Souvenirs de Brienne

La bibliothèque libre.

SOUVENIRS DE BRIENNE

— 1780-1784 —


Dans une boîte de bouquiniste des quais, j’ai fait l’achat, ces temps derniers, d’un cahier de quelques pages jaunies et d’un aspect fort misérable, dont la couverture ne porte que ce simple titre : Souvenirs. « On y parle de Napoléon », m’avait dit le marchand. Il ne se trompait pas, et ma surprise fut grande de découvrir que l’auteur de ces souvenirs, dont malheureusement il ne restait que quelques fragments, avait été, pendant plusieurs années, camarade de Bonaparte à l’école de Brienne et à l’École militaire de Paris.

Une particularité significative me révéla son nom. « Le chevalier de Reynaud, écrit-il, me choisit avec quatre autres élèves pour entrer à l’École militaire de Paris, Bonaparte, Montarby, Comminges, Laugier. » Il suffisait de s’en référer au livre de M. Chuquet, la Jeunesse de Napoléon, pour connaitre le nom du cinquième élève désigné pour l’École militaire. Il s’appelait Henri-Alexandre-Léopold de Castres de Vaux. Nul doute n’était possible, car la date de sa naissance, rappelée dans ses souvenirs, et nombre de détails adonnés sur sa vie concordaient avec les renseignements recueillis par M. Chuquet.

Il semble que les Souvenirs de de Castres soient le seul document manuscrit qui évoque les souvenirs du séjour de Bonaparte à Brienne[1]. Et c’est ce qui en fait la grande valeur.

« Il a été écrit tant de sottises et de mensonges sur les premières années de cet homme extraordinaire, a dit justement M. de Castres, que je crois devoir dire ici ce que j’en sais. »

M. Chuquet a loué le caractère loyal et droit de l’auteur des Souvenirs. Jamais de Castres ne voulut rappeler à l’empereur les souvenirs du passé. En 1805, Suchet lui proposa de le présenter à Napoléon : « Vous êtes l’ancien condisciple de l’empereur, lui disait-il, demandez-lui le grade de capitaine et vous serez mon aide de camp. » Il refusa.

De Castres était pauvre, car Jung se trompe quand il montre Bonaparte à Brienne subissant péniblement le contraste de sa situation médiocre avec l’opulence de fils de familles tels que de Castres. À l’exemple de tant de gentilshommes, il émigra aux premiers jours de la Révolution. Obéissait-il à une nécessité ? Il est permis de le croire, en lisant cette mélancolique réflexion qui termine ses Souvenirs : « Malheureux le militaire qui, étant sans fortune, est obligé de calculer avec son estomac pour se décider sur le parti qu’il doit prendre dans les dissensions civiles et qui se trouve forcé de combattre contre son opinion et ses principes. » Pendant de longues années, de 1792 à 1802, il dut mener une vie errante, d’abord à l’armée du duc de Bourbon, ensuite dans les troupes autrichiennes, enfin à l’armée de Condé.

De Castres revint en France après le licenciement de cette armée. Ne pouvant plus servir la royauté, il voulut servir la France. Il dut se contenter d’un emploi modeste au ministère de la guerre, où il fut attaché comme dessinateur ; mais l’ancien officier du génie ne tarda pas à se faire remarquer ; en 1811, il était colonel et aide de camp du maréchal Davout. Ses campagnes furent nombreuses, et l’ancien officier de l’armée de Condé retourna par deux fois à Vienne avec Napoléon. À la chute de l’empire, il se trouvait à Hambourg avec Davout. La Restauration le mit en non-activité ; mais, deux ans plus tard, il était employé à la démarcation des frontières du Nord. Nommé maréchal de camp en 1823, il mourut à Rennes le 12 octobre 1832.

Il écrivit ses Souvenirs au lendemain de la chute de l’empire, comme le précise la date de 1815, rattachée à un événement de famille qu’il rapporte, et les revit en 1820, comme en témoigne une note, relative à l’un de ses anciens camarades qui se trouvait alors à la Martinique.

frank puaux


J’ai eu une très bonne mémoire, je commence à la perdre : c’est pour me rappeler les faits dont j’ai été témoin, ou que je tiens de sources fidèles, que j’entreprends ces Souvenirs. Et comme la mémoire des choses se rattache à celle des temps et des lieux où l’on a vécu et des personnes que l’on a fréquentées, je vais parcourir successivement les différentes époques de ma vie et me replacer, par la pensée, dans toutes les situations où je me suis trouvé.

Ma famille était originaire d’Espagne ; ma mère m’a assuré plus d’une fois que si j’avais eu la patience de parcourir nos papiers de famille, j’y aurais vu que ce fut au commencement du xviie siècle qu’un de mes ancêtres vint s’établir en France, et qu’il était noble, et même d’une ancienne famille. Quoi qu’il en soit, ses descendants, au moment de ma naissance, se trouvaient partagés en deux branches : mon père était devenu, par la mort de plusieurs frères, le chef de la branche aînée qui possédait en Champagne, sur la frontière de Picardie, une petite terre, sur laquelle il vivait avec un frère cadet et deux sœurs, et qui valait environ douze cents livres de rente. La branche cadette était beaucoup plus avantagée du côté de la fortune. Le cadet avait été mousquetaire et l’aîné était alors officier supérieur dans un régiment de cavalerie. Mon père avait fait la guerre de Sept Ans comme lieutenant de milice et avait été fait prisonnier. À la paix, ayant été réformé comme capitaine, il épousa, à Saint-Dizier, Elisabeth Joly de la Motte Desaulnois, qui lui apporta une dot de trois cents livres de rente, payables sur les revenus d’une assez jolie terre nommée Lignon, près Vitry, et qui valait au frère de ma mère dix mille livres de rente.

Mon père emmena son épouse dans sa petite terre de Vaux ; il demeura d’abord quelque temps chez sa mère, qui vivait encore avec son frère cadet et ses deux sœurs ; mais les tracasseries, suite ordinaire d’une pareille situation, l’obligèrent bientôt à bâtir une petite maison à l’autre bout du village et à s’y établir séparément.

