Souvenirs de la cour de Dresde – Mlle de Haltingen

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Mlle DE HALTINGEN
SOUVENIRS DE LA COUR DE DESDE.


I.

Je me rappelle encore avec plaisir les années que j’ai passées à Dresde dans ma jeunesse. Frédéric-Auguste IV, qui régnait alors, était un prince allemand dans toute la force du terme. Bien qu’il fût naturellement simple, il tenait prodigieusement à l’étiquette, dont le maréchal de Reitzenstein était le conservateur vigilant, et je ne l’ai jamais vue nulle part aussi rigoureusement observée, même à Vienne et à Pétersbourg. Quelques personnes attachaient donc un grand prix à se voir reçues dans une cour aussi fidèle aux pures traditions féodales. Les nombreuses familles étrangères que Dresde a le secret d’attirer y étaient fort bien accueillies, quand leur ancienneté ou leur importance politique leur ouvrait les portes du palais. Ces présentations donnaient une certaine animation à la cour de Saxe, qui certainement aurait paru moins agréable, si la noblesse indigène y avait eu seule accès.

Parmi les personnes qui furent présentées pendant l’hiver de 1844, Mlle Éléonora de Haltingen attira immédiatement l’attention générale. Sa mère l’avait trouvée trop jeune pour ramener à la cour ; mais la reine, qui avait entendu parler de Mlle de Haltingen dans les meilleurs termes, avait insisté pour qu’elle accompagnât ses parens. D’ailleurs les bals qui avaient lieu le mercredi de chaque semaine, et qui étaient en quelque sorte intimes, ne se prolongeaient pas dans la nuit, et finissaient au plus tard à deux heures. Quand Éléonora parut à la cour, beaucoup de personnes la voyaient pour la première fois. Aussi tous les regards se portèrent-ils sur elle lorsque le foi la choisit pour la première valse : elle portait une simple robe de crêpe blanc, et sur son beau front une légère couronne d’épines-vinettes.

Le vieux baron de ***, qui connaissait toutes les généalogies de l’Allemagne, voulut bien me donner, le soir même, de longs détails sur la maison de Haltingen, avec laquelle je n’avais pas encore de relations. Cette famille ne brillait ni par la richesse, ni par une grande position. Le baron de Haltingen descendait, il est vrai, d’un compagnon de Hermann, qui avait contribué par sa bravoure à la défaite des légions de Varus : il faisait donc remonter sa noblesse jusqu’à la glorieuse journée de Teutobourg ; mais if est si commun en Allemagne de trouver des gentilshommes dont l’arbre généalogique a pris racine à côté de l’arche de Noé, que les prétentions du baron, prétentions que l’opulence ne relevait pas de son prestige, n’eussent assurément intéressé que ses vassaux. Cette famille de Haltingen avait un avantage beaucoup moins contestable que tous les parchemins du monde ; elle était naturellement aristocratique. Aristote parle d’hommes qui naissent rois ; on peut dire, sans crainte d’être démenti, qu’il en existe qui naissent gentilshommes, c’est-à-dire dont la personne, l’attitude, les idées, le caractère, sont essentiellement distingués. Dans les pays latins ou dans les pays helléniques, ce caractère, qui ne prend point sa source en une convention sociale, se rencontre au sein des plus modestes conditions. Il n’en est point de même chez les Allemands. La puissante racé germanique qui a hérité du génie philosophique et poétique des anciens Hellènes, n’a pas, comme eux, l’instinct inné de la grâce. Un paysan roumain, un montagnard de l’Arcadie, un laboureur de la campagne de Rome, rappellent souvent mieux à l’esprit cet idéal de l’homme illustré par l’art grec qu’un prince bavarois ou un baron saxon. Ce n’est pas seulement dans les derniers rangs de la société que se retrouvent la lourdeur et la gaucherie ; là même où l’éducation et les privilèges sociaux n’ont rien épargné pour constituer le véritable type aristocratique, on est surpris de ne trouver qu’un air vulgaire et une tournure d’esprit très peu chevaleresque.

Un pareil reproche ne pouvait être adressé aux Haltingen. Tout était naturel dans leurs mouvemens et dans leurs paroles ; ils n’avaient besoin de faire aucun effort pour s’élever au-dessus de la foule. Le sentiment de leur supériorité leur donnait la même aisance dans un palais que dans une chaumière. Partout ils devenaient populaires, parce qu’ils étaient bons avec le peuple et indépendans avec les princes. Le baron de Haltingen était né pour être un pair d’Angleterre. Au temps de Charles Ier, il eût combattu avec lord Thomas Fairfax contre la royauté, qui visait à devenir absolue ; sous Cromwell, il eût, comme lui, repoussé la dictature de mylord protecteur. Il détestait instinctivement tout régime arbitraire, quelle que fût la couleur du drapeau. Porté à croire que tout gentilhomme devait penser comme lui, il ne comprenait pas l’antipathie que la noblesse avait inspirée aux Français de 1789, l’aristocratie lui paraissant la protectrice naturelle des libertés de la nation. Peu capable de distinctions et de recherches érudites, il s’imaginait assez naïvement que la cour de Louis XVI était peuplée d’hommes qui lui ressemblaient. Aucune intelligence n’était moins apte à comprendre le génie spontané de la vieille Gaule, exposée à toutes les défaillances, mais capable de toutes les grandeurs. Un peuple qui a produit dans le même siècle les roués de la régence, les Marceau, les Hoche et les Desaix, sera toujours pour un véritable Allemand le plus étonnant des prodiges.

La baronne de Haltingen ne se préoccupait d’aucune des théories qu’elle entendait souvent exposer à son mari. La loyauté, l’indépendance, la générosité cordiale du baron, avaient exercé sur elle une telle influence qu’elle s’était, après son mariage, habituée à le considérer comme une espèce d’incarnation de la justice et de la raison. Elle trouvait en lui la règle de toutes ses actions et de toutes ses pensées, et elle avait inspiré à Eléonora l’espèce de culte qu’elle pratiquait elle-même. La jeune fille avait entendu dès l’enfance parler avec tant d’enthousiasme des vertus de son père, qu’elle le regardait comme l’idéal auquel elle devait s’efforcer d’atteindre. Mme de Haltingen n’avait jamais songé à expliquer à sa fille que la perfection doit avoir dans la femme un autre caractère que dans l’homme. Il en résulta que le stoïcisme chrétien du baron, — stoïcisme qu’il regardait comme le simple accomplissement des devoirs d’un gentilhomme, — devint la règle rigoureuse à laquelle Éléonora conforma toutes ses pensées et tous ses actes. Comme il est impossible de vivre dans l’Allemagne du nord sans acquérir quelques notions de la philosophie de Kant, je lui disais quelquefois en plaisantant qu’elle serait toute sa vie une esclave dévouée de « l’impératif catégorique. » Aussi était-elle incapable de comprendre par quels artifices le vulgaire trouve le secret d’endormir les réclamations les plus impérieuses de la conscience. Tout faisait prévoir que la misanthropie prendrait un jour la place de ces illusions, car le plus souvent les misanthropes incurables ont commencé par être convaincus que l’homme est essentiellement bon. Le jour où ils le voient tel qu’il est, c’est-à-dire comme un être imparfait que se disputent les penchans les plus opposés, ils prennent pour lui une antipathie qui souvent n’est pas plus raisonnable que l’enthousiasme de la jeunesse.

Éléonora ne tarda pas à être soumise à une épreuve qui devait exercer une influence décisive sur ses idées et sur son avenir. Un mois environ après sa présentation à la cour arrivait à Dresde le prince Adalbert de ***, Ce jeune homme était héritier présomptif de la principauté de ***, et allié à la famille royale de Saxe. Élevé par un père égoïste et impérieux, Adalbert était timide et taciturne. Le roi Frédéric-Auguste, qui, malgré sa taille épaisse, aimait passionnément la danse et se mêlait volontiers à nos conversations de jeunes filles, nous disait le plus grand bien de son jeune parent : il avait, selon lui, un excellent cœur, une nature sympathique, un esprit cultivé, et il devait certainement, quand il serait prince régnant, faire renaître dans ses états les beaux jours où Charles-Auguste, l’ami de Schiller et de Goethe, faisait de Weimar l’Athènes de l’Allemagne. Un tel éloge devait attirer tous les regards sur Adalbert. D’ailleurs, en Allemagne, quand un jeune homme occupe une haute position sociale, il n’est pas nécessaire qu’il possède une vaste intelligence et un grand cœur pour s’emparer de l’imagination des jeunes filles. Sur les bords de l’Elbe et de la Sprée, l’amour n’est pas aveugle comme il l’était aux rives du Céphise et de l’Eurotas ; il ôte son bandeau pour feuilleter les généalogistes, et se sert de son flambeau pour déchiffrer, dans les vieilles tourelles féodales, les parchemins poudreux. Une Allemande n’a jamais l’étourderie gauloise, ni la pétulance latine. Aussi, dans ses rêves les plus platoniques et les plus métaphysiques, voit-elle briller toujours au premier plan les verts gazons et les rians bosquets d’un manoir seigneurial. L’idéalisme allemand n’est pas aussi naïf qu’on se le figure généralement, et tel peuple que les Germains accusent de matérialisme, — la nation française par exemple, — est au fond bien plus idéaliste que les Prussiens et les Saxons. Éléonora était une exception parmi les jeunes Allemandes qui figuraient à la cour de Saxe. Dans toutes les races, les natures d’élite parviennent à se soustraire à cette loi mystérieuse que je nommerais volontiers, en me servant d’un mot biblique, « la chair et le sang. » Les organisations qui échappent à ces influences sont prédestinées à la souffrance, et tel devait être le sort d’Éléonora.

