Stello/XVII

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Charles Gosselin (p. 123-139).


CHAPITRE XVII


Suite de l’histoire de Kitty Bell
Un bienfaiteur


Je disais donc, reprit le plus glacé des docteurs, que Kitty m’avait regardé languissamment. Ce regard douloureux peignait si bien la situation de son âme, que je dus me contenter de sa céleste expression pour explication générale et complète de tout ce que je voulais savoir de cette situation mystérieuse que j’avais tant cherché à deviner. La démonstration en fut plus claire encore un moment après ; car tandis que je travaillais les nerfs de mon visage pour leur donner, les tirant en long et en large, cet air de commisération sentimentale que chacun aime à trouver dans son semblable…

« Il se croit le semblable de la belle Kitty ! » murmura Stello.

… Tandis que j’apitoyais mon visage, on entendit rouler avec fracas un carrosse lourd et doré qui s’arrêta devant la boutique toute vitrée où Kitty était éternellement renfermée, comme un fruit rare dans une serre chaude. Les laquais portaient des torches devant les chevaux et derrière la voiture ; nécessaire précaution, car il était deux heures après midi à l’horloge de Saint-Paul.

« The Lord-Mayor ! Lord-Mayor ! » s’écria tout à coup Kitty en frappant ses mains l’une contre l’autre avec une joie qui fit devenir ses joues enflammées et ses yeux brillants de mille douces lumières ; et, par un instinct maternel inexplicable, elle courut embrasser ses enfants, elle qui avait une joie d’amante ! — Les femmes ont des mouvements inspirés on ne sait d’où.

C’était, en effet, le carrosse du Lord-Maire, le très honorable M. Beckford, roi de Londres, élu parmi les soixante-douze corporations des marchands et artisans de la ville, qui ont à leur tête les douze corps des orfèvres, poissonniers, tanneurs, etc., dont il est le chef suprême. Vous savez que jadis le Lord-Maire était si puissant qu’il alarmait les rois et se mettait à la tête de toutes les révolutions, comme Froissart le dit en parlant des Londriens ou vilains de Londres. M. Beckford n’était nullement révolutionnaire en 1770 ; il ne faisait nullement trembler le Roi ; mais c’était un digne gentleman, exerçant sa juridiction avec gravité et politesse, ayant son palais et ses grands dîners, où quelquefois le Roi était invité, et où le Lord-Maire buvait prodigieusement, sans perdre un instant son admirable sang-froid. Tous les soirs, après dîner, il se levait de table le premier, vers huit heures, allait lui-même ouvrir la grande porte de la salle à manger aux femmes qu’il avait reçues, ensuite se rasseyait avec tous les hommes, et demeurait à boire jusqu’à minuit. Tous les vins du globe circulaient autour de la table et passaient de main en main, emplissant pour une seconde des verres de toutes les dimensions, que M. Beckford vidait le premier avec une égale indifférence. Il parlait des affaires publiques avec le vieux lord Chatham, le duc de Grafton, le comte de Mansfield, aussi à son aise après la trentième bouteille qu’avant la première, et son esprit, strict, droit, bref, sec et lourd ne subissait aucune altération dans la soirée. Il se défendait avec bon sens et modération des satiriques accusations de Junius, ce redoutable inconnu qui eut le courage ou la faiblesse de laisser éternellement anonyme un des livres les plus spirituels et les plus mordants de la langue anglaise, comme fut laissé le second Evangile, l’Imitation de Jésus-Christ.

Et que m’importent à moi les trois ou quatre syllabes d’un nom ? soupira Stello. Le Laocoon et la Vénus de Milo sont anonymes, et leurs statuaires ont cru leurs noms immortels en cognant leurs blocs avec un petit marteau. Le nom d’Homère, ce nom de demi-dieu, vient d’être rayé du monde par un monsieur grec ! Gloire, rêve d’une ombre ! a dit Pindare, s’il a existé, car on n’est sûr de personne à présent.

