Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère/Chapitre 07

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CHAPITRE VII.


CINQUIÈME ÉPOQUE. — LA POLICE OU L’IMPÔT.


Dans la position de ses principes, l’humanité, comme si elle obéissait à un ordre souverain, ne rétrograde jamais. Pareille au voyageur qui par des sinuosités obliques s’élève de la vallée profonde au sommet de la montagne, elle suit intrépidement sa route en zigzag, et marche à son but d’un pas assuré, sans repentir et sans arrêt. Parvenu à l’angle du monopole, le génie social porte en arrière un mélancolique regard, et dans une réflexion profonde il se dit :

« Le monopole a tout ôté au pauvre mercenaire, pain, vêtement, foyer, éducation, liberté et sûreté. Je mettrai le monopoleur à contribution ; à ce prix je lui conserverai son privilège.

» La terre et les mines, les forêts et les eaux, premier domaine de l’homme, sont pour le prolétaire en interdit. J’interviendrai dans leur exploitation, j’aurai ma part des produits, et le monopole terrien sera respecté.

» L’industrie est tombée en féodalité : mais c’est moi qui suis le suzerain. Les seigneurs me payeront tribut, et ils conserveront le bénéfice de leurs capitaux.

» Le commerce prélève sur le consommateur des profits usuraires. Je sèmerai sa route de péages, je timbrerai ses mandats et viserai ses expéditions, et il passera.

» Le capital a vaincu le travail par l’intelligence. Je vais ouvrir des écoles ; et le travailleur, rendu lui-même intelligent, pourra devenir à son tour capitaliste.

» La circulation manque aux produits et la vie sociale est comprimée. Je construirai des routes, des ponts, des canaux, des marchés, des théâtres et des temples, et ce sera à la fois un travail, une richesse et un débouché.

» Le riche vit dans l’abondance, pendant que l’ouvrier pleure famine. J’établirai des impôts sur le pain, le vin, la viande, le sel et le miel, sur les objets de nécessité et sur les choses de prix, et ce sera une aumône pour mes pauvres.

» Et je préposerai des gardes sur les eaux, les forêts, les campagnes, les mines et les routes ; j’enverrai des collecteurs pour l’impôt et des précepteurs pour l’enfance ; j’aurai une armée contre les réfractaires, des tribunaux pour les juger, des prisons pour les punir, et des prêtres qui les maudissent. Tous ces emplois seront livrés au prolétariat et payés par les hommes du monopole.

» Telle est ma volonté certaine et efficace. »

Nous avons à prouver que la société ne pouvait ni mieux penser ni plus mal agir : ce sera l’objet d’une revue qui, je l’espère, éclairera le problème social d’une nouvelle lumière.

Toute mesure de police générale, tout règlement d’administration et de commerce, de même que toute loi d’impôt, n’est au fond qu’un des articles innombrables de cette antique transaction, toujours violée et toujours reprise, entre le patriciat et le prolétariat. Que les parties ou leurs représentants n’en aient rien su ; que même elles aient fréquemment envisagé leurs constitutions politiques sous un tout autre point de vue, peu nous importe : ce n’est point à l’homme, législateur ou prince, que nous demandons le sens de ses actes, c’est aux actes eux-mêmes.


§ I. — Idée synthétique de l’impôt. — Point de départ et développement de cette idée.


Afin de rendre plus intelligible ce qui devra suivre, je vais, par une espèce de renversement de la méthode que nous avons jusqu’à présent suivie, exposer la théorie supérieure de l’impôt ; j’en donnerai ensuite la genèse ; enfin j’en exposerai la contradiction et les résultats. — L’idée synthétique de l’impôt, ainsi que sa conception originaire, fournirait matière aux plus vastes développements. Je me bornerai à un simple énoncé des propositions, avec indication sommaire des preuves.

L’impôt, dans son essence et sa destination positive, est la forme de répartition de cette espèce de fonctionnaires qu’Adam Smith a désignés sous le nom d’improductifs, bien qu’il convînt, autant que personne, de l’utilité et même de la nécessité de leur travail dans la société. Par cette qualification d’improductifs, Adam Smith, dont le génie a tout entrevu et nous a laissé tout à faire, entendait que le produit de ces travailleurs est négatif, ce qui est très-différent de nul, et qu’en conséquence la répartition suit à leur égard un autre mode que l’échange.

Considérons en effet ce qui se passe, au point de vue de la répartition, dans les quatre grandes divisions du travail collectif, extraction, industrie, commerce, agriculture. Chaque producteur apporte sur le marché un produit réel dont la quantité peut se mesurer, la qualité s’apprécier, le prix se débattre, et finalement la valeur s’escompter, soit contre d’autres services ou marchandises, soit en numéraire. Pour toutes ces industries, la répartition n’est donc pas autre chose que l’échange mutuel des produits, selon la loi de proportionnalité des valeurs.

Rien de semblable n’a lieu avec les fonctionnaires dits publics. Ceux-ci obtiennent leur droit à la subsistance, non par la production d’utilités réelles, mais par l’improductivité même où, sans qu’il y ait de leur faute, ils sont retenus. Pour eux la loi de proportionnalité est inverse : tandis que la richesse sociale se forme et s’accroît en raison directe de la quantité, de la variété et de la proportion des produits effectifs fournis par les quatre grandes catégories industrielles ; le développement de cette même richesse, le perfectionnement de l’ordre social, supposent au contraire, en ce qui regarde le personnel de la police, une réduction progressive et indéfinie. Les fonctionnaires de l’état sont donc bien véritablement improductifs. À cet égard J. B. Say pensait comme A. Smith, et tout ce qu’il a écrit à ce sujet pour corriger son maître, et qu’on a eu la maladresse de compter parmi ses titres de gloire, provient uniquement, comme il est facile de le voir, d’un malentendu. En un mot, le salaire des employés du gouvernement constitue pour la société un déficit ; il doit être porté au compte des pertes, que le but de l’organisation industrielle doit être d’atténuer sans cesse : quelle autre qualification donner après cela aux hommes du pouvoir, si ce n’est celle d’Adam Smith ?

Voilà donc une catégorie de services qui, ne donnant pas de produits réels, ne peuvent aucunement se solder en la forme ordinaire ; des services qui ne tombent pas sous la loi de l’échange, qui ne peuvent devenir l’objet d’une spéculation particulière, d’une concurrence, d’une commandite, ni d’aucune espèce de commerce ; des services qui, censés au fond remplis gratuitement par tout le monde, mais confiés, en vertu de la loi de division du travail, à un petit nombre d’hommes spéciaux qui s’y livrent exclusivement, doivent en conséquence être payés. L’histoire confirme cette donnée générale. L’esprit humain, qui sur chaque problème essaie toutes les solutions, a entrepris aussi de soumettre à l’échange les fonctions publiques : pendant longtemps les magistrats en France, comme les notaires, etc., n’ont vécu que de leurs épices. Mais l’expérience a prouvé que ce mode de répartition employé avec des improductifs était trop coûteux, sujet à trop d’inconvénients, et l’on a dû y renoncer.

L’organisation des services improductifs contribue au bien-être général de plusieurs sortes : d’abord, en délivrant les producteurs des soins de la chose publique, à laquelle tous doivent participer, et dont par conséquent tous sont plus ou moins esclaves ; secondement, en créant dans la société une centralisation artificielle, image et prélude de la solidarité future des industries ; enfin, en donnant le premier essai de pondération et de discipline.

Ainsi, nous reconnaissons, avec J. B. Say, l’utilité des magistrats et autres agents de l’autorité publique ; mais nous soutenons que cette utilité est toute négative, et nous maintenons en conséquence à ses auteurs le titre d’improductifs que leur a donné A. Smith, non par aucun sentiment de défaveur, mais parce qu’effectivement ils ne peuvent se classer dans la catégorie des producteurs. « L’impôt, dit très-bien un économiste de l’école de Say, M. J. Garnier, l’impôt est une privation qu’il faut chercher à diminuer le plus possible, jusqu’à concurrence des besoins de la société. » Si l’écrivain que je cite a réfléchi au sens de ses paroles, il a vu que le mot privation dont il se sert est synonyme de non-production, et qu’en conséquence ceux au bénéfice desquels l’impôt se recueille, sont bien véritablement des improductifs.

J’insiste sur cette définition, qui me semble d’autant moins contestable que si l’on dispute encore sur le mot, tout le monde est d’accord sur la chose, parce qu’elle contient le germe de la plus grande révolution qui doive s’accomplir dans le monde, je veux parler de la subordination des fonctions improductives aux fonctions productives, en un mot de la soumission effective toujours demandée et jamais obtenue, de l’autorité aux citoyens.

