Sur l’orthodoxie

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Mercure de France (p. 159-166).


SUR L’ORTHODOXIE


DEUX LETTRES


I


Je trouve que vos doutes sont parfaitement fondés, mais que le moyen que vous proposez pour les résoudre ne peut atteindre ce but.

Toutes les Églises (et de ce nombre l’Église russo-grecque appelée orthodoxe) savent depuis longtemps que leurs dogmes et leurs écrits, qu’ils tiennent pour sacrés, non seulement ne sont pas sacrés, mais sont plein d’insanités et d’erreurs qui ne supportent pas la critique. C’est pourquoi la seule possibilité pour les Églises de conserver leur situation — et les hommes qui forment l’Église, ses serviteurs, y tiennent beaucoup — consiste à éviter toute discussion des dogmes et des écrits et à ne se baser que sur la tradition. C’est ce qu’elles font.

L’humanité chrétienne suit depuis longtemps déjà cette religion de l’Église que, pendant tant de siècles, on donna pour chrétienne, de sorte que, maintenant, chaque examen sérieux des bases de cette religion pousse inévitablement à sa chute ; ainsi l’arbre pourri qui reste encore debout comme un arbre vivant, mais vienne une seule secousse et il tombe en poussière.

Si même l’on réunissait un concile, il serait aussi imposteur et violent que le fut auparavant le concile œcuménique.

Et le vrai concile œcuménique existe déjà depuis longtemps, il travaille sans relâche et fait connaître les résultats de ses travaux. Ce concile est formé de tous les hommes qui, au nom du Dieu de vérité, étudient les Écritures dites saintes, mettent à part tout ce qu’elles renferment de sage et de bon, et rejettent ou prouvent l’ineptie et le danger des hommes qui s’appellent les prêtres et les maîtres (noms que Christ défendait de prendre), établissent les dogmes soi-disant chrétiens et expliquent la naissance de la doctrine chrétienne. Et ce concile unit un nombre croissant de gens qui, parfois, ne connaissent pas même leur existence réciproque.

Pour réconcilier l’homme qui, comme nous, non seulement doute de la vérité de la doctrine qu’on lui enseigne, mais comprend que cette doctrine n’est pas chrétienne mais juive, (selon moi elle n’est pas même juive, elle est purement païenne), il n’y a que deux moyens : ou, étouffant en soi la voix de la conscience et ne s’appuyant que sur la tradition, se convaincre que la vérité est dans ce que croit et crut la majorité des hommes lâches, se soumettre à l’influence hypnotisante de l’Église, et ne pas contrôler par la raison les propositions affirmées par les Églises ; ou, reconnaissant que la raison ne nous est pas donnée pour nous induire en erreur, mais pour nous montrer la vérité, s’adresser à elle non par simple curiosité ou orgueil, mais en vue du salut de notre âme et de l’accomplissement de la volonté de ce Dieu qui nous a donné la raison. Et alors, sans redouter, sans attendre la solution des questions de la vie, qui peut se terminer dans une heure, ou du concile qui se réunira dans un an et définira notre rapport envers Dieu, mais avec l’aide de tous les hommes qui, avant moi et comme moi, ont étudié la vérité, avec l’aide de ces hommes parmi lesquels le premier et le plus important pour nous est le Christ, qui nous a laissé sa doctrine dans les Évangiles, établir son rapport envers Dieu et vivre en s’y conformant.

J’ai agi ainsi et depuis je sens une telle assurance, qui augmente sans cesse à mesure que je m’approche de la mort, que je ne puis pas ne point conseiller à quiconque doute de la tromperie dans laquelle nous et notre malheureux peuple sommes élevés, de choisir cette deuxième voie qui ne peut amener à rien de mauvais, mais à la certitude complète, à la véritable union des hommes entre eux.

On dit que la tradition et les Écritures sont de Dieu. Cela peut ne pas être vrai, mais que la raison introduite en nous est de Dieu, cela ne peut faire aucun doute. Si même j’accepte la tradition et les Écritures, je les accepte seulement parce que ma raison admet l’exactitude de cette tradition et de ces Écritures. Alors l’autorité de la raison est plus forte que tout. Par conséquent, en croyant en la raison (je répète de nouveau, non pour un but précis, mais dans la recherche de la vérité et du salut de l’âme), je ne puis pas me tromper. Dieu m’a donné le moyen de Le reconnaître, j’ai employé ce moyen avec un seul désir : reconnaître et remplir Sa volonté. J’ai fait tout ce que je pouvais, c’est pourquoi je ne puis être coupable, et vis tranquille.


II


Je ne me rappelle plus vos lettres précédentes, mais la dernière que je reçois aujourd’hui est si bonne, si aimable, et si franche, qu’elle m’a touché, et je vous y réponds pour vous montrer combien j’apprécie vos bons sentiments à mon égard.