— Je suis sûr de M. Beckford, reprit le Docteur ; car j’ai vu, dis-je, sa grosse et rouge personne en ce jour-là, que je n’oublierai jamais. Le brave homme était d’une haute taille, avait le nez gros et rouge tombant sur un menton rouge et gros. Il a existé, celui-là ! personne n’a existé plus fort que lui ! Il avait un ventre paresseux, dédaigneux et gourmand, longuement emmailloté dans une veste de brocart d’or ; des joues orgueilleuses, satisfaites, opulentes, paternelles, pendant largement sur la cravate ; des jambes solides, monumentales et goutteuses, qui le portaient noblement d’un pas prudent, mais ferme et honorable, et une queue poudrée, enfermée dans une grande bourse qui couvrait ses rondes et larges épaules, dignes de porter, comme un monde, la charge de Lord-Mayor. »

Tout cet homme descendit de voiture lentement et péniblement.

Tandis qu’il descendait, Kitty Bell me dit, en huit mots anglais, que M. Chatteron n’avait été si désespéré que parce que cet homme, son dernier espoir, n’était pas venu, malgré sa promesse.

Tout cela en huit mots ! dit Stello ; la belle langue que la langue turque !

— Elle ajouta en quatre mots (et pas, un de plus), continua le Docteur, qu’elle ne doutait pas que M. Chatterton ne revînt avec le Lord-Maire. »

En effet, tandis que deux laquais tenaient de chaque côté du marchepied une grosse torche résineuse, qui ajoutait au charme du brouillard ceux d’une vapeur noire et d’une détestable odeur, et que M. Beckford faisait son entrée dans la boutique, l’ombre de tous les jours, l’ombre pâle, aux yeux bruns, se glissa le long des vitres et entra à sa suite. Je vis et contemplai avidement Chatterton.

Oui, dix-huit ans ; tout au plus dix-huit ! Des cheveux bruns tombant sans poudre sur les oreilles, le profil d’un jeune Lacédémonien, un front haut et large, des yeux noirs très grands, fixes, creux et perçants, un menton relevé sous des lèvres épaisses, auxquelles le sourire ne semblait pas avoir été possible. Il s’avança d’un pas régulier, le chapeau sous le bras, et attacha ses yeux de flamme sur la figure de Kitty ; elle cacha sa belle tête dans ses deux mains. Le costume de Chatterton était entièrement noir de la tête aux pieds ; son habit, serré et boutonné jusqu’à la cravate, lui donnait tout ensemble l’air militaire et ecclésiastique. Il me sembla parfaitement fait et d’une taille élancée. Les deux petits enfants coururent se pendre à ses mains et à ses jambes, comme accoutumés à sa bonté. Il s’avança, en jouant avec leurs cheveux, sans les regarder. Il salua gravement M. Beckford, qui lui tendit la main et la lui secoua vigoureusement, de manière à arracher le bras avec l’omoplate. Ils se toisèrent tous deux avec surprise.

Kitty Bell dit à Chatterton, du fond de son comptoir et d’une voix toute timide, qu’elle n’espérait plus le voir. Il ne répondit pas, soit qu’il n’eût pas entendu, soit qu’il ne voulût pas entendre.

Quelques personnes, femmes et hommes, étaient entrées dans la boutique, mangeaient et causaient indifféremment. Elles se rapprochèrent ensuite et firent cercle, lorsque M. Beckford prit la parole avec l’accent rude des gros hommes rouges et le ton fulminant d’un protecteur. Les voix se turent par degrés et, comme vous dites entre Poètes ; les éléments semblèrent attentifs, et même le feu jeta partout des lueurs éclatantes qui sortaient des lampes allumées par Kitty Bell, heureuse jusqu’aux larmes de voir pour la première fois un homme puissant tendre la main à Chatterton. On n’entendait plus que le bruit que faisaient les dents de quelques petites Anglaises fourrées, qui sortaient timidement leurs mains de leurs manchons pour prendre sur le comptoir des macarons, des cracknels et des plumbuns qu’elles croquaient.

M. Beckford dit donc à peu près ceci :

« Je ne suis pas Lord-Maire pour rien, mon enfant ; je sais bien ce que c’est que les pauvres jeunes gens, mon garçon. Vous êtes venu m’apporter vos vers hier, et je vous les rapporte aujourd’hui, mon fils : les voilà. J’espère que je suis prompt, hein ? Et je viens moi-même voir comment vous êtes logé et vous faire une petite proposition qui ne vous déplaira pas. Commencez par me reprendre tout cela. »

Ici l’honorable M. Beckford prit des mains d’un laquais plusieurs manuscrits de Chatterton, et les lui remit en s’asseyant lourdement et s’étalant avec ampleur. Chatterton prit ses parchemins et ses papiers avec gravité et les mit sous son bras, regardant le gros Lord-Maire avec ses yeux de feu.