C’est une conséquence du développement des contradictions économiques, que l’ordre dans la société se montre d’abord comme à revers ; que ce qui doit être en haut soit placé en bas ; ce qui doit être en relief paraisse taillé en creux, et ce qui doit recevoir la lumière soit rejeté dans l’ombre. Ainsi, le pouvoir, qui par essence est, comme le capital, l’auxiliaire et le subordonné du travail, devient, par l’antagonisme de la société, l’espion, le juge et le tyran des fonctions productives ; le pouvoir, à qui son infériorité originelle commande l’obéissance, est prince et souverain.

Dans tous les temps, les classes travailleuses ont poursuivi contre la caste officielle la solution de cette antinomie, dont la science économique seule peut donner la clef. Les oscillations, c’est-à-dire les agitations politiques qui résultent de cette lutte du travail contre le pouvoir, tantôt amènent une dépression de la force centrale, qui compromet jusqu’à l’existence de la société ; tantôt exagérant outre mesure cette même force, engendrent le despotisme. Puis les priviléges du commandement, les joies infinies qu’il donne à l’ambition et à l’orgueil, faisant des fonctions improductives l’objet de la convoitise générale, un nouveau ferment de discorde pénètre la société, qui, divisée déjà d’une part en capitalistes et salariés, de l’autre en producteurs et improductifs, se divise de nouveau pour le pouvoir en monarchistes et démocrates. Les conflits de la royauté et de la république nous fourniraient la matière du plus merveilleux, du plus intéressant de nos épisodes. Les bornes de cet ouvrage ne nous permettent pas une excursion si longue ; et après avoir signalé ce nouvel embranchement du vaste réseau des aberrations humaines, nous nous renfermerons exclusivement, en parlant de l’impôt, dans la question économique.

Telle est donc, dans son exposé le plus succinct, la théorie synthétique de l’impôt, c’est-à-dire, si j’ose me permettre cette comparaison familière, de cette cinquième roue du char de l’humanité, qui fait tant de bruit, et qu’on appelle, en style gouvernemental, l’état. — L’état, la police, ou leur moyen d’existence, l’impôt, c’est, je le répète, le nom officiel de la classe qu’on désigne en économie politique sous le nom d’improductifs, en un mot de la domesticité sociale.

Mais la raison publique n’atteint pas de plein saut à cette idée simple, qui, pendant des siècles, doit rester à l’état d’une conception transcendante. Pour que la civilisation franchisse un tel sommet, il faut qu’elle traverse d’effroyables orages et des révolutions sans nombre, dans chacune desquelles on dirait qu’elle renouvelle ses forces par un bain de sang. Et lorsque enfin la production, représentée par le capital, semble au moment de subalterniser tout à fait l’organe improductif, l’état ; la société alors se soulève d’indignation ; le travail pleure de se voir bientôt libre ; la démocratie frémit de l’abaissement du pouvoir ; la justice crie au scandale, et tous les oracles des dieux qui s’en vont s’exclament avec terreur que l’abomination de la désolation est dans le lieu saint, et que la fin des temps est venue. Tant il est vrai que l’humanité ne veut jamais ce qu’elle cherche, et que le moindre progrès ne se peut réaliser sans jeter la panique parmi les peuples !

Quel est donc, dans cette évolution, le point de départ de la société, et par quel détour arrive-t-elle à la réforme politique, c’est-à-dire à l’économie dans ses dépenses, à l’égalité de répartition de son impôt, et à la subordination du pouvoir à l’industrie ? C’est ce que nous allons dire en peu de mois, réservant les développements pour la suite.

L’idée originaire de l’impôt est celle d’un rachat.

Comme, par la loi de Moïse, chaque premier-né était censé appartenir à Jéhovah, et devait être racheté par une offrande ; ainsi l’impôt se présente partout sous la forme d’une dîme ou d’un droit régalien par lequel le propriétaire rachète chaque année du souverain le bénéfice d’exploitation qu’il est censé ne tenir que de lui. Cette théorie de l’impôt n’est au surplus qu’un des articles particuliers de ce que l’on appelle le contrat social.

Les anciens et les modernes s’accordent tous, en termes plus ou moins explicites, à présenter l’état juridique des sociétés comme une réaction de la faiblesse contre la force. Cette idée domine dans tous les ouvrages de Platon, notamment dans le Gorgias, où il soutient, avec plus de subtilité que de logique, la cause des lois contre la violence, c’est-à-dire l’arbitraire législatif contre l’arbitraire aristocratique et guerrier. Dans cette dispute scabreuse, où l’évidence des raisons est égale des deux parts, Platon ne fait qu’exprimer le sentiment de toute l’antiquité. Longtemps avant lui Moïse, faisant un partage des terres, déclarant le patrimoine inaliénable, et ordonnant une purgation générale et sans remboursement de toutes les hypothèques à chaque cinquantième année, avait opposé une barrière aux envahissements de la force. Toute la Bible est un hymne à la justice, c’est-à-dire, selon le style hébreu, à la charité, à la mansuétude du puissant envers le faible, à la renonciation volontaire au privilége de la force. Solon, débutant dans sa mission législative par une abolition générale des dettes, et créant des droits et des réserves, c’est-à-dire des barrières qui en empêchassent le retour, ne fut pas moins réactionnaire. Lycurgue alla plus loin : il défendit la possession industrielle, et s’efforça d’absorber l’homme dans l’état, anéantissant la liberté pour mieux conserver l’équilibre. Hobbes, faisant, et avec grande raison, dériver la législation de l’état de guerre, arriva par un autre chemin à constituer l’égalité sur une exception, le despotisme. Son livre, tant calomnié, n’est qu’un développement de cette fameuse antithèse. La charte de 1830, consacrant l’insurrection faite en 89 par la roture contre la noblesse, et décrétant l’égalité abstraite des personnes devant la loi, malgré l’inégalité réelle des forces et des talents qui fait le véritable fonds du système social en vigueur, n’est encore qu’une protestation de la société en faveur du pauvre contre le riche, du petit contre le grand. Toutes les lois du genre humain sur la vente, l’achat, le louage, la propriété, le prêt, l’hypothèque, la prescription, les successions, donations, testaments, la dot des femmes, la minorité, la tutelle, etc., etc., sont de véritables barrières élevées par l’arbitraire juridique contre l’arbitraire de la force. Le respect des contrats, la fidélité à la parole, la religion du serment, sont les fictions, les osselets, comme disait excellemment le fameux Lysandre, avec lesquels la société trompe les forts, et les met sous le joug.

L’impôt appartient à cette grande famille d’institutions préventives, coërcitives, répressives et vindicatives, que A. Smith désignait sous le nom générique de police, et qui n’est, comme j’ai dit, dans sa conception originaire, que la réaction de la faiblesse contre la force. C’est ce qui résulte, indépendamment des témoignages historiques qui abondent, et que nous laisserons de côté pour nous tenir exclusivement à la preuve économique, de la distinction naturelle qui s’est faite des impôts.

Tous les impôts se divisent en deux grandes catégories : 1o impôts de répartition, ou de privilége : ce sont les plus anciennement établis ; — 2o impôts de consommation ou de quotité, dont la tendance, en s’assimilant les premiers, est d’égaliser entre tous les charges publiques.

La première espèce d’impôts, qui comprend chez nous l’impôt foncier, celui des portes et fenêtres, la contribution personnelle, mobilière et locative, les patentes et licences, les droits de mutation, centièmes deniers, prestations en nature et brevets, — est la redevance que le souverain se réserve sur tous les monopoles qu’il concède ou tolère ; c’est, comme nous l’avons dit, l’indemnité du pauvre, le laissez-passer accordé à la propriété. Telle a été la forme et l’esprit de l’impôt dans toutes les anciennes monarchies : la féodalité en a été le beau idéal. Sous ce régime, l’impôt n’est qu’un tribut payé par le détenteur au propriétaire ou commanditaire universel, le roi.

Lorsque plus tard, par le développement du droit public, la royauté, forme patriarcale de la souveraineté, commence à s’imprégner d’esprit démocratique, l’impôt devient une cotisation que tout censitaire doit à la chose publique, et qui, au lieu de tomber dans la main du prince, est reçue dans le trésor de l’état. Dans cette évolution, le principe de l’impôt reste intact : ce n’est pas encore l’institution qui se transforme ; c’est le souverain réel qui succède au souverain figuratif. Que l’impôt entre dans le pécule du prince, ou qu’il serve à acquitter une dette commune, ce n’est toujours qu’une revendication de la société contre le privilége : sans cela, il est impossible de dire pourquoi l’impôt est établi en raison proportionnelle des fortunes.

