Sulamite/4

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IV

SUR LA MONTAGNE

PARFUMÉE…


A L'OUEST du temple de Moloch, sur le versant sud du mont Bathn-el-Hav, le roi possédait un vignoble où il aimait à s’isoler aux heures de grave méditation. Des grenadiers, des oliviers et des pommiers sauvages encadraient ce vignoble des trois côtés attenant à la montagne; sur le quatrième, il était séparé de la route par un grand mur de pierre.

Toutes les vignes avoisinantes appartenaient également à Salomon qui les avait affermées à ses gardiens moyennant 1.000 deniers d’argent chacune.

Le somptueux festin donné par le roi d’Israël aux ambassadeurs du glorieux roi des Assyriens, Téglath-Phalazar, n’avait pris fin 34 SULAMITE que vers l’aube, et Salomon ne pouvait dor- mir, malgré toute sa fatigue. Ni le vin, ni la cervoise n’avaient pu triompher des fortes têtes assyriennes et délicr leurs langues astu- oieuses. Mais, avec son esprit saace, le sage roi avait déjà pénétré leurs projets et com- mençait à son tour à tisser la line trame po- litique dans laquelle se laisseraient prendre . ces hommes graves au regard arrogant, aux propos adulateurs. Salomon saurait sauve- garder la oordialité nécessaire avec le souve—~ rain d’Assyrie, et en même temps, au nom de l’amitié éternelle qui le liait à Hiram, roi de Tyr, il sauverait de la ruine son royaume, dont les richesses innombrables, cachées sous le sol des rues étroites aux maisons serrées, attiraient, depuis longtemps déjà, les regards avides des maîtres de l’Orient. Et c’est ainsi qu’à I’aurore le roi s’est fait porter sur le mont Bathn—el—Hav. Il a laissé sa litière au loin, sur la route, et le voici tout seul, assis sur un simple banc de bois domi~ nant la vigne, à l’ombre des arbres chargés encore de la fraîcheur nocturne. Le roi est sUr.AM1·r1z 35 couvert d‘un simple vêtement blanc, retenu, sur l’épaule droite et sur le côté gauche, par deux agrafes égyptiennes en or vert, en forme de crocodiles enroulés,symbole du dieu Sébah. Immobiles, les mains du roi reposent sur ses genoux ; de ses yeux, qu’une pensée profonde obscurcit, sans sourciller il fixe l’Orient dans la direction de la mer Morte, là-bas où, dans Fincendie de l`aurore, le soleil se lève derrière le sommet arrondi du mont Anasé. Une brise matinale souffle de l’est, répan- dant le parfum de la vigne en fleur et un sub- til arôme de réséda et de vin cuit. Les noirs cyprès balancent gravement leurs grêles cimes et déversent leur haleine résineuse. Les feuilles vert argent des oliviers s’agitent dans un murmure rapide. Mais voici que Salomon se lève et prête l’oreille. Non loin, derrière les arbres, une voix suave sc fait entendre, une voix de femme, claire et limpide comme la limpidité de cette aube sous la rosée. Simple et douce, la mélodie s‘écoule dans la seule harmonie de 36 suLAMrrn cinq ou six notes, tel un ruisseau murmurant dans la montagne. Et la grâce charmante et primitive de cette chanson fait monter aux yeux du roi un sourire attendri. Cependant, la voix se rapproche de plus en plus. La voici déjà tout près derrière les cè- dres touifus et le sombre feuillage du gené- vrier. Alors, se frayant un passage à travers les buissons épineux, le roi doucement ecarte les branches et se trouve tout à coup dans une clairière. Une vigne grimpante s’étend devant lui au delà cl’un mur bas, grossièrement fait avec de larges pierres jaunes. Vêtue d'une légère robe bleue, une jeune [ille erre parmi les ceps ; la voici qui se baisse vers quelque objet, puis, se redressant, elle reprend sa chanson. Sa chevelure rousse flamboie au so- \ leil 2 Le jour respire la fraîcheur, Les ombres nocturnes fuient. Hate-toi de revenir, mon bien-aimé, Sois aussi léger qu’un chevreuil, Que le faon des biches sur les montagnes ravinécs". SULÃMITE 37 Ainsi chante—t—elle, en continuant à lier