Sur le plateau/Chapitre 4

La bibliothèque libre.
Librairie Ollendorf (p. 31-40).
IV
Un bal chez Judic.


Modestes débuts d’une étoile. — L’Affaire est arrangée, « N’est-ce pas, ma sœur ? ». — Du Gymnase au café-concert. — Le Sentier couvert. — Tournée en Belgique. — Judic et les gendarmes. — Le Roi Carotte et La Timbale d’argent. — De la rue de la Fidélité à la rue de Boulogne. — Pendaison de crémaillère. — Une fête que l’on ne pourrait plus recommencer. — Le cocher de nuit. — La future Manon de Massenet. Le dessinateur Grévin. — Un déguisé en habit noir. — Le crâne de Siraudin.


Il y a quelques semaines déjà, on annonçait la dispersion aux enchères de nombreux souvenirs de cette artiste exquise et cela m’a remis en mémoire les temps déjà si lointains où j’assistais aux débuts de celle qui allait être pendant de longues années une des divas favorites des Parisiens.

C’est au Gymnase qu’Anna Judic, Anna Damiens, de son nom de jeune fille, parut pour la première fois devant le public, le 1er septembre 1867, dans un acte d’Edouard Cadol et William Busnach, l’Affaire est arrangée, où l’acteur Pradeau lançait à tout propos à sa camarade Mélanie cette interrogation cocasse : « N’est-ce pas, ma sœur ? » qui devait connaître la gloire de devenir une scie à la mode sur le boulevard, comme plus tard le : « C’est immense ! » de Daubray dans la Jolie Parfumeuse.

Après ce début plus que modeste, Judic, qui comptait dix-huit printemps à peine et trouvait malaisément sa voie au théâtre, se tourna vers le café-concert. Elle entra à l’Eldorado où son mari, Israël, dit Judic, était régisseur, et y conquit tout de suite une place au premier rang avec ses chansonnettes à la fois naïves et égrillardes, dont tout un répertoire avait été composé exprès pour elle par l’acteur Boisselot. Il faut l’avoir entendue dans le Sentier couvert pour se rendre compte de l’effet qu’elle savait produire avec un simple clignement de ses yeux souriants et malicieux.

Grand’maman, vous avez passé par là !

Dit par elle, ce refrain inoffensif devenait bien éloquent…

La guerre et la Commune lui ayant fait des loisirs forcés et par trop improductifs, elle se décida à quitter Paris pour entreprendre une tournée on Belgique. A Liège d’abord, puis à Bruxellles, elle eut de vrais triomphes et son nom sur une affiche suffisait à faire encaisser « plus que le maximum », suivant la formule inventée plus tard par Victor Koning. C’est à Bruxelles que je la retrouvai. Chaque jour, à midi sonnant, je la voyais arriver à la Taverne royale, dans les Galeries Saint-Hubert, accompagnée de son mari et de son directeur Humbert, quelquefois aussi du chansonnier Paul Burani, dont les Pompiers de Nanterre et le Sire de Fich-tong-Kang avaient fait une quasi-célébrité. Là, nous nous installions, à une table qui nous était réservée, devant un de ces plats du jour dont l’apparence copieuse aurait réjoui Gargantua lui-même, — ils sont moins copieux à présent, mais on les paie un peu plus cher, ce qui est une compensation. Avec cela, un grand verre de bière, un de ces doubles-bocks que l’on appelait là-bas — et que l’on appelle encore, je crois — des «  gendarmes ». Ce nom faisait la joie de Judic :

— Je resterais toute la vie à Bruxelles rien que pour avoir le plaisir d’avaler un gendarme tous les jours ! disait-elle en riant de bon cœur.

Il y en a qui sont heureux de manger du « curé ». C’est un goût moins innocent !

De Bruxelles, elle ne tarda pas à revenir à Paris, pour créer à la Gaîté, le 15 janvier 1872, le rôle de la princesse Cunégonde dans le Roi Carotte, de Sardou et Offenbach. Ce qu’il y avait de plus marquant pour elle dans ce rôle était une certaine entrée à cheval, qui lui faisait grand’peur. Du reste, de tout cet effort des deux grands maîtres de la scène, il ne devait guère rester que le délicieux morceau des colporteurs :

Nous venons du fin fond de la Perse,
Nous faisons un très joli commerce !…

Elle eut bientôt sa revanche. Engagée au lendemain de la première par les directeurs des Bouffes-Parisiens, Comte et Noriac, elle parut au mois d’avril suivant dans la Molda de la Timbale d’argent, son premier et, peut-être, son plus grand succès. Vinrent ensuite la Petite Reine, la Rosière d’ici, la Branche cassée, Madame l’Archiduc, la Créole, aux Bouffes, et, aux Variétés, Niniche, Lili, Mamzelle Nitouche, etc., toute une suite d’étapes plus brillantes les unes que les autres et qu’il est presque superflu de rappeler, tellement elles semblent encore près de nous.

A son retour à Paris, Judic avait repris le petit appartement qu’elle occupait dans le quartier Saint-Laurent, rue de la Fidélité — un nom du meilleur augure pour une artiste mariée. Mais une fois que la Timbale d’argent eût fait d’elle une diva à gros cachets, cet appartement ne pouvait plus lui convenir et elle fut s’installer rue de Boulogne, — aujourd’hui rue Ballu, — dans un hôtel qui existe encore et qui se trouvait au fond d’une cour plus longue que large, flanquée sur la rue de deux pavillons carrés où étaient les communs et la remise.