« Que tout le monde contribue aux dépenses publiques, rien de mieux ; mais pourquoi le riche payerait-il plus que le pauvre ? — Cela est juste, dit-on, puisqu’il possède davantage. — J’avoue que je ne comprends pas cette justice. De deux choses l’une : ou l’impôt proportionnel garantit un privilége en faveur des forts contribuables, ou bien il est lui-même une iniquité. Car si la propriété est de droit naturel, comme le veut la déclaration de 93, tout ce qui m’appartient en vertu de ce droit est aussi sacré que ma personne ; c’est mon sang, c’est ma vie, c’est moi-même : quiconque y touche offense la prunelle de mon œil. Mes 100,000 fr. de revenu sont aussi inviolables que la journée de 75 cent. de la grisette, mes appartements que sa mansarde. La taxe n’est pas répartie en raison de la force physique, de la taille ni du talent : elle ne peut l’être davantage en raison de la propriété. » (Qu’est-ce que la propriété, ch. II.)

Ces observations sont d’autant plus justes, que le principe qu’elles ont pour but d’opposer à celui de la répartition proportionnelle a eu sa période d’application. L’impôt proportionnel est de beaucoup postérieur dans l’histoire à l’hommage-lige, qui consistait en une simple démonstration officieuse, sans redevance réelle.

La deuxième sorte d’impôts comprend en général tous ceux que l’on désigne, par une espèce d’antiphrase, sous le nom de contributions indirectes, boissons, sels, tabacs, douane, en un mot toutes les taxes qui affectent directement la seule chose qui doive être taxée, le produit. Le principe de cet impôt, dont le nom est un vrai contre-sens, est incontestablement mieux fondé en théorie, et d’une tendance plus équitable que le précédent : aussi malgré l’opinion de la masse, toujours trompée sur ce qui lui sert autant que sur ce qui lui porte préjudice, je n’hésite point à dire que cet impôt est le seul normal, sauf la répartition et la perception, dont je n’ai point ici à m’occuper.

Car s’il est vrai, comme nous l’avons expliqué tout à l’heure, que la vraie nature de l’impôt soit d’acquitter, d’après un mode particulier de salaire, certains services qui se dérobent à la forme habituelle de l’échange, il s’ensuit que tous les producteurs, quant à l’usage personnel, jouissant également de ces services, doivent contribuer au solde par portions égales. La quotité pour chacun sera donc une fraction de son produit échangeable, ou, en autres termes, une retenue sur les valeurs livrées par lui à la consommation. Mais, sous le régime du monopole, et avec la perception foncière, le fisc atteint le produit avant qu’il soit entré dans l’échange, avant même qu’il soit produit : circonstance qui a pour effet de rejeter le montant de la taxe dans les frais de production, par conséquent de la faire supporter par le consommateur et d’affranchir le monopole.

Quoi qu’il en soit de la signification de l’impôt de répartition et de l’impôt de quotité, une chose demeure positive, et c’est celle qu’il nous importe surtout de savoir : c’est que, par la proportionnalité de l’impôt, l’intention du souverain a été de faire contribuer les citoyens aux charges publiques, non plus, d’après le vieux principe féodal, au moyen d’une capitation, ce qui impliquerait l’idée d’une cotisation calculée en raison du nombre des imposés, non en raison de leurs biens ; — mais au marc le franc des capitaux, ce qui suppose que les capitaux relèvent d’une autorité supérieure aux capitalistes. Tout le monde, spontanément et d’un accord unanime, trouve une semblable répartition juste ; tout le monde juge donc, spontanément et d’un accord unanime, que l’impôt est une reprise de la société, une sorte de rédemption du monopole. Cela est surtout frappant en Angleterre où, par une loi spéciale, les propriétaires du sol et les manufacturiers acquittent, au prorata de leurs revenus, un impôt de deux cents millions, qu’on appelle la taxe des pauvres.

En deux mots, le but pratique et avoué de l’impôt est d’exercer sur les riches, au profit du peuple, une reprise proportionnelle au capital.

Or, l’analyse et les faits démontrent,

Que l’impôt de répartition, l’impôt du monopole, au lieu d’être payé par ceux qui possèdent, l’est presque tout entier par ceux qui ne possèdent pas :

Que l’impôt de quotité, séparant le producteur du consommateur, frappe uniquement sur ce dernier, ce qui ne laisse au capitaliste que la part qu’il aurait à payer, si les fortunes étaient absolument égales ;

Enfin que l’armée, les tribunaux, la police, les écoles, les hôpitaux, hospices, maisons de refuge et de correction, les emplois publics, la religion elle-même, tout ce que la société crée pour la défense, l’émancipation et le soulagement du prolétaire, payé d’abord et entretenu par le prolétaire, est dirigé ensuite contre le prolétaire ou perdu pour lui ; en sorte que le prolétariat, qui d’abord ne travaillait que pour la caste qui le dévore, celle des capitalistes, doit travailler encore pour la caste qui le flagelle, celle des improductifs.

Ces faits sont désormais si connus, et les économistes, je leur dois cette justice, les ont exposés avec une telle évidence, que je m’abstiendrai de reprendre en sous-œuvre leurs démonstrations, qui, du reste, ne trouvent plus de contradicteurs. Ce que je me propose de mettre en lumière, et que les économistes ne me semblent pas suffisamment avoir compris, c’est que la condition faite au travailleur par cette nouvelle phase de l’économie sociale n’est susceptible d’aucune amélioration ; que, hormis le cas où l’organisation industrielle, et par suite la réforme politique, amènerait l’égalité des fortunes, le mal est inhérent aux institutions de police comme la pensée de charité qui leur a donné naissance ; enfin que l’état, quelque forme qu’il affecte, aristocratique ou théocratique, monarchique ou républicaine, aussi longtemps qu’il ne sera pas devenu l’organe obéissant et soumis d’une société d’égaux, sera pour le peuple un inévitable enfer, j’ai presque dit une damnation légitime.


§ II. — Antinomie de l’impôt.


J’entends quelquefois les partisans du statu quo prétendre que, quant au présent, nous jouissons d’assez de liberté, et que même, en dépit des déclamations contre l’ordre de choses, nous sommes au-dessous de nos institutions. Je suis, du moins en ce qui regarde l’impôt, tout à fait de l’avis de ces optimistes.

D’après la théorie que nous venons de voir, l’impôt est la réaction de la société contre le monopole. Les opinions à cet égard sont unanimes : peuple et législateur, économistes, journalistes et vaudevillistes, traduisant chacun dans sa langue la pensée sociale, publient à l’envi que l’impôt doit tomber sur les riches, frapper le superflu et les objets de luxe, et laisser francs ceux de première nécessité. Bref, on a fait de l’impôt une sorte de privilége pour les privilégiés : pensée mauvaise, puisque c’était par le fait reconnaître la légitimité du privilége, qui, dans aucun cas, et sous quelque forme qu’il se montre, ne vaut rien. Le peuple devait être puni de cette inconséquence égoïste : la Providence n’a pas manqué à sa mission.

Dès l’instant donc que l’impôt eut été conçu comme une revendication, il dut s’établir proportionnellement aux facultés, soit qu’il frappât le capital, soit qu’il affectât plus spécialement le revenu. Or, je ferai observer que la répartition au marc le franc de l’impôt étant précisément celle que l’on adopterait dans un pays où toutes les fortunes seraient égales, sauf les différences d’assiette et de recouvrement, le fisc est ce qu’il y a de plus libéral dans notre société, et que sur ce point nos mœurs sont effectivement en arrière de nos institutions. Mais comme avec les méchants les meilleures choses ne peuvent manquer d’être détestables, nous allons voir l’impôt égalitaire écraser le peuple, précisément parce que le peuple n’est point à sa hauteur.

Je suppose que le revenu brut de la France, pour chaque famille composée de quatre personnes, soit de 1,000 francs : c’est un peu plus que le chiffre de M. Chevalier, qui n’a trouvé que 63 centimes par jour et par tête, soit 919 francs 80 centimes par ménage. L’impôt étant aujourd’hui de plus d’un milliard, soit environ du huitième du revenu total, chaque famille, gagnant 1,000 francs par année, est imposée de 125 francs.

D’après cela, un revenu de 2,000 francs paie : 230 francs ; un revenu de 3,000 francs, 373 ; un revenu de 4,000 francs, 300 francs, etc. La proportion est rigoureuse, et, mathématiquement, irréprochable ; le fisc est sûr, de par l’arithmétique, de ne rien perdre.

Mais du côté des contribuables, l’affaire change totalement d’aspect. L’impôt qui, dans la pensée du législateur, devait se proportionner à la fortune, est au contraire progressif dans le sens de la misère, en sorte que, plus le citoyen est pauvre, plus il paye. C’est ce que je vais m’efForcer de rendre sensible par quelque chiffres.

