Sur la teinture de Bestuchef

La bibliothèque libre.


Bulletin de Pharmacie de juin 1810Tome 2 N°6 (p. 2-9).

NOTICE
Sur la Teinture de Bestuchef ;

Par M. Desertine, Pharmacien-major.


Cette préparation, trop oubliée et trop peu en usage en France, est admise dans la Pharmacopée de Prusse, sous le nom d’esprit sulfurique éthéré martial. Ses synonymes sont : liqueur anodine de Klaproth ; teinture nervine de Bestuchef ; teinture d’or nervino-tonique de Lamotte ; liqueur ou gouttes d’or du général Lamotte. J’ai donné, dans un des Nos de l’année précédente, la manière de la préparer, et promis l’histoire de cette teinture devenue fameuse chez nous, par le général qui lui donna son nom ; ce que je vais dire est précisé dans Dorfurt.

Parmi cette foule de médicamens secrets dont le siècle précédent fut inondé, il en est peu qui aient fait autant de bruit, qui aient joui d’une plus grande faveur chez les malades et chez les médecins, qui aient été aussi avantageux à leurs inventeurs et à ceux qui ont ensuite possédé la recette qui enfin aient plus excité l’esprit de recherche des chimistes que l’éther sulfurique martial, dont la préparation simple que nous avons donnée est conforme aux principes de la saine chimie moderne.

Le hasard avait fait tomber entre les mains du feld-maréchal comte Alexis Bestuchef-Rumin, qui se trouvait à Copenhague en 1725, les manuscrits chimiques de Bottcher, inventeur de la porcelaine allemande. Quelques idées éparses dans ces manuscrits, et la lecture des ouvrages de Basile Valentin, conduisirent le comte à la découverte de ce médicament ; et comme les médecins lui reconnurent des vertus réelles, qu’on le distribua gratuitement aux malades, ce remède nouveau, pour lequel le nom de son inventeur était déjà une recommandation puissante, se répandit bientôt, sous le nom de teinture nervine jaune de Bestuchef, non-seulement en Russie et dans les pays voisins de cet empire, mais encore dans les pays éloignés, et son usage fut d’autant plus recommandé qu’on y mettait un plus haut prix.

Le chimiste, M.  Lembke, par lequel le comte faisait préparer cette teinture sous ses yeux, s’enfuit de chez Bestuchef[1] en 1728, et se retira à Hambourg, où, trahissant la confiance du comte, il vendit à M. le général Lamotte, qui se trouvait alors à Hambourg, la préparation secrète du médicament.

Le général, à son retour à Paris, vendit, comme produit de son invention, cette teinture à un louis le flacon d’une demi-once, sous le nom de gouttes d’or du général Lamotte, élixir d’or, élixir blanc.

Comme ce médicament acquit rapidement une grande célébrité, il fut bientôt en faveur à la cour, et en usage chez tous ceux qui pouvaient le payer ; le Roi même accorda au général Lamotte le débit, exclusif du médicament, lui donna une pension annuelle de 4000 francs, et l’éleva au grade de major-général. Une récompense aussi brillante, un écrit qui parut en 1751, et qui n’était rempli que d’attestations de guérison, le présent que fit Louis XV de deux cents flacons de cette teinture au Pape, alors malade de la goutte, présent porté à Rome par une personne de marque ; toutes ces choses ne firent que répandre encore davantage la réputation des fameuses gouttes, mais déterminèrent en même tems le comte Bestuchef à comparer la teinture de Lamotte avec la sienne. Il la trouva, quant à l’essentiel, de la même nature, mais la saveur plus âpre. Il vit aussi qu’elle déposait un peu d’oxide de fer, parce que Lembke n’avait probablement pu donner toutes les manipulations à observer, ou parce que le général Lamotte avait voulu abréger le procédé.

Après la mort de ce dernier, plusieurs chimistes français s’efforcèrent inutilement d’imiter cette teinture recommandée comme spécifique dans les maladies des nerfs, les paralysies, les crampes, les rhumatismes, l’épilepsie, l’hypocondrie, etc., et qui avait déjà fixé depuis long-tems l’attention des chimistes, en ce qu’elle offrait un phénomène alors nouveau en chimie, celui de se décolorer au soleil, et de reprendre sa couleur jaune à l’ombre. Séduits par le prix exorbitant de cette teinture, tous étaient persuadés que c’était à l’or qu’elle devait ses vertus. Baume prétendit que la teinture blanche et la teinture jaune se préparaient en faisant une dissolution d’or dans l’acide nitro-muriatique : on précipitait l’or par la potasse, on dissolvait l’oxide précipité dans l’acide nitrique, et l’on distillait avec l’alcohol. La liqueur du récipient était la teinture blanche, et le résidu la teinture jaune. Comme on distribuait cette espèce de préparation pour la véritable teinture, ou gouttes d’or de Lamotte, cela explique pourquoi le directeur-margraff de Berlin, et le Pharmacien de la cour de Pétersbourg Jean George Model, reçurent, l’un et l’autre, un éther sulfurique tenant de l’or. Il est vraisemblable que Boerhaave avait opéré sur la teinture véritable ; ce qui semble le prouver, c’est qu’il a essayé de l’imiter en faisant digérer de l’acide muriatique dulcifié sur du sulfate de fer calciné.

