Sulamite/5

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V


LA BALANCE ET LES POIDS…





LE visage serein, rayonnant de joie, tel était en ce jour Salomon, lorsqu’assis sur son trône dans une salle de son palais du Liban, il rendait justice à tous ceux qui étaient venus l’implorer.

Quarante colonnes, par rangées de quatre, entièrement entourées de bois de cèdre, soutenaient le plafond de la salle des Jugements. Des chapiteaux en forme de fleurs de lys couronnaient ces colonnes. Le parquet était fait de planches de cyprès ; des boiseries de cèdre, ornementées de sculptures dorées en forme de chérubins, de palmes et d’ananas, dissimulaient entièrement les murs de pierre. Tout au fond de cette salle six marches conduisaient aux degrés du trône ; de chaque côté des marches se trouvait un lion de bronze. Le 54 suLA1v1r1·n trône lui—même était en ivoire incrusté d’or ; deux lions couchés, également, en formaient les accotoirs, et le dossier, dans sa partie su- périeure, se terminait par un disque doré. A l’entrée de la salle, des voiles pourpres et vio- lets, formant rideaux, descendaient du plafond jusqu’à terre. Ils isolaient ainsi le portique sous lequel, entre cinq colonnes, étaient masses solliciteurs, plaignants et témoins, en même temps que les accusés et les criminels, ces der· niers sous bonne garde. Vêtu d’une tunique rouge, le roi avait le front ceint d’un simple et étroit diadème qui se composait de soixante béryls dans une monture d`or. A sa droite, un autre trône avait été érigé pour sa mère Virsavie, mais depuis quelque temps déjà, son âge avancé Fempêchait de pa- raître souvent en public. Le long des murs, assis sur des bancs de jaspe, les hôtes assyriens montraient leur vi— sage farouche à barbe noire. Leurs vêtements étaient couleur d’olive, agrémentés, sur les bords, de broderies rouges et blanches. Avant sunnmrria 55 même qu’ils eussent quitté leur patrie assy- rienne, la renommée des jugements fameux de Salomon était venue jusqu’à eux, et ils écoutaient, soucieux de ne pas laisser échap- per la moindre parole, afin de pouvoir par la suite parler de l’équité du roi d’Israël. Autour d`eux,0n voyait les chefs militaires, les ministres du roi, les gouverneurs des pro- vinces et les courtisans. Il y avait là Benaïa, jadis bourreau du roi et meurtrier de Joad, d’Adonia et de Semèi, et aujourd’hui, grand chef de l’armée, vieillard obèse, de petite taille, à la barbe grise et clairsemée. Ses yeux bleus décolorés, autour desquels les paupières rou- gies semblaient être à l’envers, avaient un re- gard stupide et sénile. Sa bouche humide res- tait ouverte, et sa lippe charnue pendait sans vigueur; sa tête qu’il tenait toujours inclinée, tremblait légèrement. Dans la salle se tenaient également Asaria fils de Nathan, grand homme bilieux, à la figure sèche et maladive, aux yeux cernes ; le chroniqueur Josaphat, réputé pour sa distrac- tion et sa boubomie; Acbélar, chef de la cour 56 sULAM1r1s de Salomon et Zadubh, qui portait le haut ti— tre d’ami du roi; Ben—Aminodav, époux de la fille aînée de Salomon, Taphatia, et Ben—Ge— ver, gouverneur du district d’Argovie, àBazan, qui avait sous ses ordres soixante villes for— tifîées, avec des portes aux verrous d’airain ; Baaua, fils de Khonebai, naguère renommé pour son art à lancer le javelot à trente pa- rasauges de distance, et beaucoup d’autres encore. Soixante guerriers, étincelants sous leurs casques et leurs boucliers dorés, étaient dis- posés par rangées à droite et à gauche du trône; le bel Eliav aux boucles brunes, fils d’Archi— loud, les commandait ce _jour—là. Ce fut un nommé Achior, lapidaire de son métier, qui le premier vint exposer sa cause à Salomon. Un jour qu’il travaillait à Bel en Phénicie, il lui arriva de trouver une pierre précieuse ; de- sireux d’en faire présenta sa femme, il la tailla et chargea son ami Zacharia, qui retournait à Jérusalenude la lui remettre. Quelque temps après, Achior à son tour rentra à Jérusalem. SULAMITE 57 A peine rendu auprès de sa femme, il lui parla de la gemme. Mais elle, profondément surprise par cette question.jura n’en avoir jamais reçu aucune. Alors Achior se rendit près de Zacha- ria afin de lui demander des explications, mais celui—ci, de son côté, afürma sous serment, avoir fait parvenir la pierre à sa destination, dès son arrivée. Il produisit même deux té- moins qui confirmèrent avoir vu de leurs pro- pres yeux Zacharia remettre la gemme à la femme d’Achi0r. Et maintenant tous quatre, Achior, Zaeharia et les deux témoins, se pré- sentaient devant le trône du roi d’Israël. Salomon regarda chacun d’eux à tour de rôle au fond des yeux,puis il dit aux gardiens: — Conduisez-les chacun dans une pièce et eni`ermez—les séparément. Lorsque cet ordre fut exécuté, il fît porter quatre morceaux de terre glaise 1 — Que chacun de ces hommes, ordonna le roi, imprime à Pargile la forme qu’avait la pierre précieuse. Peu après, les modelages étaient exécutés. Mais tandis que l’un des té- moins avait, selon l'usage courant des lapidai-· res, donné au sien la forme d’une tête de cheval, l’autre en avait fait une tête de mouton et seuls les modelages d’Achior et de Zacharie se ressemblaient, rappelant tous deux, par leurs contours, un sein de femme.