D’après l’impôt proportionnel, il est dû au fisc,

pour un revenu de 1,000 2,000 3,000 4,000 5,000 6,000 fr. etc.
une contribution de 125 250 375 500 625 750 fr.

L’impôt semble donc croître, d’après cette série, proportionnellement au revenu.

Mais si l’on réfléchit que chaque somme de revenu se compose de 363 unités, dont chacune représente le revenu journalier du contribuable, on ne trouvera plus que l’impôt est proportionnel ; on trouvera qu’il est égal. En effet, si pour un revenu de 1,000 francs l’état prélève 125 francs d’impôt, c’est comme s’il enlevait à la famille imposée 43 journées de subsistances ; de même les cotes contributives de 230, 375, 500, 623, 730 francs, répondant à des revenus de 2,000, 3,000, 4,000, 5,000, 6,000 francs, ne font toujours pour chacun des bénéficiaires qu’un impôt de 43 journées de solde.

Je dis maintenant que cette égalité de l’impôt est une inégalité monstrueuse, et que c’est une étrange illusion de s’imaginer, parce que le revenu journalier est plus considérable, que la contribution dont il est la base est plus forte. Transportons notre point de vue du revenu personnel au revenu collectif.

Par l’effet du monopole, la richesse sociale abandonnant la classe travailleuse pour se reporter sur la classe capitaliste, le but de l’impôt a été de modérer ce déplacement et de réagir contre l’usurpation, en exerçant sur chaque privilégié une reprise proportionnelle. Mais proportionnelle à quoi ? à ce que le privilégié a perçu de trop, sans doute, et non pas à la fraction du capital social que son revenu représente. Or, le but de l’impôt est manqué et la loi tournée en dérision, lorsque le fisc, au lieu de prendre son huitième là où ce huitième existe, le demande précisément à ceux à qui il devrait le restituer. Une dernière opération rendra ceci palpable.

Supposant le revenu de la France à 68 centimes par jour et par personne, le père de famille qui, soit à titre de salaire, soit comme revenu de ses capitaux, touche 1,000 fr. par année, reçoit quatre parts du revenu national ; celui qui touche 2,000 francs a huit parts ; celui qui touche 4,000 fr. en a seize, etc. Il suit de là que l’ouvrier qui, pour un revenu de 1,000 fr., paye 125 fr. au fisc, rend à l’ordre public une demi-part, soit un huitième de son revenu et de la subsistance de sa famille ; tandis que le rentier qui, pour un revenu de 6,000 fr., ne paye que 750 fr., réalise un bénéfice de 17 parts sur le revenu collectif, ou, en d’autres termes, gagne avec l’impôt 425 pour cent.

Reproduisons la même vérité sous une autre forme.

On compte en France environ 200,000 électeurs. J’ignore quelle est la somme des contributions payées par ces 200,000 électeurs, mais je ne crois pas m’écarter beaucoup de la vérité en supposant la moyenne pour chacun de 300 fr., total, pour 200,000 censitaires, 60 millions, auxquels nous ajouterons un quart en sus pour leur part de contributions indirectes, soit 75 millions, ou 75 fr. par tête (en supposant la famille de chaque électeur composée de cinq personnes), que paye à l’état la classe électorale. Le budget, d’après l’Annuaire économique de 1845, étant de 1,106 millions, reste 1 milliard 31 millions, ce qui donne 31 fr. 30 c. pour chaque citoyen non électeur, deux cinquièmes de la contribution payée par la classe riche. Or, pour que cette proportion fût équitable, il faudrait que la moyenne de bien-être de la classe non-électorale fût les deux cinquièmes de la moyenne du bien-être de la classe des électeurs : et c’est ce qui n’est pas vrai, il s’en faut plus des trois quarts.

Mais cette disproportion paraîtra encore plus choquante, si l’on réfléchit que le calcul que nous venons de faire sur la classe électorale est tout à fait erroné, tout en faveur des censitaires.

En effet, les seuls impôts qui soient comptés pour la jouissance du droit électoral sont : 1o la contribution foncière ; 2o la personnelle et mobilière ; 3o les portes et fenêtres ; 4o la patente. Or, à l’exception de la personnelle et mobilière qui varie peu, les trois autres impôts sont rejetés sur les consommateurs ; et il en est de même de tous les impôts indirects, dont les détenteurs de capitaux se font rembourser par les consommateurs, à l’exception toutefois des droits de mutation qui frappent directement le propriétaire, et s’élèvent en totalité à 150 millions. Or, si nous estimons que la propriété électorale figure dans cette dernière somme pour un sixième, ce qui est beaucoup dire, la portion de contributions directes (409 millions) étant par tête de 12 fr., celle des contributions indirectes (547 millions) 16 fr., la moyenne d’impôt payée par chaque électeur ayant un ménage composé de cinq personnes, sera au total de 265 fr., pendant que la part de l’ouvrier, qui n’a que sa brasse pour se nourrir, lui, sa femme et deux enfants, sera de 112 fr. — En termes plus généraux, la moyenne de contribution par tête dans la classe supérieure sera de 53 fr. ; dans la classe inférieure, de 28. Sur quoi je renouvelle ma question : Le bien-être est-il, en deçà du cens électoral, la moitié de ce qu’il est au delà ?

Il en est de l’impôt comme des publications périodiques, qui coûtent en réalité d’autant plus cher, qu’elles paraissent plus rarement. Un journal quotidien coûte 40 fr., un hebdomadaire 10 fr., un mensuel 4 fr. Toutes choses d’ailleurs supposées égales, les prix d’abonnement de ces journaux sont entre eux comme les nombres 40, 70 et 120, la cherté croissant avec la rareté des publications. Or, telle est précisément la marche de l’impôt : c’est un abonnement payé par chaque citoyen en échange du droit de travailler et de vivre. Celui qui use de ce droit dans la moindre proportion, paye davantage ; celui qui en use un peu plus, paye moins ; celui qui en use beaucoup, paye peu.

Les économistes sont généralement d’accord de tout cela. Ils ont attaqué l’impôt proportionnel non-seulement dans son principe, mais dans son application ; ils en ont relevé les anomalies, qui, presque toutes, proviennent de ce que le rapport du capital au revenu, ou de la surface cultivée à la rente, n’est jamais fixe.

« Soit une contribution d’un dixième sur le revenu des terres, et des terres de différentes qualités produisant, la première 8 fr. de blé, la seconde 6 fr., la troisième 5 fr. : l’impôt demandera un huitième de revenu à la terre la plus féconde, un sixième à celle qui l’est un peu moins, enfin un cinquième à celle qui l’est encore moins. L’impôt ne sera-t-il pas établi en sens inverse de ce qu’il devrait être ? — Au lieu des terres, on peut supposer les autres instruments de production, et comparer des capitaux de même valeur ou des quantités de travail de même ordre, appliquées à des branches d’industrie d’une productivité différente : la conclusion sera la même. Il y a injustice à demander une capitation égale de 10 fr. à l’ouvrier qui gagne 1,000 fr., et à l’artiste ou au médecin qui se fait 60,000 liv. de rente. » (J. Garnier, Principes d’économie politique.)

Ces réflexions sont fort justes, bien qu’elles ne tombent que sur la perception ou l’assiette, et n’atteignent pas le principe même de l’impôt. Car, en supposant la répartition faite sur le revenu, au lieu de l’être sur le capital, il reste toujours ceci que l’impôt, qui devrait être proportionnel aux fortunes, est à la charge du consommateur.

Les économistes ont franchi le pas : ils ont reconnu hautement que l’impôt proportionnel était inique.

« L’impôt, dit Say, ne peut jamais être levé sur le nécessaire. » — Cet auteur, il est vrai, ne définit pas ce que l’on doit entendre par le nécessaire : mais nous pouvons suppléer à cette omission. Le nécessaire est ce qui revient à chaque individu sur le produit total du pays, déduction faite de ce qui doit être prélevé pour l’impôt. Ainsi, pour compter en nombres ronds, la production en France étant de huit milliards, et l’impôt d’un milliard, le nécessaire de chaque individu, par jour, est de 56 centimes et demi. Tout ce qui dépasse ce revenu est seul susceptible d’être taxé, d’après J. B. Say ; tout ce qui est au-dessous doit rester sacré pour le fisc.