Je fus le premier fruit de ce mariage et je naquis le 10 avril 1771. Quatre ans après, le 1er  mars 1775, mon père eut un second fils. Quelques jours après les couches de ma mère, mon père fut obligé de faire un voyage à Vitry et il y mourut, dans la maison de sa belle-mère. Sa veuve quitta Vaux quelque temps après, et vint avec ses deux fils demeurer à Lignon chez son frère, qui était le parrain du mien.

M. Desaulnois était dur par caractère ; il avait beaucoup de répugnance pour le mariage, mais il était dans l’habitude d’avoir une servante maîtresse. Cette dernière avait eu soin que l’harmonie ne durât pas longtemps entre ma mère et son frère, qui eut pour elle de très mauvais procédés. L’attachement que ma mère avait pour moi, et que je lui rendais, quoique enfant, m’attira la haine de M. Desaulnois ; il porta toute sa tendresse à son filleul. Je fus témoin de plusieurs scènes très vives entre mon oncle et sa sœur et j’en ai conservé le souvenir le plus vif. J’ai toujours eu depuis pour M. Desaulnois une antipathie décidée que j’aurais eu beaucoup de peine à déguiser quand je l’aurais revu, s’il ne fût pas mort avant cette époque.

Quoique mon père ait joui de la plus mince fortune, j’aurais pu cependant, dans des circonstances ordinaires, finir par en avoir une très honnête. Je devais d’abord réunir celle du frère et des sœurs de mon père ; en second lieu, Castres de Sevricourt mon parent, le même que j’ai dit être officier supérieur de cavalerie, et qui devint plus tard major général des carabiniers, n’était pas dans l’intention de se marier et me destinait pour son héritier : il en avait fait plusieurs fois la promesse à ma mère et à mon oncle le chevalier de Castres. J’aurais eu ensuite une part de la succession de M. Desaulnois et enfin, quelques jours après ma naissance, un oncle, à la mode de Bretagne, de ma mère, officier supérieur en Autriche et possédant des terres en Hongrie, lui avait écrit pour s’informer si elle était accouchée d’un garçon parce que, dans ce cas, son intention était de le regarder comme son héritier. Toutes ces belles espérances s’en allèrent en fumée. Sevricourt mourut presque subitement sans avoir pu rien faire en ma faveur, et quand il l’eût fait, ayant émigré à l’époque de la Révolution, j’aurais perdu cette fortune, comme j’ai perdu celle de mon père et ma part de la succession de mon oncle de Castres et d’une tante.

M. Desaulnois se ruinait avec ses servantes, de sorte que ma mère, rentrée en grâce près de lui, fut obligée de l’engager à se marier, puisque aussi bien il ne me fût rien resté. Malheureusement la femme qu’il épousa s’entendait aussi peu à l’économie que lui. Il fut obligé de vendre sa terre, qui lui fut payée ensuite en assignats.

Bientôt après il mourut, laissant une fille qui vit actuellement (1815) dans la misère, avec sa mère, à Lunéville. Enfin la Révolution a interrompu toute correspondance entre ma mère et son parent autrichien. N’étant pas informé de cette circonstance, je n’ai pu le rechercher pendant mon émigration, et quand j’ai été à Vienne avec l’armée française, en 1805 et 1809, l’idée ne m’est pas venue de m’en informer ; nous ne savons plus ce qu’il est devenu.

J’étais âgé d’environ sept ans et demi quand un de mes parents maternels, le comte Du Hamel, qui avait perdu son fils et qui venait de marier ses deux filles, sachant combien la fortune de ma mère était modique, et combien les désagréments qu’elle éprouvait avec son frère nuisaient à mon éducation, lui écrivit de lui envoyer son fils aîné, dont il voulait se charger jusqu’à ce qu’il l’eût mis en état d’entrer à l’École militaire. Je quittai donc ma mère en 1778, et, depuis ce moment jusqu’à mon retour de Hambourg, après le siège de 1814 et la rentrée du roi, je n’ai pas vécu avec elle la valeur d’un mois. M. Du Hamel me mit en pension dans le village dont il était seigneur, chez un ancien maître d’école retiré. Pendant tout le temps que j’y suis resté, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de neuf ans et quelques mois, je n’ai eu d’autre nourriture que celle de ce villageois qui, tisserand de son métier, vivait du travail de ses mains et du produit de la pension de sept ou huit enfants de fermiers ou laboureurs des environs qui lui étaient envoyés pendant l’hiver, entre la fin et le renouvellement des travaux de la campagne, et qui lui payaient six francs et deux boisseaux de blé par mois pour être enseignés, logés et nourris. Aussi ai-je contracté l’habitude d’une grande sobriété qui ne me fait pas attacher un grand prix à la table la plus délicate. Je n’ai, de ma vie, fait un pas dans la vue de me procurer un dîner meilleur que celui de mon ordinaire. Le dimanche, j’allais dîner au château avec mon parent.

Ce fut dans cette pension que j’appris à lire, à écrire, à calculer. À l’âge de neuf ans, je faisais les quatre règles de l’arithmétique, quelque complexes qu’elles fussent, aussi bien que je les ai faites depuis ; mais c’était en moi une routine et je ne me rendais raison de rien. Je déchiffrais aussi avec beaucoup d’habileté les plus mauvaises écritures : mon maître d’école avait plusieurs liasses de vieux titres, de vieux procès, tous plus illisiblement écrits les uns que les autres ; il me les avait fait déchiffrer tous, de sorte que, dans le courant de ma vie, je n’ai rien rencontré que je n’aie pu lire. Plus tard, ayant appris l’allemand, il m’est arrivé plusieurs fois de mieux déchiffrer les plus vilaines écritures allemandes que les Allemands mêmes. J’eus beaucoup de peine à apprendre a écrire, et je me rappelle a ce sujet une anecdote qui, plus que tous les mauvais traitements qu’il avait fait éprouver à ma mère et à moi, me fit prendre M. Desaulnois en aversion.