Et le roi prononça :

— Un aveugle lui—même saurait maintenant discerner que les témoins ont été achetés par Zacharia. Qu’il rende donc la pierre à Achior ; au surplus, qu’il lui verse trente sicles civils pour frais de procès et dix sicles sacrés pour le temple. Quant aux témoins qui viennent de se confondre eux—mêmes, que chacun d’eux paye son faux témoignage par cinq sicles versés au trésor.

Trois frères, en litige pour une question d’héritage, s'approchèrent ensuite du trône de Salomon. Le père, en mourant, leur avait dit :

— Afin qu'il n’y ait entre vous aucune querelle lors de l'héritage, je veux moi—même partager selon la justice. Dans le bois qui se trouve derrière la maison, il y a une colline. « Allez—y après ma mort et creusez la terre à SULAMITE 59

cet endroit: vous y trouverez une cassette à trois compartiments. Sachez donc que le com- partiment supérieur est destiné à l’aîné, le moyen, au cadet, et celui du fond, au plus jeune des frères ». Une fois le père mort, les frères obéirent à ses ordres. Ils trouvèrent alors le comparti- ment supérieur entièrement rempli de pièces d`or, tandis que le moyen contenait des os, et le troisième des morceaux de bois. Et depuis lors, l’envie et Panimosité s’étaient emparées des deux jeunes frères contre leur aîné. Leur vie en était devenue tellement insupportable qu’ils avaient décidé d’en appeler aux conseils et à la justice du roi. Et même ici, au pied du trône, ils ne savaient réprimer leurs re- proches et leurs insultes. Le roi les écouta en hochant la tête, et leur dit : . -——-Cessez vos querelles.Lourde est la pierre, et grand le poids du sable, mais plus lourde encore est la colère de Pinsensé. Votre père, selon toute évidence, était un homme sage et juste, et son testament exprime sa volonté GO SULAMITE aussi clairement que s’il l’avait manifestée en présence de cent témoins. Comment donc n’avcz—vous point deviné, malheureux insen- sés, qu’ila légué tout son argent au frère aîné, les bêtes et les esclaves au cadet et la maison avec les champs, au plus jeune? « Allez donc en paix et ne vous cherchez plus querelle. Et, rayonnant de joie, les trois frères en- nemis se prosternèrent devant le roi et quit- tèrent le tribunal, la main dans la main, ré- conciliés. Le roi eut encore à juger une autre affaire ` d`héritage, en litige depuis trois jours. Un homme, sur le point de mourir, déclara qu’il laissait tout son bien au plus digne de ses deux fils.l\/Iais aucun d’eux ne consentaut à avouer son infériorité, ils en appelèrent au jugement du roi. Salomon les questionna sur leur métier et ayant appris que tous deux étaient archers Z — Hentrez chez vous, leur dit—il. Je vais faire attacher contre un arbre le cadavre de votre père. Nous verrons d’abord qui de vous SULAMITE 61 deux lancera le plus adroitement une flèche dans la poitrine du vieillard, puis nous déci- derons de votre affaire. Les deux frères, accompagnés du gardien préposé par le roi à leur surveillance, étaient maintenant de retour. Salomon questionna le gardien sur les résultats du concours. ——— J’ai agi selon tes ordres, ô roi, dit cet homme. Après avoir adossé à un arbre le ca- davre du vieillard,_je distrihuai art: et flèches à chacun des deux frères. Ce fut l’aîné qui tira le premier. A cent vingt coudes de dis- tance, il toucha l’endroit précis où palpite le cœur d’un homme vivant. »- Excellent coup! dit Salomon.Et le cadet? —·- Le cadet...Pardonne—moi, ô roi, mais je n’ai pu exiger l’entière exécution de tes or- dres. Le cadet, la corde de son arc tendue, y appuyait déjà la flèche, quand tout à coup, laissanttomber Parc à ses pieds, il se détourna et, fondant on larmes: — Non, lit—il, je ne puis... je ne tirerai