Souvenirs d’une actrice/Tome 1/20

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Dumont (Tome 1p. 277-290).

XX

Fête donnée par Talma à Dumouriez, après les conquêtes de la Belgique. — Entrée de Marat ; ses paroles adressées à Dumouriez. — Plaisanterie de Dugazon. — Comment l’on écrit l’histoire. — Le siège de Lille.


J’ai retrouvé le récit de la fête donnée par Talma, le 16 octobre 1792, dans une lettre que j’écrivais le lendemain à madame Lemoine-Dubarry.


À madame Lemoine-Dubarry, à Toulouse.

« Je ne sais comment vous raconter la scène la plus bizarre et la plus effrayante qui se soit encore vue, je crois. Pour fêter le général Dumouriez après ses conquêtes de la Belgique, Julie Talma et son mari avaient réuni tous leurs amis dans leur jolie maison de la rue Chantereine. Vergniaud, Brissot, Boyer-Ducos, Boyer-Fonfrède, Millin, le général Santerre, J.-M. Chénier, Dugazon, madame Vestris, mesdemoiselles Desgarcins et Candeille, Allard, Souque, Riouffe, Coupigny, nous et plusieurs autres faisaient partie de cette réunion. Mademoiselle Candeille était au piano, lorsqu’un bruit confus annonça l’entrée de Marat, accompagné de Dubuisson, Pereyra[1] et Proly, membres du comité de sûreté générale. C’est la première fois de ma vie que j’ai vu Marat, et j’espère que ce sera la dernière. Mais, si j’étais peintre, je pourrais faire son portrait, tant sa figure m’a frappée. Il était en carmagnole, un mouchoir de Madras rouge et sale autour de la tête, celui avec lequel il couchait probablement depuis fort long-temps. Des cheveux gras s’en échappaient par mèches, et son cou était entouré d’un mouchoir à peine attaché. Je n’ai pas oublié un mot de son discours, le voici :

« — Citoyen, une députation des Amis de la Liberté s’est rendue au bureau de la guerre, pour y communiquer les dépêches qui te concernent. On s’est présenté chez toi ; on ne t’a trouvé nulle part. Nous ne devions pas nous attendre à te rencontrer dans une semblable maison, au milieu d’un ramas de concubines et de contre-révolutionnaires[2]. »

Talma s’est avancé et lui a dit :

« — Citoyen Marat, de quel droit viens-tu chez moi insulter nos femmes et nos sœurs ?

« — Ne puis-je, ajouta Dumouriez, me reposer des fatigues de la guerre, au milieu des arts et de mes amis, sans les entendre outrager par des épithètes indécentes ?

« — Cette maison est un foyer de contre-révolution. »

« Et il sortit en proférant les plus effrayantes menaces.

« Tout le monde resta consterné, car on ne doutait pas qu’une dénonciation ne s’ensuivît. Quelqu’un voulut plaisanter, mais il riait du bout des lèvres. Dugazon, qui ne perd jamais sa folle gaîté, prit une cassolette remplie de parfums pour purifier les endroits où Marat avait passé. Cette plaisanterie ramena un peu de gaîté, mais notre soirée fut perdue. Nous avons chanté des romances de Garat ; mademoiselle Candeille a touché du piano admirablement, comme à son ordinaire, et le gros Lefèvre a joué de la flûte.

« Le lendemain, on criait dans tout Paris : Grande conspiration découverte par le citoyen Marat, l’ami du peuple. Grand rassemblement de Girondins et de Contre-révolutionnaires chez Talma.

« Jusqu’à présent, personne n’a encore été arrêté, mais quelle perspective pour ceux qui faisaient partie de cette réunion, et pour le maître de la maison.

« Adieu.

« L. F. »

Je fus bien surprise en lisant, il y a quelques années, dans un ouvrage intitulé les Girondins, les phrases suivantes sur cette soirée :

« On donnait un bal chez mademoiselle Candeille, de qui Talma avait emprunté la maison pour y fêter le retour du général Dumouriez. Les femmes y étaient costumées à la grecque, et dans une nudité complète. Talma animait cette fête, dans laquelle se rencontraient madame Roland, mademoiselle Monvel et beaucoup d’autres. »

Alors suit un dialogue fort bizarre, dans lequel Talma dit : « Allons, mesdemoiselles, on vous attend pour danser. »

Si l’on eût mieux connu les faits, on n’aurait pu ignorer que Julie Talma possédait encore sa jolie maison de la rue Chantereine, dont elle faisait trop bien les honneurs pour que son mari eût besoin de s’adresser à mademoiselle Candeille, qui, d’ailleurs, n’avait pas de maison, et qui, seulement, était au nombre des invités.