Le comte Du Hamel, voyant que je ne faisais aucun progrès dans l’écriture, l’avait prié de m’écrire et de me gronder fort de ma négligence. M. Desaulnois crut devoir accourir lui-même et il déclara au papa Du Hamel, — car c’est ainsi que ma mère, moi et presque toutes les dames et les jeunes gens des environs l’appelaient, à cause de sa bonté, — qu’il allait m’emmener à Lignon pendant quinze jours, et qu’il m’y traiterait de manière à me faire venir le talent de l’écriture. Il m’emmena donc en croupe derrière lui, et me tint si bien parole qu’avant que les quinze jours fussent expirés, à force de coups et de mauvais traitements, il m’avait donné la fièvre. Heureusement que mon vieux maître de pension, qui m’aimait comme son fils, ennuyé de ne pas me voir depuis dix ou douze jours, fit trois lieues à pied pour me visiter. J’étais au lit, malade, et je lui montrai les cicatrices et les croûtes que les coups de fouet de M. Desaulnois m’avaient laissées sur les cuisses. Le bonhomme, de retour à Saint-Remy, fit au comte Du Hamel une telle peinture de ma position que, dès le lendemain, il envoya une berline à quatre chevaux pour me ramener. La fièvre me quitta dans la voiture, à une demi-lieue de Lignon, et elle n’a jamais reparu.

Les deux seules choses dont je me rappelle, pendant mon séjour de Saint-Remy, sont les deux réjouissances et les feux de joie qui eurent lieu au sujet des naissances de madame la duchesse d’Angoulême et du premier Dauphin.

Le comte Du Hamel ayant obtenu pour moi une place à l’École militaire, et fait toutes les démarches que la preuve de noblesse à faire exigeaient, j’entrai à celle de Brienne, vers le milieu de l’année 1780[2]. Comme on était à la fin des cours, je fis peu de progrès jusqu’à la rentrée des vacances, mais l’année suivante, je tombai sur un excellent professeur de septième : comme j’avais beaucoup de mémoire et que j’apprenais facilement, il s’attacha à moi et me fit faire des progrès rapides dans le latin, en même temps que ma facilité à calculer me mettait aux premiers rangs dans la classe d’arithmétique. En sortant de septième, je me trouvai assez fort pour entrer en cinquième où j’eus le même maître que l’année précédente ; de cinquième, je sautai encore une classe et passai en troisième. Les deux premières années, j’avais eu tous les prix de ma classe, mais cette troisième, je n’eus que les accessits, parce que je rencontrai un concurrent dans la personne de Bourrienne qui, depuis son entrée à l’École, était en possession d’enlever les prix de toutes ses classes. Je me trouvai encore avec lui en seconde et je jouai le même rôle, ayant eu pendant toute l’année la seconde place dans les compositions[3].

À l’entrée des vacances, il y avait chaque année un examen public ; à celui de 1784, j’expliquai toutes les odes d’Horace et le premier volume de Tite-Live. Je présentai encore l’arithmétique, l’algèbre jusqu’aux équations du troisième degré, la géométrie, la trigonométrie et les sections coniques, mais je ne savais réellement bien de ces derniers que la parabole et l’ellipse. J’exposai aussi quelques dessins de fortification et je répondis sur les éléments de cet art ; j’avais alors treize ans et demi. Je me trouvai à l’École de Brienne avec Bonaparte. On a écrit tant de sottises et de mensonges sur les premières années de cet homme extraordinaire que je crois devoir dire ici ce que j’en sais. Il parlait à peine français en arrivant, et pour cette raison on lui donna un maître particulier de français, le Père Dupuis, qu’il plaça depuis à la Malmaison. On jugea que c’était assez pour lui d’avoir une langue à apprendre, et qu’il fallait s’abstenir de lui faire suivre la classe de latin. Comme ce n’était cependant que de cette manière qu’on apprenait alors le français, il lui est resté toute sa vie quelque chose d’étrange dans l’élocution et il n’a jamais su parfaitement l’orthographe.

Bonaparte manquait de cette mémoire qu’ont les enfants pour apprendre les leçons qu’on leur donne et qui, disposées par demandes et réponses, doivent être récitées littéralement ; mais il retenait bien le sens de tout ce qu’il lisait et il s’était habitué, encore enfant, à en faire des extraits, quoiqu’il lût beaucoup, et particulièrement des livres d’histoire. Quand il partit pour l’École militaire de Paris, il emporta avec lui la valeur de cinq à six mains de papier remplies d’extraits. Son livre de prédilection était une histoire italienne de la Corse, où le fameux Paoli était exalté comme un héros patriote, où les Français étaient très maltraités et les Anglais, au contraire, loués comme des défenseurs. Aussi arriva-t-il plusieurs fois à Bonaparte, encore enfant, de s’attirer des gourmades de la part de ses camarades, pour avoir mal parlé des Français et trop bien des Anglais. L’histoire particulière des grands hommes lui était assez familière : je l’ai vu pendant quelque temps, avec Bourrienne et quelques autres, montés sur des tables, jouer des scènes extraites des histoires qu’ils avaient lues. Les mathématiques furent la science où il réussit le mieux : on ne peut nier qu’il n’eût un jugement au-dessus de son âge, mais la disparate sur ce point, entre lui et ses camarades, était bien moins grande qu’on n’a voulu le dire. Du reste, ce qui peut avoir induit en erreur ses condisciples quand ils se sont rappelé ses premières années, c’est qu’ils n’ont pas fait attention qu’étant entré à l’âge de onze ans à l’École militaire, — tandis que communément on y entrait entre neuf et dix ans, — il s’est presque toujours trouvé dans les différentes classes de deux ans plus âgé que les autres, ce qui, à cet âge, faisait une différence énorme pour tout ce qui a besoin de jugement[4].