C’est ce qu’exprime le même auteur en d’autres termes, lorsqu’il dit : « L’impôt proportionnel n’est pas équitable. » Adam Smith avait déjà dit avant lui : « Il n’est point déraisonnable que le riche contribue aux dépenses publiques, non-seulement à proportion de revenu, mais pour quelque chose de plus. » — « J’irai plus loin, ajoute Say : je ne craindrai pas de dire que l’impôt progressif est le seul équitable. » — Et M. J. Garnier, dernier abréviateur des économistes : « Les réformes doivent tendre à établir une égalité progressionnelle, si je puis ainsi dire, bien plus juste, bien plus équitable que la prétendue égalité de l’impôt, laquelle n’est qu’une monstrueuse inégalité. »

Ainsi, d’après l’opinion générale, et d’après le témoignage des économistes, deux choses sont avérées : l’une, que dans son principe l’impôt est réactionnaire au monopole et dirigé contre le riche ; l’autre, que dans la pratique ce même impôt est infidèle à son but ; qu’en frappant le pauvre de préférence, il commet une injustice, et que le législateur doit tendre constamment à le répartir d’une façon plus équitable.

J’avais besoin d’établir solidement ce double fait avant de passer à d’autres considérations : à présent commence ma critique.

Les économistes, avec cette bonhomie d’honnêtes gens qu’ils ont héritée de leurs anciens, et qui fait encore aujourd’hui tout leur éloge, n’ont eu garde de s’apercevoir que la théorie progressionnelle de l’impôt qu’ils indiquent aux gouvernements comme le nec plus ultrà d’une sage et libérale administration, était contradictoire dans ses termes, et grosse d’une légion d’impossibilités. Ils ont accusé tour à tour de l’oppression du fisc la barbarie des temps, l’ignorance des princes, les préjugés de caste, l’avidité des traitants, tout ce qui, en un mot, suivant eux, empêchant la progression de l’impôt, faisait obstacle à la pratique sincère de l’égalité devant le budget : ils ne se sont pas doutés un instant que ce qu’ils demandaient sous le nom d’impôt progressif était le renversement de toutes les notions économiques.

Ainsi, ils n’ont pas vu, par exemple, que l’impôt était progressif par cela même qu’il était proportionnel, mais que seulement la progression se trouvait prise à rebours, étant dirigée, comme nous l’avons dit, non pas dans le sens de la plus grande fortune, mais dans le sens de la plus petite. Si les économistes avaient eu l’idée nette de ce renversement, invariable dans tous les pays à impôts, un phénomène si singulier n’eût pas manqué d’attirer leur attention ; ils en auraient recherché les causes, et ils eussent fini par découvrir que ce qu’ils prenaient pour un accident de la civilisation, un effet des inextricables difficultés du gouvernement humain, était le produit de la contradiction inhérente à toute l’économie politique.

1o L’impôt progressif, appliqué, soit au capital, soit au revenu, est la négation même du monopole, de ce monopole que l’on rencontre partout, dit M. Rossi, sur la route de l’économie sociale ; qui est le vrai stimulant de l’industrie, l’espoir de l’épargne, le conservateur et le père de toute richesse ; duquel nous avons pu dire enfin que la société ne peut exister avec lui, mais qu’elle ne serait pas sans lui. Que l’impôt devienne tout à coup ce qu’il est indubitable qu’il doit être, savoir, la contribution proportionnelle (ou progressionnelle, c’est la même chose) de chaque producteur aux charges publiques, aussitôt la rente et le bénéfice sont confisqués partout au profit de l’état ; le travail est dépouillé du fruit de ses œuvres ; chaque individu étant réduit à la portion congrue de 56 centimes et demi, la misère devient générale ; le pacte formé entre le travail et le capital est dissous, et la société, privée de gouvernail, rétrograde jusqu’à son origine.

On dira peut-être qu’il est aisé d’empêcher l’annihilation absolue des bénéfices du capital, en arrêtant à un moment quelconque l’effet de la progression.

Éclectisme, juste-milieu, accommodement avec le ciel ou avec la morale : ce sera donc toujours la même philosophie ! La vraie science répugne à de pareilles transactions. Tout capital engagé doit rentrer au producteur sous forme d’intérêts ; tout travail doit laisser un excédant, tout salaire être égal au produit. Sous l’égide de ces lois, la société réalise sans cesse, par la plus grande variété des productions, la plus grande somme de bien-être possible. Ces lois sont absolues : les violer, c’est meurtrir, c’est mutiler la société. Ainsi, le capital, qui n’est autre chose après tout que du travail accumulé, est inviolable. Mais d’autre part, la tendance à l’égalité n’est pas moins impérieuse : elle se manifeste à chaque phase économique avec une énergie croissante et une autorité invincible. Vous avez donc à satisfaire tout à la fois au travail et à la justice : vous devez donner au premier des garanties de plus en plus réelles, et procurer la seconde sans concession ni ambiguïté.

Au lieu de cela, vous ne savez que substituer sans cesse à vos théories le bon plaisir du prince, arrêter le cours des lois économiques par un pouvoir arbitraire, et sous prétexte d’équité, mentir également au salaire et au monopole ! Votre liberté n’est qu’une demi-liberté, votre justice qu’une demi-justice, et toute votre sagesse consiste dans ces moyens termes dont l’iniquité est toujours double, puisqu’ils ne font droit aux prétentions ni de l’une ni de l’autre partie ! Non, telle ne peut être la science que vous nous avez promise, et qui, en nous dévoilant les secrets de la production et de la consommation des richesses, doit résoudre sans équivoque les antinomies sociales. Votre doctrine semi-libérale est le code du despotisme, et décèle en vous autant l’impuissance d’avancer que la honte de reculer.

Si la société, engagée par ses antécédents économiques, ne peut jamais rebrousser chemin ; si, jusqu’à ce que vienne l’équation universelle, le monopole doit être maintenu dans sa possession, nul changement n’est possible dans l’assiette de l’impôt : seulement il y a là une contradiction qui, comme tout autre, doit être poussée jusqu’à épuisement. Ayez donc le courage de vos opinions : respect à l’opulence, et point de miséricorde pour le pauvre, que le Dieu du monopole a condamné. Moins le mercenaire a de quoi vivre, plus il faut qu’il paye : qui minus habet, etiam quod habet auferetur ab eo. Cela est nécessaire, cela est fatal : il y va du salut de la société.

Essayons toutefois de retourner la progression de l’impôt, et de faire qu’au lieu du travailleur, ce soit le capitaliste qui rende le plus.

J’observe d’abord qu’avec le mode habituel de perception, un tel renversement est impraticable.

En effet, si l’impôt frappe sur le capital exploitable, la totalité de cet impôt est comptée parmi les frais de production, et alors de deux choses l’une : ou le produit, malgré l’augmentation de la valeur vénale, sera acheté par le consommateur, et par conséquent le producteur sera déchargé de la taxe ; ou bien ce même produit sera trouvé trop cher, et dans ce cas l’impôt, comme l’a très-bien dit J. B. Say, agit à la façon d’une dîme qui serait mise sur les semences, il empêche la production. C’est ainsi qu’un droit de mutation trop élevé arrête la circulation des immeubles, et rend les fonds moins productifs, en s’opposant à ce qu’ils changent de mains.

Si, au contraire, l’impôt tombe sur le produit, ce n’est plus qu’un impôt de quotité, que chacun acquitte suivant l’importance de sa consommation, tandis que le capitaliste, qu’il s’agissait d’atteindre, est préservé.

D’ailleurs, la supposition d’un impôt progressif ayant pour base soit le produit, soit le capital, est parfaitement absurde. Comment concevoir que le même produit soit frappé d’un droit de 10 p. 100 chez tel débitant, et seulement de 5 chez tel autre ? Comment des fonds déjà grevés d’hypothèques, et qui tous les jours changent de maîtres, comment un capital formé par commandite ou par la seule fortune d’un individu, seront-ils discernés par le cadastre, et taxés, non plus en raison de leur valeur ou de leur rente, mais en raison de la fortune ou des bénéfices présumés du propriétaire ?…

Reste donc une dernière ressource, c’est d’imposer le revenu net, de quelque manière qu’il se forme, de chaque contribuable. Par exemple, un revenu de 1,000 fr. payerait 10 p. 100 ; un revenu de 2,000 fr., 20 p. 100 ; un revenu de 3,000 fr., 30 p. 100, etc. Laissons de côté les mille difficultés et vexations du recensement, et supposons l’opération aussi facile qu’on voudra. Eh bien ! voilà précisément le système que j’accuse d’hypocrisie, de contradiction et d’injustice.