les ceps ; puis, lentement, elle commence à des- cendre, se rapprochant toujours du mur der- rière lequel se tient le roi. Elle est seule, —— nul ne la voit, nul ne l'cntend ——, et tout la grise : le parfum de la vigne en fleur, la joyeuse fraîcheur du matin et le sang brûlant de son cœur ; sur ses lèvres, les paroles naïves de sa petite chanson naissent spontanément, et puis s`évanouissent une à une, emporlées par le vent. Prenezmous les renards, les petits renards Qui ravagent nos vignes, Car nos vignes sont en fleur. C’est ainsi qu’elle s’approche du mur ; puis, sans remarquer le roi, elle sléloigne ànouveau, gravissant légèrement la côte le long d’uue autre rangée de oeps. Maintenant, la voix de— vient plus lointaine : Fuis, ô mon bien—aimé, Sois semblable au chevreuil , Ou au faon des biches Sur les montagnes pa1·fumé8S· , 38 somisxxrrz Mais tout à coup elle se tait et s’incline vers le sol, si bas qu’elle disparaît derrière la vigne. Alors, de sa voix qui est une caresse, Salo- mon dit : —-— Jeune Fille, laisse-moi voir ton visage, permets-moi d’e11tendre encore ta voix. A ce moment une bourrasque s`élève, gonfle son léger vêtement, puis le plaque étroitement contre son corps, autour de ses jambes. Et pendant une seconde, tandis qu’elle tourne — le dos au vent, il semble au roi qu’il la voit nue sous son vêtement. Elle est là, grande et svelte, dans la pleine fleur de ses treize ans; il aperçoit les petits seins, ronds et fermes, autour desquels la toile semble former des rayons; le ventre virginal, pareil à une coupe arrondie, et la ligne profonde qui descend et se creuse entre les jambes, puis remonte jus- qu’aux hanches. -— Car ta voix est douce et ton visage ai- mable ! —— reprend Salomon. Elle se rappro- che encore et lève vers lui un regard plein d`admiration et d’émoi. Son visage au teint SULAMUE 39 de bronze éclatant est beau infiniment. Epaisse et lourde, d’un roux profond, sa chevelure dans laquelle deux fleurs de pavots écarlates sont piquées, lui couvre les épaules de boucles innombrables qui se répandent sur son dos et, pénétrées par le soleil, flamboient, pareilles à une pourpre d’or. Un collier fait par elle de quelques baies rouges desséchées, enroule par deux fois sa grâce naïve et touchante autour du long cou, mince et bruni, de la jeune fille. -—· Je ne t’avais pas remarqué l dit—elle dou- cement, et le son de sa voix est pareil au chant suave d’une flûte. D’où viens—tu ? — Tu chantais si bien, jeune fille l Elle baisse les yeux, rougissante et confuse, cependant qu'un sourire palpite et se dissi- mule sous ses longs cils et aux coins de sa bouche. ·-— Ta chanson parlait d’un bien—aimé aussi leger qu’un chevreuil ou un jeune faon. Il est bien beau, ton ami, n’est—il pas vrai, jeune fille ? Elle laisse échapper un rire tellement sonore 40 sULA1vu·1·E et mélodieux, que l’on croirait entendre une grêle d’argent frapper un plat en or. —-» Je n'ai pas d’ami. Ce n’était là qu’une chanson. Je n’ai pas encore eu d`ami... Pendant une seconde, ils gardent le silence et se fixent profondément, sans sourire... Dans les arbres, les oiseaux sïnterpellent à plein gosier. La gorge de la jeune fille sous la toile légère se soulève à chaque instant. -»- Je ne te crois pas, tu es si belle... -— Tu te moques de moi, —— vois, comme je suis noire... Et, levant très haut ses petites mains bru- nes, elle laisse glisser le long de ses bras, jusqtfaux épaules, les larges manches de son vêtement, découvrant ainsi ses coudes à la li· gue virginale, fine et arrondie. D’une voix plaintive, elle raconte : —·— Mes frères, irrités contre moi, m’ont chargée de garder la vigne, et, vois, comme le soleil m`a brûlée ! ——— Oh non, le soleil n’a su que te faire plus belle encore, ô la plus belle des femmes ! Tu viens de sourire, et tes dents sont comme les SULAMITE 41 blancs jumeaux de