Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Thibet et la Chine/Volume 2 - Chapitre III

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Adrien Le Clere (Tome 2p. 104-143).
VOLUME II, THIBET.


CHAPITRE III.


Naissance merveilleuse de Tsong-Kaba. — Sa préparation à l’apostolat. — Il part pour l’Occident. — Son entrevue avec le grand Lama du Thibet. — Il réforme le culte lamaïque. — Nombreux rapports de la réforme bouddhique avec le catholicisme. — Origine de ces rapports. — Arbre des dix mille images. — Enseignement lamaïque. — Faculté des prières. — Police de la lamaserie de Kounboum. — Offrandes des pèlerins. — Industrialisme des Lamas. — Les aventures de Sandara-le-Barbu. — Dispositions favorables des Lamas pour le christianisme. — Singulière pratique pour le soulagement des voyageurs. — Prières nocturnes. — Départ pour la lamaserie de Tchogorton.


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La contrée d’ Amdo, située au sud du Koukou-Noor, est habitée par des Thibétains orientaux qui, comme les Tartares Mongols, mènent la vie pastorale et nomade. Ce pays est d’un aspect triste et sauvage. L’oeil ne découvre de tous côtés que des montagnes d’ocré rouge ou jaune, presque sans végétation, et sillonnées en tous sens par de profonds ravins. Cependant, au milieu de ce sol stérile et désolé, on rencontre quelquefois des vallées assez abondantes en pâturages, où les tribus nomades conduisent leurs troupeaux.

Au rapport des chroniques lamaïques, vers le milieu du quatorzième siècle de notre ère, un pasteur de la contrée d’Amdo, nommé Lombo-Moke, avait dressé sa tente noire au pied d’une montagne, tout près de l’ouverture d’un large ravin, au fond duquel serpentait, sur un lit rocailleux, un ruisseau assez abondant. Lombo-Moke partageait, avec son épouse Chingtsa-Tsio, les soins de la vie pastorale. Ils ne possédaient pas de nombreux troupeaux ; une vingtaine de chèvres, et quelques sarligues ou bœufs à long poil, étaient toute leur richesse. Depuis plusieurs années, ils vivaient seuls et sans enfants au sein de cette solitude sauvage. Lombo-Moke conduisait ses bestiaux dans les pâturages d'alentour, pendant que Chingtsa-Tsio, demeurée seule dans la tente, s'occupait à préparer les laitages, ou à tisser, selon l'usage des femmes d'Amdo, une toile grossière avec les longs poils des sarligues.

Un jour, Chingtsa-Tsio étant descendue au fond du ravin pour puiser de l'eau, éprouva un vertige, et tomba sans connaissance sur une large pierre où étaient gravés quelques caractères en l'honneur du Bouddha Chakdja-Mouni. Quand Chingtsa-Tsio se releva, elle ressentit une grande douleur au côté, et comprit que cette chute l'avait rendue féconde. Dans l'année de la poule de feu (1357), neuf mois après cet événement mystérieux, elle mit au monde un enfant que Lombo-Moke appela Tsong-Kaba, du nom de la montagne au pied de laquelle il avait planté sa tente depuis plusieurs années. Cet enfant merveilleux avait, en naissant, une barbe blanche, et portait sur sa figure une majesté extraordinaire. Ses manières n'avaient rien de puéril. Dès qu'il vit le jour, il fut capable de s'exprimer avec clarté et précision, dans la langue d'Amdo. Il parlait peu ; mais ses paroles renfermaient toujours un sens profond touchant la nature des êtres et la destinée de l'homme.

A l'âge de trois ans, Tsong-Kaba résolut de renoncer au monde et d'embrasser la vie religieuse. Chingtsa-Tsio, pleine de respect pour le saint projet de son fils, lui rasa elle-même la tête, et jeta sa belle et longue chevelure à l'entrée de la tente. De ces cheveux naquit spontanément un arbre dont le bois répandait un parfum exquis, et dont chaque feuille portait, gravé sur son disque, un caractère de la langue sacrée du Thibet. Dès lors, Tsong-Kaba vécut dans une si grande retraite, qu'il fuyait même jusqu'à la présence de ses parents. Il se retirait au sommet des montagnes les plus sauvages, au sein des plus profonds ravins, et passait les jours et les nuits dans la prière et la contemplation des choses éternelles. Ses jeûnes étaient longs et fréquents. Il respectait la vie des plus petits insectes, et s'interdisait rigoureusement l'usage de toute espèce de viande.

Pendant que Tsong-Kaba s'occupait ainsi à purifier son cœur par l'assiduité à la prière et les pratiques d'une vie austère, un Lama, venu des contrées les plus reculées de l'occident, passa par hasard dans le pays d'Amdo, et reçut l'hospitalité sous la tente de Lombo-Moke. Tsong-Kaba, émerveillé de la science et de la sainteté de l'étranger, se prosterna à ses pieds et le conjura de lui servir de maître. Les traditions lamaïques rapportent, que ce Lama des contrées occidentales était remarquable non-seulement par sa doctrine, dont la profondeur était insondable, mais encore par l'étrangeté de sa figure. On remarquait surtout son grand nez, et ses yeux qui brillaient comme d'un feu surnaturel. L'étranger étant également frappé des qualités merveilleuses de Tsong-Kaba, ne balança point à le prendre pour son disciple. Il se fixa donc dans le pays d'Amdo, où il ne vécut que quelques années. Après avoir initié son disciple à toutes les doctrines admises par les saints les plus renommés de l'occident, il s'endormit sur une pierre, au sommet d'une montagne, et ses yeux ne se rouvrirent plus.

Tsong-Kaba, privé des leçons du saint étranger, n'en devint que plus avide d'instruction religieuse. Il ne tarda point à prendre la résolution d'abandonner sa tribu, et de s'en aller jusqu'au fond de l'occident, puiser à la véritable source les purs enseignements de la doctrine. Il partit, un bâton à la main, seul et sans guide, mais le cœur plein d'un courage surhumain. Il descendit d'abord directement vers le sud, et parvint, après de longues et pénibles courses, jusqu'aux frontières de la province du Yun-Nan, tout-à-fait à l'extrémité de l'empire chinois. Là, au lieu de suivre la même direction, il remonta vers le nord-ouest, en longeant les bords du grand fleuve Yarou-Dsangbo. Il arriva enfin à la sainte ville du royaume d' Oui (1)[1]. Comme il se disposait à continuer sa route, un Lha (esprit), tout resplendissant de lumière l'arrêta et lui défendit d'aller plus loin. — 0 Tsong-Kaba, lui dit-il, toutes ces vastes contrées appartiennent au grand empire qui t'a été accordé. C'est ici que tu dois promulguer les rites et les prières. C'est ici que s'accomplira la dernière évolution de ta vie immortelle. — Tsong-Kaba, docile à cette voix surnaturelle, entra dans le pays des esprits (Lha-Ssa), et choisit une pauvre demeure dans le quartier le plus solitaire de la ville.

Le Religieux de la tribu d'Amdo ne tarda point à s'attacher des disciples. Bientôt sa doctrine nouvelle, et les rites inconnus qu'il introduisait dans les cérémonies lamaïques, ne manquèrent pas de causer quelque agitation. Enfin Tsong-Kaba se posa hardiment comme réformateur, et se mit à déclarer la guerre à l'ancien culte. Ses partisans augmentèrent de jour en jour, et furent nommés Lamas à bonnet jaune, par opposition aux Lamas à bonnet rouge, qui défendaient l'ancien système. Le roi de la contrée de Oui, et le Chakdja, Bouddha-vivant et chef de la hiérarchie lamaïque, s'émurent de cette nouvelle secte, qui introduisait la confusion dans les cérémonies religieuses. Le Chakdja manda en sa présence Tsong-Kaba, afin de s'assurer si sa science était aussi merveilleuse et aussi profonde que le prétendaient ses partisans. Le réformateur dédaigna de se rendre à cette invitation. Représentant d'un système religieux qui devait remplacer l'ancien, ce n'était pas lui qui devait faire acte de soumission.