Je dis en premier lieu que ce système est hypocrite, parce qu’à moins d’enlever au riche la portion entière de revenu qui dépasse la moyenne du produit national par famille, ce qui est inadmissible, il ne ramène pas, comme on l’imagine, la progression de l’impôt du côté de la richesse, tout au plus il en change la raison proportionnelle. Ainsi, la progression actuelle de l’impôt, pour les fortunes de 1,000 fr. de revenu et au-dessous, étant comme celle des chiffres 10, 11, 12, 13, etc. ; et pour les fortunes de 1, 00 fr. de revenu et au-dessus, comme celle des nombres 10, 9, 8, 7, 6, etc., l’impôt augmentant toujours avec la misère, et décroissant avec la richesse : si l’on se bornait à dégrever l’impôt indirect qui frappe surtout la classe pauvre, et qu’on imposât d’autant le revenu de la classe riche, la progression ne serait plus, il est vrai, pour la première, que comme celle des nombres 10, 10.25, 10.5O, 10.75, 11, 11.25, etc. ; et pour la seconde, comme 10, 9.75, 9.30, 9.25, 9, 8.75, etc. Mais cette progression, quoique moins rapide des deux côtés, n’en serait pas moins toujours dirigée dans le même sens, toujours à rebours de la justice : et c’est ce qui fait que l’impôt, dit progressif, capable tout au plus d’alimenter le bavardage des philanthropes, n’est d’aucune valeur scientifique. Rien n’est changé par lui dans la jurisprudence fiscale : c’est toujours, comme dit le proverbe, au pauvre que va la besace, toujours le riche qui est l’objet des sollicitudes du pouvoir.

J’ajoute que ce système est contradictoire.

En effet, donner et retenir ne vaut, disent les juriconsultes. Pourquoi donc, au lieu de consacrer des monopoles dont le seul bénéfice pour les titulaires serait d’en perdre aussitôt, avec le revenu, toute la jouissance, ne pas décréter tout de suite la loi agraire ? Pourquoi mettre dans la constitution que chacun jouit librement du fruit de son travail et de son industrie, lorsque, par le fait ou par la tendance de l’impôt, cette permission n’est accordée que jusqu’à concurrence d’un dividende de 56 c. et demi par jour, chose, il est vrai, que la loi n’aurait pas prévue, mais qui résulterait nécessairement de la progression ? Le législateur, en nous confirmant dans nos monopoles, a voulu favoriser la production, entretenir le feu sacré de l’industrie : or, quel intérêt aurons-nous à produire, si, n’étant pas encore associés, nous ne produisons pas pour nous seuls ? Comment, après nous avoir déclarés libres, peut-on nous imposer des conditions de vente, de louage et d’échange, qui annulent notre liberté ?

Un homme possède, en inscriptions sur l’état, 20,000 liv. de rente. L’impôt, à l’aide de la nouvelle progression, lui enlèvera 50 p. 100. À ce taux, il lui est plus avantageux de retirer son capital, et de manger le fonds à la place du revenu. Donc, qu’on le rembourse. Mais quoi ! rembourser : l’état ne peut être contraint au remboursement ; et s’il consent à racheter, ce sera au prorata du revenu net. Donc, une inscription de rente de 20,000 fr, ne vaudra plus que 10,000 pour le rentier, à cause de l’impôt, s’il veut s’en faire rembourser par l’état : à moins qu’il ne la divise en vingt lots, auquel cas elle lui rendrait le double. De même un domaine qui rapporte 50,000 fr. de fermages, l’impôt s’attribuant les deux tiers du revenu, perdra les deux tiers de son prix. Mais que le propriétaire divise ce domaine en cent lots et le mette aux enchères, la terreur du fisc n’arrêtant plus les acquéreurs, il pourra retirer l’intégralité du capital. En sorte qu’avec l’impôt progressif, les immeubles ne suivent plus la loi de l’offre et de la demande, ne s’estiment pas d’après leur revenu réel, mais suivant la qualité du titulaire. La conséquence sera que les grands capitaux seront dépréciés, et la médiocrité mise à l’ordre du jour ; les propriétaires réaliseront à la hâte, parce qu’il vaudra mieux pour eux manger leurs propriétés que d’en retirer une rente insuffisante ; les capitalistes rappelleront leurs fonds, ou ne les commettront qu’à des taux usuraires ; toute grande exploitation sera interdite, toute fortune apparente poursuivie, tout capital dépassant le chiffre du nécessaire proscrit. La richesse refoulée se recueillera en elle-même et ne sortira plus qu’en contrebande ; et le travail, comme un homme attaché à un cadavre, embrassera la misère dans un accouplement sans fin. Les économistes, qui conçoivent de pareilles réformes, n’ont-ils pas bonne grâce à se moquer des réformistes ?

Après avoir démontré la contradiction et le mensonge de l’impôt progressif, faut-il que j’en prouve encore l’iniquité ? L’impôt progressif, tel que l’entendent les économistes et à leur suite certains radicaux, est impraticable, disais-je tout à l’heure, s’il frappe les capitaux et les produits : j’ai supposé en conséquence qu’il frapperait les revenus. Mais qui ne voit que cette distinction purement théorique de capitaux, produits et revenus, tombe devant le fisc, et que les mêmes impossibilités que nous avons signalées reparaissent ici avec leur caractère fatal ?

Un industriel découvre un procédé au moyen duquel, économisant 20 pour cent sur ses frais de production, il se fait 25,000 fr. de revenu. Le fisc lui en demande 15. L’entrepreneur est donc obligé de relever ses prix, puisque, par le fait de l’impôt, son procédé, au lieu d’économiser 20 pour cent, n’économise plus que 8. N’est-ce pas comme si le fisc empêchait le bon marché ? Ainsi, en croyant atteindre le riche, l’impôt progressif atteint toujours le consommateur ; et il lui est impossible de ne pas l’atteindre, à moins de supprimer tout à fait la production : quel mécompte !

C’est une loi d’économie sociale que tout capital engagé doit rentrer incessamment à l’entrepreneur sous forme d’intérêts. Avec l’impôt progressif, cette loi est radicalement violée, puisque, par l’effet de la progression, l’intérêt du capital s’atténue au point de constituer l’industrie en perte d’une partie ou même de la totalité dudit capital. Pour qu’il en fût autrement, il faudrait que l’intérêt des capitaux s’accrût progressivement comme l’impôt lui-même, ce qui est absurde. Donc, l’impôt progressif arrête la formation des capitaux ; de plus, il s’oppose à leur circulation. Quiconque, en effet, voudra acquérir un matériel d’exploitation ou un fonds de terre, devra, sous le régime de la progression contributive, considérer non plus la valeur réelle de ce matériel ou de ce fonds, mais bien l’impôt qu’il lui occasionnera ; de manière que si le revenu réel est de 4 pour cent, et que, par l’effet de l’impôt ou la condition de l’acquéreur, ce revenu doive se réduire à 3, l’acquisition ne pourra avoir lieu. Après avoir froissé tous les intérêts et jeté la perturbation sur le marché par ses catégories, l’impôt progressif arrête le développement de la richesse, et réduit la valeur vénale au-dessous de la valeur réelle ; il rapetisse, il pétrifie la société. Quelle tyrannie ! quelle dérision !

L’impôt progressif se résout donc, quoi qu’on fasse, en un déni de justice, une défense de produire, une confiscation. C’est l’arbitraire sans limite et sans frein, donné au pouvoir sur tout ce qui, par le travail, par l’épargne, par le perfectionnement des moyens, contribue à la richesse publique.

Mais à quoi bon nous égarer dans les hypothèses chimériques, lorsque nous touchons le vrai ? Ce n’est pas la faute du principe proportionnel, si l’impôt frappe avec une inégalité si choquante les diverses classes de la société ; la faute en est à nos préjugés et à nos mœurs. L’impôt, autant que cela est donné aux opérations humaines, procède avec équité, précision. L’économie sociale lui commande de s’adresser au produit ; il s’adresse au produit. Si le produit se dérobe, il frappe le capital : quoi de plus naturel ? L’impôt, devançant la civilisation, suppose l’égalité des travailleurs et des capitalistes : expression inflexible de la nécessité, il semble nous inviter à nous rendre égaux par l’éducation et le travail, et, par l’équilibre de nos fonctions et l’association de nos intérêts, à nous mettre d’accord avec lui. L’impôt se refuse à distinguer entre un homme et un homme : et nous accusons sa rigueur mathématique de la discordance de nos fortunes ! nous demandons à l’égalité même de se plier à notre injustice !… N’avais-je pas raison de dire en commençant, que, relativement à l’impôt, nous étions en arrière de nos institutions ?

Aussi, voyons-nous toujours le législateur s’arrêter, dans les lois fiscales, devant les conséquences subversives de l’impôt progressif, et consacrer la nécessité, l’immutabilité de l’impôt proportionnel. Car l’égalité du bien-être ne peut sortir de la violation du capital : l’antinomie doit être méthodiquement résolue, sous peine, pour la société, de retomber dans le chaos. L’éternelle justice ne s’accommode point à toutes les fantaisies des hommes : comme une femme que l’on peut outrager, mais que l’on n’épouse pas sans une solennelle aliénation de soi-même, elle exige de notre part, avec l’abandon de notre égoïsme, la reconnaissance de tous ses droits, qui sont ceux de la science.