point sur le cadavre de mon père. -—— Que la fortune de son père lui appar62 SULAMITE tienne donc, conclut Salomon, car des deux fils c’est lui qui s’est montré le plus digne. Quant à l’aîné, il peut, s’il le désire, faire par- tie de ma garde du corps.J’ai besoin d’hommes tels que lui, avides et robustes, à la main terme, à l’oeil juste, au coeur viril et sans pitié. Trois hommes se présentèrent ensuite de- vant le roi.Associés tous trois dans unemême entreprise commerciale, ils avaient réalisé de grands bénéfices. Quand vint l’heure de rentrer à Jérusalem, le magot fut cousu dans une cein— ture de cuir, puis ils se mirent en route. Au cours du voyage, ils se virent obligés de cou- cher dans la forêt et pour plus de sûreté, ils enfouirent la ceinture dans ‘la terre. Mais le lendemain matin, à l°heure du réveil, la cein- ture avait disparu de Yendroit où ils l’avaient mise. Chacun d`entre eux attribuait à l’un de ses compagnons ce rapt nocturne, et comme tous trois semblaient ruses et que leurs paro- les respiraient la subtilité, le roi déclara 1 — Avant de statuer sur votre affaire, je vous conterai Phistoire suivante: Une belle jeune su1,A1u11·ia 63 fille avait promis à son bien—aimé qui partait en voyage, d’attendre son retour, et de ne faire à nul autre qu’à lui le don de sa virginité. Mais au bout de quelque temps, le jeune homme se maria dans une autre ville, et elle en eut connaissance. Cependant, un adolescent riche et sincère, ami de son enfance, la de- manda en mariage. Sous la pression de ses parents, elle consentit à l’ép0user,n’ayant, par pudeur et par crainte,osé avouer à son fiancé sa promesse antérieure, avant la cérémonie du mariage. Mais lorsqu’à l’issue du festin nuptial son époux la conduisit dans la cham- bre et voulut partager sa couche, elle l’im— plora en ees termes: « Permets—m0i d’aller trouver mon ancien ami dans la ville où il habite maintenant, afin qu’ilme libère de mon serment. A mon retour, je ferai tout ce que tu voudras. >> Et le jeune homme au nom de son attachement pour sa jeune femme lui accorda ce qu’elle désirait et la laissa partir. En cours de route, elle fut attaquée et dé- valisée par un brigand ; mais l0rsqu’il voulut la violer, la jeune fille, tout en larmes, tomba 64 SULAMITE à ses genoux et, le suppliant de Pépargner, elle lui raconta tout et lui expliqua le but de son voyage. Le brigand éprouva une telle sur- prise devant cette fidélité à la foi jurée et se sentit si vivement touché par la générosité du fiancé, qu’il laissa aller en paix la jeune fille, lui restituant même tous les objets volés. Ré- pondez maintenant à cette question : lequel d’entre eux, le fiancé, la jeune fille ou le bri- gand a, devant l’Eternel, accompli l’acti0n la plus méritoire? Et l’un des solliciteurs trouva que la jeune fille,par sa fidélité à son serment, était la plus digne d’éloges. Un autre admira l’amour su- blime du fiancé, quant au troisième, il jugea que l'acte le plus magnanime était celui du brigand. Alors le roi dit à ce dernier: —-— C’est donc toi qui as volé la ceinture ren- fermant votre commun trésor, car ta nature avide te porte à convoiter le bien d’autrui. Mais cet homme, ayant passé son bâton à l’un de ses camarades, répondit en levant les bras comme pour prêter serment Z sULAM1TE 65 — Je jure devant Jéhovah que l’or se trouve chez lui, et non chez moi I Le roi sourit: —— Prends le bâton de cet homme, dit-il à l’un de ses guerriers, et brise—le en deux. Le guerrier s’exécuta, et l’on vit tomber, de Pintérieur du bâton, où elles étaient cachées, les pièces d’or volées. Quant au voleur, consterné par la sagesse du roi, il tomba à ses pieds et avoua son crime. Il vint aussi, au palais du