Si le prince Adalbert n’avait eu pour lui que les avantages de son rang, il est presque certain que Mlle de Haltingen lui eût accordé peu d’attention ; mais Adalbert avait, pour une nature à la fois tendre et hautaine comme celle d’Éléonora, un attrait tout particulier. Sa timidité mélancolique, dont on connaissait les causes, le rendait intéressant ; son silence rêveur était attribué, non à la disette des idées, mais à un goût prononcé pour la méditation. Quelle plus belle tâche pour une âme chevaleresque que de rendre à cette nature abattue le sentiment de sa force ? Quelle entreprise plus digne d’un cœur sensible que de consoler cette noble intelligence des souffrances que lui avait imposées prématurément l’égoïsme paternel ? Ce rêve, qui avait d’abord flotté vaguement dans l’esprit d’Éléonora, prit chaque jour une forme plus précise, à mesure que le jeune prince se montrait plus empressé, il n’est peut-être pas très exact d’employer cette expression quand il s’agit d’un caractère comme celui d’Adalbert ; pour parler plus clairement, il faudrait dire que le prince, qui ne faisait rien pour plaire à aucune autre jeune fille, semblait ne s’épanouir un peu que dans la famille d’Éléonora, où il passait sa vie. Quoique Eléonora agît envers lui avec la plus grande réserve, il est toujours assez difficile, surtout à un certain âge, de ne pas laisser deviner ses sympathies. Adalbert s’était-il aperçu du secret penchant de la jeune fille ? Ou plutôt sentait-il instinctivement, comme les âmes faibles, la nécessité de s’appuyer sur un caractère inébranlable ? Il est probable que ces deux causes agissaient à la fois sur son cœur et le disposaient à voir dans Éléonora l’ange que la Providence destinait au bonheur de sa vie. Insensiblement il perdit avec elle quelque chose de son extrême timidité ; il commença à laisser entrevoir les mécomptes et les épreuves de sa jeunesse, à parler de ses projets d’avenir. Il avait appris, disait-il, en vivant avec son père, à comprendre la stérilité et la misère d’une politique égoïste et bornée. Si un jour la Providence l’appelait à succéder à Eberhard LVI, il se proposait de gouverner non en vassal de l’Autriche, mais en prince allemand, qui regarde comme un devoir de tenir haut et ferme le drapeau de la commune patrie. Il voulait, au lieu de contribuer à étouffer le génie scientifique de la Germanie, maintenir les droits imprescriptibles du libre examen, conquis par la réformation. L’exemple du grand-duc Charles-Auguste prouve, ajoutait-il, qu’un prince patriote peut opérer en Allemagne de véritables miracles sans avoir de vastes états. Adalbert disait encore que les femmes pouvaient contribuer efficacement à faire renaître les beaux jours du « printemps de l’Allemagne. » Il rappelait que la grande-duchesse Anne-Amélie avait, comme régente, préparé les merveilles du règne de Charles-Auguste. Il insinuait que, si par hasard il ne trouvait pas dans les familles régnantes une personne qui voulût où qui pût comprendre ses plans, il saurait, malgré toutes les résistances, la chercher dans les rangs respectés de la noblesse germanique. Lorsqu’on opposait à ses idées des objections plus ou moins fortes, il répétait fermement qu’il était autant que personne partisan de la distinction des classes, mais que les princes n’étaient, après tout, que les premiers des gentilshommes, et que la distance qui les séparait de leurs pairs avait son principe non dans l’inégalité des mérites, mais dans les nécessités de la hiérarchie et de l’ordre social.

Le baron de Haltingen, sans être dirigé par aucune arrière-pensée, applaudissait chaleureusement à toutes ces idées, conformes pour la plupart à ses convictions féodales. Aux yeux du baron, le descendant d’un compagnon de Hermann était même supérieur à tel prince allemand dont la noblesse ne remontait qu’au siècle de Witikind. M. de Haltingen parlait d’ailleurs d’un ton assez dégagé des familles qui régnaient dans la plupart des grands états. Il faisait remarquer avec affectation leur origine relativement nouvelle, car, disait-il, les Habsbourg se sont éteints avec Marie-Thérèse, les Romanof avec Elisabeth Pétrovna, les Stuarts ont cessé de régner avec Anne, et ce n’est qu’en 1701 que le margrave de Brandebourg est devenu roi de Prusse. En d’autres circonstances, il est probable que les théories du baron eussent semblé assez insignifiantes à l’héritier de la principauté de *** ; mais lorsqu’il voyait Éléonora paraître à la cour avec la grâce et la majesté d’une reine, quand il s’apercevait que le roi lui-même lui adressait la parole avec une sorte de déférence, que la reine la traitait comme une fille, que tout semblait obéir à ses regards souverains, pouvait-il avoir envie de contester la philosophie féodale de M. de Haltingen ?

Comme tous les amoureux, le jeune prince ne pensait qu’au présent. L’hiver qu’il allait passer à Dresde lui paraissait devoir durer un siècle. Quoique plus prévoyante, Éléonora, il faut l’avouer, s’abandonna quelque temps aux mêmes illusions ; mais ces illusions s’affaiblissaient à mesure qu’elle apprenait à mieux connaître et le prince et sa famille. Adalbert l’aimait réellement. S’il eût été libre de suivre les mouvemens de son cœur, il n’eût pas hésité un moment à sacrifier à son amour toutes les considérations mondaines ; malheureusement il était incapable de défendre contre l’absolutisme paternel aucune de ses idées, aucun de ses sentimens. Il aurait fallu d’ailleurs une volonté singulièrement ferme pour résister au vieux prince Eberhard. Cet homme, d’une énergie vraiment extraordinaire, avait tenu tête à Napoléon lui-même, quand toute l’Europe s’inclinait devant lui. Il avait su faire respecter ses petits états, lorsque des puissances de premier ordre regardaient toute résistance comme impossible. On l’avait vu à Lutzen, à Bautzen, à Leipzig, la « bataille des nations, » combattre en héros contre des soldats qui avaient vaincu le monde. À Leipzig, blessé au bras, les vêtemens déchirés, couvert de poussière et de sang, il avait entonné le chant des hussards de la mort et décidé la victoire par une charge irrésistible. Depuis la chute de l’empire, il avait lutté avec la même vigueur contre le progrès des idées libérales. La révolution de 1830 n’avait en rien modifié ses idées, et il ne laissait échapper aucune occasion d’appeler le roi Louis-Philippe un jacobin.

Lorsque le prince Eberhard vint avec la princesse rejoindre son fils à Dresde, Éléonora l’eut à peine entrevu qu’elle fut saisie de tristesse et d’épouvante. C’était un homme d’une taille colossale, d’un aspect formidable. Sa voix retentissait dans les salons avec la même force qu’aux champs de Leipzig. Il semblait dédaigner la politesse la plus vulgaire, et traitait de manie française tout usage contraire aux vieilles habitudes germaniques. Sous prétexte que l’Allemagne devait appartenir uniquement aux Germains, il eût volontiers bâti le long du Rhin une muraille de la Chine. Tout Français qui essayait de franchir le fleuve allemand était un émissaire des sociétés secrètes, et le touriste anglais le plus inoffensif un agent des révolutionnaires de la Grande-Bretagne. Malgré ces furibondes tirades, le prince Eberhard se croyait un « bon homme, » et il l’était à sa manière. Il menait dans ses états une vie modeste et même rustique. Il aimait autant la bière, la choucroute et le tabac que le dernier des paysans, et traitait les gentilshommes aussi durement que les bourgeois, « Ministre de Dieu » pour représenter l’Éternel dans la principauté de ***, il gouvernait ses sujets avec une certaine impartialité, c’est-à-dire que les richesses de la noblesse excitaient autant son avidité que l’argent des « manans. » Il avait, pour remplir ses coffres, inventé une multitude de monopoles et d’expédiens. C’est ainsi qu’il s’était, si je ne me trompe, réservé le droit exclusif de louer des ânes aux ladies qui fréquentaient les eaux de ***. Les passeports lui rapportaient chaque année des bénéfices considérables. En un, mot, il exploitait sa principauté comme une ferme dont il fallait tirer le meilleur parti possible. Trop sagace pour ne pas craindre les révolutions, il plaçait ses fonds dans les pays libres, les seuls qui lui semblassent, paraît-il, à l’abri des bouleversemens politiques. Quand il s’agissait de ses intérêts, ce petit despote rendait justice à la liberté !