Cependant, la secte des bonnets jaunes devenait dominante, et les hommages de la multitude se tournaient vers Tsong-Kaba. Le Bouddha Chakdja, voyant son autorité décliner, prit le parti d'aller trouver le petit Lama de la province d'Amdo ; car c'était ainsi que, par mépris, il appelait le réformateur des rites. Il espérait, dans cette entrevue, entrer en discussion avec son adversaire et faire triompher l'ancienne doctrine. Il s'y rendit avec grand appareil, et entouré de tous les attributs de sa suprématie religieuse. En entrant dans la modeste cellule de Tsong-Kaba, son grand bonnet rouge heurta le haut de la porte, et tomba à terre. Cet accident fut regardé par tout le monde comme un signe du triomphe du bonnet jaune. Le réformateur était assis sur un coussin, les jambes croisées, et ne parut pas faire attention à l'entrée du Chakdja. Il ne se leva pas pour le recevoir, et continua à dérouler gravement entre ses doigts les grains de son chapelet. Le Chakdja, sans s'émouvoir ni de la chute de son bonnet, ni du froid accueil qu'on lui faisait, entra brusquement en discussion. Il fit un pompeux éloge des rites anciens, et étala tous les droits qu'il avait à la prééminence. Tsong-Kaba, sans lever les yeux, l'interrompit en ces termes : — Lâche, cruel que tu es, lâche ce pou que tu tords entre tes doigts ... J'entends d'ici ses gémissements, et j'en ai le cœur navré de douleur. — Le Chakdja, tout en prônant son mérite, avait en effet saisi un pou sous ses habits, et au mépris de la doctrine de la transmigration, qui défend de tuer rien de ce qui a vie, il cherchait à l'écraser entre ses doigts. Ne sachant que répondre aux sévères paroles de Tsong-Kaba, il se prosterna à ses pieds et reconnut sa suprématie.

Dès ce moment, les réformes proposées par Tsong-Kaba ne trouvèrent plus d'obstacle ; elles furent adoptées dans tout le Thibet, et, dans la suite, elles s'établirent insensiblement dans les divers royaumes de la Tartarie. En 1409, Tsong-Kaba, étant âgé de cinquante-deux ans, fonda la célèbre lamaserie de Kaldan, située à trois lieues de Lha-Ssa ; elle existe encore aujourd'hui, et compte plus de huit mille Lamas. En 1419, l'âme de Tsong-Kaba, qui était devenu Bouddha, quitta la terre pour retourner dans le royaume céleste, où elle fut admise dans le ciel du ravissement. Son corps est resté à la lamaserie de Kaldan. On prétend que jusqu'à ce jour, il a conservé toute sa fraîcheur, et qu'il se soutient, par un prodige continuel, un peu au dessus du sol, sans être appuyé ni retenu par rien. On ajoute qu'il lui arrive quelquefois d'adresser la parole aux Lamas qui ont fait de grands progrès dans la perfection ; mais les autres ne peuvent l'entendre.

Outre la réforme que Tsong-Kaba introduisit dans la liturgie, il se rendit encore célèbre par une rédaction nouvelle du corps doctrinal, laissé par Chakdja-Mouni. Le plus important de ses ouvrages est intitulé Lam-Rim-Tsien-Bo, c'est-à-dire : « Le chemin gradué de la perfection. »

Pour peu qu'on examine les réformes et les innovations introduites par Tsong-Kaba dans le culte lamaïque, on ne peut s'empêcher d'être frappé de leur rapport avec le catholicisme. La crosse, la mitre, la dalmatique, la chape ou pluvial, que les grands Lamas portent en voyage, ou lorsqu'ils font quelque cérémonie hors du temple ; l'office à deux chœurs, la psalmodie, les exorcismes, l'encensoir soutenu par cinq chaînes, et pouvant s'ouvrir et se fermer à volonté ; les bénédictions données par les Lamas en étendant la main droite sur la tête des fidèles ; le chapelet, le célibat ecclésiastique, les retraites spirituelles, le culte des saints, les jeûnes, les processions, les litanies, l'eau bénite : voilà autant de rapports que les bouddhistes ont avec nous. Maintenant, peut-on dire que ces rapports sont d'origine chrétienne ? Nous le pensons ainsi ; quoique nous n'ayons trouvé ni dans les traditions, ni dans les monuments du pays, aucune preuve positive de cet emprunt, il est permis néanmoins d'établir des conjectures, qui portent tous les caractères de la plus haute probabilité.

On sait qu'au quatorzième siècle, du temps de la domination des empereurs mongols, il existait de fréquentes relations entre les Européens et les peuples de la Haute-Asie. Nous avons déjà parlé, dans la première partie de notre voyage, de ces ambassades célèbres que les conquérants tartares envoyèrent à Rome, en France et en Angleterre. Nul doute que ces Barbares durent être frappés de la pompe et de l'éclat des cérémonies du culte catholique, et qu'ils en emportèrent dans leur désert des souvenirs ineffaçables. D'autre part, on sait aussi qu'à la même époque, des religieux de différents ordres entreprirent des courses lointaines, pour introduire le christianisme dans la Tartarie ; ils durent pénétrer en même temps dans le Thibet, chez les Si-Fan, et les Mongols de la mer Bleue. Jean de Montcorvin, archevêque de Péking, avait déjà organisé un chœur, où de nombreux religieux mongols s'exerçaient tous les jours à la récitation des psaumes, et aux cérémonies catholiques. Maintenant, si on fait attention que Tsong-Kaba vivait précisément à la même époque où la religion chrétienne s'introduisait dans l'Asie centrale, on ne sera pas étonné de trouver, dans la réforme bouddhique, des rapports aussi frappants avec le christianisme.

Et ne pourrait-on pas dire encore quelque chose de plus positif ? Cette légende de Tsong-Kaba, que nous avons recueillie sur le lieu même de sa naissance, et de la bouche de plusieurs Lamas, ne pourrait-elle pas venir à l'appui de notre opinion ? Après avoir élagué tout le merveilleux qui a été ajouté à ce récit par l'imagination des Lamas, on peut admettre que Tsong-Kaba fut un homme au-dessus du commun par sou génie, et peut-être aussi par sa vertu ; qu'il fut instruit par un étranger venu de l'occident ; qu'après la mort du maître, le disciple, se dirigeant vers l'ouest, s'arrêta dans le Thibet, où il propagea les enseignements qui lui avaient été donnés. Cet étranger à grand nez, n'était-ce pas un Européen, un de ces missionnaires catholiques qui à cette époque pénétrèrent en si grand nombre dans la Haute-Asie ? Il n'est pas étonnant que les traditions lamaïques aient conservé le souvenir de cette figure européenne, dont le type est si différent de celui des Asiatiques. Pendant notre séjour à Kounboum, nous avons entendu plus d'une fois des Lamas faire des réflexions sur l'étrangeté de notre figure, et dire, sans balancer, que nous étions du même pays que le maître de Tsong-Kaba. On peut supposer qu'une mort prématurée ne permit pas au Missionnaire catholique, de compléter l'enseignement religieux de son disciple qui dans la suite, voulant lui-même devenir apôtre, soit qu'il n'eût pas une connaissance suffisante du dogme chrétien, soit qu'il eût apostasie ses croyances, ne s'appliqua qu'à introduire une nouvelle liturgie. La faible opposition qu'il rencontra dans sa réforme semblerait indiquer que déjà le progrès des idées chrétiennes dans ces contrées, avait beaucoup ébranlé le culte de Bouddha. Nous aurons à examiner plus tard, si les nombreux rapports que les bouddhistes ont avec les catholiques sont un obstacle ou un avantage pour la propagation de la foi dans la Tartarie et le Thibet.

La réforme de Tsong-Kaba a triomphé, dans tous les pays compris entre les monts Himalaya, les frontières russes, et la grande muraille de Chine. Elle a même pénétré dans quelques provinces du céleste Empire, telles que le Kan-Sou, le Chan-Si, le Pétché-Li et la Mantchourie tout entière. Les bonzes ont conservé les anciens rites, à part quelques légères innovations qu'ils ont adoptées dans certaines localités. Maintenant on distingue des Lamas de deux espèces, les jaunes et les gris ; c'est-à-dire ceux qui ont suivi la réforme, et ceux qui ont persisté dans le culte primitif. Ces deux sectes, qui, sans doute, autrefois, ont dû se traiter en rivales et se faire la guerre, vivent aujourd'hui dans un parfait accord. Les Bonzes et les Lamas se regardent comme étant d'une même famille.

La tribu d'Amdo, pays autrefois ignoré, et de nulle importance, a acquis, depuis la réforme du bouddhisme, une prodigieuse célébrité. La montagne, au pied de laquelle Tsong-Kaba a reçu le jour, est devenue un lieu fameux de pèlerinage. Les Lamas sont accourus de toutes parts y bâtir leurs cellules, et peu à peu s'est formée cette florissante lamaserie, dont la renommée s'étend jusqu'aux confins les plus reculés de la Tartarie. On l'a appelée Kounboum, de deux mots thibétains, qui veulent dire Dix mille images. Ce nom fait allusion à l'arbre, qui, suivant la légende, naquit de la chevelure de Tsong-Kaba, et qui porte un caractère thibétain sur chacune de ses feuilles.