L’impôt, dont le but final, ainsi que nous l’avons fait voir, est la rétribution des improductifs, mais dont la pensée originaire fut une restauration du travailleur, l’impôt, sous le régime du monopole, se réduit donc à une pure et simple protestation, à une sorte d’acte extra-judiciaire dont tout l’effet est d’aggraver la position du salarié, en troublant le monopoleur dans sa possession. Quant à l’idée de changer l’impôt proportionnel en impôt progressif, ou, pour mieux dire, de retourner la progression de l’impôt, c’est une bévue dont la responsabilité tout entière appartient aux économiste

Mais la menace plane, dorénavant, sur le privilège. Avec la faculté de modifier la proportionnalité de l’impôt, le gouvernement a sous la main un moyen expéditif et sûr de déposséder, quand il voudra, les détenteurs de capitaux ; et c’est chose effrayante que de voir partout cette grande institution, base de la société, objet de tant de controverses, de tant de lois, de tant de cajoleries et de tant de crimes, la propriété, suspendue à l’extrémité d’un fil sur la gueule béante du prolétariat.


§ IV. — Conséquences désastreuses et inévitables de l’impôt. (Subsistances, lois somptuaires, police rurale et industrielle, brevets d’invention, marques de fabrique, etc.)


M. Chevalier s’adressait, en juillet 1843, au sujet de l’impôt, les questions suivantes :

« 1. Demande-t-on à tous ou de préférence à une partie de la nation ? — 2. L’impôt ressemble-t-il à une capitation, ou bien est-il exactement proportionné à la fortune des contribuables ? — 3. L’agriculture est-elle plus ou moins grevée que l’industrie manufacturière ou commerciale ? — 4. La propriété foncière est-elle plus ou moins ménagée que la propriété mobilière ? — 5. Celui qui produit est-il plus favorisé que celui qui consomme ? — 6. Nos lois d’impôt ont-elles le caractère de lois somptuaires ? »

À ces diverses questions, M. Chevalier fait la réponse que je vais rapporter, et qui résume tout ce que j’ai rencontré de plus philosophique sur la matière :

« a) L’impôt affecte l’universalité, s’adresse à la masse, prend la nation en bloc ; toutefois, comme le pauvre est le plus nombreux, il le taxe volontiers, certain de recueillir davantage. — b) Par la nature des choses l’impôt affecte quelquefois la forme de capitation, témoin l’impôt du sel.

c, d, e) Le fisc s’adresse au travail autant qu’à la consommation, parce qu’en France tout le monde travaille : à la propriété foncière plus qu’à la mobilière, et à l’agriculture plus qu’à l’industrie. — f) Par la même raison, nos lois ont peu le caractère de lois somptuaires. »

Quoi ! professeur, voilà tout ce que la science vous a indiqué ! — L’impôt s’adresse à la masse, dites-vous ; il prend la nation en bloc. Hélas ! nous ne le savons que trop ; mais c’est cela même qui est inique, et dont on vous demande l’explication. Le gouvernement, lorsqu’il s’est occupé de l’assiette et de la répartition de l’impôt, n’a pu croire, n’a pas cru que toutes les fortunes fussent égales ; conséquemment il n’a pu vouloir, il n’a pas voulu que les cotes contributives le fussent. Pourquoi donc la pratique du gouvernement est-elle toujours l’inverse de sa théorie ? Votre avis, s’il vous plaît, sur ce cas difficile ? Expliquez, justifiez ou condamnez le fisc ; prenez le parti que vous voudrez, pourvu que vous en preniez un, et que vous disiez quelque chose. Souvenez-vous que ce sont des hommes qui vous lisent, et qu’ils ne sauraient passer à un docteur parlant ex cathedra, des propositions comme celle-ci : Le pauvre est le plus nombreux ; c’est pourquoi l’impôt le taxe volontiers, certain de recueillir davantage. Non, monsieur : ce n’est pas le nombre qui règle l’impôt ; l’impôt sait parfaitement que des millions de pauvres ajoutés à des millions de pauvres ne font pas un électeur. Vous rendez le fisc odieux en le rendant absurde : et je soutiens qu’il n’est ni l’un ni l’autre. Le pauvre paye plus que le riche, parce que la Providence, à qui la misère est odieuse comme le vice, a disposé les choses de telle façon, que le misérable dût être toujours le plus pressuré. L’iniquité de l’impôt est le fléau céleste qui nous chasse vers l’égalité. Dieu ! si un professeur d’économie politique, qui fut autrefois un apôtre, pouvait comprendre encore cette révélation !

Par la nature des choses, dit M. Chevalier, l’impôt affecte quelquefois la forme d’une capitation. Eh bien ! dans quel cas est-il juste que l’impôt affecte la forme d’une capitation ? est-ce toujours, ou jamais ? Quel est le principe de l’impôt ? quel en est le but ? Parlez, répondez.

Et quel enseignement, je vous prie, pouvons-nous tirer de cette remarque si peu digne d’être recueillie, que le fisc s’adresse au travail autant qu’à la consommation, à la propriété foncière plus qu’à la mobilière, à l’agriculture plus qu’à l’industrie ? Qu’importe à la science cette interminable constatation de faits bruts, si jamais, par votre analyse, une seule idée n’en ressort ?

Tous les prélèvements que l’impôt, la rente, l’intérêt des capitaux, etc., opèrent sur la consommation, entrent dans le compte des frais généraux et font partie du prix de vente ; de sorte que c’est toujours, à peu de chose près, le consommateur qui paye l’impôt : nous savons cela. Et comme les denrées qui se consomment davantage sont aussi celles qui rendent le plus, il arrive nécessairement que ce sont les plus pauvres qui sont les plus chargés : cette conséquence, comme la première, est inévitable. Que nous importent donc, encore une fois, vos distinctions fiscales ? Quel que soit le classement de la matière imposable, comme il est impossible de taxer le capital au delà du revenu, le capitaliste sera toujours favorisé, pendant que le prolétaire souffrira iniquité, oppression. Ce n’est pas la répartition de l’impôt qui est mauvaise, c’est la répartition des biens. M. Chevalier ne peut l’ignorer : pourquoi donc M. Chevalier, dont la parole aurait plus d’autorité que celle d’un écrivain suspect de n’aimer pas l’ordre de choses, ne le dit-il pas ?

De 1806 à 1811 (cette observation, ainsi que les suivantes, est de M. Chevalier) la consommation annuelle du vin à Paris était de 160 litres par personne : aujourd’hui elle n’est plus que de 95. Supprimez l’impôt qui est de 30 à 35 c. par litre chez le détaillant ; et la consommation du vin remontera bientôt de 95 litres à 200 ; et l’industrie vinicole, qui ne sait que faire de ses produits, aura un débouché. — Grâce aux droits mis à l’importation des bestiaux, la viande a diminué pour le peuple dans une proportion analogue à celle du vin ; et les économistes ont reconnu avec effroi que l’ouvrier français rendait moins de travail que l’ouvrier anglais, parce qu’il était moins nourri.

Par sympathie pour les classes travailleuses, M. Chevalier voudrait que nos manufacturiers sentissent un peu l’aiguillon de la concurrence étrangère. Une réduction du droit sur les laines de 1 fr. par pantalon laisserait dans la poche des consommateurs une trentaine de millions, la moitié de la somme nécessaire pour l’acquittement de l’impôt du sel. — 20 centimes de moins sur le prix d’une chemise produiraient une économie probablement égale à ce qu’il faut pour tenir sous les armes un corps de vingt mille hommes.

Depuis quinze ans la consommation du sucre s’est élevée de 53 millions de kilogrammes à 118 ; ce qui donne actuellement une moyenne de 3 kil. 1/2 par personne. Ce progrès démontre que le sucre doit être rangé désormais avec le pain, le vin, la viande, la laine, le coton, le bois et la houille, parmi les choses de première nécessité. Le sucre est toute la pharmacie du pauvre : serait-ce trop que d’élever la consommation de cet article de 3 kil. 1/2 par personne à 7 ? Supprimez l’impôt qui est de 49 fr. 50 c. les 100 kil., et votre consommation doublera.

Ainsi, l’impôt sur les subsistances agite et torture en mille manières le pauvre prolétaire : la cherté du sel nuit à la production du bétail ; les droits sur la viande diminuent encore la ration de l’ouvrier. Pour satisfaire en même temps à l’impôt et au besoin de boissons fermentées qu’éprouve la classe travailleuse, on lui sert des mélanges inconnus au chimiste, autant qu’au brasseur et au vigneron. Qu’avons-nous encore besoin des prescriptions diététiques de l’Église ? Grâce à l’impôt, toute l’année est carême pour le travailleur ; et son dîner de Pâques ne vaut pas la collation du vendredi-saint de Monseigneur. Il y a urgence d’abolir partout l’impôt de consommation, qui exténue le peuple et qui l’affame : c’est la conclusion des économistes aussi bien que des radicaux.