À peine arrivé à Dresde, le prince Eberhard fut informé par ses intimes de l’ascendant qu’Éléonora exerçait sur son fils. Il attacha d’abord très peu d’importance aux projets d’un jeune homme qui n’avait jamais su, disait-il, avoir une volonté ; mais la princesse Ernestine, sa femme, ne partagea point cette sécurité : elle savait que les caractères faibles sont capables d’une résistance passive dont il est souvent fort difficile de triompher. Or la pensée d’une alliance avec les Haltingen la mettait en fureur ou au désespoir. Eberhard personnifiait le régime aristocratique avec autant de ténacité que s’il fût né dans la société brahmanique ; la princesse eût fait pour l’or tout ce que son mari eût entrepris pour défendre la hiérarchie féodale. La pauvre Éléonora avait donc contre elle non-seulement l’irrésolution de celui qu’elle aimait à considérer comme son fiancé, mais encore les penchans les plus impérieux de la race à laquelle elle appartenait. Elle s’avançait au milieu d’une mer semée d’écueils, sans autre protection que sa naïve bonté et l’appui de parens presque aussi candides et aussi inexpérimentés que leur fille.

Adalbert essayait de rassurer Mlle de Haltingen avec ces sophismes dont les amans sont prodigues. Il lui disait que s’il s’était jusqu’alors montré timide envers le prince Eberhard, c’est que, n’ayant aucun intérêt sérieux à défendre, il avait cru devoir se réserver pour des luttes où il faudrait protéger ses affections. Il ajoutait qu’après avoir fait tant de concessions au despotisme de son père et à l’avarice de sa mère, il était convaincu qu’ils ne voudraient pas le réduire au désespoir, quand il s’agirait d’une alliance avec une des plus vieilles familles de l’Allemagne. Il lui renouvela toutes ces assurances un soir de printemps qu’ils s’étaient rencontrés dans le jardin où le prince Jean, aujourd’hui roi de Saxe, travaillait à ses doctes commentaires sur Dante. Ce jardin, dont l’entrée était interdite au public, était situé derrière la maison où demeurait Éléonora. Les rossignols, cachés dans des bosquets de roses, mêlaient leurs notes harmonieuses à ces protestations d’Adalbert, et la sérénité du ciel d’azur qui brillait sur la tête des deux amans semblait les convier aux douces espérances de la jeunesse. Le futur successeur d’Eberhard parlait cependant de ses projets de résistance avec un ton si calme et de ses plans héroïques en termes si froids, que la jeune fille frémit involontairement à la pensée d’une lutte entre ce paisible jeune homme et le rude général de Leipzig. Trop fière pour s’imposer à une famille incapable de rendre justice à ses grandes qualités, elle ne fit rien pour encourager Adalbert à défendre son amour.

Au moment, où toute la ville parlait du prochain mariage du prince héréditaire de *** avec Mlle de Haltingen, se trouvait à Dresde un gentilhomme français, qui ne tarda pas à se lier étroitement avec Eberhard. Adalbert de son côté prêta bientôt aux boutades du marquis de C…, grand ennemi de la révolution et surtout des mésalliances, une oreille trop complaisante. Malgré le dédain affecté des Allemands pour « l’esprit superficiel » des Gaulois, ils en subissent involontairement l’influence. Quoiqu’ils soient bien décidés en théorie à mépriser tout ce qui leur rappelle les traditions de Voltaire, leur candeur est trop grande pour qu’ils ne soient pas à chaque instant éblouis et comme fascinés par les éclairs de l’intarissable verve des Français. Adalbert parlait bien devant nous du peu de cas qu’il faisait des plaisanteries de son ami ; mais le marquis n’en exerçait pas moins une action chaque jour plus considérable sur ses idées et sur ses habitudes. À force de l’entendre parler avec une incroyable légèreté des femmes les plus dignes d’amour, à force de l’entendre dire que la plus belle et la meilleure ne méritait nullement ce dévouement chevaleresque préconisé par les romans du moyen âge, et qu’un grand seigneur devait se préoccuper bien autrement des exigences de sa position que de ses affections (il se servait, je crois, du mot fantaisies), Adalbert se sentait ébranlé. — Son expérience, disait le marquis avec affectation, lui avait appris que le bonheur de cette vie consistait, non point à se livrer aux aberrations de son imagination, mais à respecter toutes les convenances sociales, même celles dont la nécessité ne paraissait pas absolument démontrée. Il trouvait en faveur de sa théorie des raisonnemens philosophiques, raisonnemens absolument nécessaires pour convaincre un Allemand. — La société, ajoutait-il en prenant un air grave, assure à l’aristocratie de très grands privilèges, à la condition qu’elle saura au besoin sacrifier ses inclinations aux lois fondamentales de son existence. Or la plus essentielle de ces lois proscrit les mésalliances à tous les degrés, même celles qui peuvent se justifier par des motifs spécieux. Les devoirs d’un grand seigneur envers la classe dont il est un des chefs naturels sont trop impérieux pour qu’on ne les préfère pas à ces puériles satisfactions qu’on appelle « satisfactions de cœur. »

Lord Edward *** était peut-être le seul parmi les amis du prince Adalbert qui fût en état de combattre les théories qu’on reproduisait autour de lui sous toutes les formes. L’aristocratie anglaise, la plus fière des aristocraties, est aussi la plus chevaleresque et la plus susceptible de passions sincères et profondes. Elle a reçu des « rois de la mer » qui gouvernèrent l’Angleterre sous la dynastie danoise et plus tard des Normands un esprit de résolution et d’indépendance qu’on ne trouve jamais dans la nature allemande. Aussi un mariage d’inclination n’effraie point un pair d’Angleterre comme le descendant d’une grande famille française. Plus d’une fois le noble ami d’Adalbert me fit entendre que le jeune prince était peu digne d’une femme aussi heureusement douée qu’Éléonora, et que ses indécisions seules prouvaient combien étaient étranges les illusions dont on se berçait en fondant sur lui de si grandes espérances. Pour lord Edward, qui avait toute l’énergie anglo-saxonne, l’irrésolution était chez un homme le signe le moins équivoque d’un caractère essentiellement médiocre. Il était donc fermement convaincu que tôt ou tard Adalbert céderait aux conseils du marquis et aux vœux de sa famille, et qu’il serait finalement un prince allemand pareil à tant d’autres.

Il suffisait par malheur qu’Adalbert eût laissé entrevoir ses plans pour que Mlle de Haltingen se trouvât exposée à tous les ’traits de la calomnie et de la jalousie la plus basse. Je remarquai bientôt avec stupéfaction que l’animosité de ses compagnes croissait chaque jour. Les mères, non moins jalouses que leurs filles, s’indignaient ouvertement de ce qu’elles nommaient ses prétentions. Ces manœuvres étaient d’autant plus perfides qu’elles décourageaient Adalbert même avant le combat. Une personne qui lui semblait parée de tous les charmes et de toutes les vertus déplaisait à la cour presque entière, aux hommes comme aux femmes, aux jeunes ainsi qu’aux vieux. Il s’étonna d’abord de cette hostilité générale dont un esprit plus pénétrant n’aurait pas tardé à comprendre les motifs. Au lieu d’en chercher les, causes, le jeune prince commença à supposer qu’il s’était peut-être trompé dans ses appréciations. Comme Éléonora devenait de plus en plus mélancolique, il ne lui fut pas difficile de lui trouver des caprices et des torts. La noble fille avait juré au fond du cœur qu’elle ne donnerait jamais sa main à un esclave des préjugés du monde : loin de rien faire pour triompher des irrésolutions de ce cœur timide, elle n’essaya même pas de lutter contre des adversaires qu’elle apprit à mépriser en les voyant agir. En quelques mois, cette âme naïve acquit du monde une expérience consommée. La hauteur brutale d’Eberhard, la rapacité mal déguisée de la princesse, la versatilité de ses meilleures amies, la lâche complicité des indifférons, les tergiversations d’Adalbert, lui inspirèrent un inexprimable dégoût. Dans nos fréquens entretiens, au lieu de me parler, comme autrefois, des nobles instincts de l’humanité, elle répétait avec affectation les axiomes mélancoliques de la Bible. « Tout homme est menteur, » disait-elle, ou bien : « Personne n’est bon, si ce n’est Dieu ! » Disposée par de cruelles déceptions à considérer la vie sous un autre point de vue, elle affectionnait ce refrain d’une vieille chanson suédoise :

Ne croyez pas à la vie,
Ne croyez pas au bonheur.

Je n’épargnais ni les raisonnemens, ni les preuves d’amitié pour distraire la charmante Éléonora. Je m’épuisais en considérations philosophiques sur les inconvéniens d’un découragement exagéré, sur les dangers de la misanthropie. Mlle de Haltingen me serrait la main avec un doux et triste sourire. Je lisais dans ses beaux yeux, à défaut de la conviction, le sentiment de la reconnaissance ; mais il est des blessures qui ne guérissent pas.