Ici on doit naturellement s'attendre à ce que nous disions quelque chose de cet arbre. Existe-t-il encore ? L'avons-nous vu ? qu'offre-t-il de particulier ? que faut-il penser de ses feuilles merveilleuses ? Voilà tout autant de questions qu'on est en droit de nous faire. Nous allons donc tâcher d'y répondre autant qu'il nous sera possible.

Oui, cet arbre existe encore ; et nous en avions entendu parler trop souvent durant notre voyage, pour que nous ne fussions pas quelque peu impatients d'aller le visiter. Au pied de la montagne où est bâtie la lamaserie, et non loin du principal temple bouddhique, est une grande enceinte carrée formée par des murs en briques. Nous entrâmes dans cette vaste cour, et nous pûmes examiner à loisir l'arbre merveilleux dont nous avions déjà aperçu de dehors quelques branches. Nos regards se portèrent d'abord avec une avide curiosité sur les feuilles, et nous fûmes consternés d'étonnement, en voyant, en effet, sur chacune d'elles, des caractères thibétains très-bien formés ; ils sont d'une couleur verte, quelquefois plus foncée, quelquefois plus claire que la feuille elle-même. Notre première pensée fut de soupçonner la supercherie des Lamas ; mais après avoir tout examiné avec l'attention la plus minutieuse, il nous fut impossible de découvrir la moindre fraude. Les caractères nous parurent faire partie de la feuille, comme les veines et les nervures ; la position qu'ils affectent n'est pas toujours la même ; on en voit tantôt au sommet ou au milieu de la feuille, tantôt à sa base ou sur les côtés ; les feuilles les plus tendres représentent le caractère en rudiment, et à moitié formé ; l'écorce du tronc et des branches, qui se lève à peu près comme celle des platanes, est également chargée de caractères. Si on détache un fragment de vieille écorce, on aperçoit sur la nouvelle, les formes indéterminées des caractères, qui déjà commencent à germer ; et, chose singulière, ils diffèrent assez souvent de ceux qui étaient par-dessus. Nous cherchâmes partout, mais toujours vainement, quelque trace de supercherie ; la sueur nous en montait au front. D'autres, plus habiles que nous, pourront peut-être donner des explications satisfaisantes sur cet arbre singulier ; pour nous, nous devons y renoncer. On sourira, sans doute, de notre ignorance ; mais peu nous importe, pourvu qu'on ne suspecte pas la sincérité de notre relation.

L' Arbre des dix mille Images nous parut très-vieux : son tronc, que trois hommes pourraient à peine embrasser, n'a pas plus de huit pieds de haut ; les branches ne montent pas, mais elles s'étendent en panache, et sont extrêmement touffues ; quelques-unes sont desséchées et tombent de vétusté ; les feuilles demeurent toujours vertes ; le bois, d'une couleur rougeâtre, a une odeur exquise et qui approche un peu de celle de la cannelle. Les Lamas nous dirent que, pendant l'été, vers la huitième lune, il produisait de grandes fleurs rouges d'une extrême beauté. On nous a assuré aussi que nulle part il n'existait d'autre arbre de cette espèce, qu'on avait essayé de le multiplier par des graines et des boutures, dans plusieurs lamaseries de la Tartarie et du Thibet, mais que toutes ces tentatives avaient été infructueuses.

L'empereur Khanghi, s'étant rendu en pèlerinage à Kounboum, fit construire à ses dépens un dôme [d'argent au-dessus de l'Arbre des dix mille Images ; de plus il fit don au Grand-Lama d'un beau cheval noir, qui faisait, dit-on, mille lis par jour, et d'une selle ornée de pierreries. Le cheval est mort, mais la selle se voit encore dans un des temples bouddhiques ; elle est l'objet d'une vénération particulière. Avant de quitter la lamaserie, Khanghi fonda un revenu annuel pour l'entretien de trois cent-cinquante Lamas.

La renommée de Kounboum, due d'abord à la célébrité de Tsong-Kaba, se maintient aujourd'hui par la bonne discipline de la lamaserie, et la supériorité de son enseignement. Les Lamas sont censés étudiants pendant toute leur vie, car la science religieuse est réputée inépuisable. Les étudiants sont distribués en quatre sections, ou quatre facultés, suivant la nature des études spéciales auxquelles ils veulent s'appliquer : 1° La Faculté de mysticité, qui embrasse les règles de la vie contemplative, et les exemples renfermés dans la vie des saints bouddhistes ; 2° la Faculté de liturgie, comprenant l'étude des cérémonies religieuses, avec l'explication de tout ce qui sert au culte lamaïque ; 3° la Faculté de médecine, ayant pour objet les quatre cent-quarante maladies du corps humain, la botanique médicale et la pharmacopée ; 4° enfin, la Faculté des prières ; cette dernière est la plus estimée, la mieux rétribuée, et par conséquent celle qui réunit un plus grand nombre d'étudiants.

Les ouvrages volumineux qui servent de base à l'enseignement des prières, sont divisés en treize séries, qui sont comme autant de degrés dans la hiérarchie. La place que chaque étudiant occupe à l'école et au chœur est marquée d'après la série des livres théologiques qu'il a déjà étudiés. Parmi ces nombreux Lamas, on voit des vieillards afficher, au dernier rang, leur paresse ou leur incapacité, tandis que des jeunes gens sont presque parvenus au sommet de la hiérarchie.

Pour obtenir les divers grades de la Faculté des prières, on exige seulement que l'étudiant récite imperturbablement les livres assignés. Quand il se croit suffisamment préparé, il en donne avis au Grand-Lama des prières, en lui offrant un magnifique khata, un plat de raisins secs, et quelques onces d'argent en lingot, suivant l'importance du grade qu'il prétend obtenir ; on fait aussi quelques cadeaux aux Lamas examinateurs. Quoiqu'il soit reconnu que les juges sont incorruptibles, cependant, à Kounboum comme ailleurs, on est persuadé que quelques offrandes à .l'Académie ne sont pas inutiles pour se tirer honorablement d'un examen. Les hommes sont partout les mêmes !

Devant le principal temple de la lamaserie est une grande cour carrée, pavée avec de larges dalles, et entourées de colonnes torses, chargées de sculptures coloriées. C'est dans cette enceinte que les Lamas de la Faculté des prières se réunissent à l'heure des cours, qui leur est annoncée au son de la conque marine ; ils vont s'accroupir selon leur rang sur les dalles nues, endurant pendant l'hiver le froid, le vent et la neige, exposés pendant l'été à la pluie et aux ardeurs du soleil. Les professeurs sont seuls à l'abri ; ils siègent sur une estrade surmontée d'un pavillon. C'est un singulier spectacle, que de voir tous ces Lamas enveloppés de leur écharpe rouge, coiffés d'une grande mitre jaune, et tellement pressés les uns contre les autres, qu'il est impossible d'apercevoir les dalles sur lesquelles ils sont assis. Après que quelques étudiants ont récité la leçon assignée par la règle, les professeurs donnent, à tour de rôle, des explications aussi vagues et aussi incompréhensibles que le texte ; mais personne ne fait le difficile, tout le monde se contente d'un à peu près. On est, du reste, convaincu que la sublimité d'une doctrine est en raison directe de son obscurité et de son impénétrabilité.

Le cours se termine ordinairement par une thèse soutenue par une étudiant désigné à l'avance. Chacun a le droit de l'interroger sur toute espèce de sujet qui lui passe par la tête. Il n'est rien de monstrueux comme ces thèses qui rappellent assez bien les fameuses discussions de ces écoles du moyen-âge, où l'on argumentait avec acharnement de omni re scibili. A Kounboum, il est de règle que le vainqueur monte sur les épaules du vaincu, et soit porté en triomphe tout autour des murs de l'école. Un jour Sandara-le-Barbu revint du cours, le visage plus épanoui et plus riant que de coutume. Bientôt nous apprîmes qu'il avait été le héros de la thèse ; il avait vaincu son concurrent, dans l'importante question de savoir pourquoi les poules et autres volatiles étaient privés d'une des fonctions vitales commune à tous les autres animaux. Nous citons cette particularité, parce qu'elle peut donner une idée de la hauteur et de la noblesse de l'enseignement lamaïque.

A certaines époques de l'année, le Bouddha-vivant, grand supérieur de la lamaserie, vient lui-même en personne et en grand appareil donner des explications officielles des livres sacrés. Quoiqu'elles ne soient ni plus savantes, ni plus claires que celles des professeurs, elles font pourtant autorité. La langue thibétaine est la seule qui soit admise dans les écoles.