« Il n’y a personne, continua le généreux M. Beckford, à qui il ne soit arrivé, comme à vous, de vérailler dans sa jeunesse. Eh ! eh ! — cela plaît aux jolies femmes. — Eh ! eh ! c’est de votre âge, mon beau garçon. — Les young Ladies aiment cela. — N’est-il pas vrai, la belle ?… »

Et il allongea le bras pour toucher le menton de Kitty Bell par-dessus le comptoir. Kitty se rejeta jusqu’au fond de son fauteuil et regarda Chatterton avec épouvante, comme si elle se fût attendue à une explosion de colère de sa part ; car vous savez ce que l’on a écrit du caractère de ce jeune homme :

He was violent and impetuous to a strange degree.

« J’ai fait comme vous dans mon printemps, dit fièrement le gros M. Beckford, et jamais Lyttleton, Swift et Wilkes n’ont écrit pour les belles dames des vers plus galants et plus badins que les miens. Mais j’avais la raison assez avancée, même à votre âge, pour ne donner aux Muses que le temps perdu ; et mon été n’était pas encore venu que j’étais déjà tout aux affaires : mon automne les a vues mûrir dans mes mains et mon hiver en recueille aujourd’hui les fruits savoureux. »

Ici l’élégant M. Beckford ne put s’empêcher de regarder autour de lui, pour lire dans les yeux des personnes qui l’entouraient la satisfaction excitée par la facilité de son élocution et la fraîcheur de ses images.

Les affaires mûrissant dans l’automne de sa vie parurent faire, sur deux ministres, un Quaker noir et un Lord rouge, qui se trouvaient là, une impression aussi profonde que celle que produisent à notre tribune de l’an 1832 les discours des bons petits vieux généraux del signor Buonaparte, lorsqu’ils nous demandent, en phrases de collège et d’humanités, nos enfants et nos petits-enfants pour en faire de grands corps d’armée, et pour nous montrer comment, parce qu’on s’est occupé durant dix-sept ans du débit des vins et de la tenue des livres, on saurait bien encore perdre sa petite bataille comme on faisait en l’absence du grand maître.

L’honnête M. Beckford, ayant ainsi séduit les assistants par sa bonhomie mêlée de dignité et de bonne façon, poursuivit sur un ton plus grave :

« J’ai parlé de vous, mon ami, et je veux vous tirer d’où vous êtes. On ne s’est jamais adressé en vain au Lord-Maire depuis un an ; je sais que vous n’avez rien pu faire au monde que vos maudits vers, qui sont d’un anglais inintelligible, et qui, en supposant qu’on les comprît, ne sont pas très beaux. Je suis franc, moi, et je vous parle en père, voyez-vous ; — et quand même ils seraient très beaux, — à quoi bon ? je vous le demande, à quoi bon ? »

Chatterton ne bougeait non plus qu’une statue. Le silence des sept ou huit assistants était profond et discret : mais il y avait dans leurs regards une approbation marquée de la conclusion du Lord-Maire, et ils se disaient du sourire : A quoi bon ?

Le bienfaisant visiteur continua :

« Un bon Anglais qui veut être utile à son pays doit prendre une carrière qui le mette dans une ligne honnête et profitable. Voyons, enfant, répondez-moi. — Quelle idée vous faites-vous de nos devoirs ? »

Et il se renversa de façon doctorale.

J’entendis la voix creuse et douce de Chatterton qui fit cette singulière réponse en saccadant ses paroles et s’arrêtant à chaque phrase :

« L’Angleterre est un vaisseau : notre île en a la forme ; la proue tournée au nord, elle est comme à l’ancre au milieu des mers, surveillant le continent. Sans cesse elle tire de ses flancs d’autres vaisseaux faits à son image et qui vont la représenter sur toutes les côtes du monde. Mais c’est à bord du grand Navire qu’est notre ouvrage à tous. Le Roi, les Lords et les Communes sont au pavillon, au gouvernail et à la boussole ; nous autres, nous devons tous avoir la main aux cordages, monter aux mâts, tendre les voiles et charger les canons ; nous sommes tous de l’équipage, et nul n’est inutile dans la manœuvre de notre glorieux Navire. »

Cela fit sensation. On s’approcha sans trop comprendre et sans savoir si l’on devait se moquer ou applaudir, situation accoutumée du vulgaire.