Bonaparte enfant avait le teint très jaune ; ses camarades l’attribuaient à une raison qu’il doit leur avoir donnée lui-même. J’ignore de qui je la tiens, mais j’en sais l’anecdote depuis Brienne. On prétend qu’étant à la mamelle au moment de la guerre de Corse, sa nourrice fut obligée de se sauver avec lui dans les montagnes et que, comme elle n’avait pas de lait ou qu’elle n’en avait pas assez, elle avait emmené pour y suppléer une chèvre qui vint à mourir, et qu’alors elle allaita quelque temps l’enfant avec de l’huile ; reste à savoir si l’huile produit cet effet[5]. On a dit aussi que Bonaparte, dans son enfance, dédaignait les jeux de ses jeunes camarades et ne s’occupait que de lecture. Cette circonstance n’est vraie que du moment où il arriva à l’École militaire de Paris, car à Brienne il jouait beaucoup aux Barres et à un autre jeu de courses appelé le Voleur, que je n’ai vu jouer nulle autre part, et enfin à un troisième nommé La Chasse, dans lequel des chasseurs, suivis d’enfants faisant les chiens, forçaient à la course le meilleur coureur, représentant le cerf.

Il n’est pas étonnant qu’il ait cessé de faire l’enfant à l’École militaire de Paris il avait alors quinze ans et quelques mois[6]. D’ailleurs peu communicatif, peu aimable, d’une figure peu prévenante, toujours mal peigné et d’une assez mauvaise tournure, ses camarades étaient plus enclins à se moquer de lui qu’à l’associer à leurs jeux. D’ailleurs, ces jeux étaient plus particulièrement des jeux d’adresse : la paume de toutes les espèces, la corde, le cercle, le volant ; or Bonaparte était excessivement maladroit. On sait qu’il fut impossible de lui apprendre à dessiner un œil ou à tracer un front de fortification. Jamais il n’a su jeter une pierre ; enfin, quoique les jeunes gens fussent tenus à se peigner eux-mêmes, — c’est-à-dire à faire leur queue et deux boucles au-dessus de l’oreille, — on fut obligé, tant qu’il resta à l’École militaire, de faire une exception en sa faveur et de le faire coiffer par un perruquier. Il y a donc lieu de croire que son amour-propre contribua autant a l’éloigner des jeux des autres élèves que sa propre inclination.

Tout ce que je viens de dire prouve assez combien est fausse la prétendue prématuration que le faussaire, auteur de sa vie privée, lui prête. Les aventures qu’il suppose et ses escapades à Brienne et à Paris non seulement sont controuvées, mais le régime intérieur des deux maisons les rendait impossibles[7]. À Brienne, un élève ne pouvait sortir de la maison sans être accompagné d’un des moines. On ne le confiait, en dehors de la maison, qu’à ses parents quand ils venaient le voir et, sous aucun prétexte, il ne pouvait découcher. À Paris, c’était encore pire : on ne voyait ses parents qu’à la salle de visite, en présence d’un officier. Toutes les lettres étaient ouvertes par un officier et lues avant que d’être remises : il en était de même de celles que les jeunes gens écrivaient, en sorte que, pour en sortir, il aurait fallu escalader des murs de dix pieds de haut ou forcer trois ou quatre factionnaires ; un élève ne pouvait découcher sans la permission du ministre. Enfin, la rigueur sur cet article était telle, que le jeune marquis de Seran, depuis aide de camp du duc d’Enghien, s’étant cassé la cuisse, et le chirurgien-major Gart, de l’École militaire, la lui ayant si mal remise qu’on fut obligé de la lui casser une seconde fois, il fallut une permission du ministre pour que la marquise de Seran pût emmener son fils chez elle et l’y faire traiter.

Quoi que ce soit un enfantillage, je me suis toujours rappelé une anecdote qui servira à prouver la supériorité avec laquelle Bonaparte nous traitait à Brienne. Nous étions environ cent élèves ; ils étaient partagés en quatre pelotons, ayant chacun trois élèves pour les commander, un treizième commandait le tout. J’étais un de ces treize et Bonaparte aussi ; Bourrienne était notre commandant en chef. Nous avions une petite bibliothèque dans un appartement particulier : elle appartenait aux élèves. Le bibliothécaire était nommé par les treize chefs ; il avait le soin d’inscrire le nom de ceux qui prenaient des livres, de constater l’état du volume quand il le prêtait et de faire payer les dégâts, quand il y en avait. L’amende était fixée : tant pour un angle écorné, tant pour un feuillet arraché, tant pour une tache, tant pour un ouvrage perdu ou dépareillé ; ses arrêts étaient sans appel : il fallait payer, sinon on perdait son droit à avoir des livres. Les chefs, outre cela, passaient des inspections tous les matins. Les enfants avaient huit ou dix sous par semaine pour leur menu plaisir. Tous les défauts de toilette avaient une amende de six deniers pour la bibliothèque : six deniers pour chaque bouton qui manquait, pour un trou aux vêtements, pour des mains ou un visage sales, des cheveux mal peignés, des ongles trop longs.

Le bibliothécaire avait la garde de tous ces fonds, dans une caisse dont le principal avait une clef et lui une autre, et il en disposait pour l’augmentation et l’entretien de la bibliothèque. Mais ce qui surtout faisait convoiter cette place, c’était le privilège de pouvoir être dans la bibliothèque à toutes les heures de la récréation, et d’avoir ainsi, en quelque sorte, un appartement à soi ; enfin c’était une charge, il y avait maniement de deniers, une responsabilité, et par conséquent, de la considération. N’est-ce pas plus en grand ce qui excite l’ambition de tous les hommes ?

Le bibliothécaire étant venu à partir, je fus sollicité par un de mes amis de lui faire avoir cette place. Il cabalait en sa faveur ; j’écrivis à quelques chefs pour obtenir leurs voix pour mon ami. Ils me trahirent et firent porter mes billets à Bonaparte, qui cabalait aussi de son côté pour un autre. Cependant le conseil s’assembla. Suivant les lois, la nomination devait se faire au scrutin. Bonaparte prend la parole et dit qu’il croit de son devoir de dénoncer au Conseil une intrigue, qui avait pour but de faire nommer bibliothécaire un individu incapable, sous tous les rapports, de remplir cette charge importante. Le hasard le lui avait fait découvrir ; il avait trouvé les morceaux d’un papier déchiré ; la curiosité l’avait porté à les réunir et il avait été fort surpris de trouver l’invitation à un camarade de donner sa voix à cet individu plutôt que d’agir selon sa conscience. Il dit qu’il ne connaissait pas l’écriture du billet ; que le morceau contenant la signature ne s’était pas trouvé avec les autres qu’il aimait croire qu’il n’était d’aucun des membres du Conseil, mais qu’il était évident qu’il y avait cabale et que, pour la déjouer, il proposait de nommer par acclamation quelqu’un qu’il désigna. Bonaparte me fixait pendant sa harangue elle me déconcerta à ce point que je n’osai dire un seul mot. Tous ceux que j’avais gagnés, voyant ma confusion et les sourires sur les lèvres des autres, se rangèrent de leur bord, et le protégé de Bonaparte fut nommé par acclamation. Cet individu était Chassepot de Chapelaine qui depuis, je crois, a été nommé préfet ou sous-préfet dans le Midi.