La discipline de la lamaserie est vigilante et sévère. Dans les Facultés, pendant les heures des cours, et au chœur, pendant la récitation des prières, on voit toujours les Lamas censeurs debout, appuyés sur une barre de fer, et maintenant, parmi les religieux, le bon ordre et le silence. La moindre infraction à la règle est sur-le-champ réprimée, d'abord verbalement, et, s'il en est besoin, à coups de barre de fer. Les vieillards, pas plus que les jeunes chabis, ne sont à l'abri de ces terribles corrections.

Les Lamas-satellites sont chargés de la police de la lamaserie ; ils sont costumés de la même manière que les autres Lamas, à la seule différence que leurs habits sont de couleur grise, et qu'ils portent une mitre noire. Le jour et la nuit, ils circulent dans les rues de la cité, armés d'un gros fouet, et rétablissant l'ordre partout où le besoin l'exige. Trois tribunaux, où siègent des Lamas-juges, connaissent des Affaires qui sont au-dessus de l'autorité des Lamas-satellites. Ceux qui se rendent coupables du plus petit larcin, sont expulsés de la lamaserie, après avoir été marqués au front et sur les deux joues d'un signe d'ignominie avec un fer rouge.

Les couvents bouddhiques, quoique semblables, sous plusieurs rapports, aux monastères chrétiens, en diffèrent pourtant essentiellement. Les Lamas sont soumis, il est vrai, à une même règle et à une même discipline, maison ne peut pas dire qu'ils vivent en communauté. On remarque parmi eux toutes les nuances de pauvreté et de richesse qui se rencontrent dans les cités mondaines. A Kounboum, nous avons vu plusieurs fois des Lamas couverts de haillons, allant mendier, à la porte de leurs riches confrères, quelques poignées de farine d'orge. Tous les trois mois, l'administration fait indistinctement à tous les Lamas attachés à la lamaserie, une distribution de farine qui leur est très-insuffisante. Les offrandes volontaires des pèlerins leur viennent bien en aide ; mais, outre que ces offrandes sont incertaines, la répartition s'en faisant d'après les divers degrés de la hiérarchie, il y en a toujours plusieurs qui ne reçoivent que fort peu de chose.

On distingue des offrandes de deux espèces, en thé et en argent. La première se fait de la manière suivante : le pèlerin qui veut régaler la tribu sacerdotale, va trouver les supérieurs de la lamaserie, et leur annonce, en leur offrant un khata, qu'il aura la dévotion de servir aux Lamas un thé général ou particulier. Le thé général est pour tout le monde indistinctement ; le thé particulier, au contraire, n'est offert qu'à une des quatre Facultés, au choix du pèlerin. Le jour fixé pour l'offrande du thé général, après la récitation en commun des prières du matin, le Lama président donne un signal pour avertir l'assemblée de garder son poste. Aussitôt une quarantaine de jeunes chabis, désignés par le sort, se rendent à la grande cuisine, et reparaissent un instant après, chargés de jarres de thé au lait ; ils passent dans tous les rangs, et à mesure qu'ils avancent, les Lamas tirent de leur sein leur écuelle de bois, et on la leur remplit jusqu'au bord. Chacun boit en silence, ayant soin de ramener doucement un coin de son écharpe devant l'écuelle, afin de corriger, par cette précaution de modestie, l'inconvenance que pourrait présenter cet acte matériel, et peu en harmonie avec la sainteté du lieu. Ordinairement, le thé est préparé en assez grande quantité pour qu'on puisse faire deux fois le tour, et remplir deux fois l'écuelle de chaque religieux. Le thé est plus ou moins fort et coloré, suivant la générosité du pèlerin. Il en est qui joignent au thé une tranche de beurre frais pour chacun ; ceux qui veulent faire les magnifiques, ajoutent à tout cela les gâteaux faits avec de la farine de froment. Quand le festin est terminé, le Lama-président proclame solennellement le nom du pieux pèlerin qui s'est procuré le mérite immense de régaler la sainte famille des Lamas. Aussitôt le pèlerin, qui ordinairement est présent à la cérémonie, se prosterne la face contre terre : les Lamas psalmodient à son intention quelques prières, et font ensuite processionnellement une évolution autour du bienfaiteur qui ne se relève que lorsque tout le monde est sorti.

Des offrandes de ce genre sont en réalité peu de chose pour chaque Lama ; mais, quand on songe qu'il se rencontre à la fois plus de quatre mille buveurs de thé, il est facile de comprendre que la dépense peut devenir sérieuse. Dans la lamaserie de Kounboum, un simple thé général, sans accompagnement de beurre et de gâteaux, s'élève à la somme de cinquante onces d'argent qui valent à peu près 500 fr.

Les offrandes en argent sont beaucoup plus coûteuses, car elles sont toujours accompagnées d'un thé général. L'argent ne se distribue pas au chœur. Après les prières communes, le Lama-président annonce que tel pèlerin, de tel pays, a offert tant d'onces d'argent à la sainte famille des Lamas, et que la somme exactement divisée a fourni tel quotient. Dans la journée, les Lamas se rendent au bureau des offrandes, où on leur compte scrupuleusement ce qui leur revient.

Il n'y a ni temps ni jour fixé pour les offrandes : elles sont toujours les bien-venues ; cependant, aux quatre grandes fêtes de l'année, elles sont plus nombreuses et plus importantes, à cause de la grande affluence des pèlerins. Après la fête des fleurs, le roi du Souniout, qui se trouvait à Kounboum, offrit, avant de s'en retourner en Tartarie, six cents onces d'argent, et un thé général pendant huit jours, avec accompagnement de beurre et de gâteaux : la dépense pouvait s'évaluer à 15,000 francs. Lorsque l'offrande est faite par un personnage distingué, il est d'usage que le Bouddha-vivant assiste à la cérémonie. On lui présente en particulier, dans une corbeille ornée de fleurs et de rubans, un lingot d'argent du poids de cinquante onces, une pièce de soie jaune ou rouge, une paire de bottes et une mitre, le tout recouvert d'un khata de luxe. Le pèlerin se prosterne sur les marches de l'autel où est assis le Bouddha-vivant, et dépose la corbeille à ses pieds. Un chabi la reçoit, et en retour présente au pèlerin un khata au nom du Bouddha-vivant, dont le rôle est de conserver l'impassibilité et la bonne tenue qui conviennent à une divinité.

En dehors des distributions et des offrandes, les Lamas de Kounboum ont plusieurs moyens d'augmenter le bienêtre de leur position : il en est qui nourrissent des vaches, et vendent à leurs confrères le lait et le beurre qui servent d'assaisonnement au thé et à la farine d'orge. Quelques uns forment des sociétés en commandite, et se chargent de la préparation des thés généraux que les pèlerins offrent à la communauté ; d'autres sont tailleurs, teinturiers, bottiers, chapeliers, et confectionnent, moyennant salaire, tout ce qui appartient au costume des Lamas. Enfin on trouve à Kounboum, des boutiquiers, qui revendent à gros bénéfice, les marchandises qu'ils font venir de Tang-Keou-Eul ou de Si-Ning-Fou.

Dans la classe des Lamas industriels, il y en à pourtant un certain nombre qui cherchent leur profit dans des occupations qui paraissent plus conformes à l'esprit de la vie religieuse ; ils s'occupent à imprimer ou à transcrire les livres lamaïques. On sait que l'écriture thibétaine procède horizontalement, et de gauche à droite. Quoique l'idiome des Lamas soit alphabétique, à peu près à la manière de nos langues européennes, cependant on ne se sert point de caractères mobiles. L'imprimerie stéréotype, à l'aide de planches en bois, est la seule qui soit en usage. Les livres thibétains ressemblent à un grand jeu de cartes ; les feuillets sont mobiles, et imprimés sur les deux faces. Comme ils ne sont ni cousus ni reliés, afin de les conserver, on les place entre deux planchettes en bois, qu'on serre ensuite avec des bandelettes jaunes. Les éditions des livres thibétains qui s'impriment à Kounboum sont grossières ; les caractères en sont baveux, sans délicatesse et sans netteté ; elles sont, sous tous les rapports, très-inférieures à celles qui sortent de l'imprimerie impériale de Péking. Les éditions manuscrites sont au contraire magnifiques ; elles sont enrichies de dessins de fantaisie, et les caractères sont toujours pleins d'élégance et de pureté. Les Lamas n'écrivent pas au pinceau comme les Chinois ; ils se servent de baguettes de bambou, qu'ils taillent comme des plumes : leur écritoire est une petite boîte en cuivre, assez semblable, par la forme, à une tabatière à charnière ; elle est remplie de coton imbibé d'encre. Les Lamas collent leur papier pour l'empêcher de boire : au lieu de se servir, comme les Chinois, d'une dissolution d'alun, ils aspergent le papier, d'une eau blanchie d'un dixième de lait : la méthode est simple, facile, et donne un résultat très-satisfaisant.