En 1852, plusieurs années après mon départ de Dresde, qu’Éléonora avait quitté en même temps que moi, j’assistais à Pétersbourg à une soirée chez le comte ***, ancien ambassadeur de Russie auprès de la confédération germanique. Le comte, diplomate très spirituel, me racontait avec sa verve ordinaire quelques incidens de son dernier séjour à Francfort. Malgré l’intérêt que je trouvais à son récit, je relevai brusquement la tête en entendant annoncer leurs altesses le prince et la princesse de ***. Adalbert, dont j’avais appris le mariage avec la fille unique du grand-duc ***, avait un air d’ennui et de contrainte qu’il ne se donnait même pas la peine de dissimuler. La princesse, malgré les diamans dont elle était couverte, offrait une attitude plutôt hautaine que vraiment noble. Le prince, après m’avoir parlé avec indifférence de la mort de sa mère, me dit que le vieux Eberhard, cloué dans son fauteuil par la goutte, était devenu inabordable depuis les événemens de 1848, qui l’avaient momentanément chassé de sa capitale. Quoique les médecins augurassent fort mal de sa situation, il avait exigé que le prince héréditaire partît pour Pétersbourg, afin de resserrer les liens qui l’unissaient à l’empereur Nicolas, dont il exaltait perpétuellement la politique. Sans être aussi absolu dans ses idées, Adalbert s’était, disait-il, complètement dégoûté de ses « rêves. » Sa femme était catholique, et il répétait que l’église romaine était la seule dont les dogmes fussent complètement d’accord avec les besoins de l’ordre social.


II

Lorsque j’arrivai au printemps de 1857 dans le pays de Vaud, je n’en vis point d’abord toute la beauté tant de fois célébrée par les poètes et par les voyageurs. En relisant Byron et Jean-Jacques Rousseau, je me disais qu’ils avaient été obligés de recourir, pour le vanter, à des descriptions complètement fantastiques. Byron, dont le style est admirable, est un peintre assez vulgaire des splendeurs de la nature. Il se contente de traits vagues, et ce qu’il dit du lac de Genève s’appliquerait aussi bien au lac des Quatre-Cantons ou au lac de Zurich. Rousseau lui-même semble avoir trouvé le sujet médiocrement poétique, car il s’épuise à décrire le verger imaginaire de Julie, qui serait beaucoup mieux placé dans l’Emmenthal que sur les pentes couvertes de vignes qui s’inclinent vers le Léman. En contemplant ces coteaux hérissés de ceps raides et rougeâtres, je croyais comprendre le motif qui avait obligé l’auteur de la Nouvelle Héloïse à préférer un tableau idéal à la réalité. Lorsqu’on quitte la plaine au mois d’avril, on a déjà joui des sourires du printemps. Le gazon renaissant couvre la terre d’un tapis couleur d’émeraude. Les saules balancent au bord des ruisseaux leurs chatons argentés, et sur la lisière des forêts rayonne le calice d’argent de l’anémone des bois. Les vignes sont plus tardives, les noyers ne sont pas pressés d’entr’ouvrir leurs larges boutons, et comme les bords du lac de Genève n’ont guère d’autre végétation que des noyers et des vignes, cette contrée présente aux premiers beaux jours un aspect qui ne séduit point les regards et ne parle nullement à l’imagination. On s’en ferait donc une idée fort inexacte, si on ne la visitait qu’en cette saison de l’année.

Le lendemain de mon arrivée, je me promenais dans le village de Veytaux, où je m’étais établie. J’entrai dans la maison d’une vieille femme qui excitait l’intérêt de tous les étrangers par la patience avec laquelle elle supportait ses souffrances et les épreuves de sa condition. Catherine était une personnification intéressante de cette race gauloise qui oppose aux coups du sort une gaieté intrépide. Ses yeux brillaient par momens d’un feu singulier. Maigre et sèche, sa peau avait été tannée par le brûlant soleil qui dévore les coteaux de ce pays. Sa taille était courbée par le travail, dans lequel les Vaudois déploient une indomptable ardeur. Sur sa coiffe de soie noire, garnie de dentelles, elle plaçait, en l’inclinant un peu, un chapeau de paille d’une forme bizarre, que j’ai vu seulement dans cette contrée, et dont le bord complètement horizontal est surmonté d’une coupole terminée par une pointe. Elle me reçut avec cette politesse qu’on trouve dans toutes les classes chez les peuples de civilisation latine, et qui fait un contraste si frappant avec la rudesse germanique. À côté d’elle était assise une jeune personne qui se leva précipitamment et se jeta dans mes bras.

Éléonora de Haltingen s’était fixée à Veytaux, au commencement de novembre 1856, avec sa mère et une vieille dame de compagnie. Elle avait conservé tous ses charmes. On pouvait la regarder comme le type achevé d’une beauté allemande, type qu’on retrouve, chose remarquable, admirablement peint dans nos ballades roumaines. C’était bien cette belle Hélène aux cheveux dorés, qui inspire au soleil, son divin frère, une passion si violente qu’il veut renoncer pour elle à son trône éblouissant. Seulement, sous le beau ciel de la Roumanie, tout respire la vie et la vigueur ; les filles de la Dacie, même quand elles sont blondes, ont une apparence de force qui fait songer aux robustes prisonniers de la colonne trajane. Il n’en est pas ainsi sur les rives brumeuses du Rhin. Mlle de Haltingen était, il est vrai, ravissante : son front d’albâtre était couronné d’une chevelure opulente, ses yeux, dont l’azur rivalisait avec les eaux du lac, rayonnaient d’un doux éclat, sa bouche, un peu grande, laissait apercevoir des dents admirables ; mais chacun de ses mouvemens accusait une nonchalance voisine de la fatigue. Le sourire s’effaçait rapidement sur ses lèvres, un commencement de maigreur altérait déjà l’admirable pureté de ses formes. Elle ressemblait à ces belles journées d’automne qui, dans le pays de Vaud, brillent encore des feux de l’été, mais qu’attristent vers le soir les sombres vapeurs descendues des montagnes. On aurait pu la comparer aussi à ces pervenches que j’ai cueillies sur les coteaux vaudois à l’approche des hivers, et qui ont été légèrement atteintes par le souffle glacial de la nuit.

Éléonora se retira après quelques momens d’entretien. Quoiqu’elle ne parût pas sauvage, on la trouvait taciturne. Autant les Latins et les Grecs sont pressés d’exprimer leurs sentimens, autant les Allemands semblent redouter toute expansion. Le moi est tellement développé parmi eux que chacun comprend d’instinct combien il lui sera difficile d’intéresser un autre à ses douleurs et à ses joies. Habitués à considérer le silence comme une nécessité, les Germains restent fidèles à cette réserve, même dans les circonstances où l’utilité n’en est nullement démontrée. Aussi les peuples de race latine, pour lesquels une pareille contrainte est le plus cruel des supplices, préféreront toujours le séjour de Paris ou de Venise à celui de Berlin ou de Dresde.

Mlle de Haltingen avait perdu son père, qui s’était tué en chassant le chevreuil dans la Forêt-Noire. Un soir d’automne, on rapporta le baron au château ; son cheval l’avait jeté à terre et lui avait fracassé la tête. Éléonora avait gardé de cette catastrophe une impression profonde. Depuis le jour où ses yeux s’arrêtèrent sur le cadavre ensanglanté de M. de Haltingen, sa santé, déjà fort délicate, déclina visiblement. Cette âme, singulièrement sensible, parut renoncer dès lors à toutes les joies de la vie. Profondément dévouée à son excellente mère, elle donna à tous ses sentimens les apparences d’une pieuse résignation. La baronne fut trompée jusqu’à un certain point par cette dissimulation qu’inspirait la piété filiale. Comme le climat brumeux des bords du Rhin devenait contraire à la poitrine d’Éléonora, comme, d’un autre côté, le château de Haltingen ne réveillait en elle que de lugubres souvenirs, elle décida sa fille à s’établir aux bords du Léman, dans le hameau de Veytaux, moins exposé que les autres villages qui forment la grande paroisse de Montreux à l’oisive et fatigante activité des touristes.

Vivant moi-même dans une profonde solitude et plus occupée des chroniques chevaleresques de ma chère Roumanie que des aventures de mes voisins, je respectai, scrupuleusement le goût que les Haltingen montraient pour la retraite. Cependant, vers les premiers jours du mois de juin, une violente chaleur se fit sentir dans tout le pays de Vaud. Cette chaleur, qui me rappelait ma terre natale, ne me causait aucune impression pénible ; mais Catherine, dont la maison était très étroite, que la maladie et l’inaction ne disposaient pas à l’optimisme, n’en parlait point avec la même résignation. Je multipliai mes visites pour la consoler. Je rencontrais souvent ainsi Éléonora, qui aimait les pauvres et les malades, et qui leur prodiguait des soins véritablement fraternels.

Catherine, tout en parlant avec admiration de sa charité, s’étonnait de son silence, qu’elle paraissait attribuer à la hauteur. Cette supposition ne manquait pas de vraisemblance. Catherine était pleine de finesse, et n’oubliait jamais de dire avec une légère affectation « mademoiselle la baronne, » tandis qu’elle m’appelait souvent « madame » sans aucune espèce de remords. Elle avait remarqué, disait-elle, que les Allemands tiennent au cérémonial bien plus que les autres nations, et que les meilleurs n’ont aucun goût pour la familiarité. Il est vrai que la race germanique se distingue, parmi toutes celles qui habitent l’Europe, par ses instincts aristocratiques. Presque tous les Anglais sont libéraux ; beaucoup d’Allemands sont philosophes, mais ils conservent toujours un sentiment profondément enraciné de la hiérarchie sociale. Éléonora était de ce côté essentiellement Allemande. Je comprenais au léger froncement des sourcils fins et réguliers de Mlle de Haltingen que l’esprit démocratique des Gaulois et le sans-gêne de leurs façons lui causaient quelque surprise. Catherine, qui était fort prudente, n’allait jamais trop loin. Il n’en était pas de même de ses voisines, et surtout de leurs enfans, qui sautaient lestement sur les genoux de la fière jeune fille, s’emparaient de ses mains sans cérémonie, et lui adressaient une multitude de questions avec une turbulence comique. Mlle de Haltingen, dont la loyauté était presque excessive, ne cachait pas ses impressions. Quelques réflexions brèves, mais significatives, qu’elle murmurait en allemand, m’apprenaient ce qu’elle pensait des habitudes gallo-latines.