brebis sortant du bain ; nul défaut ne les dépare. Sous tes boucles, tes joues sont comme des moités de grenades. Tes lèvres sont vermeilles : les voir est un clé- liee I Et tes cheveux... Sais-tu bien à quoi ressemblent tes cheveux? As—tu jamais vu au crépuscule, un troupeau de chèvres descendre du Galaad ‘? Il couvre la montagne entière depuis le sommet jusqu'à la base, et, à la lueur du couchant, sous la poussière, il semble aussi roux et aussi ondoyant que tes boucles. Tes yeux ont la profondeur des étangs d'Hésé- bon, près de la porte de Bath-Babbim. Oh, que tu es belle î Ton cou est droit et svelte comme la tour de David! — Comme la tour de David I répète-t-elle avec ivresse. — Oui, oui, ô la plus belle des femmes ! Mille boucliers sont suspendus à la tour de Da- vid, tous, boucliers de héros vaincus. Et moi aussi, je viens suspendre mon bouclier à ton cou. — Oh, parle, parle encore,. —— Et lorsqu’à mon appel tu t’es retournée 42 sULAMrrIz et que le vent a soufflé, j'ai aperçu tes deux seins sous tes vêtements, et je me suis dit t voici deux petites gazelles qui paissent au mi- lieu des lys. Ta taille fait penser à un palmier, et tes deux seins, à des grappes de raisin. La jeune fille pousse un léger cri ; la tête cachée dans ses deux mains, les coudes rame- nés sur la poitrine, elle rougit si fort, que son cou et jusqu’à ses oreilles s’empour- prent. — Et j’ai vu aussi tes hanches. Leurs con- tours sont harmonieux comme ceux d’un vase précieux, sorti des doigts experts d’un artiste. Ecarte donc tes mains, jeune fille. Laisse-moi regarder ton visage. Docile,elle laisse tomber ses bras.Les yeux de Salomon rayonnant comme de l’or massif, et ce rayonnement la charme, Péblouit, s in- filtre sous son épiderme et la fait frissonner délicieusement. D’une voix lente et incertaine, elle Pinterroget -—-— Qui donc es-tu, dis—le moi ? Jamais en- core je n’ai vu personne qui te ressemble. -— Je suis berger, ô belle enfant. Sur les SULAMITE ` 43 montagnes, là où le vert des prés est émaillé de narcises, je fais paître mes troupeaux merveilleux, tous Composés de blancs agneaux, Ne viendras—tu pas me voir, dans ma prai- rie T Mais elle, hochant doucement la tête : ——- Crois-tu donc, dit-elle, que je puisse ajouter foi à tes paroles ? Ton visage ne mon- tre ni le hâle du vent, ni la brûlure du so- leil, et tes mains sont blanches. Tu portes un vêtement d’un grand prix, et Pagrafe à elle seule vaut la somme que mes frères, chaque année, servent pour prix du fermage à Ado- nirannpercepteur r0yal.Tu es venu de là——bas, derrière ce mur. Ne serais—tu pas de l’ent0u- rage du roi? Il me semble t’avoir déjà aperçu un jour de grande fête ‘?... même, il me sou- vient d’avoir couru après ton char... ·— Tu as deviné, jeune fille. Il est difficile de rien te cacher. En vérité, pourquoi de- vrais—tu hanter les troupeaux d’un berger? Oui, fappartiens à la suite royale. Je suis le chef des cuisiniers du roi. Et tu m’as vu le jour de la Grande Pâque,dans le char d’Ami44 · SULAMITE ` nodav. Mais pourquoi te tiens-tu éloignée de moi ? Approche—toi, ma soeur l Viens t’asseoir ici, sur cette pierre murale, et parle—moi un peu de toi. Dis~moi ton nom ? —— Sulamite, répond—elle. ~¤· Et pourquoi donc, Sulamite, tes frères sont-ils irrités contre toi ‘? ~— Je n`ose en parler. Ils avaient gagné sur la vente du vin, et m’avaient envoyée en ville acheter du pain et du fromage de chè- vre. Et moi... -— Et toi, tu as perdu l'argent ? —-— Non, pire que cela... Elle baisse la tête et murmure 1 —- En plus du pain et du fromage, _j’i acheté aux égyptiens de la vieille ville un peu, un tout petit peu d’huile de roses. -—— Et cela, tu l’as caché à tes frères? —-—— Oui... Et elle ajoute d’une voix à peine percep- tible : ~—- Cela sent si bon, l’huile de roses 1 Doucement, le roi caresse sa petite main de paysanne. SULAMITE 45