On a dit que le véritable nom de baptême de Bonaparte était Nicolas, mais qu’il l’avait changé en celui de Napoléon, comme plus distingué et plus rare. Je ne puis nier précisément le fait, mais j’ai conservé l’impression que son nom de baptême était inconnu dans le calendrier français et avait quelque chose d’extraordinaire. Voici d’où elle m’est venue. Ma mère était venue me voir à Brienne ; on prononça devant elle ce nom : « Eh ! qu’est-ce que ce saint ? s’écria-t-elle. C’est sans doute, dit le principal du collège qui l’accompagnait, quelque saint d’Italie » il est donc évident que ce nom ne pouvait être Nicolas.

Le chevalier de Reynaud, qui avait, en 1783, succédé à M. de Keralio dans la place d’inspecteur des Écoles militaires me choisit dans son inspection de 1784 pour entrer à l’École militaire de Paris, avec quatre autres élèves : Bonaparte, Montarby, actuellement colonel du régiment de la Martinique (1820) ; Comminges, depuis receveur de l’octroi à Reims ; Laugier, qui a été tué en duel au corps de Condé. Nous partîmes de Brienne, en deux voitures, le 17 octobre 1784 et nous prîmes le coche d’eau à Nogent. Bonaparte débarqua la première fois à Paris, au port Saint-Paul, le 21, et le 22 nous fûmes menés par les deux moines qui nous accompagnaient à l’École militaire[8].

L’un des deux moines était le sous-principal Berton et le second le fameux Patrault, qui, depuis, a joué un si grand rôle dans les spoliations de l’Italie. Il était alors prêtre minime et noire professeur de mathématiques. Grand, mince, sec, presque décharné, le dos très voûté, décelant, par une toux sèche et fréquente, une poitrine fatiguée, il semblait ne pas devoir vivre encore quelques années. On l’a vu depuis marié, père de plusieurs enfants, riche et bien portant. J’ai eu depuis, sur la dissolution de ses mœurs quand il était notre professeur, des détails dont j’aurai peut-être, dans la suite, occasion de parler.

La première personne que nous vîmes à l’École militaire fut le directeur des études, M. de Valfort. Il n’est aucun des élèves qui l’ont connu qui n’ait conservé pour lui la plus profonde considération. Singulier dans ses mœurs et ses habitudes, austère par tempérament, sévère mais bon, probe et doué de l’âme la plus honnête, il n’avait contre lui que de n’avoir pas autant de connaissances qu’il en aurait fallu pour remplir sa place avec distinction. Mais il sut, tant qu’il l’occupa, maintenir la plus exacte discipline parmi les jeunes gens et, ce qui était bien plus difficile, parmi les professeurs, qui, en leur qualité de gens de lettres et accoutumés aux idées libérales, sont volontiers enclins à l’insubordination.

Il est assez remarquable que, des six officiers qui étaient à la tête de cette École, le directeur des études, un aide-major faisant le service de major, quatre sous-aides-majors, il n’y avait qu’un de ces derniers qui fut en état d’écrire quatre lignes sans faire une faute d’orthographe. Ce que je dis, au reste, est peut-être rigoureux pour monsieur de Valfort, mais il est très exact pour les autres.

Comme je n’aurai plus occasion d’y revenir, je vais dire ce que je sais sur cet homme singulier. Il était passé en Amérique, je crois comme Mentor, avec M. de La Fayette. À son retour en France, il avait été placé à l’École militaire. Il fut réformé avec elle ; la pension, je crois de quatre mille francs, qu’on lui avait accordée, n’ayant été que mal, ou peut-être pas payée pendant la Révolution, il avait été réduit à demander une place à l’Hôtel comme officier invalide. Il y était encore en 1802 quand je revins en France. Il mangeait, de temps en temps, dans quelques maisons du faubourg Saint-Germain et, ce jour-là, on préparait pour lui une soupe du double plus forte qu’a l’ordinaire.

Bonaparte, étant Premier Consul, apprit la position où se trouvait l’ancien directeur de ses études, et il lui envoya le maréchal Davout, qui sortait aussi de l’École militaire, pour lui demander ce qu’il désirait qui fût fait pour lui. Le maréchal[9] le trouva dans une mauvaise chambre, au quatrième étage, ayant pour tout meuble un mauvais grabat, une mauvaise table et quelques chaises dépareillées. Il avait cependant un domestique, qui venait le matin lui cirer ses bottes ou ses souliers, et ranger ou nettoyer les objets que son maître lui permettait de toucher, car il avait de très grandes singularités. Le reste du jour, son domestique, beaucoup mieux habillé que lui, faisait le Monsieur en ville, où il avait un logement. Lorsque le maréchal Davout lui eut fait la commission du Premier Consul, comme il le pressait de répondre, M. de Valfort le prit par le bras : « Mon ami, lui dit-il, en lui montrant le soleil qui dardait en plein par la fenêtre sans rideaux, vous voyez bien ce soleil, personne ne me le donne et ne peut me l’ôter ».