On devait faire de la musique, et tous les artistes se firent un plaisir d’être agréables à Julie dans cette soirée. Les dames n’y étaient pas en costume romain ni grec, attendu que nous étions en 1792, et que ces modes ne furent adoptées qu’au temps du Directoire, et au commencement du Consulat, en 1797, par mesdames Tallien, Beauharnais, Regnault de Saint-Jean-d’Angély et autres femmes élégantes qui donnaient alors le ton. L’immodestie de ce costume ne se fit donc pas remarquer dans cette réunion. Il n’y eut point de bal, et madame Roland ne s’y trouvait pas. Talma ne put donc dire : « Venez, mesdemoiselles, on vous attend pour danser. » Mademoiselle Monvel avait alors quatre ans, et madame Roland m’a toujours paru peu disposée à la danse. D’ailleurs madame Roland venait rarement chez Talma, et je ne l’y ai même vue qu’une seule fois.

Les paroles adressées par Marat à Dumouriez furent imprimées le lendemain dans l’Ami du peuple, mais le citoyen Marat se garda bien de publier la réponse de Talma et celle de Dumouriez.

Le jour des funérailles de Marat, on arrêta Dugazon et il passa la journée au corps-de-garde du Palais-Royal. On le remit le soir même en liberté. Lorsqu’il s’informa du sujet pour lequel on l’avait arrêté, on lui dit qu’il n’était pas digne d’assister à l’apothéose de ce grand homme.

J’ai été témoin oculaire de tous les faits que je raconte, et je défie qu’on puisse les démentir. Je puis avoir mal jugé, mais les lettres que j’écrivais étaient le récit fidèle de ce qui s’était passé sous mes yeux. Ne voulant pas répéter ce que d’autres ont déjà dit, beaucoup mieux sans doute, j’ai parcouru toutes les anecdotes contemporaines, non celles de l’Empire (qui ne les connaît, bon Dieu !) : on les a commentées de toutes les façons. La plupart des témoins et des acteurs existent encore, et les faits sont trop récens pour qu’on puisse se tromper, à moins qu’on ne le veuille absolument. Mais, lorsqu’on remonte aux temps de la République, du Directoire, même du Consulat, tous ces noms doivent être bien surpris de se trouver ensemble. On réunit des gens qui ne se sont jamais connus, et on est étonné de trouver dans cette galerie de tableaux, que l’on fait dater de 1792, des femmes qui n’existaient déjà plus, et d’autres qui n’existaient pas encore. Mesdemoiselles Luzy, Arnould, Guimard, étaient déjà des douairières ; mademoiselle Olivier était morte. Enfin, on se contente des faits matériels, tout le reste est d’invention, ou bien pris au hasard dans ce qu’on a entendu raconter, comme on raconte les choses que l’on n’a pas vues. On fait un joli roman qui a d’autant plus d’intérêt, que ce sont des gens d’esprit qui l’écrivent.

La plupart des détails dont je parle se retrouvent dans des ouvrages sérieux, et ce serait le cas de dire : « Voilà comme on écrit l’histoire ! » si les faits politiques et militaires ne se recueillaient dans les pièces authentiques et dans le Moniteur.

Mais, par le temps qui court, bien heureuses sont celles qui, par le nom, la fortune ou la beauté n’ont pas été assez célèbres pour qu’on s’en souvienne, car ce n’est pas toujours avec indulgence ni même avec vérité qu’on les reproduit sur la scène du monde.

J’étais encore sous l’impression des tristes événements qui venaient de s’accomplir, lorsque je partis pour Lille où je devais donner des concerts. Des émotions nouvelles m’attendaient. J’en adressai le récit à madame Lemoine.


À madame Lemoine-Dubarry, à Toulouse.
Lille,… octobre, 1792.

« Chère madame Lemoine,

« Lorsque vous recevez une lettre de moi, vous devez dire : Allons, elle s’est encore trouvée dans un nouvel événement. Mais pourquoi ne reste-t-elle pas tranquille à Paris ?… Tranquille ! cela vous est bien aisé à dire. Que l’on voyage ou que l’on reste chez soi, ne doit-on pas toujours s’attendre à voir des choses qui sortent de l’ordre habituel ? Il faut convenir que nos pères ont été bien heureux de n’en avoir pas vu de semblables de leur temps ! Les chanteurs ne sont-ils pas devenus des peuples nomades ? Enfin, pour en finir de mes doléances, je vous dirai donc que j’arrive du siège de Lille, car mon génie malfaisant me conduit toujours où il y a des dangers à courir. Cependant j’étais déjà depuis quelque temps à Lille, lorsque ce siége nous est arrivé tout d’un coup, et c’est bien le cas de dire, comme une bombe, car il me semble qu’on ne s’y attendait pas le moins du monde ; cependant on s’y est bientôt accoutumé. Dans le premier moment, les boulets rouges nous ont un peu surpris, mais ensuite on les prenait sur une poêle à frire ou sur toute autre machine en tôle, après qu’ils avaient un peu tourbillonné ; c’est de cette manière qu’on les empêchait d’éclater. Vous voyez que voilà une nouvelle découverte dont je ne me doutais pas ; faites-en votre profit, s’il vous arrive jamais, ce dont Dieu veuille bien vous garder, de vous trouver au milieu d’un siège. Je vous prie de croire que ce n’était pas moi qui les prenais ainsi ; je n’en ai été que le témoin oculaire.