— Tu dois t'ennuyer, toute seule dans cette vigne ?

—— Mais non, je travaille, je chante... A midi, l’on m`apporte à manger, et le soir, je suis remplacée par un de mes frères. Parfois, je creuse les racines de mandragore qui ressemblent à de petits bonshommes. Des marchands chaldéens viennent nous les acheter, il paraît qu’i1s on fout un narcotique. Dis-moi, est—il vrai que les baies de la mandragore soient précieuses en amour?

- Non, Sulamite, l'amour seul peut aider l’amour. Mais dis-moi, ton père et ta mère vivent-ils encore ?

— Ma mère seulement. Mon père est mort il y a deux ans. Mes frères sont tous plus vieux que moi, ils sont du premier lit;il n`y a que ma sœur et moi qui soyons du second.

— Ta sœur est—elle aussi jolie que toi ?

— Elle est encore petite, elle n’a que neuf ans.

Le roi rit, l’attire à lui, et, l'étreignant doucement, lui dit à Foreille :

—— Neuf ans... C’est—à—dire que sa gorge 46 SULAMITE n’est pas encore aussi belle que la tienne? aussi ardente, aussi altière ? Elle se tait, brûlant de honte et de bonheur. Ses yeux brillent, puis sféteignent, voilés d’un sourire radieux. Dans sa petite main qu’il presse, Ie roi sent les battements tumultueux de son cœur. ——- Tes vêtements dans leur tiédeur exha- lent un parfum plus somptueux que celui du nard et de la myrrhe, murmure—t—il et ses lè— vres ardentes effleurent l’oreille de Sulamite. —»- Et quand tu respires, tu émanes un par— fum pareil à celui des pommes. Ma sœur, ma bien—aimée, d’un seul regard de tes yeux, par le seul aspect de ce collier à ton cou, tu as captive mon cœur. ———- Oh, ne me regarde pas ainsi l supplie- t—elle. Tes yeux me troublant. Mais en disant ees mots elle se dégage et pose sa tète sur la poitrine de Salomon. Un poignant désir agite ses paupières, ses lèvres ardentes appellent le baiser. Avidement, Sa— lomon baise ces lèvres qui le demandent, et au contact de cette bouche en feu, de ces SULAMITE 47 dents lisses, de cette langue délicieusement humide, il éprouve un désir tel, que de sa vie, il n‘en a connu de semblable. Quelques minutes s’ée0ulent ainsi. ——- Que fais-tu de moi? dit faiblement Sula- mite en fermant les yeux. Que fais-tu de moi? Mais tout près d’elle Salomon murmure passionnément : —~ Tes lèvres distillent le miel, ma fiancée, ta bouche exhale le parfum du miel et du lait... Viens, oh, viens plus vite auprès de moi. Derrière ce mur, il fait sombre et frais. Nul ne nous y verra, et la verdure est moel- leuse sous les cèdres. ——- Non, non, lnisse—moi. Je ne veux pas, je ne peux pas. »·· Sulamiteu. si, tu le veux, tu le veux... Ma sœur, ma bien—aimée, viens près de moi! Sur la route, au bas du mur qui borde la vigne, des pas se font entendre, mais Salomon retient par la main la jeune fille eifrayée. ~— Où habites-tu, dis—le moi bien vite ‘?Cette nuit, je viendrai te retrouver, dit-il rapide- ment. 48 SULAMITE — Non, non, oh, non, je ne te le dirai pas. Laisse-moi. Je ne te le dirai pas. —— Je ne te laisserai pas, Sulamite, que tu ne me l’aies dit... Je te veux l... —- Je veux bien te le dire... Mais promets- moi d’abord de ne pas venir cette nuit... non plus que la nuit suivante... ni celle qui sui— vra... ô mon roi I je t`en conjure par les gazelles et les biches des champs, ne trouble pas ta bien—aimée avant qu’elle ne le veuille! —- Oui, je te le promets... où donc est ta maison, Sulamite? — Sur la route qui mène à la ville ; tu franqhiras le Cédron par le pont qui est au delà de Siloam, et là, au bord d’une source, tu apercevras notre maison. Il n’y en a pas d’autre. — Et quelle est ta fenêtre, Sulamite? —— Pourquoi faut—il que tu le saches, ami ‘? Oh, ne me regarde pas ainsi. Ton regard me charme. Ne 111'embrasse pas...·ne me baise pas... Bien—aimé ! baise—m0i encore I .. ·— Où donc se trouve ta fenêtre, mon uni— que amour '? ~ suLAMrrE 49

Q La fenêtre donne au midi... Ah, je ne devrais pas te le dire... c‘est une petite fenêtre haute avec un treillage. —~ Et ce treillage s’ouvre de Pintérieur? — Non, ce n’est qu’une fausse fenêtre... Mais on trouve une porte en tournant le coin. Elle mène directement à la chambre où je dors avec ma soeur... Mais tu m`as promis!". Ma sœur a le sommeil léger... oh, que tu es beau, mon bien—aimeI. ..Tu as promis, n’est—il pas vrai? Doucement, Salomon Iui caresse les joues et les cheveux. - Je viendrai te trouver cette nuit, dit—iI avec fermeté. Je viendrai à minuit. Je le veux ainsi, je le veux. —- Ami I — Non. Tu m’attendras. Surtout,ne crains rien, aie confiance en moi. Je ne te causerai nulle peine.Je te donnerai une joie si grande, qu’auprès d’elIe tout pour toi s’eH`acera sur la terre. Et maintenant, adieu. On me cherche ·—- je Yentends. —— Adieu, mon bien-aimé... oh non, ne me 4 quitte pas encore. Dis-moi ton nom. je ne le connais pas.

Il semble hésiter une seconde, ses paupières s'abaissent, mais il les relève aussitôt :

— Mon nom est semblable à celui du roi. On m’appelle Salomon. Adieu. Je t’aime.