Le maréchal lui fit remarquer que cette singularité cynique avait pu faire fortune à Athènes, où tout le monde la connaissait, mais qu’a Paris, où elle restait inconnue, elle ne menait à rien, pas même de se faire moquer de soi. Il lui représenta ensuite qu’il n’était pas de la dignité du chef du gouvernement français, de souffrir que son ancien instituteur restât dans une pareille situation. Les larmes vinrent aux yeux du bon vieillard qui s’écria « Eh bien ? je ferai tout ce que voudra le Premier Consul ».

Il fut donc convenu qu’il resterait à l’hôtel, mais qu’on lui donnerait un appartement plus convenable, moins haut et mieux meublé ; qu’on lui apporterait à manger chez lui, et qu’outre cela il aurait une pension. « Je n’en veux point, s’écria-t-il encore, je ne veux pas être obligé d’aller faire le pied de grue dans les bureaux pour me faire payer. — On vous l’apportera tous les mois chez vous, » lui dit le maréchal. À cette condition il souscrivit à tout. Il mourut aux Invalides, quelques années après.

Mon projet, en arrivant à l’École militaire, celui de ma famille, était que j’entrasse dans l’artillerie ; mais M. de Valfort prétendit que de cinq élèves d’une école comme celle de Brienne, qui était réputée une des plus fortes pour les mathématiques, il lui en fallait au moins deux pour la classe du génie et il nous y colloqua, Laugier et moi. La famille de Laugier s’opposa à cette vocation forcée et on le remit dans la classe d’artillerie. J’écrivis à ma mère pour qu’elle voulût bien demander la même chose. La vue des cinq volumes qu’il fallait présenter pour être admis à l’examen du génie m’effrayait ; tandis qu’il n’en fallait qu’un pour être reçu élève, et deux pour être reçu officier d’artillerie[10]. Je visais à sortir de l’École militaire le plus tôt possible. Je m’étais bien gardé de donner ces raisons à ma mère, aussi écrivit-elle à l’École militaire pour que je passasse dans la classe d’artillerie. M. de Valfort fit écrire à ma mère par le professeur de mathématiques de la classe du génie et elle consentit enfin, à mon regret. J’ai su, depuis, bien bon gré à M. de Valfort d’avoir ainsi en quelque sorte forcé une inclination qui n’était, en fait, fondée que sur la crainte du travail. Si je n’avais pas servi dans le génie, je n’aurais pu me tirer du régiment autrichien dans lequel je fus obligé de servir pendant l’émigration ; je n’aurais pu me placer en France, à ma rentrée, dans le corps des ingénieurs géographes ; enfin, je n’aurais pas eu pour amis et pour protecteurs des officiers du corps du génie, à la recommandation desquels je peux dire que je dois à peu près tout ce qui m’est arrivé de bien depuis que je suis revenu dans ma patrie.

Une cause à peu près semblable a influé sur la destinée de Bonaparte : il s’était annoncé, en arrivant à l’École militaire, comme voulant entrer dans la marine, « Depuis plusieurs années, lui dit M. de Valfort, le concours est fermé parce que le corps de la marine est encombré ; mais comme le cours est à peu près le même que celui de la marine et se fait dans la même classe, par les mêmes professeurs, si vous ne pouvez obtenir de lettre d’examen pour la marine, vous en serez quitte pour entrer dans l’artillerie ».

Le cas arriva effectivement, et Bonaparte fut reçu officier d’artillerie en septembre 1785[11]. S’il y avait eu un examen pour la marine, il y serait entré à cette époque et jamais il n’aurait été Napoléon.

L’année suivante (1785), je demandais des lettres d’examen et j’aurais présenté les quatre premiers volumes du Bossut. Mais je ne pus les obtenir, parce que je n’avais pas quinze ans ; au fait j’aurais fait un mauvais examen, je n’étais pas assez fort. En 1786 je fus examiné : je présentai les cinq volumes et je fus classé le quatorzième parmi les refusés. En 1787 il n’y eut pas d’examen ; à celui de 1788 je fus le troisième refusé : comme on avait reçu dix élèves j’avais gagné une place ; en 1789 et 1790 il n’y eut pas d’examen, mais en 1791 il y en eut un pour remplacer les officiers émigrés, et je fus reçu le cinquième sur la liste qui se montait à vingt individus ; mais j’empiète ici sur les événements.

À notre arrivée à l’École militaire, nos nouveaux camarades se hâtèrent de nous raconter l’événement du jeune homme qui, l’été précédent, avait voulu s’enlever dans le ballon de Blanchard[12]. L’anecdote est connue, mais comme on l’a prêtée à Bonaparte, je n’en parle ici que pour dire que le héros de l’aventure fut un nommé Dupont, espèce d’écervelé, qui fut placé immédiatement après dans le régiment de Touraine, où il a fait bien des sottises. On m’a dit que, depuis la Révolution, il était devenu commissaire des guerres et qu’il a été aussi posé et aussi froid que dans sa jeunesse il avait été inquiet et turbulent.

L’École militaire de Paris était un établissement magnifique ; on sait qu’elle fut bâtie des fonds des frères Paris Duvernois, et que Louis XV l’avait originairement dotée des revenus de la Loterie et de l’impôt sur les cartes à jouer. Elle avait d’abord été conçue sur un plan plus vaste, et devait comprendre une École d’application du génie, de l’artillerie et de la marine.

Alors une grande partie du Champ-de-Mars aurait été entourée de bâtiments et on aurait creusé un bassin capable de recevoir un bâtiment de guerre, pour apprendre la manœuvre aux élèves. Il n’y a pas de doute que la dotation de l’École militaire lui eût permis d’exécuter ce projet gigantesque car, en 1776, quand elle fut réformée par M. de Saint-Germain, on trouva dans ses coffres dix millions d’épargne, malgré les travaux considérables qu’elle avait fait exécuter et les biens qu’elle avait achetés.