« On commençait cependant à se lasser un peu de cette manière de vivre, et l’on murmurait tout bas ; mais le général Menou a fait proclamer que le premier qui parlerait de se rendre serait pendu. Après cet avis amical, personne n’a osé dire sa façon de penser. Il faut pourtant que je vous raconte cela un peu plus en détail, car lorsque le danger est passé la gaîté revient. Comme je vous l’ai dit, l’on ne s’attendait à rien, lorsque tout à coup nous apprenons que l’armée des Autrichiens s’avance par la route de Tournay. Aussitôt on s’enquiert pour avoir chevaux, voitures, chariots, afin de pouvoir quitter la ville, où les femmes, les enfants, les vieillards devenaient des bouches inutiles et ne faisaient qu’augmenter le danger. Mais ces hommes qui spéculent toujours, pour s’enrichir, sur les malheurs publics, mirent un prix tellement élevé aux moyens de transport, qu’il fut impossible à beaucoup d’habitans de céder à des prétentions aussi exagérées. Ceux qui avaient des bijoux, de l’argenterie, voulurent les vendre pour se procurer de l’argent ; mais les objets qu’on aurait achetés à un prix passable quelques jours auparavant, étaient dépréciés, et l’on offrait à peine un quart de leur valeur ; enfin nous apprenons que l’armée approche et que l’on va commencer l’assaut : jugez de notre effroi. On nous fait espérer cependant que l’on pourra sortir par la porte opposée, mais nous n’en avons pas le temps. Les premiers boulets lancés, le peuple se réunit en tumulte sur les places. Les familles se sauvent dans les caves sans avoir pu se munir des choses les plus nécessaires ; quelques personnes arrivent avec des vivres et des vêtements qu’ils ont emportés à la hâte. C’est là que j’ai vu la véritable égalité dont on nous parle si souvent ; le malheur réunit tout, rapproche les distances. Pauvre et riche s’entr’aidaient, car chacun courait les mêmes dangers, et l’on se donnait les uns aux autres les choses dont on manquait. Si l’on apportait un blessé, c’était à qui s’empresserait de le secourir ; on déchirait son linge pour étancher son sang, pour faire de la charpie. Si quelqu’un disait : « Je n’ai pas telle chose. — La voici, » répondait aussitôt un autre. Les habitants d’un hôtel qui était en feu recevaient l’hospitalité d’une pauvre famille ; des enfants, des vieillards étaient abrités dans une maison somptueuse où ils n’auraient peut-être pas osé espérer un secours quelques semaines auparavant. Pourquoi le monde n’est-il pas toujours ainsi ?

« Un jour que l’on se croyait plus tranquille, le bombardement sembla vouloir redoubler. L’on ne pouvait imaginer à qui l’on devait cette nouvelle calamité lorsqu’on espérait que le siège était près de finir. Nous sûmes quelques jours après que l’archiduchesse d’Autriche était venue déjeuner au quartier-général, et que cela avait ranimé le courage des troupes. On appela cette journée le déjeuner de l’archiduchesse !

« Comment une femme ne pensa-t-elle pas que des vieillards, et des mères de famille pouvaient succomber dans cette affreuse matinée ? Mais la courageuse résistance de nos soldats et la fermeté du général Menou les forcèrent à lever le siège.

« Milady Montaigue me presse de venir passer quelque temps avec elle pour me reposer de toutes ces émotions. Son mari nous cherche une habitation dans les environs de Boulogne-sur-Mer, dans un endroit écarté et tranquille, s’il en est par le temps qui court. Pensez un peu à vos amis, et écrivez-leur plus souvent.

« L. F. »
  1. Juif portugais.
  2. Ce discours se trouve textuellement dans le journal de Marat, mais il n’y a ni la réponse de Talma ni celle de Dumouriez. Ces deux réponses manquent également dans l’Histoire de la Révolution, par M. Thiers.