Si la familiarité des Vaudois n’était pas toujours de son goût, elle professait pour leur pays une admiration qu’elle me fit aisément partager. Comme elle était depuis plusieurs mois dans le canton, et qu’elle s’y était beaucoup promenée, elle devint pour moi, lorsqu’elle se fut de nouveau habituée à m’ouvrir son cœur, le plus intelligent des guides. Elle se plaisait surtout à visiter la terrasse de l’église. Nous ne suivions jamais le chemin destiné aux chars, qui va de Veytaux au village des Planches, plus connu sous le nom de Montreux. Un sentier tracé dans les vignes nous conduisait vers la grotte que la terrasse surmonte. Ce sentier étant impraticable aux voitures et fort incommode aux crinolines, nous n’y trouvions ni poussière, ni misses efflanquées aux voiles bleus, ni touristes aux airs vainqueurs, ni marmots tapageurs, toutes choses qui gâtent les plus délicieux paysages. Nous pouvions à notre aise admirer la luxuriante végétation de la vigne, les grappes naissantes, les feuilles flexibles et luisantes du maïs, qui grandit au milieu des vignobles. Les vignes rappelaient à Éléonora les coteaux du Rhin, le maïs me faisait penser aux plaines fertiles de la t’era romanesca, les plus riches de l’Europe, terre inépuisable qui étale le long des Karpathes les trésors que tant de fois d’impitoyables vainqueurs ont foulés aux pieds. Nous admirions le magnifique spectacle qui se déployait sous nos yeux, tout en cueillant des bouquets de silène, qui formaient de grosses touffes roses dans les vieux murs destinés à soutenir les vignes. Ces murs servent de retraite à une multitude d’agiles lézards qui s’y endorment l’hiver, et dont la physionomie intelligente et l’infatigable curiosité faisaient notre joie. Dès que nous passions à peu de distance de leur retraite, on les voyait sortir de leur trou, dresser la tête, la tourner vivement, tantôt à droite, tantôt à gauche, écarquiller leurs yeux brillans, et ne s’éloigner que lorsque résonnait sur le sentier l’épaisse chaussure dont se servent les Vaudoises, car on dit que leur oreille musicale n’aime que les bruits harmonieux. Cette curiosité doit coûter cher aux pauvres petits sauriens. Les balbuzards qui tournoyaient dans l’azur au-dessus de nos têtes ne semblaient nullement indifférens à leurs mouvemens. Aussi en trouvions-nous à chaque instant qui portaient les traces d’une existence fort difficile à préserver. Aux uns il manquait une patte, aux autres la queue. Enfin quelques-uns, couverts de poussière, la peau terne et le regard éteint, s’enfuyaient précipitamment pour laisser le sentier libre à des frères dont le vêtement doré et brillant faisait contraste avec leur air de misère et de souffrance, tant l’infortune modifie profondément le caractère le plus sociable. Éléonora me faisait remarquer avec quelque dédain ce qu’elle nommait la « plèbe des lézards, » et je ne pouvais m’empêcher de sourire du soin qu’elle mettait à créer partout des classes, en digne fille de l’Allemagne. Les papillons donnaient lieu à des observations analogues. Elle avait peu de bienveillance pour les tortues et pour les vulcains, malgré leur incontestable beauté ; les paons de jour, qui sont nombreux sur ces coteaux, avaient toutes ses préférences. Elle ne se lassait pas d’admirer le velours de leurs ailes ni ces beaux grands yeux dont elles sont marquées, et auxquels ces charmans insectes doivent leur nom.

Quoiqu’on puisse aller en un quart d’heure de Veytaux à la grotte, nous avions trouvé le secret de faire de cette course une assez longue promenade. Éléonora marchait lentement. Autant elle s’intéressait peu aux humains qu’elle rencontrait, autant elle s’occupait, avec une persévérance infatigable, des merveilles du règne végétal. Elle connaissait personnellement les plus beaux châtaigniers, les noyers les plus vieux, les jasmins au doux parfum, les seringats dont l’odeur est aussi pénétrante que celle de l’oranger ; elle s’informait soigneusement des endroits où venaient la rose des Alpes et les cytises aux fleurs d’or. Je ne l’ai vue fâchée qu’une fois. Ce jour-là, on avait abattu un des noyers dont les branches majestueuses couvraient la Veraye, torrent qui tombe de la montagne et se perd dans le lac. Elle se figura qu’on allait détruire le groupe imposant dont l’arbre faisait partie. Son œil bleu lançait des éclairs ; elle avait l’angélique courroux d’un saint Michel foulant Satan sous ses pieds victorieux. En revanche, quand elle suivait attentivement les mouvemens des vignerons, qui soignent avec une sorte d’amour les pampres féconds de leurs coteaux, sa physionomie s’épanouissait. Elle me faisait remarquer presque joyeusement leur ardeur à purger le sol de toutes les plantes nuisibles, à donner aux vignes l’appui de solides tuteurs, à les préserver ainsi des coups de la bise, qui sont parfois violens, et qui transforment le lac en une mer agitée.

La grotte était tantôt le but de notre promenade, tantôt notre première station quand nous allions à la capitale, c’est le nom que nous donnions au principal des vingt et un villages qui composent l’opulente paroisse de Montreux. Abritée par d’énormes noyers, cette grotte, qui s’ouvre dans un rocher tapissé de lierres, donne passage à un ruisseau qui tombe avec un doux murmure auprès d’un établissement de bains, rustique chalet à trois étages dont l’aspect est charmant. Des jasmins et des rosiers bancs tapissent le rez-de-chaussée et le premier étage de leurs flexibles rameaux, et lui donnent l’apparence d’un massif de verdure et de fleurs. Un sentier tracé sous les noyers, le long de la montagne, permet d’atteindre le chemin de l’église et de gagner la terrasse, qui s’étend au midi de l’édifice, et d’où l’on contemple une des plus belles vues du pays de Vaud. En été, c’est le matin, vers neuf heures, qu’on peut y admirer le lac paré des plus merveilleuses teintes. Sur un fond d’azur frissonnant se dessinent des méandres d’argent. Le saphir lui-même semble privé d’éclat à côté de ces eaux. Le rayonnement métallique de l’aile azurée du martin-pêcheur peut donner une idée de cette nuance presque fantastique, qui semble appartenir à un autre univers.

Nous ne nous lassions pas d’admirer ce spectacle, dont la physionomie change avec la couleur du ciel. Quelquefois un nuage, en passant près des montagnes de la Savoie, jetait sur leur front chauve ou sur leurs flancs verdoyans une ombre gigantesque comme celle d’un zméou[1] ; d’autres fois un bateau à vapeur fièrement paré d’un drapeau de gueule à la croix d’argent[2] secouait dans les airs un sombre panache et traçait sur les ondes un brillant sillon d’écume. En face de la terrasse de Montreux, on aperçoit les villages de la rive catholique, Boveret et Saint-Gingolph[3], que sépare une large montagne, la Chaumény, coupée par une immense ravine. Cette rive contraste par son aspect sévère avec la côte vaudoise, mais ce contraste lui-même ajoute à l’originalité et à la grandeur du paysage. La vieille forteresse qui servit de prison à Bonnivard sort, à gauche, du sein des flots, qui s’arrondissent sous ses murs en un golfe gracieux. Vis à vis de Chillon, un bouquet de verdure, entouré d’un mur solide, forme au milieu du lac cet îlot sur lequel s’arrêtaient les regards du captif inconnu dont Byron a chanté les douleurs. Au milieu de ce riant paysage, les tours de Chillon attristaient, je l’avoue, mon imagination plus que celle d’Éléonora. Lorsque je lui racontais sur la terrasse la longue captivité de Bonnivard, qui a laissé sur les dalles de pierre la trace de ses pas en tournant comme une bête fauve autour de son pilier, quand je lui parlais avec animation des instrumens de torture et des oubliettes qui attestent, dans le sinistre manoir, les violences et les iniquités de la société féodale, je m’apercevais sans peine qu’elle n’accordait à toutes ces questions qu’une attention distraite. Il semblait qu’elle s’était assez détachée de la terre pour ne parler de nos idées et de mes préoccupations qu’avec une souveraine indifférence. Elle chérissait la justice et la vérité, mais elle répétait sans cesse que leur triomphe était impossible dans cette « vallée de larmes. » Victime d’un destin funeste, le malheur lui semblait notre condition naturelle, et si elle aimait encore les splendeurs de la création, c’est qu’elle y voyait un pâle reflet de la splendeur des mondes invisibles. Le désordre qui régnait au sein de l’humanité ne produisait dans son âme que des impressions douloureuses. Pour mon compte, j’avais une meilleure opinion du genre humain.