Lorsqu’en 1778 elle fut rétablie sur un pied bien plus modeste, il lui fut alloué quatorze cent mille francs de revenus, provenant des biens qu’elle avait achetés avant sa première suppression. Sur ces fonds, elle devait payer la pension de six cents jeunes gens, répandus dans les douze écoles militaires qu’on avait créées en la supprimant, et qui furent conservées quand on la rétablit, ce qui, à six cents francs par tête, faisait une somme de trois cent soixante mille francs. Elle payait encore une pension de deux cents francs à chacun des jeunes gens qui étaient sortis de l’établissement et servaient dans les corps de l’armée, jusqu’au moment où ils étaient capitaines : cet objet se montait à quatre cent mille francs. Il restait donc en caisse, pour le seul établissement de Paris, plus de six cent mille francs par an. Aussi les appointements du gouverneur, de l’inspecteur, du directeur des études, de cinq officiers majors, de cinq à six aumôniers, de trois écuyers, de trente professeurs ; l’entretien de cent cinquante domestiques, de trente à quarante palefreniers, de quatre-vingts chevaux de manège, de quinze à vingt de voitures ; le supplément de solde d’une compagnie de sous-officiers invalides et de tous les ouvriers et hommes de peine n’en absorbaient-ils qu’une partie. Tous les ans, l’École faisait bâtir, terrasser les terrains environnants, cherchait enfin à consommer les revenus, pour que l’envie de s’emparer de ses épargnes ne portât pas une seconde fois le ministre à la supprimer.

En 1788, on crut un instant à une guerre avec l’Autriche, pour la navigation d’Anvers sur l’Escaut, et déjà les régiments qui devaient marcher étaient désignés. L’École militaire fit mettre quatre cent mille francs de côté pour distribuer à ceux de ses anciens élèves qui seraient dans le cas de marcher, comme gratification d’entrée en campagne, pour faire leur équipage, et il avait été décidé que pareille somme serait employée tous les ans, pendant la guerre, pour indemniser ceux qui les auraient perdus par les événements de la campagne.

On a dit que l’éducation de l’École militaire était trop grande, trop splendide pour des jeunes gens sans fortune, qui avaient été accoutumés à une vie plus simple et qui devaient ensuite, dans le corps, et surtout en campagne, supporter de grandes privations. L’expérience m’a prouvé le contraire. J’ai vu partout les jeunes gens de L’École militaire supporter aussi bien, j’oserai même dire mieux que les autres, les fatigues et la misère de l’émigration, tandis que leurs camarades restés en France se comportaient de même dans les armées françaises, et je suis resté persuadé qu’une nourriture saine, abondante et succulente, fortifie les organes des jeunes gens et leur donne une force qui leur fait supporter ensuite, avec moins de danger, les plus fortes privations.

Les véritables vices de l’École étaient d’abord, une corruption de mœurs, presque inévitable dans les établissements où le commerce avec le sexe est interdit, et qui nuisait beaucoup plus à la santé des jeunes gens que s’ils avaient eu plus de liberté. En second lieu, le défaut d’émulation : l’élève qui ne voulait rien faire en avait toute la liberté ou ne travaillait réellement que dans la classe du génie et de l’artillerie, parce qu’on ne pouvait en sortir pour être placé qu’en répondant convenablement aux examens annuels qui avaient lieu pour l’admission dans ces corps. Les jeunes gens destinés à l’infanterie et à la cavalerie, sûrs que, quand ils seraient âgés de dix-sept à dix-huit ans, ils seraient placés à leur tour, que leur plus ou moins d’application n’y changerait rien, se négligeaient presque tous, tandis qu’ils avaient bien travaillé dans les écoles de province où ils avaient pour perspective leur admission à celle de Paris, ce qui était un objet de grande émulation.

Il est vrai que tous les ans on distribuait trois croix de Saint-Lazare, mais on les obtenait sans concours public. L’expérience que l’on avait, que les jeunes gens dont les parents venaient le plus souvent aux assemblées du jeudi du gouverneur les obtenaient de préférence, la certitude où l’on était que les professeurs étaient moins consultés sur le choix que les officiers, presque tous ignorants, qui ne jugeaient du mérite des jeunes gens que par leur aptitude à faire ou à commander l’exercice et par la sévérité avec laquelle ils punissaient leurs camarades lorsqu’ils étaient élevés à l’emploi de sous-officiers, toutes ces raisons, dis-je, tuaient l’émulation qu’aurait donnée la distribution de ces trois croix si elle s’était faite avec justice. Je puis certifier, que sur neuf croix que j’ai vu donner pendant les trois ans que j’ai été à l’École militaire de Paris, il n’y en a eu que trois données avec justice.

La compagnie de cadets gentilshommes, — c’est ainsi qu’on appelait les élevés, — était commandée habituellement par un sergent-major choisi au milieu d’eux ; elle était partagée en quatre divisions, commandées par un sergent ou chef de division, et chaque division en trois pelotons, commandés par un chef et un aide, en tout vingt-neuf sous-officiers. Ces places auraient dû être pour ceux du travail desquels on aurait été le plus satisfait, mais comme c’était le conseil d’état-major, composé des officiers, qui les donnait, et que le témoignage des professeurs n’y servait de rien, elles n’étaient accordées qu’à ceux qui faisaient le mieux l’exercice, qui avaient un meilleur ton de commandement et, surtout, à ceux qui punissaient le plus sévèrement, à tort et à travers, les fautes les plus légères de leurs camarades.

Il y a tels individus que j’ai méprisés, et que je mépriserai toute ma vie, pour n’avoir pas craint de s’avancer et même d’obtenir la croix par de telles voies, et d’avoir poussé les choses au point de faire chasser de l’École des jeunes gens souvent très recommandables, et qu’on a vus plus tard avoir, dans les corps où ils étaient enfin parvenus à se placer, une considération bien supérieure à celle des auteurs de leur perte. J’ai vu le conseil des officiers renvoyer et perdre des jeunes gens pour des fautes qu’on ne peut appeler que de véritables polissonneries. C’était réellement inconcevable.

On a demandé avec ironie quels étaient les grands hommes qu’a produits l’École militaire qui justifiassent les frais de l’éducation qu’ils avaient reçue aux dépens de l’État. La manière d’y répondre péremptoirement est, ce me semble, de demander quel rôle auraient joué ces jeunes gens, si le gouvernement ne s’était pas chargé de leur éducation. Relégués dans le fond de leur village, où ils auraient appris à lire et à écrire du maître d’école de l’endroit, ils n’auraient été propres qu’à servir dans les emplois subalternes, tandis qu’on les a vu rivaliser de talent, de mérite et d’instruction avec tous ceux auxquels des parents plus fortunés avaient fait donner la plus brillante éducation.