Liban, une pau- vre femme, veuve d’un macon, qui implora : —- O roi, fais—moi justice! Avec les deux derniers dinars qui me restaient, j’avais acheté de la farine. L’ayant versée dans ce grand pot d"argile, je Pemportai à la maison, quand tout à coup une violente bourrasque s'éleva qui disperse toute ma farine. O roi si sage, qui donc me dédommagera? Il ne me reste plus maintenant de quoi apaiser la faim de mes enfants! — Quand donc cela arriva—t—il ? lui demanda le roi. —~ Cela s’est passé ce matin même, à l’aube. 5 66 SULAMITLL, Alors Salomon fit venir quelques riches marchands qui devaient ce jour -1à expédier en Phénicie, par la voie de Japho, des navi- res remplis de marchandises. Et l0rsqu’il les vit arriver, tout inquiets, dans la salle des Jugements, le roi leur posa cette question Z ~— Avez—vous prié l’Eternel ou quelque au- tre dieu d’envoyer des vents propices à vos navires ? —- Si fait, mon roi, répondirent-ils, e’est exact. Et nes sacrifices ont été agréés par l’Eternel, puisqu’il nous a accordé un vent favorable. — Je m’en réjouis pour vous, reprit Salo- mon. Et cependant, c’est ce même vent, qui a dispersé la farine qu’une pauvre femme por- tait dans son pot d`argile. Ne pensez—vous pas qu’il serait équitable de votre part de com- penser sa perte ? Bien heureux d’apprendre que leur con- vocation n’avait point d’autre but, ils se hâ- tèrent de remplir le pot d’argile de pièces d’argent, grosses et menues. Et quand la pau- vre femme, les yeux remplis de larmes,vou— sutsmrrs 67 lut dire sa reconnaissance au roi, celui—ci, la face illuminée d’un clair sourire, Parrêta en disant 1 —— Attends. Ce n’est pas encore tout. A moi aussi, cette brise matinale a apporté une joie inattendue. Laisse-moi donc aux offran- des de ces marchands joindre mon don royal. Et il donna au trésorier, Adoniram, l’ordre d’a_jouter à l’argent offert par les marchands des pièces d’or en telle quantité que les pièces d’argent en fussent entièrement recouvertes. Car ce jour—là le désir de Salomon était que personne ne fût malheureux ; une année entière s’écoulait parfois sans qu’il distribuât autant de présents, de récompenses et de pen- sions qu’en cette seule journee, ll accorda sa grâce à Achimaas, gouverneur de la terre de Nephtali dont les exactions avaient provoque son courroux; bien d’autres encore, parmi ceux qui transgressèrent la loi, eurent leur peine remise, et de toutes les suppliques de ses sujets, Salomon n’en repoussa qu’une seule 2 En quittant le palais du Liban par la petite 68 SULAMITE porte du midi, il aperçut, lui barrant la route, un homme vêtu de cuir jaune, trapu, large d’épaules, la figure sombre et violacée, la barbe noire et toutïue, un cou de taureau et un regard farouche sous des sourcils noirs et incultes. Cet homme était le grand—prêtre du Temple de Moloch. DlUHB voix suppliante, il laissa tomber cette seule parole : —— O roi I Il y avait, dans le sein de son dieu de bronze, sept compartiments, dont l’un était destiné à recevoir de la farine, un autre, des pigeons; le troisième était réservé aux bre- bis, le quatrième,aux moutons,le cinquième, aux veaux et le sixième, aux boeufs. Quant au septième, dans lequel on devait mettre les pe- tits enfants offerts par leurs mères, depuis longtemps déjà Finterdiction du roi le laissait vide. Et lorsque Salomon en silence passa devant le prêtre, ce dernier tendit ses bras vers lui et s’écria d’u11e voix suppliante : —-— O roi I Je t’eu conjure par ta joie Z... Accorde—moi cette grâce, ô mon roi, lève ton interdiction et je te ferai connaître le danger qui menace ta vie.

Salomon ne répondit pas. Le prêtre serra les poings et son regard furieux accompagna le roi jusqu’à la sortie.