Sur la liberté de la presse

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Sur la liberté de la presse — discours prononcé le 10 mai 1789
Poulet-Malassis et de Broise (4p. 443-446).

Nommé votre représentant aux États-Généraux, je vous dois un compte particulier de tout ce qui est relatif aux affaires publiques. Puisqu’il m’est physiquement impossible de remplir ce devoir envers vous tous autrement que par la voie de l’impression, souffrez que je publie cette correspondance, et qu’elle devienne commune entre vous et la nation : car, bien que vous ayez des droits plus directs aux instructions que mes lettres pourront renfermer, chaque membre des États-Généraux devant se considérer, non comme le député d’un ordre ou d’un district, mais comme le procureur fondé de la nation entière, il manquerait au premier de ses engagements, s’il ne l’instruisait de tout ce qui peut l’intéresser ; personne, sans exception, ne pourrait s’y opposer, sans se rendre coupable du crime de lèze-majesté nationale, puisque, même de particulier à particulier, ce serait une injustice des plus atroces.

J’avais cru qu’un journal qu’on a annoncé dans son prospectus comme devant être rédigé par quelques membres des États-Généraux pourrait, jusqu’à un certain point, remplir envers la nation ce devoir commun à tous les députés : grâce à l’existence de cette feuille, je sentais moins strictement l’obligation d’une correspondance personnelle ; mais le ministre vient de donner le scandale public de deux arrêts du Conseil, dont l’un, au mépris avoué du caractère de ses rédacteurs, supprime la feuille des États-Généraux, et dont l’autre défend la publication des écrits périodiques.

Il est donc vrai que, loin d’affranchir la nation, on ne cherche qu’à river ses fers ! que c’est en face de la nation assemblée qu’on ose produire ces décrets auliques, où l’on attente à ses droits les plus sacrés, et que, joignant l’insulte à la dérision, on a l’incroyable impéritie de lui faire envisager cet acte de despotisme et d’iniquité ministériels comme un provisoire utile à ses intérêts !

Il est heureux, Messieurs, qu’on ne puisse imputer au monarque ces proscriptions, que les circonstances rendent encore plus criminelles. Personne n’ignore aujourd’hui que les arrêts du Conseil sont des faux éternels où les ministres se permettent d’apposer le sceau du roi : on ne prend pas même la peine de déguiser cette étrange malversation. Tant il est vrai que nous en sommes au point où les formes les plus despotiques marchent aussi rondement qu’une administration légale !

Vingt-cinq millions de voix réclament la liberté de la presse ; la nation et le roi demandent unanimement le concours de toutes les lumières : eh bien ! c’est alors, qu’après nous avoir leurrés d’une tolérance illusoire et perfide, un ministère soi-disant populaire ose effrontément mettre le scellé sur nos pensées, privilégier le trafic du mensonge, et traiter comme objet de contrebande l’indispensable exportation de la vérité.

Mais de quel prétexte a-t-on du moins essayé de colorer l’incroyable publicité de l’arrêt du Conseil du 7 mai ? A-t-on cru de bonne foi que des membres des États-Généraux, pour écrire à leurs commettants, fussent tenus de se soumettre aux règlements inquisitoriaux de la librairie ? Est-il dans ce moment un seul individu à qui cette ridicule assertion puisse en imposer ? N’est-il pas évident que ces arrêts proscripteurs sont un crime public, dont les coupables auteurs, punissables dans les tribunaux judiciaires, seront bien forcés, dans tous les cas, d’en rendre compte au tribunal de la nation ? Eh la nation entière n’est-elle pas insultée dans le premier de ces arrêts, où l’on fait dire à Sa Majesté qu’elle attend les observations des États-généraux : comme si les États-généraux n’avaient d’autres droits que celui de faire des observations !

Mais quel est le crime de cette feuille qu’on a cru devoir honorer d’une improbation particulière ? Ce n’est pas sans doute d’avoir persifflé le discours d’un prélat qui, dans la chaire de la vérité, s’est permis de proclamer les principes les plus faux et les plus absurdes ; ce n’est pas non plus, quoiqu’on l’ait prétendu, pour avoir parlé de la tendance de la feuille des bénéfices ; est-il personne qui ne sache et qui ne dise que la feuille des bénéfices est un des plus puissants moyens de corruption ? Une vérité si triviale aurait-elle le droit de se faire remarquer ? Non, Messieurs : le crime véritable de cette feuille, celui pour lequel il n’est point de rémission, c’est d’avoir annoncé la liberté, l’impartialité les plus sévères ; c’est surtout de n’avoir pas encensé l’idole du jour, d’avoir cru que la vérité était plus nécessaire aux nations que la louange, et qu’il importait plus, même aux hommes en place, lorsque leur existence tenait à leur bonne conduite, d’être servis que flattés.

D’un autre côté, quels sont les papiers publics qu’on autorise ? Tous ceux avec lesquels on se flatte d’égarer l’opinion coupables lorsqu’ils parlent, plus coupables lorsqu’ils se taisent, on sait que tout en eux est l’effet de la complaisance la plus servile et la plus criminelle ; s’il était nécessaire de citer des faits, je ne serais embarrassé que du choix.

Sous le duumvirat Brienne et Lamoignon, n’a-t-on pas vu le Journal de Paris annoncer comme certaine l’acceptation de différents bailliages dont les refus étaient constatés par les protestations les plus énergiques ? Le Mercure de France ne vient-il pas tout récemment encore de mentir impudemment aux habitants de la capitale et des provinces ? Lisez l’avant-dernier numéro, vous y verrez qu’à Paris, aux assemblées de district, les présidents nommés par la municipalité se sont volontairement démis de la présidence, et l’ont presque tous obtenue du suffrage libre de l’assemblée ; tandis qu’il est notoire qu’ils ont opposé la résistance la plus tenace et la plus indécente, et que, sur le nombre de soixante, à peine en compte-t-on trois ou quatre à qui les différentes assemblées aient décerné l’honneur qu’on leur accorde si gratuitement dans le Mercure.

Vous trouverez encore dans ce même journal de perfides insinuations en faveur de la délibération par ordre. Tels sont cependant les papiers publics auxquels un ministère corrupteur accorde toute sa bienveillance. Ils prennent effrontément le titre de papiers nationaux ; ou pousse l’indignité jusqu’à forcer la confiance du public par ces archives de mensonges ; et ce public, trompé par abonnement, devient lui-même le complice de ceux qui l’égarent.

Je regarde donc, Messieurs, comme le devoir le plus essentiel de l’honorable mission dont vous m’avez chargé, celui de vous prémunir contre ces coupables manœuvres : on doit voir que leur règne est fini, qu’il est temps de prendre une autre allure ; ou, s’il est vrai que l’on n’ait assemblé la nation que pour consommer avec plus de facilité le crime de sa mort politique et morale, que ce ne soit pas du moins en affectant de vouloir la régénérer. Que la tyrannie se montre avec franchise, et nous verrons alors si nous devons nous roidir ou nous envelopper la tête.

Je continue le journal des États-Généraux, dont les deux premières séances sont fidèlement peintes, quoique avec trop peu de détails, dans les deux numéros qui viennent d’être supprimés, et que j’ai l’honneur de vous faire passer.