on ne peut l'expliquer jusqu'au bout...

Les paroles de ce Lama thibétain nous étonnaient étrangement ; l'unité de Dieu, le mystère de l'Incarnation, le dogme de la présence réelle nous paraissaient comme enveloppés dans ses croyances ; cependant, avec des idées si saines en apparence, il admettait la métempsycose et une espèce de panthéisme dont il ne pouvait se rendre compte.

Ces nouveaux renseignements sur la religion de Bouddha nous firent augurer que nous trouverions en effet, parmi les Lamas du Thibet, un symbolisme plus épuré et au-dessus des croyances du vulgaire. Nous persistâmes donc dans la résolution que nous avions déjà adoptée, de pousser toujours en avant vers l'occident.

Au moment de nous mettre en route, nous fîmes, selon l'usage, appeler le chef de l'hôtellerie, afin de régler les comptes. Nous avions calculé qu'un loyer de quatre jours pour trois hommes et six animaux, nous coûterait au moins deux onces d'argent ; aussi fûmes-nous agréablement surpris d'entendre l'aubergiste nous dire : Seigneurs Lamas, ne comptons pas ; versez trois cents sapèques à la caisse ; et que cela suffise... Ma maison, ajouta-t-il, est nouvellement établie, et je prétends lui faire une bonne réputation. Puisque vous êtes d'un pays éloigné, je veux que vous puissiez dire à vos illustres compatriotes, que mon hôtellerie est digne de leur confiance.., Nous lui répondîmes que nous parlerions partout de son désintéressement, et que nos compatriotes, lorsqu'ils auraient occasion de visiter la Ville-Bleue, ne manqueraient certainement pas de descendre à l'hôtel des Trois-Perfections.


  1. (l) Ce n'est pas la fameuse lamaserie des Cinq-Tours dont nous avons déjà parlé, et qui se trouve dans la province du Chan-Si.
  2. (1) Les PP. Jésuites introduisirent à l'observatoire de Péking l'usage des chiffres arabes.
  3. (1) En style lamanesque, on nomme Chaberons tous ceux qui, après leur mort, subissent des incarnations successives ; ils sont regardés comme des Bouddha-vivants.