Depuis 1748, le comte Bestuchef faisait préparer sa teinture par le conseiller J. G. Model, mais on lui remettait les ingrédiens déjà mélangés. Bestuchef étant tombé en disgrace, et l’impératrice Élisabeth qui faisait usage de cette teinture ne voulant point se servir de celle du comte, celui-ci confia, sous le sceau du secret, au conseiller Model, la véritable préparation comme sa propriété. Model distribua alors, sous le nom de gouttes jaunes et blanches de Bestuchef, cette teinture dans des flacons de six gros de capacité, à deux roubles le flacon : et son débit annuel était de 200 L., poids de médecine.

Cependant nombre de chimistes, ou soi-disant tels, continuaient à vouloir pénétrer le secret de cette préparation : plusieurs même prétendirent y avoir réussi. Ce fut ce qui força Model à publier différens Mémoires sur ce sujet. Il fit paraître entr’autres : Lettre à un ami sur la teinture nervine de Bestuchef, dite de Lamotte, Pétersbourg 1759 et 1762. Seconde Lettre sur les gouttes de Bestuchef, Pétersbourg 1763. Avertissement sur la teinture nervine, connue sous le nom de Gouttes de Bestuchef, Pétersbourg 1763. Sa réponse au directeur-margraff, réponse dans laquelle il donne des éclaircissemens sur les gouttes de Lamotte, originairement gouttes de Bestuchef. Dans ces différens Mémoires, Model, sans faire tort à la vérité, en dit cependant assez pour dérouter les scrutateurs de son secret. Ce qui l’empêcha de le publier, c’était outre son serment et le bénéfice qu’il faisait, la crainte que cette publication ne devînt, dans les mains d’hommes peu instruits ou peu délicats, dangereuse pour les médecins et les malades.

En 1765, le comte de Bestuchef, pour éviter que la préparation de cette teinture ne se perdît en cas de mort soudaine, autorisa, par un acte dans les formes, le Pharmacien Model à la communiquer à un homme probe et instruit, mais sous le sceau du secret, et avec défense d’en faire part à personne. Model s’adressa à son beau-fils, Pharmacien de Moscou ; mais, tant qu’il vécut, il fit préparer sous ses yeux les teintures par son neveu Winterberger, qui fut enfin Pharmacien du corps impérial des Cadets.

Lorsque Model mourut, en 1775, Durup de Moscou fut propriétaire et préparateur des gouttes jusqu’en 1779, que Winterberger devint, par la mort de Durup, le seul et unique distributeur de la teinture nervine.

Vers cette époque, la mode de prescriptions dispendieuses étant tombée, ce sort frappa également les teintures de Bestuchef ; et comme beaucoup de Pharmaciens prétendaient en connaître la composition, et qu’ils n’attendaient que l’autorisation de pouvoir les préparer et les débiter, ces considérations déterminèrent la veuve Durup et le Pharmacien Winterberger à faire présenter à l’impératrice Catherine II, par son premier médecin Roggertson, la véritable recette de Bestuchef et sa préparation, en résignant tous les droits que le privilège leur accordait.

L’impératrice fit remettre cette recette au Collège de Médecine, et après l’avoir fait exécuter par le Pharmacien de la cour Grave, et s’être fait montrer par le dernier possesseur les avantages de la manipulation à employer, accorda aux héritiers de Model une somme de trois mille roubles, et ordonna la publication de la teinture.

Telle est l’histoire très-détaillée de la fameuse teinture de Bestuchef. Dorfurt a ajouté à cette histoire un long paragraphe sur la manipulation et le mode de préparation employé tant par l’inventeur et ses successeurs, que par les différens chimistes qui se sont occupés de ce médicament. Il dit que le célèbre Klaproth fut le premier qui, guidé par une saine chimie, publia en 1782 un procédé plus simple et plus expéditif (d’après Bestuchef, il fallait six mois). Hermbstads donna également en 1784 une méthode encore plus simple. Mais le chimiste qui a donné les meilleurs renseignemens sur cette préparation est le célèbre Trommsdorff, dans son Journal de Pharmacie, 1803.