« Contemplez, lui disais-je, ce sol fertile et ces heureux coteaux. Ils ont été autrefois inondés de sang ; la flamme a consumé jusqu’aux misérables cabanes suspendues sur les lacs. Romains, Magyars, Bourguignons se sont rués sur ces contrées. Aujourd’hui ce peuple, la main appuyée sur la charrue, est un témoin paisible des guerres qui ébranlent le continent ; il ne se décide à prendre les armes que lorsque son indépendance est menacée. Pourquoi l’esprit pacifique, si conforme aux intérêts de tous et aux conseils de l’Évangile, ne serait-il pas contagieux avec le temps ? Pourquoi cette paix, que vous croyez n’appartenir qu’au ciel, ne deviendrait-elle pas la loi de notre terre ? Dieu me garde de détourner vos regards de ce repos sans fin que le Père céleste promet à ses enfans ; mais sa volonté n’est-elle pas que les hommes s’aiment et s’entr’aident ? Or l’amour ne règne pas au milieu des ruines et des funérailles. Le temps où nous vivons a certainement plus de respect pour les droits de l’humanité que les âges sanguinaires qui nous ont précédés. Je crois, je veux croire que ce ne sera pas la dernière victoire de la justice et du bon sens. »

Éléonora prêtait à ces paroles une oreille bienveillante, et son âme, naturellement évangélique, était presque tentée de s’ouvrir à l’espérance. Malheureusement son cœur était brisé, et la vie finissait par reprendre à ses yeux une physionomie sinistre. Les beaux jours de l’été semblaient pourtant exercer sur elle une salutaire influence. Ce ciel rayonnant, cette nature parée, amenaient par momens sur ses lèvres un sourire fugitif. L’activité de tous, la vie fortifiante des champs, l’air pur de la montagne, semblaient répandre dans son âme un calme qui nous remplissait de confiance. Je profitais de ces heureuses dispositions pour lui proposer quelques promenades lointaines.

Quand on veut aller à Clarens sans s’éloigner du lac, on passe à quelque distance du principal village de la paroisse de Montreux. Nous nous arrêtions presque toujours à l’extrémité d’un large et pittoresque ravin, arrosé par un torrent qu’on appelle la baye de Montreux, où la vue est fort belle. Si l’on dirige ses regards du côté du lac, on aperçoit à droite Veytaux, caché comme un nid de colombes entre le mont Cau et le mont Sonchaud ; au-delà de Veytaux, Chillon enfonce dans les eaux ses murs massifs. À droite, le manoir quadrangulaire du Châtelard, aux murs épais, aux fenêtres étroites, se dresse isolé sur une colline. Quand on se retourne vers l’église de Montreux, on est étonné du peu d’espace qu’occupe le principal groupe de cette paroisse, formé par les maisons des Planches et du Châtelard, et dont le nom est connu dans toute l’Europe. Cachées dans les noyers épais et dans les peupliers de Virginie, ces maisons sont bâties entre deux mamelons dont l’un, qu’on nomme le Righi vaudois, porte un grand chalet en bois rouge. Derrière les habitations apparaît dans le lointain une montagne aux cimes déchirées, que l’hiver blanchit de neige et que l’été couvre d’une pâle verdure tachetée de quelques sapins.

Les espérances que nous avait données la santé d’Eléonora se soutinrent en automne. L’automne est la saison privilégiée des contrées où l’on cultive la vigne. Dans le pays de Vaud, les vendanges ont été souvent célébrées par des fêtes populaires que je regrette de n’avoir pas vues moi-même ; mais un paysan nous raconta en fort bons termes les scènes les plus curieuses de la dernière fête des vignerons, célébrée à Vevey le 8 et le 9 août 1851. « L’abbaye des vignerons, » dont la devise est ora et labora, est une société qui a pour but d’améliorer la culture de la vigne. Cette société organise cinq ou six fois par siècle une solennité curieuse, mélange de souvenirs païens et de traditions chrétiennes. Éléonora témoignant sa surprise de ce mélange, je lui fis remarquer qu’il existait dans tous les pays de civilisation romaine, et spécialement sur les bords du Danube. Les ballades roumaines ne mettent-elles pas les dieux du paganisme en présence du Jéhovah biblique ? N’avons-nous pas des saintes Joë, Venere, Mercuri, divinités qui n’ont évité l’exil qu’en se réfugiant dans le paradis ? Les naïades « blanches, belles et attrayantes, aux cheveux dorés, » ne trouvent-elles pas encore un abri dans nos rochers[4] ? Les fées, déités celtiques, ont ici, comme chez nous, rencontré un poétique asile. Toutefois l’instruction est tellement générale parmi les paysans vaudois, que la mythologie exerce très peu d’influence sur leur imagination. Les êtres fantastiques et les souvenirs légendaires ont cherché un refuge à Fribourg et dans le Valais, où les croyances du moyen âge sont restées vivantes sous la protection de la théocratie. Aussi les vendanges de 1857 se passèrent-elles dans le pays de Vaud sans aucune apparition de ces divinités capricieuses que nous autres Roumains nous appelons babele. Depuis les conquêtes du méthodisme, la Suisse française a certainement changé d’aspect sur quelques points, et la résurrection triomphante des rigides doctrines de saint Augustin et de Calvin donne à beaucoup de familles un air de gravité qui n’existait nullement au XVIIIe siècle. Néanmoins, en temps de vendange, la pétulance gauloise oublie assez volontiers les préoccupations dogmatiques. L’église libre (méthodiste) et l’église nationale fraternisent sur les coteaux fertiles. Toutes les dissidences disparaissent dans un sentiment de reconnaissance pour l’auteur de tant de biens, qui préserve cette heureuse terre de la guerre et des autres fléaux destructeurs auxquels presque toute l’Europe est encore exposée.

Tout en souriant parfois d’une vivacité qu’elle nommait furia francese, Éléonora ne semblait pas aussi étrangère que d’habitude aux impressions de ceux qui l’environnaient. Je la menais parmi les travailleurs qui, à l’aide du refouloir, écrasaient le raisin dans les hottes de bois destinées à le transporter au pressoir, où l’on achève de le broyer. Un peu étonnée de l’attention avec laquelle je suivais tous les détails de la vendange, Mlle de Haltingen me demandait si je voulais perfectionner la culture de la vigne sur les coteaux de Dragachani[5]. Ce n’est point sans dessein que j’essayais par les tableaux variés de la vie animée des champs de distraire Eléonora de ses préoccupations favorites. J’avais remarqué que son esprit s’écartait difficilement d’un certain cercle d’idées. Quand nous descendions l’étroite rue du village, pavée de petits cailloux, qui mène au lac en suivant la rive de la Veraye, nous passions devant le cimetière, sur lequel ses regards s’arrêtaient avec une inquiétante fixité. Plus d’une fois elle me vanta ce site, abrité par les noyers voisins contre les ardeurs du soleil, orné de quelques cyprès élancés, et dont les tombes ; suivant le poétique usage de la Suisse, sont entourées ou couvertes de belles fleurs soigneusement entretenues. J’avais toujours vu les hommes, même les plus résolus, n’envisager la mort qu’avec une terreur puérile et fuir toutes les images qui pouvaient les y faire penser. Eléonora était bien différente : la vie avait évidemment perdu toute valeur à ses yeux. L’expérience, la religion, la philosophie, fortifiaient chaque jour son détachement. Elle avait peine, malgré sa tendresse pour une mère adorée, à dissimuler tout à fait ses sentimens, « Ce sont nos préjugés, disait-elle, qui donnent à la mort une physionomie sinistre. Les soldats seuls savent se préserver de ces honteuses terreurs. Ils regardent le trépas comme un accident presque vulgaire, et marchent en souriant à travers la mitraille. N’est-il pas étrange que les païens aient été en cela si supérieurs à la foule des chrétiens ? Sans parler d’un Socrate ou d’un Caton d’Utique, les sectateurs du brahmanisme hindou, les Chinois disciples de Confucius ou de Fô, se résignent à la mort avec un calme bien rare parmi nous. Pourtant un disciple de l’Évangile, qui est la religion de l’immortalité par excellence, ne devrait pas accepter la vie éternelle comme un pis-aller, ni se cramponner à la terre avec une ardeur misérable. Par combien d’études plus ou moins insignifiantes nous laissons-nous attirer, tandis que personne n’apprend à mourir ! L’histoire prouve cependant que les peuples les plus attachés à la vie présente peuvent avec de l’énergie dompter les révoltes de la sensibilité. À la fin du XVIIIe siècle, quel Français ne savait pas mourir ? Les femmes les plus délicates marchaient aussi résolûment à l’échafaud que les orateurs de la Gironde et les indomptables montagnards. »

En écoutant Éléonora professer ces doctrines stoïciennes, il me semblait entendre Mme de Condorcet ou Mme Roland. Quoique ses idées politiques (si toutefois on peut appeler ainsi des théories fort étrangères aux luttes de ce monde) fussent loin de ressembler aux opinions de ces fières républicaines, elle manifestait une intrépidité qui eût fait honneur à une époque plus héroïque que la nôtre. Cette charmante jeune fille cachait sous une enveloppe gracieuse une âme vigoureusement trempée. Elle était simple et courageuse comme Jeanne Darc, née, ainsi qu’elle, sur une terre germanique.


