Souvenirs d’une actrice/Tome 1/04

La bibliothèque libre.
Dumont (Tome 1p. 43-49).

IV

Souvenirs d’enfance. — Mon départ de Metz. — La belle et la bête. — Mon arrivée à Paris. — Fêtes données à madame Saint-Huberty. — Molé. — Les calembourgs de M. de Bièvre. — J’assiste pour la première fois au spectacle.


Je reprends maintenant mes souvenirs à mes impressions d’enfance. J’avais à peine onze ans, lorsque madame Saint-Huberty vint à Metz pour y voir sa tante, madame Clavel, et réclamer quelques papiers de famille. Elle me fit chanter. Comme j’avais une voix extraordinaire pour mon âge, elle me prit dans une si grande amitié qu’elle voulut m’emmener à Paris, disant à sa tante qu’elle ferait de moi une bonne musicienne et me mettrait entre les mains de nos grands maîtres. Elle partit, et dès ce moment je ne rêvai que musique ; je solfiais toute la journée, ce qui auparavant m’avait beaucoup ennuyée, mais madame Saint-Huberty m’avait dit : « C’est nécessaire ! » Et cela avait suffi pour me donner de l’émulation. Je n’osai dire à mes grands parents combien je désirais voir arriver le temps où l’on m’enverrait à Paris, car c’eût été témoigner le désir de les quitter ; mais lorsqu’ils s’y décidèrent, quelques années plus tard, je me reproche encore la joie que j’en éprouvai ; ils étaient si bons que cela était une horrible ingratitude à moi ! C’était en 1788, j’avais quatorze ans, une famille bien placée dans le monde, mes parents étaient des artistes distingués qui vivaient dans l’aisance ; je pouvais donc me reposer sur ces avantages. Mais hélas ! le cœur est ainsi fait ! Dans la jeunesse l’attrait de la nouveauté est si puissant sur nous ! il nous fait oublier le passé et ne rêver que l’avenir. Je partais comme le pigeon voyageur, sans prévoir la destinée qui m’attendait.

Je n’étais jamais sortie de Metz, c’était le monde pour moi ! Le couvent où j’avais passé plusieurs années, ma famille, la campagne de mon grand-père, la maison du comte Darros et quelques bals d’hiver, je ne pensais pas qu’il y eût rien de plus sur la terre ! Que l’on juge de mon inexpérience et de mon étonnement à chaque chose nouvelle qui s’offrait à moi ; je n’avais guère lu en fait de voyages que Robinson Crusoë, et en fait de romans (car on ne me permettait pas d’en lire) que celui de Marianne de Marivaux. J’avais bien entendu parler de voitures publiques, mais sans y faire attention ; aussi n’en avais-je nulle idée. Il y a un âge où le monde passe devant nous sans que nous le regardions.

J’étais montée en diligence à dix heures du soir, au mois de décembre, après avoir pleuré toute la journée et j’en avais encore les yeux et le cœur gros. Une personne âgée m’accompagnait et devait me remettre entre les mains de madame de Nanteuil, femme de l’administrateur des diligences. Lorsque le jour commença à paraître, j’examinai les personnes qui m’entouraient ; la vieille dame était à côté de moi dans le fond, des messieurs dormaient vis-à-vis, et au coin, en face de moi, quelque chose que je voyais, me parut une bête sauvage, car je n’apercevais que du poil de la tête aux pieds. Je m’étonnais, à part moi, qu’on emballât de tels animaux dans une voiture publique, lorsque je lui vis relever une espèce de figure qui m’effraya beaucoup. Je reculai comme s’il m’eût été possible d’enfoncer la voiture, et ma physionomie devait avoir une singulière expression, car un jeune officier qui était de l’autre côté se mit à éclater de rire. Tout le monde s’éveilla et j’appris que l’objet de ma frayeur était un juif polonais, dont le witchoura retourné du côté du poil, le long bonnet fourré et la barbe tombant sur sa poitrine, étaient assez capables de le faire prendre pour une bête féroce : aussi le nom lui en resta-t-il tout le temps du voyage. On nous appela la Belle et la Bête. Il ne se doutait nullement des quolibets qu’on lui adressait, car il n’entendait pas le français, et le camarade qui lui servait d’interprète ne s’occupa guère, je crois, de les lui traduire.

Voilà donc ma première entrée dans ce monde nouveau pour moi, M. et madame de Nanteuil me reçurent au sortir de la voiture et me gardèrent quelques jours en attendant le retour de madame Saint-Huberty.

J’avais une lettre de mon grand-père pour madame Molé[1]. Je fus parfaitement reçue, mais on m’avait enjoint de n’y aller qu’accompagnée et de n’accepter aucune invitation avant l’arrivée de madame Saint-Huberty qui était en représentation à Marseille[2]. Mon grand-père craignait les séductions de M. Molé qui avait une grande réputation de roué, comme cela se disait alors. Aussi, lorsqu’il lui arriva de retarder la première représentation du Séducteur de M. de Bièvre, par le motif qu’un rhume l’empêchait de parler :

« Eh bien ! lui dit l’auteur (fameux par ses calembours), vous jouerez le Séducteur enroué. »

Mais, le jour de la représentation, Molé se trouvant tout-à-fait hors d’état de paraître le soir, son médecin lui ordonna de garder le lit. Lorsque M. de Bièvre apprit ce nouveau contre-temps, il s’écria : Ah ! quelle fatalité !

En attendant madame Saint-Huberty, qui devait arriver d’un jour à l’autre, on me fit voir plusieurs spectacles. Celui qui m’étonna le moins (on ne s’en douterait guère), ce fut le Théâtre-Français et cependant la pièce que j’y vis jouer était le Bourgeois gentilhomme, par Préville, Dugazon, madame Belcour et tous les premiers sujets : cela fait peu d’honneur à la précocité de mon goût. Mais j’avais vu cette pièce dans ma ville de Metz et j’étais encore sous le charme du plaisir que j’en avais éprouvé, tant il est vrai que les impressions d’enfance ont de la peine à nous quitter. Puis, je n’étais pas encore dans l’âge où l’on peut apprécier de semblables talents ; plus tard j’ai bien changé d’opinion.

Le théâtre qui fut pour moi une véritable féerie, c’est l’Opéra. Je crus y voir réaliser tout ce que j’avais lu dans les Mille et une Nuits. Je n’aperçus plus rien de ce qui se passait autour de moi, et mon étonnement, mon admiration donnèrent la comédie à tous mes voisins, qui s’amusaient beaucoup de mon inaltérable attention et des questions que j’adressais dans l’entr’acte aux personnes qui m’accompagnaient. On jouait Iphigénie en Aulide et le ballet de Mirza.

  1. Femme de Molé du Théâtre-Français.
  2. Il a été parlé dans divers ouvrages de la fête qui fut donnée à madame Saint-Huberty à Marseille. Voici ce qu’on lit dans la correspondance de Grimm. « Les dames les plus distinguées de la ville formaient son cortège et montèrent avec elle sur une gondole portant le pavillon de Marseille, qui était entourée de deux cents chaloupes chargées de personnes de toutes les classes. Le peuple, accouru en foule, dansait sur le port ; il y eut des joutes où elle couronna le vainqueur, qui lui fit hommage de sa couronne ; à sa sortie de la gondole, elle fut saluée par une salve d’artillerie, enfin ce fut véritablement la fête de la Reine des Arts. »