Accéder à votre désir m’est aussi impossible que de me trouver en deux endroits à la fois, ou m’endormir quand je n’ai pas sommeil, ou cesser de penser, de réfléchir à la pensée qui me vient en tête. Pour moi, ce que vous me demandez, c’est-à-dire le retour à la religion dogmatique ou au christianisme, est impossible, non parce que je n’y crois pas, mais parce que j’y ai cru — et bien que moi-même n’aie pas la culture liturgique, j’ai éprouvé des sentiments d’attendrissement que vous décrivez.

Ayant touche la terre ferme, au sortir de cette barque chétive dans laquelle je me tenais à peine au-dessus des flots, je ne puis aucunement retourner à cette barque.

Et le principal, c’est que j’éprouve maintenant la tranquillité complète, absolue, tant pour la vie que pour la mort, dans cette religion à laquelle je fus amené inévitablement par la vie, la raison et les traditions (non par les traditions d’une seule religion, mais par les traditions de toute l’humanité). C’est pourquoi, je n’ai ni besoin, ni droit de chercher quelque chose de plus ferme et de plus solide que ce qui m’est donné, non par mon raisonnement, mais par Dieu lui-même. D’autant plus, ne puis-je retourner à ces religions que j’ai abandonnées, ayant compris leur fragilité.

Si je croyais en quelque chose d’inventé, je comprendrais les exhortations de ceux qui me disent de ne pas croire en mes inventions, mais de reconnaître ce qui est reconnu de tous. Mais, moi, précisément, je crois en ce que croit chacun, je crois ce que vous croyez, je crois en Dieu le Père qui m’a envoyé dans ce monde pour que j’y accomplisse sa volonté. Et croyant cela et sachant que Dieu est amour, que je suis de lui et retournerai à lui, non seulement je ne crains rien ni dans la vie, ni dans la mort, mais je n’ai besoin d’aucune autre religion, je n’ai qu’en faire et, malgré moi, je regarde toutes les variétés de cette religion comme des offenses à Dieu, comme des preuves de méfiance envers lui.

Si moi, mendiant, vagabond, bon à rien, j’étais reçu par un bon maître qui me promettrait de me nourrir, de m’entretenir à condition que je n’enfreigne pas les ordres de sa maison, est-ce que je réglerais mon existence autrement que par l’accomplissement de la volonté du maître ? Ne serait-il pas clair que l’homme qui agirait ainsi, ne croirait pas et désirerait trouver des moyens d’existence sans accomplir sa volonté ?

Maintenant je pense et sens ainsi :

Je crois en Dieu par la volonté duquel je vis et mourrai, et je tâche, d’après les indications du grand maître de la vie, Christ, de remplir la volonté de Celui qui m’a envoyé ; je sais que Dieu est amour et c’est pourquoi je crois que, sauf le bien, même dans cette vie, même dans la vie future, rien ne peut venir de lui. Je tâche de remplir sa volonté qui consiste en ce que nous nous aimions les uns les autres et fassions à autrui ce que nous voudrions que les autres nous fissent, non par la peur, mais parce que plus j’accomplirai sa volonté, mieux ce sera pour mon âme.

Et pour remplir le mieux sa volonté, — ne pas oublier, ne pas faiblir, — je tâche toujours de me le rappeler, de parler à chaque homme, et, en outre, d’entrer en communion avec les meilleurs hommes du monde, vivants, et surtout des morts, par leurs écrits.

Vous voyez donc que du côté spirituel je suis si satisfait que je n’ai plus où placer d’autres croyances, que vous et plusieurs braves gens me proposez. Je me trouve, sous le rapport spirituel, dans la situation de quelqu’un qui se met en route avec tout ce dont il peut avoir besoin, sans avoir rien de trop, et à qui l’on propose encore d’autres provisions, qui, il le sait par expérience, ne lui sont point nécessaires.

Je ne me permets pas et ne crois pas nécessaire de discuter ou de blâmer votre religion, car je sais : 1o que s’il est cruel et mal de blâmer les actes, le caractère et même l’enthousiasme d’un homme, il est d’autant plus cruel et mal de blâmer la chose la plus sacrée pour un homme : le saint des saints, sa religion ; 2o parce que je sais que la religion d’un homme se forme dans son âme par une voie compliquée, mystérieuse, et peut changer, non d’après le désir des hommes, mais par la volonté de Dieu.

C’est seulement en réponse à votre bonne lettre, dont je vous remercie, que je vous ai exprimé les principes de ma religion et les causes de l’impossibilité où je suis de professer la religion qui est vôtre.

Je souhaite de toute mon âme que cette religion soit pour vous un guide joyeux dans cette vie et vous donne la paix à l’heure de la mort.