III

À la fin des vendanges de 1857, lord Edward, que j’avais rencontré deux ans auparavant à Interlaken, apprit à Genève que les Haltingen et moi nous étions établis aux bords du lac Léman. Depuis qu’il avait quitté Dresde, le noble pair avait consacré à de perpétuels voyages tout l’intervalle des sessions parlementaires. Une dame saxonne de mes amies m’avait écrit à Pétersbourg que, désespérant d’obtenir la main d’Éléonora, dont je savais qu’il était secrètement épris, il avait renoncé à se marier, et qu’il s’était décidé à laisser la pairie passer dans la branche cadette de sa maison. Les conversations que nous avions eues dans l’Oberland, sur les bords de l’Aar aux flots d’azur, m’avaient prouvé que lord Edward avait conservé pour la jeune Allemande tout l’enthousiasme de sa jeunesse. Un jour, en admirant cette cascade du Staubbach qui se déroule sur les flancs de la montagne comme une gaze argentée flottant au gré des vents, j’avais été frappée de la distraction avec laquelle il écoutait les paroles de ravissement que m’arrachait ce merveilleux spectacle. Le glacier de Rosenlaui, presque aussi bleu qu’un ciel d’été, les sentiers fleuris du Hassli, les rives délicieuses des lacs de Thun et de Brienz n’avaient point paru faire sur son esprit une impression beaucoup plus profonde. Tout en répondant à mes questions avec courtoisie, il ne parvenait pas à me dissimuler ses préoccupations. Comme tous les hommes sincèrement passionnés, un seul sujet avait le privilège, de l’intéresser. En visitant Grindelwald ou la cascade de Giessbach, c’était de Dresde qu’il me parlait toujours.

L’arrivée de lord Edward à Veytaux ne changea guère nos habitudes. Lord Edward était la discrétion personnifiée, et il avait bien vite remarqué que Mlle de Haltingen ne se souciait pas beaucoup d’admettre un tiers dans notre intimité. Nous rencontrions rarement le gentilhomme anglais dans nos promenades. Ainsi que ses compatriotes, il aimait à gravir les montagnes les plus escarpées. Tantôt il s’enfonçait dans la chaîne des Alpes vaudoises, tantôt ; franchissant le lac, même par les plus mauvais temps, il pénétrait dans les montagnes de la Savoie. Souvent même, fatigué d’excursions qui lui semblaient trop faciles, il allait dans le Valais, qui touche au pays de Vaud, avec son fidèle et intrépide James, entreprendre des chasses plus ou moins périlleuses. Son existence était un mouvement perpétuel, sans que la culture de son intelligence souffrît le moins du monde de cette prodigieuse activité. Il passait une partie de ses nuits à lire et n’entreprenait pas une course sans emporter avec lui quelque ouvrage nouveau. Cette vie essentiellement active lui laissant peu de loisirs, nous étions les seules personnes du pays qu’il eût visitées depuis son arrivée dans le canton de Vaud. Toutes les fois qu’il venait chez Mme de Haltingen, il s’informait avec la sollicitude la plus touchante de la santé d’Éléonora. Il suffisait que celle-ci laissât entrevoir un désir pour qu’il fût aussitôt réalisé.

Éléonora n’avait pas deviné à Dresde les sentimens qu’elle avait inspirés au chevaleresque gentilhomme. Elle le regardait comme un ami dévoué ; mais elle se figurait qu’il avait renoncé au mariage pour se livrer sans contrainte à l’étude et à la politique. Un jour que lord Edward était venu passer la soirée chez Mme de Haltingen, cette illusion se dissipa complètement. La conversation s’était engagée sur les écrits de Mme de Staël, qui était Vaudoise par sa mère, Mlle Curchod, fille d’un ministre de ce canton. Un professeur de l’université de Freyburg, compatriote de Mme de Haltingen, se déclara l’adversaire de l’auteur de Corinne, et lui refusa toute sensibilité. Edward prit sans répondre un volume de l’Allemagne, et se mit à lire avec animation le pathétique chapitre : De l’Amour dans le Mariage. Arrivé à ces mots « deux amis du même âge, » sa voix s’altéra, quelques larmes brillèrent dans ses yeux, et il eut beaucoup de peine à maîtriser son émotion. — Mylord, lui dis-je en le quittant, vous avez trop oublié ces beaux vers de Bérénice :

De peur qu’en la voyant quelque trouble indiscret
Ne fasse avec mes pleurs échapper mon secret.

Après cet incident, si contraire aux habitudes du fier gentilhomme, je me crus d’autant moins obligée à une discrétion exagérée que j’avais toujours considéré comme un aveuglement fatal l’attachement de Mlle de Haltingen pour le prince Adalbert. Lord Edward m’avait semblé, au contraire, l’homme le plus capable d’assurer le bonheur de ma jeune amie, et depuis que je l’avais revu aux bords du Léman, cette manière de penser était devenue une conviction inébranlable.

Éléonora, qui à Dresde avait, je crois, jugé lord Edward un peu comme tout le monde, m’avoua franchement quelle s’était trompée sur son compte. Avec elle, il faut le dire, le raide et froid Anglais devenait un autre homme. Lui qui ne semblait pas croire à l’existence de la douleur, et qui avait l’air de considérer la lutte contre les forces indomptées de la nature comme la plus douce des distractions, il pâlissait visiblement au moindre accès de toux dont souffrait Éléonora. Dès qu’elle paraissait un peu plus fatiguée qu’à l’ordinaire, il m’accablait de questions sur sa santé. Lors même que j’étais complètement rassurée, lord Edward conservait une partie de ses inquiétudes. Il étudiait avec acharnement les meilleurs traités de physiologie, afin de savoir de la manière la plus précise toutes les précautions nécessaires pour mettre des poumons délicats à l’abri des variations de la saison. Sa sollicitude était vraiment touchante. Elle se trahissait de toutes les façons avec une ardeur britannique. Le moindre souffle d’air irritait ses nerfs ; il regardait avec anxiété chaque nuage qui s’élevait à l’horizon. Quelque effort qu’il fît pour dissimuler son agitation, elle n’échappait pas à Éléonora, et quand elle le remerciait par un charmant sourire, l’émotion de lord Edward devenait tellement visible qu’il était impossible de n’en être point attendri.

Ces inquiétudes n’étaient malheureusement que trop fondées. Tandis que la sève se glaçait dans les veines de la nature, tandis que le feuillage noirci des noyers tombait en tourbillonnant sur les coteaux assombris, il semblait que l’action de la vie s’affaiblissait chez ma jeune amie. Le mois de décembre, quoique fort doux, annonçait pourtant l’approche de l’hiver. Les goélands avaient reparu sur les rives du lac. Les vignes étaient complètement dépouillées. Une brume épaisse envahissait tout le paysage, cachait parfois les monts, et donnait ainsi au Léman l’aspect d’une mer. Au commencement de décembre, le soleil luttait encore contre le brouillard ; souvent les montagnes semblaient coupées par une bande lumineuse qui s’épaississait sur le lac, et se prolongeait jusqu’à Vevey en volutes ténébreuses. Au-dessus des pics de la Savoie, dont la cime, marquée de taches de neige, étincelait au soleil, rayonnait encore le ciel de l’Italie, comme une consolation ou comme une espérance. Le lac lui-même perdait ses belles teintes d’azur. Je me souviens d’un jour où nous étions assises sur la route qui mène de Veytaux à l’église, derrière une petite haie de rosiers du Bengale. Le Léman était encore bleu par endroits, mais ailleurs se reflétaient dans ses eaux attristées des nuages sombres frangés d’argent. Le golfe de Chillon était rempli par un triangle ténébreux, ombre des monts prochains. À droite, le golfe de Vernex resplendissait dans la lumière, lumière dont nous aimions à saluer avec amour toutes les apparitions, et dont la lutte avec les ténèbres nous intéressait autant que les adorateurs d’Ormuzd.

Quand le paysage semblait complètement endormi dans la brume, tout à coup un rayon de soleil lui rendait l’éclat et la vie. Une après-midi, comme je revenais avec Éléonora de la terrasse de l’église, le soleil apparut sur la crête du mont Sonchaud. Les sapins qui surgissaient de la neige revêtirent alors les plus belles teintes. Des masses entières de ces arbres restaient dans l’obscurité ; quelques-uns étaient d’un jaune vert, d’autres portaient à la pointe comme une auréole fantastique. En arrivant à Veytaux par le sentier qui traverse les vignes le long d’un ruisseau murmurant, nous trouvâmes une vue encore plus belle. Entre les deux montagnes qui abritent le village s’élèvent à quelque distance deux pics de forme inégale, qui, dans cette saison, sont souvent seuls couverts de neige. Ces deux pics, dont le sommet d’albâtre se dégageait d’un brouillard léger, resplendissaient comme si un de ces olympiens chantés par le divin Homère avait touché la cime de son pied immortel.