Sandara-le-Barbu n'appartenait à aucune des classes d'industriels que nous venons d'énumérer ; il formait à lui seul une catégorie à part. Son métier, à lui, était d'exploiter les étrangers que la dévotion ou d'autres motifs amenaient à la lamaserie. Les Tartares-Mongols étaient surtout ceux qu'il travaillait avec le plus de succès. Il se présentait à eux en qualité de cicérone, et, grâce à la souplesse de son caractère et à la séduction de son langage, il finissait toujours par devenir leur homme d'affaires. Sandara ne jouissait pas à Kounboum d'une excellente renommée. Les bons Lamas avaient peu d'estime pour lui : il y en eut même quelques-uns qui nous avertirent charitablement de ne pas trop nous fier à ses belles paroles, et de veiller avec soin sur notre bourse. Nous apprîmes que, forcé de quitter Lha-Ssa pour cause d'escroquerie, il avait parcouru pendant trois ans les provinces du Sse-Tchouan et du Kan-Sou, faisant métier de jouer la comédie et de dire la bonne aventure. Nous ne fûmes aucunement surpris d'apprendre une semblable nouvelle. Nous avions remarqué, que, lorsque Sandara se laissait aller franchement à son naturel, il prenait aussitôt toutes les allures d'un histrion.

Un soir qu'il nous parut d'une humeur plus aimable que de coutume, nous essayâmes de lui parler de ses anciennes prouesses. — Sandara, lui dîmes-nous, les Lamas désœuvrés et à paroles oiseuses, prétendent qu'à ton retour du Thibet, tu es resté trois ans en Chine. — Cette parole est vraie. Il y en a qui disent même que tu chantes merveilleusement les discours de théâtre ... Sandara sourit, puis se leva, fit claquer ses doigts en cadence, prit une pose théâtrale, et nous débita avec emphase une tirade de vers chinois. — Un Lama comédien, voilà qui est à merveille ! — Non, non, ce n'est pas cela. J'ai été d'abord Lama, puis comédien, puis enfin je suis redevenu Lama. Tenez, ajouta-t-il en s'asseyant à sa place accoutumée, puisque les gens désœuvrés racontent mes aventures, je veux moi-même vous les dire.

« .... Après être demeuré pendant dix ans à Lha-Ssa, dans la lamaserie de Séra, le mal du pays me prit ; je ne pensais qu'à revoir les Trois Vallons. Le mal devint si violent qu'il me fallut partir. J'eus pour compagnons de voyage quatre Lamas d'Amdo, qui s'en retournaient aussi dans leur pays. Au lieu de prendre la route de l'est, nous nous acheminâmes vers le sud, parce que de ce côté le désert est un peu habité. Nous allions, un bâton ferré à la main, et le dos chargé de notre petit bagage. Si, en chemin, nous rencontrions des tentes noires, nous y demandions l'hospitalité ; sinon, nous étions obligés, pour passer la nuit, de nous réfugier au fond des ravins ou à l'abri de quelque gros rocher. Vous savez que le Thibet est un pays tout couvert de grandes montagnes ; nous ne faisions donc que monter et descendre. Quoique ce fût dans l'été, il nous arrivait souvent de rencontrer de la neige. Les nuits étaient très-froides ; mais pendant le jour, nous éprouvions, au fond des vallées, une chaleur insupportable.

« .... La route se faisait gaiement. Nous étions tous cinq bien portants et toujours de belle humeur, surtout quand les bergers des tentes noires nous avaient fait l'aumône d'un chevreau ou de quelque grosse boule de beurre, Nous traversâmes un pays où nous rencontrâmes des animaux bien singuliers. Ils n'étaient pas aussi gros qu'un chat ordinaire ; ils étaient enveloppés d'une espèce de poil aussi dur que des aiguilles de fer. Aussitôt que ces animaux nous apercevaient, ils se ramassaient en peloton, de manière qu'on ne pouvait plus distinguer ni pieds ni tête. Ce n'était qu'une grosse boule, entourée de toute part de longues et dures épines. D'abord ces bêtes nous firent peur. Nous ne savions pas trop ce que cela pouvait être ; car les livres de prières n'en parlent pas. Nous voulûmes pourtant les examiner de près. Comme ces boules ne peuvent pas se toucher avec la main, nous plaçâmes un bâton horizontalement sur l'une d'elles ; puis nous pressâmes si fort aux deux extrémités, que la boule s'entrouvrit. Il en sortit une petite figure, comme celle d'un homme qui nous regardait fixement. Nous poussâmes un grand cri, et nous nous sauvâmes à toutes jambes. Cependant peu à peu nous nous accoutumâmes à ces bêtes ; bientôt même elles nous servirent d'amusement. Nous aimions à les faire rouler du haut des montagnes, en les poussant avec nos bâtons ferrés.

« .... Nous rencontrâmes aussi des vers d'une espèce bien surprenante. Un jour qu'il faisait très-chaud, nous suivions le courant d'un petit ruisseau qui serpentait dans une vallée où il y avait de grandes herbes. Vers midi, après avoir préparé et bu notre thé, nous nous endormîmes au bord de l'eau. Vous savez que, selon les prescriptions de Tsong-Kaba, les Lamas à mitre jaune ne portent pas de culotte. Or, quand nous nous réveillâmes, nous trouvâmes que des vers nombreux s'étaient attachés à nos jambes. Ces vers étaient de couleur grise, et gros comme le doigt. Nous cherchâmes à les arracher de notre chair ; mais cela nous fut impossible. Comme nous ne ressentions aucune douleur, nous attendîmes. Bientôt, ces bêtes se gonflèrent et devinrent toutes rondes ; alors, elles tombèrent d'elles-mêmes ... Oh ! allez, ce Thibet est un singulier pays. On y voit des animaux qu'on ne trouve nulle part ailleurs. Les Lamas qui n'ont pas fait ce voyage, ne veulent pas croire ce qu'on en raconte. — Ils ont tort, répondîmes-nous, ce que tu viens de dire est en tout point conforme à la vérité ; ces animaux, si curieux, ne se trouvent pas exclusivement dans le Thibet ; dans notre pays ils sont très-communs. Ceux qui sont enveloppés de dards se nomment, dans notre langue, hérissons ; les gros vers gris s'appellent sangsues. — Comment ! vous avez vu des animaux de ce genre ? — Souvent. — Ah ! tant mieux ; il y a des Lamas qui n'y croient pas, vous pourrez leur en parler.

« .... Notre route alla toujours bien jusqu'à la mauvaise montagne. Cette montagne est très-élevée, et couverte d'une grande forêt de pins et de houx ; nous nous étions reposés au bas, pendant toute une journée, dans une tente noire. Quand la nuit fut venue, deux d'entre nous dirent : Le ciel est pur, la lune est belle ; nous ferons bien de traverser la mauvaise montagne avec la fraîcheur de la nuit. Demain le temps sera chaud ; il nous serait plus pénible de grimper. — Non, dirent les autres, la nuit est pour les bêtes sauvages. Les hommes ne doivent voyager que de jour... Ainsi, nous n'étions pas d'accord. Les premiers insistèrent ; ils s'armèrent de leur bâton ferré, chargèrent le bagage sur leurs épaules, et se mirent en route. Vous le voyez, c'était une bien mauvaise chose. Quand des pèlerins se sont dit : Partons ensemble, ils ne doivent plus se séparer...

« .... Aussitôt que le ciel commença à blanchir, nous nous mimes en route. De cinq nous n'étions plus que trois. Comme nous étions sur le point d'arriver au sommet de la mauvaise montagne ; — Tsong-Kaba, m'écriai-je, voilà que je trouve un bâton ferré ! — Tiens, dit un de mes compagnons, en jetant un coup d'œil sur l'instrument que je venais de ramasser, ce bâton est celui de Lobzan ... Nous l'examinâmes avec soin, et nous le reconnûmes. Voila, dîmes-nous, ce qu'on gagne à voyager de nuit ; on laisse tomber un objet, et puis on n'y voit pas pour le retrouver. Nous continuâmes notre route. Après une petite montée très-escarpée, nous arrivâmes sur le plateau de la montagne. Tous trois ensemble nous poussâmes un cri d'épouvante ; nous avions sous les yeux un autre bâton ferré, des habits de Lama entièrement déchirés, des lambeaux de chair humaine et des ossements rompus et à demi rongés. L'herbe arrachée, et la terre remuée en plusieurs endroits, indiquaient qu'une grande lutte avait eu lieu. Nous ne doutâmes pas un instant que des animaux sauvages, des tigres ou des loups, avaient dévoré nos deux compagnons de voyage. Je demeurai un instant comme anéanti au milieu de cet horrible spectacle ; puis je me mis à pleurer comme un enfant. Nous descendîmes avec effroi le versant de la mauvaise montagne. Depuis ce moment, la route fut tous les jours triste et silencieuse. Seulement, quand nous rencontrions quelques tentes noires, nous racontions aux bergers l'affreux malheur de nos deux compagnons, et ce récit apportait un allégement à notre douleur.