L’installation terminée, on songea tout naturellement à pendre la crémaillère. Tout d’abord, il s’était agi d’un souper entre amis, où l’on serait à peine cinquante. Mais à mesure que venaient le succès et la prospérité, le nombre des amis était allé en augmentant. Inviter celui-ci en laissant de côté celui-là, faire des mécontents alors que l’on voulait se réjouir en toute franchise, il ne fallait pas y penser. Peu à peu, le souper primitif se trouva remplacé par un grand bal costumé, où chacun pourrait être convié et pour lequel il fut fait plus de deux cents invitations.

Deux cents, à cette époque, cela comptait. Il en faudrait deux mille, aujourd’hui que le monde qui gravite autour du théâtre est devenu légion. Aussi une pareille fête serait-elle impossible, tandis que celle-là, dont on avait pourtant parlé plusieurs semaines à l’avance, fut des plus réussies, entre gens qui se connaissaient tous et qui se voyaient presque tous les jours.

Pour la circonstance, la cour avait été transformée en salle de bal, avec plancher, tente brillamment éclairée par une double rangée de lustres et ornée d’une profusion de fleurs et de plantes. L’orchestre se trouvait sur le perron de l’hôtel. Entre les deux pavillons donnant sur la rue, on avait disposé une petite salle ; également en charpente et en toile, qui servait d’entrée et de vestiaire.

Là, une première surprise vous attendait : à peine avait-on fait un pas, qu’on se voyait poursuivi par un de ces horribles cochers de nuit, barbus, hirsutes, dépenaillés et qu’à l’œil on devine malodorants. De son organe enroué d’ivrogne, il vous réclamait un supplément de pourboire ou se plaignait d’avoir reçu en paiement une pièce fausse.

Puis, quand il avait bien joui de votre ahurissement, le cocher ôtait poliment son chapeau d’un geste large de Grand d’Espagne et vous disait de sa voix naturelle — qui était quand même enrouée :

— Ne vous épatez pas ! C’est Grenier.

C’était lui, en effet, le fantaisiste Calchas de la Belle Hélène, dont le « Trop de fleurs ! » sonne encore dans toutes les mémoires.

Dans la salle, au fur et à mesure que se terminaient les représentations des théâtres, les invités le cessaient d’arriver. C’était d’abord la troupe les Bouffes au grand complet, ayant à sa tête le gros Désiré, Edouard-Georges, le régisseur Desmonts et la brune et gentille Debreux, qui jouait dans la Timbale le petit rôle travesti à propos duquel se chantent au final du 2e acte ces quatre vers aux rimes étonnantes :

Derrière la porte
On l’a ramassé dans un coin,
Caché sous des bottes,
Sous des bottes de foin !

Les librettistes actuels de l’Opéra-Comique seraient ravis d’une semblable trouvaille !

Venait ensuite une forte députation des Variétés : le beau José Dupuis, Grenier, déjà nommé, Christian, l’homme de toutes les élégances, de tenue et de style, l’éblouissante Gabrielle Gauthier et Marie Heilbronn, oui, Marie Heilbronn, toute jeune et bien inconnue, qui, après avoir modestement débuté à l’Opéra-Comique dans la Grand’Tante, le premier ouvrage lyrique de Jules Massenet, venait de s’essayer aux Variétés dans les Brigands et ne laissait encore rien deviner du talent lyrique et de la séduction qu’elle devait montrer plus tard dans sa création de Manon.

Puis, des amis de la maison, artistes, journalistes, des auteurs comme Gaston Serpette, Ernest Blum, Jules Costé, ou simplement des amateurs de théâtre, tous en costumes somptueux ou pittoresques, car la consigne était rigoureuse et un seul habit noir avait été autorisé par la diva, celui de Siraudin — je dirai tout à l’heure pourquoi.

Jusqu’au moment du souper, ce fut une joie de chercher à deviner quelles personnalités se cachaient sous ces travestissements variés. Pour les femmes, cela allait de soi, aucune d’elles n’ayant consenti à renoncer aux grâces de son visage. Il en était autrement pour les hommes, et, si j’eus tôt fait de retrouver mon confrère Georges Boyer dans un sensationnel pêcheur napolitain et l’acteur Grenier, reparaissant en malade poursuivi par un apothicaire, qui était Dupuis, je demeurai longtemps intrigué devant un fort gars normand à la tête broussailleuse, au teint coloré, moustachu comme un chef gaulois, revêtu d’une blouse bleue à broderies blanches qui se tenait droite sous l’empois et ayant à la main un gros bâton à lanière de cuir. Ce « toucheur de bœufs », qu’on aurait dit venu en ligne droite de la Villette, n’était autre que le caricaturiste Grévin, un colosse qui faisait de si délicats dessins.

Le seul dont on ne réussit à percer l’incognito que tout à la fin et lorsqu’il le voulut bien, ce fut Siraudin avec son habit noir. Il faut dire que ce vaudevilliste, déjà célèbre pour avoir donné son nom à un magasin de confiserie, ne l’était pas moins à cause de son crâne aussi poli et luisant qu’une bille de billard ; à ce point que l’auteur des Marionnettes lui-même, Pierre Wolff, son élève en calvitie, aurait, auprès de lui, pu mériter le surnom qui a illustré le roi Clodion dans l’histoire.

Or, pour se rendre ainsi méconnaissable, Siraudin n’avait pas eu à faire un grand effort d’imagination : il s’était mis des cheveux !

29 janvier 1912.