Mais c’était surtout au coucher du soleil que nous nous plaisions à admirer l’aspect magnifique du lac, qu’on apercevait d’une de mes fenêtres dans toute son étendue. Une lueur orangée colorait alors l’occident à l’endroit où les montagnes de la Savoie s’abaissent dans le lac. Ces montagnes se détachaient vigoureusement sur l’horizon embrasé. À droite, une zone pourpre couronnait les coteaux et s’affaiblissait dans la direction de Vevey ; au milieu du lac flamboyait un foyer merveilleux, tandis que les eaux étaient sombres sous Villeneuve, d’un azur pâle sous Veytaux, et d’une couleur gris de perle coupée de bandes rouges le long de la rive savoisienne. Un soir, ce spectacle, toujours admirable, avait quelque chose d’attristant. Les monts de la Savoie étaient enveloppés d’un voile épais surmonté d’un dais d’azur pâle qu’illuminait un soleil mourant. Le voile grandissait vers Lausanne, et formait comme une chaîne de vapeurs amoncelées qui s’élevait dans l’espace. Quelques lignes couleur de sang sillonnaient ces masses lugubres. Telle dut être la terre après les déluges des temps primitifs, quand un rayon lumineux commençait à sourire à travers les ténèbres à l’univers désolé.

Dans la dernière semaine de décembre, la neige, qui s’amassa sur les montagnes, nous interdit toute promenade. Rien n’est triste comme un lac quand les frimas l’environnent. L’éblouissante blancheur des neiges étend sur ces eaux, qui rivalisaient autrefois avec le saphir, une teinte de plomb plus funèbre que celle des marécages croupissans. De place en, place, des roches les plus escarpées percent le linceul dont elles sont couvertes, et se dressent comme de lugubres sentinelles. D’un ciel grisâtre tombe une lumière avare. On n’entend autour de soi que les cris rauques des goélands et les croassemens répétés des corbeaux, qui volent par bandes sur les bords du lac, et qui semblent se complaire à ce spectacle de mort. J’ai vécu trop longtemps dans les marais glacés de l’Ingrie pour aimer ces pompes mélancoliques de l’hiver qui charment certaines imaginations. Quoique née sur les rives brumeuses du Rhin, Éléonora chérissait, comme moi, l’éclat du jour. Elle aurait dit volontiers avec le grand Goethe mourant : « Plus de lumière ! plus de lumière ! »

Ces débuts de la mauvaise saison exercèrent une funeste influence sur une organisation déjà très maladive. Chaque jour, l’œil de Mlle de Haltingen semblait s’enfoncer dans son orbite. Ses belles mains devenaient transparentes, son visage pâle et amaigri brillait par momens des couleurs de la fièvre, ses nuits n’étaient plus qu’une longue insomnie ; mais son énergie était plus grande que ses souffrances. Comme les vieux héros scandinaves, elle regardait la mort en face. Sa mère, la voyant si résolue, conservait des illusions que l’énergique jeune fille s’efforçait d’entretenir. À mesure que sa maladie faisait des progrès, Éléonora me témoignait une plus grande confiance. Elle revenait volontiers sur le passé, dont elle parlait avec animation, mais sans amertume. Le temps où nous avions vécu à Dresde dans une intimité si complète était surtout le sujet favori de nos entretiens. Parfois elle semblait se repentir de n’avoir pas soutenu le prince Adalbert dans une lutte qui intéressait leur commun avenir ; elle me parlait, les larmes aux yeux et avec une voix émue, de sa douceur, de ses généreux instincts, de ses nobles projets. « J’avais, disait-elle, assez d’énergie pour donner à son âme la vigueur qui lui manquait. J’ai poussé trop loin la fierté en refusant de descendre dans l’arène souillée où s’agitaient les honteuses passions qui me le disputaient. Un amour aussi sincère que le mien devait surmonter, ces puériles répugnances. La vie est un champ de bataille, et ce n’est pas savoir aimer que de se refuser aux conditions du combat imposé à tous par la providence de Dieu. » C’est ainsi que cette âme magnanime trouvait encore jusque dans les angoisses de la mort d’ingénieuses raisons pour justifier la faiblesse d’Adalbert. Elle se plaisait à exagérer l’égoïsme impérieux de ses parens, la funeste influence des préjugés d’une détestable éducation. Ces appréciations indulgentes troublaient seules son admirable sérénité. Il est difficile de mourir si jeune sans jeter un regard sur cette terre et sans s’attendrir à la pensée des félicités entrevues. Plus d’une fois, tandis que j’appuyais, dans les crises cruelles qui l’accablaient, sa tête défaillante sur mon cœur, j’ai vu quelques larmes descendre silencieusement sur ses joues. Ces larmes assurément ne lui étaient pas arrachées par la douleur, car je n’ai vu personne la supporter avec une plus touchante, résignation. Elles étaient à mes yeux l’expression d’une souffrance bien plus intime et bien plus intolérable, d’une souffrance dont elle mourait sans doute, et que les soins de la meilleure des mères, que mon affection dévouée, que la sympathie universelle ne pouvaient point guérir !

La pensée de lord Edward ; vint se mêler dans l’âme d’Eléonora à ses souvenirs de jeunesse, pour les rendre, encore plus douloureux. Elle finit par s’apercevoir qu’elle avait été la triste victime d’une de ces illusions si communes dans les premières années des la vie, et qu’elle avait préféré les vaines apparences du dévouement : à un amour aussi sincère que profond. Elle gémissait d’avoir été pour Edward une de ces fatalités qui pèsent parfois sur les plus nobles existences. Elle allait jusqu’à se désoler de ce qu’il ne semblait vivre que par elle et être incapable de trouver dans d’autres affections le bonheur dont il, était si digne. Après ces crises, dans lesquelles Éléonora payait sa part à la condition humaine, elle me souriait avec la mansuétude des anges, elle essayait elle-même de me consoler et d’arrêter mes pleurs. Jusqu’au dernier moment, elle tâcha de donner quelque espoir à Mme de Haltingen ; elle avait de bonnes paroles pour tous, elle adressait aux personnes de son entourage les consolations les plus propres à agir sur leur esprit. Aux unes elle parlait des épreuves de la vie, aux autres, des douceurs du repos éternel, à tous de la vénération résignée que nous devons avoir pour les décrets de Dieu. Moi seule avais le secret de ses combats intérieurs, de ses regrets involontaires, des retours, hélas ! bien naturels, qu’elle ne pouvait s’empêcher de faire vers le passée.


Le petit cimetière de Veytaux garde maintenant la cendre de cette jeune fille dont le souvenir se mêle depuis un an à toutes mes rêveries. Jamais, je le crois, une fille des hommes n’a été si forte et si douce à la fois ; jamais une créature mortelle n’a paru aussi complètement exempte des faiblesses de notre fragile nature. Aussi vit-elle encore au milieu de nous par la pensée du charme irrésistible qu’elle exerçait sur notre cœur, comme l’encens qui parfume encore le sanctuaire longtemps après que la foule des fidèles a quitté le temple.

Depuis la mort d’Eléonora, lord Edward est retourné en Angleterre. Cette âme si fortement trempée a senti, dans les derniers jours de la maladie de Mlle de Haltingen, toutes les angoisses que le cœur de l’homme peut éprouver. Les natures énergiques portent dans la douleur la puissance extraordinaire dont elles sont douées. Aussi leur désespoir, moins expansif peut-être que celui des autres hommes, présente-t-il à tout observateur un peu pénétrant le spectacle d’une désolation sans égale. Jamais je n’oublierai l’expression du regard de lord Edward, lorsque je lui annonçai que toute espérance était perdue.

Pour moi, ces événemens, quoique fort simples, sont restés présens à ma pensée. L’influence que le caractère germanique et l’esprit de caste exercent dans toute l’Allemagne sur le développement des passions n’est-elle point propre à provoquer des réflexions de plus d’un genre ? L’esprit le plus libéral doit reconnaître ce qu’a de véritablement humain et élevé le principe aristocratique, quand il devient, comme chez lord Edward, l’auxiliaire de tous les instincts généreux ; mais lorsqu’il ne conseille que des faiblesses, lorsqu’il augmente l’indécision d’intelligences naturellement irrésolues, lorsqu’il empêche les peuples comme les individus de marcher franchement dans leur voie, ne mérite-t-il pas d’être condamné comme l’obstacle le plus dangereux que rencontrent les desseins de la Providence ? Quand on a étudié de près les nations qui occupent aujourd’hui l’attention du monde, on sent tout ce qu’il y a de faux et de vide dans ces commodes théories du fatalisme que nous acceptons toujours avec trop d’indulgence. L’histoire d’un peuple n’est, — comme la vie d’un homme, — que la révélation de ses qualités et de ses travers. Les races diverses qui se partagent le globe font leur histoire en mettant en action leurs tendances les plus intimes. Sans doute il peut se trouver dans l’existence des nations, ainsi que dans celle des individus, des accidens supérieurs à l’énergie humaine ; mais dans les circonstances ordinaires la destinée, heureuse ou funeste, n’est que la manifestation d’une volonté ferme qu’aucune difficulté n’effraie, ou bien c’est la simple expression d’une mollesse que l’ombre même du péril épouvante.


COMTESSE DORA D’ISTRIA.

  1. Monstre aux grandes ailes, célèbre dans les légendes roumaines.
  2. Ce sont les couleurs de la confédération suisse.
  3. La frontière qui sépare de la Savoie le canton suisse du Valais traverse ce village.
  4. Voyez la ballade intitulée Erculean (Hercule) dans les Ballades et Chants populaires de la Roumanie, recueillis et traduits par le poète moldave Alexandri, Paris 1855.
  5. C’est là qu’on récolte le meilleur vin de la Roumanie.