« .... Trois lunes après notre départ de Lha-Ssa, nous arrivâmes à la frontière de Chine. Là nous nous séparâmes ; les deux Lamas d'Amdo remontèrent vers le nord, pour rejoindre leur pays : pour moi, je traversai la muraille de dix mille lis, et j'entrai dans la province du Sse-Tchouen. Après quelques jours, je trouvai dans une auberge une troupe de comédiens. Pendant toute la nuit, on chanta, on but du vin de riz, et on débita des paroles creuses. — Dans ce pays de Sse-Tchouen, me dit le chef de la troupe, il n'y a pas de Lamas ; que veux-tu faire de cette robe rouge et de ce chapeau jaune ? — Tu parles raison, lui répondis-je ; dans un pays de Lamas, être Lama, c'est bien : mais dans un pays de comédiens, il faut être comédien. Me voulez-vous dans la troupe ? — Bravo, bravo ! s'écria tout le monde ; te voilà des nôtres ... Et, à ces mots, chacun me fit une profonde inclination, à laquelle je répondis en tirant la langue et en me grattant l'oreille, selon la manière de saluer des Thibétains. D'abord cette affaire ne fut qu'un petit jeu ; mais ensuite, venant à réfléchir qu'il ne me restait guère plus de viatique pour continuer ma route, je pris la chose au sérieux. Nous fîmes des arrangements avec le chef de la bande, et décidément je fus comédien.

«  .... Le lendemain, j'empaquetai mon costume religieux, et j'endossai les habits du monde. Comme ma mémoire était depuis longtemps exercée par l'étude des prières, il m'en coûta peu d'apprendre les rôles des comédies ; il me suffit de quelques jours pour devenir un habile acteur. Nous donnâmes des représentations, pendant plus d'un an, dans les villes et les villages du Sse-Tchouen. Ensuite la troupe eut fantaisie de parcourir la province du Yun-Nan. Je ne voulus pas la suivre, parce que cela m'eût trop éloigné de mon pays des Trois-Vallons. Nous fîmes donc le festin de séparation, et je m'acheminai lentement vers la maison paternelle. Je fus près de deux ans en route. Partout où je passais, je m'arrêtais quelques jours pour donner de petites représentations. De comédien, je m'étais fait bateleur. Mes profits furent assez honnêtes ; car il vaut toujours mieux travailler pour son propre compte. Je fis mon entrée dans mon village, monté sur un âne magnifique que j'avais acheté à Lan-Tcheou ; en outre, j'avais douze onces d'argent dans ma bourse. Je donnai quelques représentations à mes compatriotes, qui furent émerveillés de mon habileté. Mais je dus bientôt renoncer à mon métier de bateleur.

« .... Un soir que la famille était réunie pour écouter les histoires du Thibet, ma vieille mère gardait le silence, et sa figure paraissait abîmée de tristesse ; bientôt je remarquai que de grosses larmes roulaient dans ses yeux. — Mère, lui dis-je, pourquoi pleurez-vous ? Dans mon récit il n'y a aucune parole qui puisse exciter des larmes. — Ton récit, me répondit-elle, ne fait sur moi aucune impression ni agréable ni pénible ; il frappe mes oreilles, sans pénétrer jusqu'à mon cœur. Ce qui m'attriste, ce qui m'émeut, c'est de penser que, lorsque tu partis il y a quatorze ans, pour aller visiter la terre des saints, tu étais revêtu de l'habit sacré des Lamas, et qu'aujourd'hui te voilà homme noir et bateleur ... — Ces paroles me bouleversèrent. Après un moment de silence, je me levai, et je dis avec énergie : Il est écrit dans la sainte doctrine : Il vaut mieux honorer son père et sa mère, que de servir les esprits du ciel et de la terre. Ainsi, mère, dites ce qu'il faut que je fasse, et votre fils obéira avec respect. — Rejette ces habits mondains, me dit ma mère, fais tomber cette tresse de cheveux, et rentre dans la famille des saints .... Je n'avais rien à répondre : je me prosternai donc trois fois jusqu'à terre, en signe de soumission. Quand une mère parle, il faut obéir ; la piété filiale est la base de toute bonne doctrine. En vous traduisant les dix grands préceptes de Jéhovah, j'ai remarqué que le quatrième disait : Tu honoreras ton père et ta mère.

« ... Le lendemain je repris mes habits de Lama, et quelques jours après, je me mis en route pour Kounboum, où je travaille à me sanctifier... ».

Ces dernières paroles de Sandara-le-Barbu méritaient, sans contredit, d'être accueillies par un grand éclat de rire. Cependant nous dames nous contenir, et mordre nos lèvres ; car nous avions expérimenté que, malgré son grand zèle pour sa sanctification, il n'avait pas encore obtenu de grands résultats en fait de patience et de mansuétude.

Quand nous eûmes ouï ce sommaire des aventures de Sandara, il nous fut aisé de comprendre comment il se faisait qu'en toute circonstance il témoignât une si grande prédilection pour les hommes et les choses de la Chine. Les règlements laissés par Tsong-Kaba interdisent aux Lamas l'usage de l'ail, de l'eau-de-vie et du tabac à fumer. L'ail est défendu, parce qu'il est inconvenant de se présenter devant les images de Bouddha avec une haleine puante, et capable d'empester le parfum même de l'encens ; l'eau-de-vie, parce que cette boisson funeste trouble la raison, et soulève les passions du cœur ; le tabac, parce qu'il engendre la paresse, et absorbe des moments précieux qui doivent être consacrés à l'étude des prières et de la doctrine. Malgré ces prohibitions, très-bien motivées, les Lamas, qui ont pour principe de se sanctifier à la manière de Sandara, ne se font pas faute de fumer, de s'enivrer, et d'assaisonner à l'ail cru leur farine d'orge. Mais tout cela se fait en cachette et à l'insu de la police. Dans la lamaserie de Kounboum, Sandara était le patron et l'introducteur des colporteurs chinois, qui faisaient la contrebande des denrées prohibées. Il se chargeait volontiers d'en faciliter la circulation, moyennant quelques légers bénéfices.

Quelques jours après la fête des fleurs, nous reprîmes avec courage l'étude du thibétain. Sandara venait tous les matins travailler avec nous. Nous nous occupâmes de la rédaction d'un abrégé de l'Histoire sainte, depuis la création du monde jusqu'à la prédication des apôtres. Nous donnâmes à ce travail la forme dialoguée. Les deux interlocuteurs étaient un Lama de Jéhovah et un Lama de Bouddha. Sandara s'occupait de ses fonctions en véritable mercenaire. Les dispositions qu'il avait d'abord manifestées à Tang-Keou-Eul, ses signes de croix, son penchant pour la doctrine chrétienne, tout cela n'avait été qu'une pure comédie. Les idées religieuses n'avaient plus aucune prise sur ce cœur cupide et blasé. Il avait rapporté de son long séjour parmi les Chinois, une incrédulité frondeuse, dont il aimait souvent à faire parade. A ses yeux, toute religion n'était qu'une industrie inventée par les gens d'esprit, pour l'exploitation des imbéciles. La vertu était un vain mot, et l'homme de mérite était celui qui avait assez d'adresse pour se tirer d'affaire mieux que les autres.

Malgré ces opinions sceptiques et impies, Sandara ne pouvait s'empêcher d'être plein d'admiration pour la doctrine chrétienne. Il était surtout frappé de l'enchaînement des faits historiques que nous lui faisions traduire. Il y trouvait un caractère d'authenticité, dont sont dénuées les fables accumulées dans les livres bouddhiques ; il nous le disait quelquefois, comme par surprise, car ordinairement il cherchait à soutenir en notre présence son triste rôle d'esprit fort. Quand il était avec les Lamas, il était plus à son aise : il publiait partout, qu'en fait de doctrine religieuse, nous étions capables d'en remontrer à tous les Bouddha-vivants.