D’après ce chimiste, il importe, pour que cette teinture réussisse, 1o que l’éther soit pur et non mélangé d’alcohol ; 2o que l’acide muriatique soit aussi concentré, et le fer autant oxidé que possible. Le muriate de fer vert ou oxidulé ne peut servir à l’opération ; mais si on expose les cristaux à l’action de l’air atmosphérique, ou si on les chauffe à l’air, ils se convertissent alors en muriate de fer rouge ou oxidé, qui se sépare par le deliquium du fer oxidulé : il se dépose, dans ce cas, une portion d’oxide qui ne peut être tenue en dissolution par l’acide muriatique, parce que ce dernier peut beaucoup plus dissoudre d’oxidule que d’oxide.

Le muriate de fer oxidé soluble dans l’alcohol et l’éther est le seul dont on puisse faire usage pour cette teinture. On peut pour cela se servir du résidu de la décomposition, du muriate d’ammoniaque par le fer ; mais on réussit beaucoup plus promptement en faisant dissoudre l’oxide de fer dans l’acide muriatique. On oxide le fer complètement en faisant dissoudre une partie de limaille de fer dans quatre parties d’acide nitrique ordinaire. On obtient alors un fluide assez épais, d’un rouge foncé, qui, évaporé à siccité, laisse le fer complètement oxidé. On verse sur ce dernier quatre parties de bon acide muriatique ; on fait dissoudre à l’aide de la chaleur, et l’on fait évaporer dans une capsule jusqu’en consistance de sirop épais ; on expose ensuite dans une cave, et le fluide décanté de l’oxide qu’il surnage est le muriate de fer propre à la préparation de la teinture. Trommsdorff observe qu’il ne faut employer pour le mélange qu’un éther entièrement dépouillé d’alcohol.

Quoi qu’il en soit, il résulte des expériences et des observations de Dorfurt, que le meilleur et le plus court procédé pour préparer l’alcohol sulfurique éthéré martial, c’est de prendre neuf parties d’alcohol sulfurique éthéré, de l’agiter dans un flacon avec une partie de muriate de fer sublimé. On obtient par ce moyen et sans dégagement bien sensible de chaleur une teinture d’un jaune d’or foncé, parfaitement claire et limpide, qui, conservée dans des flacons bien bouchés, n’éprouve aucune altération à l’ombre, et contient un dixième de muriate de fer sublimé.

L’éther sulfurique martial et l’alcohol sulfurique éthéré martial s’employent comme toniques, stimulans, sédatifs. Mais de ces deux teintures, est-ce de la blanche, qui contient du muriate suroxigéné de fer oxidé, ou de la colorée, qui contient du muriate suroxigéné de fer oxidulé, que proviennent les vertus médicinales ? Voilà une chose à laquelle on n’a jusqu’aujourd’hui point assez fait attention. On a indistinctement mis en usage la teinture blanche et la jaune, celle colorée depuis peu et celle qui l’était depuis long-tems, quoique cette dernière contienne vraisemblablement du muriate de fer oxidulé et oxidé dans des proportions variables. Quoi qu’il en soit, les vertus du muriate de fer oxidulé ne peuvent être les mêmes que celles du muriate oxidé. Il est donc essentiel de désoxider par la lumière, de blanchir la teinture de Bestuchef, quand la Pharmacopée le prescrit. Autrement le médecin obtiendrait un médicament différent de celui qu’il veut prescrire. Il serait également important que les médecins chargés des établissements publics, s’occupassent d’examiner la différence de l’action spécifique de ces deux médicamens.

Le muriate de fer oxidulé cristallisé se conserve dans des flacons exactement bouchés, aussi bien que le muriate de fer sublimé concret, et l’on peut les employer sur-le-champ l’un et l’autre dans un éther ou un alcohol éthéré quelconque. Il faut bien se garder d’ordonner ces dissolutions avec des infusions ou décoctions astringentes.

L’éther sulfurique martial se donne sur du sucre à la dose de quatre à six gouttes, et l’alcohol sulfurique martial à celle de dix à quinze gouttes. On peut également s’en servir avec les teintures spiritueuses d’angustura, de cassia, celle d’opium ; on y peut faire dissoudre du camphre et des huiles éthérées.

  1. Outre cette teinture, le comte en donnait également une autre, sans couleur, sous le nom de Gouttes blanches : nous ne parlerons point de cette dernière, parce qu’elle n’était, comme nous le verrons plus bas autre chose que du bon éther muriatique.