« Well, very well ! cria le gros Beckford, c’est bien, mon enfant ! c’est noblement représenter notre bienheureuse patrie ! Rule Britannia ! chanta-t-il en fredonnant l’air national. Mais, mon garçon, je vous prends par vos paroles. Que diable peut faire le Poète dans la manœuvre ? »

Chatterton resta dans sa première immobilité : c’était celle d’un homme absorbé par un travail intérieur qui ne cesse jamais et qui lui fait voir des ombres sur ses pas. Il leva seulement les yeux au plafond, et dit :

« Le Poète cherche aux étoiles quelle route nous montre le doigt du Seigneur. »

Je me levai et courus malgré moi lui serrer la main. Je me sentais du penchant pour cette jeune tête montée, exaltée, et en extase comme est toujours la vôtre.

Le Beckford eut de l’humeur.

« Imagination ! dit-il… »

— Imaginations ! Célestes vérités !

pouviez-vous répondre, dit Stello.

— Je sais mon Polyeucte comme vous, reprit le Docteur, mais je n’y songeais guère en ce moment.

« Imagination ! dit M. Beckford, toujours l’imagination au lieu du bon sens et du jugement ! Pour être Poète à la façon lyrique et somnambule dont vous l’êtes, il faudrait vivre sous le ciel de Grèce, marcher avec des sandales, une chlamyde et les jambes nues, et faire danser les pierres avec le psaltérion. Mais avec des bottes crottées, un chapeau à trois cornes, un habit et une veste, il ne faut guère espérer se faire suivre dans les rues par le moindre caillou, et exercer le plus petit pontificat ou la plus légère direction morale sur ses concitoyens.

La Poésie est à nos yeux une étude de style assez intéressante à observer, et faite quelquefois par des gens d’esprit ; mais qui la prend au sérieux ? quelque sot ! Outre cela, j’ai retenu ceci de Ben Jonson, et je vous le donne comme certain, savoir : que la plus belle Muse du monde ne peut suffire à nourrir son homme, et qu’il faut avoir ces demoiselles-là pour maîtresses, mais jamais pour femmes. Vous avez essayé de tout ce que vous pouvait donner la vôtre ; quittez-la, mon garçon ; croyez-moi, mon petit ami. D’un autre côté, nous vous avons essayé dans des emplois de finance et d’administration, où vous ne valez rien. Lisez ceci ; acceptez l’offre que je vous fais, et vous vous en trouverez bien, avec de bons compagnons autour de vous. Lisez ceci, et réfléchissez mûrement ; cela en vaut la peine. »

Ici, remettant un petit billet à ce sauvage enfant, le Lord-Maire se leva majestueusement.

« C’est, dit-il en se retirant au milieu des saluts et des hommages, c’est qu’il s’agit de cent livres sterling par an. »

Kitty Bell se leva, et salua comme si elle eût été prête à lui baiser la main à genoux. Toute l’assistance suivit jusqu’à la porte le digne magistrat qui souriait et se retournait, prêt à sortir avec l’air bénin d’un évêque qui va confirmer des petites filles. Il s’attendait à se voir suivi de Chatterton, mais il n’eut que le temps d’apercevoir le mouvement violent de son protégé. — Chatterton avait jeté les yeux sur le billet ; tout à coup il prit ses manuscrits, les lança sur le feu de charbon de terre qui brûlait dans la cheminée, à la hauteur des genoux, comme une grande fournaise, et disparut de la chambre.

M. Beckford sourit avec satisfaction et, saluant de la portière de sa voiture : « Je vois avec plaisir, cria-t-il, que je l’ai corrigé ; il renonce à sa Poésie. » Et ses chevaux partirent.

« C’est à la vie, me dis-je, qu’il renonce. » — Je me sentis serrer la main avec une force surnaturelle. C’était Kitty Bell qui, les yeux baissés et n’ayant l’air, aux yeux de tous, que de passer près de moi, m’entraînait vers une petite porte vitrée, au fond de la boutique, porte que Chatterton avait ouverte pour sortir.

On parlait bruyamment de la bienfaisance du Lord-Maire ; on allait, on venait. On ne la vit pas. Je la suivis.