Au bout de quelque temps, nous commençâmes par faire dans la lamaserie une certaine sensation : on s'entretenait beaucoup des deux Lamas de Jéhovah, et de la nouvelle doctrine qu'ils enseignaient. On disait que jamais on ne nous voyait nous prosterner devant Bouddha ; que nous récitions trois fois par jour des prières qui n'étaient pas thibétaines ; que nous avions un langage particulier que personne n'entendait, mais qu'avec les autres, nous parlions tartare, chinois, et un peu thibétain. Il n'en fallait pas tant pour piquer la curiosité du public lamaïque. Tous les jours nous avions des visiteurs, et la conversation ne roulait jamais que sur des questions religieuses. Parmi tous ces Lamas, nous n'en trouvâmes pas un seul qui fut de la trempe incrédule de Sandara-le-Barbu ; ils nous parurent tous sincèrement religieux et pleins de bonne foi ; il y en avait même plusieurs qui attachaient une grande importance à la connaissance et à l'étude de la vérité ; ils venaient souvent nous prier de les instruire de notre sainte religion.

Nous avions adopté un mode d'enseignement tout-à-fait historique, ayant soin d'en bannir tout ce qui pouvait ressentir la dispute et l'esprit de contention ; nous leur donnions un exposé simple et concis de la religion, leur laissant ensuite le soin de tirer eux-mêmes des conclusions contre le bouddhisme. Des noms propres et des dates bien précises leur faisaient beaucoup plus d'impression que les raisonnements les plus logiques ; quand ils savaient bien les noms de Jésus, de Jérusalem, de Ponce-Pilate, la date de quatre mille ans après la création du monde, et les noms des douze apôtres, ils ne doutaient plus du mystère de la Rédemption et de la prédication de l'Evangile. L'enchantement qu'ils remarquaient dans l'histoire de l'Ancien et du Nouveau Testament, était pour eux une démonstration. Du reste, jamais nous n'avons remarqué que les mystères et les miracles leur fissent la moindre difficulté.

D'après tout ce que nous avons vu dans notre long voyage, et surtout pendant notre séjour dans la lamaserie de Kounboum, nous sommes persuadés que c'est par voie d'enseignement, et non par la méthode de controverse, qu'on peut travailler efficacement à la conversion des infidèles. La polémique peut réduire un adversaire au silence, l'humilier souvent, l'irriter quelquefois, mais le convaincre, jamais. Quand Jésus-Christ envoya ses apôtres, il leur dit : Ite, docete omnes gentes ; ce qui ne veut pas dire : Allez et argumentez toutes les nations. De nos jours, deux écoles philosophiques, qui reconnaissaient pour chef, l'une Descartes et l'autre Lamennais, ont beaucoup disputé pour savoir si le paganisme est un crime ou une erreur ; il nous semble qu'on pourrait dire qu'il n'est ni l'un ni l'autre, mais simplement l'effet de l'ignorance. L'esprit d'un païen est enveloppé de ténèbres ; il suffit d'y porter la lumière pour que le jour s'y fasse, il n'a besoin ni d'une thèse selon les cartésiens, ni d'un réquisitoire selon les lamennaisiens : ce qu'il lui faut, c'est un enseignement.

Cet empressement des Lamas à venir nous visiter, surtout leurs bonnes dispositions pour le christianisme, finirent par donner de la jalousie et de l'ombrage à Sandara ; il prit un caractère intraitable ; il se bornait à nous donner sèchement et laconiquement sa leçon de thibétain, puis il se renfermait pendant le reste de la journée dans un silence plein de morgue et d'insolence. S'il nous arrivait de lui demander humblement le nom thibétain d'un objet, ou un éclaircissement sur quelque phrase des dialogues, il ne daignait pas même répondre à notre question : Dans cette extrémité, nous avions ordinairement recours à notre voisin, le jeune étudiant en médecine, qui nous obligeait toujours avec empressement et cordialité. Quoiqu'il ne fût pas très-savant en thibétain, il pouvait pourtant nous être d'une grande utilité. Son naturel, plein de simplicité et de franchise, nous permettait d'ailleurs de lui adresser une foule de questions sur certaines pratiques des Lamas. En retour de ces services, nous secondions de tout notre cœur son désir de s'instruire de la religion chrétienne. Bien différent de Sandara, il était plein de respect pour les vérités que nous lui annoncions ; mais son caractère timide et irrésolu l'empêchait de renoncer franchement au bouddhisme. Il avait la prétention d'être, tout à la fois, bon chrétien et fervent bouddhiste ; dans les prières, il invoquait tour à tour Tsong-Kaba et Jéhovah ; il poussait la simplicité jusqu'à nous inviter quelquefois à prendre part à ses pratiques religieuses.

Un jour, il nous proposa pour le lendemain une partie de dévotion en faveur des voyageurs du monde entier. — Nous ne connaissons pas cette dévotion, lui dîmes-nous ; si lu voulais nous donner quelques explications ? — Voici : on sait qu'il y a souvent des voyageurs qui se trouvent sur des chemins pénibles et difficiles ; quelquefois ces voyageurs sont de saints Lamas qui font pèlerinage : or il arrive fréquemment qu'ils ne peuvent continuer leur route, parce qu'ils sont épuisés de fatigue ; dans ce cas, nous allons à leur secours en leur envoyant des chevaux. — Oh! nous écriâmes-nous, cette pratique est bien belle, elle est très-conforme aux principes de la charité chrétienne ; mais considère que nous autres pauvres voyageurs, nous ne sommes pas actuellement en position de prendre part à cette belle œuvre ; tu sais que nous ne possédons qu'un cheval et un petit mulet, que nous devons faire reposer, afin de nous en servir pour notre voyage du Thibet. —Tsong-Kaba ! s'écria le bègue, puis il frappa ses mains l'une contre l'autre, en signe de jubilation, et s'abandonna à un rire inextinguible. — Qu'as-tu donc à rire ? Ce que nous te disons, c'est la vérité, nous n'avons qu'un cheval et un petit mulet ... — Quand le débordement de son hilarité fut un peu passé : — Ce n'est pas cela, nous dit-il, vous n'avez pas compris notre pratique de dévotion. Ce que nous envoyons aux voyageurs, ce sont des chevaux en papier .... Et en disant ces mots, il courut dans sa cellule .... C'eût été le cas de rire à notre tour, en apprenant que la charité des bouddhistes consistait à donner aux voyageurs des chevaux en papier. Mais nous conservâmes notre gravité ; car nous avions pris pour règle, de ne tourner jamais en ridicule les pratiques des Lamas. Un instant après, le bègue reparut, tenant dans ses mains quelques morceaux de papier, sur chacun desquels était imprimée l'image d'un cheval sellé, bridé, et allant ventre à terre. — Voilà, nous dit le bègue, les chevaux que nous envoyons aux voyageurs. Demain, nous monterons sur une haute montagne, à trente lis de la lamaserie ; nous passerons la journée à réciter des prières et à expédier des chevaux. — Quel moyen employez-vous pour les envoyer aux voyageurs ? — Un moyen fort simple. Après certaines formules de prières, nous prenons un paquet de chevaux que nous lançons en l'air ; le vent les emporte ; par la puissance de Bouddha, ils sont changés en véritable chevaux, et se présentent aux voyageurs ... Nous dîmes sincèrement à notre cher voisin ce que nous pensions de cette pratique, et nous lui exposâmes les motifs qui nous empêchaient d'y prendre part. Il parut goûter fort tout ce que nous lui dîmes ; mais cela ne l'empêcha pas de passer une grande partie de la nuit à fabriquer, par voie d'impression, une quantité prodigieuse de chevaux.

Le lendemain, avant que le jour parût, il se mit en route, avec quelques confrères, pleins de dévouement comme lui pour les pauvres voyageurs. Ils partirent chargés d'une tente, d'une marmite et de quelques provisions de bouche. Pendant toute la matinée, il fit un vent épouvantable, qui ne se calma que vers le milieu du jour ; le ciel devint alors ombre et pesant, et la neige se mit à tomber par gros flocons. Nous attendions avec impatience le retour du bègue. Le pauvre malheureux nous revint sur le soir, tout transi de froid et brisé de fatigue. Nous l'invitâmes à se reposer un instant dans notre cellule ; nous lui servîmes du thé au lait et quelques pains frits au beurre. — La journée a été terrible, nous dit-il. — Oui, le vent a soufflé de ce côté-ci avec assez de violence. — Je crois pourtant que ce n'était rien, en comparaison de ce que nous avons ressenti sur le sommet de la montagne ; la tente, la marmite, tout a été emporté dans un tourbillon ; nous avons été obligés de nous coucher à plat ventre pour n'être pas nous-mêmes enlevés. — C'est bien fâcheux que vous ayez perdu votre tente et votre marmite. — C'est vrai, c'est un malheur. Cependant il faut avouer que le temps était très-favorable pour envoyer des chevaux aux voyageurs. Quand nous avons vu qu'il allait tomber de la neige, nous les avons fait partir en masse, et le vent les a emportés vers les quatre parties du monde. Si nous avions attendu plus tard, la neige les aurait mouillés, et ils seraient restés collés sur les flancs de la montagne. — Au bout du compte cet excellent jeune homme n'était pas si mécontent de sa journée.