Les professeurs de l’École militaire étaient, en général, des gens du plus grand mérite : MM. Lepaute d’Agelet, Legendre, Lacroix, Labbé, Beaujée, Domairon étaient du nombre. Si l’instruction de leurs élèves n’a pas été poussée aussi loin qu’elle pouvait l’être, j’en ai dit la raison : le défaut d’émulation. Cette raison était donc indépendante de leur mérite et de leur volonté. Par une bizarrerie fort extraordinaire, le professeur de la classe du génie, qui aurait dû être un homme du premier mérite, était au contraire un ignorant qui n’aurait pas été reçu s’il se fût présenté à l’examen avec ses élèves, et cependant il est sorti de chez lui des sujets très forts. C’est qu’il y avait, parmi les jeunes gens, une tradition plus ancienne que lui, que l’on se transmettait les uns aux autres, et que d’ailleurs l’élève qui est assuré que le maître lui lèvera la difficulté qu’il rencontre s’occupe peu de la résoudre, tandis que celui qui est privé de ce secours est obligé de travailler de lui-même et de se former davantage.

Mais, de tous, le plus extraordinaire en son genre était, sans contredit, le professeur d’histoire Léguille. Doué de la mémoire la plus heureuse, de l’élocution la plus facile, il racontait l’histoire à ses élèves avec une grâce, une facilité, je dirai même un charme, qui captivait souvent pendant une heure et demie l’attention la plus soutenue de ses jeunes élèves. Quelquefois, sans doute lorsqu’il n’avait pas eu le temps de préparer la leçon ordinaire, il comparait les circonstances d’alors avec celles qui avaient eu lieu à différentes époques de notre histoire. Il nous indiquait les causes générales de la prospérité, de l’accroissement, de la décadence des gouvernements et des empires. D’autres fois il nous donnait des règles de conduite dans le monde, dans les circonstances difficiles de la vie, et, toujours, il nous intéressait vivement. Nous touchions à cette époque au commencement de la Révolution : les deux assemblées des notables avaient fait décider les États Généraux. Nous nous sommes plusieurs fois étonnés par la suite, lorsque nous nous sommes rencontrés ensemble, d’autres de ses élèves et moi, de la sagacité avec laquelle il avait prévu les premiers événements de la Révolution.

Je me suis souvent rappelé l’impression qu’avait faite alors sur moi une réflexion qu’il avait eu l’occasion de nous faire plusieurs fois. C’est que, dans les désordres civils, il était ordinairement avantageux pour le particulier qui visait la fortune de s’attacher à quelques-uns des principaux chefs qui prenaient parti contre le roi, parce qu’il arrivait de deux choses l’une : ou que ce chef avait le dessus, et alors il faisait sa paix avec la Cour en stipulant de grands avantages pour lui et pour tous ceux qui s’étaient attachés à son sort, ou bien il était battu et, pour achever de le détruire, la Cour ne manquait pas de faire les conditions les plus avantageuses à ses principaux partisans pour les détacher de lui.

Notre histoire, surtout à l’époque des guerres de religion, de celle de la Ligue et de la Fronde, est pleine de ces exemples. Je m’étais, en conséquence, bien promis, s’il survenait quelque trouble de mon temps, de m’arranger en conséquence. Cependant, quand l’occasion se présenta, je ne me suis plus souvenu de cette résolution, et il est probable même que je ne m’en souviendrai jamais, parce que je suis bien persuadé qu’une pareille conduite peut mener à la fortune, mais rarement à la considération.

Malheureux le militaire qui, étant sans fortune, est obligé de calculer avec son estomac pour se décider sur le parti qu’il doit prendre dans les dissensions civiles et qui se trouve forcé de combattre contre son opinion et ses principes[13].


h.-a.-l. de castres
  1. MM. Chuquet, le prince Roland Bonaparte et le baron Lumbroso s’accordent pour reconnaître le caractère inédit des Souvenirs de de Castres.
  2. Les preuves de noblesse devaient être faites par devant d’Hozier de Serigny, généalogiste et historiographe des ordres du Roi. Présenter, comme on disait, quatre degrés du côté du père, telle était la règle absolue, stricte, inviolable. Chuquet, la Jeunesse de Napoléon, p. 82.
  3. Bourrienne, dans ses Mémoires, ne fait aucune allusion à cette rivalité scolaire, et Villemarest qui les publia s’est même trompé sur le nom de De Castres, qu’il appelle de Castries.
  4. Bonaparte entra à Brienne le 15 mai 1779, et allait avoir dix ans, mais il avait deux ans de plus que de Castres, de là sans doute l’erreur.
  5. Est-il besoin de dire que Napoléon tenait de sa mère Letizia son teint presque olivâtre.
  6. Exactement quinze ans et deux mois.
  7. De Castres fait, sans doute, allusion aux livres d’un inconnu qui se faisait appeler le baron de B. ou le comte de Ch. d’Og. (Mémoires sur la vie de Bonaparte et l’Écolier de Brienne.)
  8. Les dates des 17 et 21 octobre 1784 ont souvent été contestées. Le récit de de Castres, par sa précision, les confirme et les fixe définitivement.
  9. De Castres fait ici une légère erreur. Davout, dont il avait été l’aide de camp, ne fut nommé maréchal que lors de la création de l’Empire, le 18 mai 1804. Sous le Consulat, il était commandant en chef de la garde consulaire.
  10. Ces cinq volumes comprenaient le Cours de mathématiques à l’usage du corps royal de l’artillerie.
  11. Le 1er  septembre 1785.
  12. On disait que Bonaparte, l’épée à la main, avait voulu escalader la nacelle du ballon
  13. Le manuscrit s’arrête brusquement ici. Sera-t-il possible de retrouver un jour la suite des Souvenirs d’H.-A.-L. de Castres ? Qui sait si les quais de Paris ne réservent pas cette surprise ?