Le vingt-cinq de chaque lune est le jour consacré pour l'envoi des chevaux aux pauvres voyageurs. Celte pratique n'est pas générale ; elle est laissée à la dévotion et au dévouement de chacun. Le vingt-huitième jour est désigné pour un autre genre d'exercice religieux, auquel tous les Lamas doivent prendre part. Dans la journée du vingt-sept, le bègue nous en prévint, en nous disant : La nuit prochaine, nous vous empêcherons peut-être de dormir ; nous devons vaquer aux prières nocturnes. — Nous ne fîmes pas grande attention à cet avis. Nous pensâmes que, pendant la nuit, les Lamas réciteraient des prières dans leurs cellules, comme il leur arrivait assez fréquemment. Nous nous couchâmes donc à notre heure ordinaire, et nous nous endormîmes profondément, selon notre bonne habitude.

Conformément à la prophétie du bègue, notre sommeil ne demeura pas longtemps paisible. D'abord, il nous sembla rêver que nous entendions, au haut des airs, comme le concert d'une grande multitude. Ces voix confuses et indéterminées nous parurent devenir insensiblement fortes et distinctes. Nous nous réveillâmes, et nous entendîmes en effet le chant des prières lamaïques. Dans un clin d'œil, nous fûmes habillés, et nous nous rendîmes dans la cour de la maison. Elle était éclairée par un pâle reflet d'une lumière qui semblait venir d'en haut. Nous vîmes le vieux Akayé accroupi dans un coin, et occupé à dégrainer son chapelet. — Akayé, lui dîmes-nous, qu'est-ce que c'est donc que ce bruit étrange ? — Ce sont les prières nocturnes. Si vous voulez voir, montez sur la terrasse de la maison .... Une échelle était tout à propos appliquée contre le mur ; nous en montâmes rapidement les degrés, et nous fûmes bientôt témoins d'un singulier spectacle. Les terrasses de toutes les maisons étaient illuminées par des lanternes rouges suspendues à de longues perches. Tous les Lamas, revêtus de leur manteau de cérémonie et coiffés de la mitre jaune, étaient assis sur les plates-formes de leurs habitations, et chantaient des prières d'une voix lente et moyenne. Sur le haut de notre maison, nous trouvâmes le bègue, le Kitat-Lama et son chabi, entièrement absorbés dans leur cérémonie. Nous n'eûmes garde de les déranger, et nous nous contentâmes de regarder et écouter. Ces innombrables lanternes, avec leur lueur rougeâtre et fantastique, les édifices de la lamaserie vaguement éclairés par les reflets d'une lumière tremblante, ces quatre mille voix qui faisaient monter dans les airs un concert immense, auquel venait se joindre, de temps à autre, le bruit des trompettes et des conques marines, tout cela avait un aspect grandiose, et jetait l'âme dans une vague épouvante.

Après avoir considéré un instant ce spectacle étrange, nous descendîmes dans la cour, et nous trouvâmes le vieux Akayé toujours à la même place. — Hé bien, nous dit-il, avez-vous vu la cérémonie des prières nocturnes ? — Oui ; mais nous n'en comprenons pas le but. Serait-ce te déranger que de te demander quelques courtes explications ? — Nullement ; ces prières ont été établies pour chasser les démons. Autrefois ce pays en était désolé. Ils causaient des maladies aux bestiaux et corrompaient le lait des vaches ; ils troublaient souvent les cellules des Lamas, ils portaient leur audace jusqu'à pénétrer dans le chœur, aux heures des prières générales, et leur présence s'annonçait par la confusion et la discordance qui régnaient dans la psalmodie. Pendant la nuit, ils se réunissaient par grandes troupes, au fond du ravin, et effrayaient tout le monde par des cris et des gémissements si étranges, que les hommes ne savent pas les imiter. Un Lama, plein de science et de sainteté, inventa les prières nocturnes, et, depuis qu'on les récite, les démons ont presque entièrement disparu de ces contrées. Il en vient encore de temps en temps ; mais ils ne font pas de mal comme autrefois. — Àkayé, lui dîmes-nous, est-ce que par hasard tu aurais vu quelquefois des démons ? — Oh ! non, jamais ; et je suis sûr que vous autres non plus, vous n'en avez jamais vu. — Pourquoi dis-tu cela ? — C'est que les démons n'apparaissent qu'aux mauvais Lamas ; les bons ne peuvent pas les voir ... — En ce moment, les chants des Lamas, qui priaient sur les plates-formes, s'arrêtèrent ; et tout à coup les trompettes, les cloches, les tambours et les conques marines retentirent à trois reprises différentes. Ensuite les Lamas poussèrent tous ensemble des cris affreux, semblables à des hurlements de bêtes féroces ... La cérémonie était terminée. Les lanternes s'éteignirent, et tout rentra dans le silence. Nous souhaitâmes une bonne nuit au vieux Akayé, et nous allâmes reprendre notre sommeil.

Il y avait déjà plus de trois mois que nous résidions à Kounboum, jouissant de la sympathie des religieux bouddhistes et de la bienveillance de l'autorité. Mais depuis longtemps, nous étions en opposition flagrante avec une grande règle de la lamaserie. Les étrangers qui ne font que passer à Kounboum, ou qui doivent seulement y faire un court séjour, ont la faculté de s'habiller à leur gré. Ceux au contraire qui sont attachés à la lamaserie, et ceux qui doivent y résider pendant un long espace de temps, sont obligés de revêtir les habits sacrés des Lamas, c'est-à-dire la robe rouge, la petite dalmatique sans manches et laissant les bras à découvert, l'écharpe rouge, et la mitre jaune. On est très-sévère sur cette règle d'uniformité. Le grand Lama, chargé de veiller au maintien de la discipline, nous envoya donc, un beau jour, une espèce d'huissier, pour nous inviter officiellement à la stricte observance des statuts. Nous fîmes répondre au supérieur de la discipline, que n'étant pas de la religion de Bouddha, nous ne pouvions adopter les habits sacrés des Lamas, sans faire injure à nos saintes croyances ; que cependant, comme nous ne voulions pas occasionner le moindre désordre dans la lamaserie, nous étions tout disposés à la quitter, si l'on ne pouvait pas nous accorder une dispense au sujet du costume.

Plusieurs jours s'écoulèrent sans qu'on donnât suite à cette malencontreuse affaire. Dans cet intervalle, Samdadchiemba arriva avec les trois chameaux, qu'il avait jusque-là fait paître dans une vallée du Koukou-Noor. En cas de déménagement, son retour ne pouvait être plus à propos. Le gouvernement lamaïque nous envoya de nouveau son parlementaire. Il nous dit que le règlement de la lamaserie était inflexible, et qu'on était peiné que notre sublime et sainte religion ne nous permit pas de nous y conformer. Il ajouta qu'on verrait avec plaisir que nous restassions dans le voisinage de la lamaserie, et qu'en conséquence, on nous invitait à aller nous fixer à Tchogortan, où nous pourrions garder le costume qui nous conviendrait.

Nous avions beaucoup entendu parler de la petite lamaserie de Tchogortan, qui est comme la maison de campagne de la faculté de médecine. Elle est éloignée de Kounboum tout au plus d'une demi-heure de chemin. Les grands Lamas et les étudiants de la section médicale, s'y rendent tous les ans vers la fin de l'été, et y passent ordinairement quinze jours, occupés à recueillir les plantes médicinales sur les montagnes environnantes. Pendant le reste de l'année, la plupart des maisons sont désertes ; on y rencontre seulement quelques Lamas contemplatifs, qui ont creusé leur cellule dans les rochers les plus escarpés de la montagne.

La proposition du parlementaire ne pouvait mieux nous convenir, car la belle saison allait commencer. L'hiver à la ville, le printemps à la campagne, cela nous parut admirable. Pendant le séjour de trois mois que nous avions fait à Kounboum, nous nous étions passablement stylés aux convenances lamaïques. Nous achetâmes donc un khata et un petit plat de raisins secs, pour aller rendre une visite au Lama administrateur de Tchogortan. Il nous reçut avec affabilité, et nous promit de donner immédiatement ses ordres pour nous faire préparer une habitation convenable. Après avoir servi un splendide festin d'adieux au vieux Akayé, au Kitat-Lama et au bègue, nous chargeâmes notre bagage sur les chameaux, et nous nous acheminâmes gaiement vers la petite lamaserie.


  1. (1) Oui, en thibétain, veut dire, centre, milieu. C'est le nom qu'on donne à la province qui occupe en effet le centre du Thibet, et dont la capitale est Lha-Ssa.