Mais si le prolétaire ne jeûne afin de nourrir César, qu’est-ce que César mangera ? Et si le pauvre ne coupe de son manteau pour couvrir la nudité de César, qui est-ce qui revêtira César ?

Voilà la question, question inévitable, et qu’il s’agit de résoudre.

M. Chevalier s’étant donc demandé, no 6, si nos lois d’impôt avaient le caractère de lois somptuaires, a répondu : Non, nos lois d’impôt n’ont pas le caractère de lois somptuaires. M. Chevalier aurait pu ajouter, et cela eût été à la fois neuf et vrai, que c’est précisément ce qu’il y a de mieux dans nos lois d’impôt. Mais M. Chevalier, qui conserve toujours, quoi qu’il fasse, un vieux ferment de radicalisme, a préféré déclamer contre le luxe, chose qui ne pouvait le compromettre vis-à-vis d’aucun parti. « Si dans Paris, s’est-il écrié, on demandait aux voitures particulières, aux chevaux de selle ou de voiture, aux domestiques et aux chiens, l’impôt qu’on perçoit sur la viande, on ferait une opération de toute équité. »

Est-ce donc pour commenter la politique de Mazaniello que M. Chevalier siège au Collège de France ? J’ai vu à Bâle les chiens portant au cou la plaque fiscale, signe de leur capitation, et j’ai cru, dans un pays où l’impôt est presque nul, que la taxe des chiens était bien plus une leçon de morale et une précaution d’hygiène, qu’un élément de recettes. En 1844, l’impôt sur les chiens a rapporté pour toute la province du Brabant (667,000 habitants), à 2 fr. 11 c. 1/2 par tête, 63,000 fr. D’après cela, on peut conjecturer que le même impôt, produisant pour toute la France 3 millions, amènerait un dégrèvement sur l’impôt de quotité de huit centimes par personne et par an. Certes, je suis loin de prétendre que 3 millions soient à dédaigner, surtout avec un ministère prodigue ; et je regrette que la Chambre ait repoussé la taxe des chiens, qui aurait toujours servi à doter une demi-douzaine d’altesses. Mais je rappelle qu’un impôt de cette nature a bien moins pour principe un intérêt de fiscalité qu’un motif d’ordre ; qu’en conséquence il convient de le regarder, au point de vue fiscal, comme de nulle importance, et qu’il devra même être aboli comme vexatoire, lorsque le gros du peuple, un peu plus humanisé, se dégoûtera de la compagnie des bêtes. Huit centimes par an, quel soulagement à la misère !…

Mais M. Chevalier s’est ménagé d’autres ressources : les chevaux, les voitures, les domestiques, les objets de luxe, le luxe enfin ! Que de choses dans ce seul mot, le luxe !

Coupons courtà cette fantasmagorie par un simple calcul : les réflexions viendront après. Fn 1842, le total des droits perçus à l'importation s’est élevé à 129 millions. Sur cette somme de 129 millions, 61 articles, ceux de consommation seule, figurent pour 124 millions, et 117, ceux de haut luxe, pour cinquante mille francs. Parmi les premiers, le sucre a donné 43 millions, le café 12 millions, le coton 11 millions, les laines 10 millions, les huiles 8 millions, la houille 4 millions, les lins et chanvres 3 millions ; total : 91 millions pour 7 articles. Le chiffre de la recette baisse donc à mesure que la marchandise est d’un moindre usage, d’une consommation plus rare, d’un luxe plus raffiné. Et pourtant les articles de luxe sont de beaucoup les plus taxés. Lors donc que, pour obtenir un dégrèvement appréciable sur les objets de première nécessité, on élèverait au centuple les droits sur ceux de luxe, tout ce qu’on obtiendrait serait de supprimer une branche de commerce par un impôt prohibitif. Or, les économistes sont tous pour l’abolition des douanes ; ce n’est sans doute pas afin de les remplacer par des octrois ?… Généralisons cet exemple : le sel produit au fisc 57 millions, le tabac 84 millions. Qu’on me fasse voir, chiffres en main, par quels impôts sur les choses de luxe, après avoir supprimé l’impôt du sel et celui du tabac, on comblera ce déficit.

Vous voulez frapper les objets de luxe : vous prenez la civilisation à rebours. Je soutiens, moi, que les objets de luxe doivent être francs. Quels sont, en langage économique, les produits de luxe ? Ceux dont la proportion dans la richesse totale est la plus faible, ceux qui viennent les derniers dans la série industrielle, et dont la création suppose la préexistence de tous les autres. À ce point de vue, tous les produits du travail humain ont été, et tour à tour ont cessé d’être des objets de luxe, puisque, par le luxe, nous n’entendons autre chose qu’un rapport de postériorité, soit chronologique, soit commercial, dans les éléments de la richesse. Luxe, en un mot, est synonyme de progrès ; c’est, à chaque instant de la vie sociale, l’expression du maximum de bien-être réalisé par le travail, et auquel il est du droit comme de la destinée de tous de parvenir. Or, de même que l’impôt respecte pendant un laps de temps la maison nouvellement bâtie et le champ nouvellement défriché, de même il doit accueillir en franchise les produits nouveaux et les objets précieux, ceux-ci parce que leur rareté doit être incessamment combattue, ceux-là parce que toute invention mérite encouragement. Quoi donc ! voudriez-vous établir, sous prétexte de luxe, de nouvelles catégories de citoyens ? et prenez-vous au sérieux la ville de Salente et la prosopopée de Fabricius ?

Puisque le sujet nous y porte, parlons morale. Vous ne nierez pas sans doute cette vérité rebattue par les Senèque de tous les siècles, que le luxe corrompt et amollit les mœurs : ce qui signifie qu’il humanise, élève et ennoblit les habitudes ; que la première et la plus efficace éducation pour le peuple, le stimulant de l’idéal, chez la plupart des hommes, est le luxe. Les Grâces étaient nues, suivant les anciens ; où a-t-on vu qu’elles fussent indigentes ? C’est le goût du luxe qui de nos jours, à défaut de principes religieux, entretient le mouvement social et révèle aux classes inférieures leur dignité. L’académie des sciences morales et politiques l’a bien compris, lorsqu’elle a pris le luxe pour sujet de l’un de ses discours, et j’applaudis du fond du cœur à sa sagesse. Le luxe en effet est déjà plus qu’un droit dans notre société, c’est un besoin ; et celui-là est vraiment à plaindre qui ne se donne jamais un peu de luxe. Et c’est quand l’effort universel tend à populariser de plus en plus les choses de luxe, que vous voulez restreindre la jouissance du peuple aux objets qu’il vous plaît de qualifier objets de nécessité ! c’est lorsque par la communauté du luxe les rangs se rapprochent et se confondent, que vous creusez plus profondément la ligne de démarcation, et que vous rehaussez vos gradins ! L’ouvrier sue, et se prive, et se pressure, pour acheter une parure à sa fiancée, un collier à sa petite fille, une montre à son fils : et vous lui ôtez ce bonheur, à moins toutefois qu’il ne paye votre impôt, c’est à-dire votre amende !

Mais avez-vous réfléchi que taxer les objets de luxe, c’est interdire les arts de luxe ? Trouvez-vous que les ouvriers en soie, dont le salaire en moyenne n’atteint pas 2 francs ; les modistes à 50 centimes ; les bijoutiers, orfévres, horlogers, avec leurs interminables chômages ; les domestiques à 40 écus, trouvez-vous qu’ils gagnent trop ? Êtes-vous sûr que l’impôt du luxe ne serait pas acquitté par l’ouvrier de luxe, comme l’impôt sur les boissons l’est par le consommateur de boissons ? Savez-vous même si une plus grande cherté des objets de luxe ne serait pas un obstacle au meilleur marché des objets nécessaires, et si, en croyant favoriser la classe la plus nombreuse, vous ne rendriez pas pire la condition générale ? La belle spéculation, en vérité ! On rendra 20 francs au travailleur sur le vin et le sucre, et on lui en prendra 40 sur ses plaisirs. Il gagnera 75 c. sur le cuir de ses bottes, et pour mener sa famille quatre fois par an à la campagne, il payera 6 fr. de plus pour les voitures ! Un petit bourgeois dépense 600 fr. pour la femme de ménage, la blanchisseuse, la lingère, les commissionnaires ; et si, par une économie mieux entendue et qui accommode tout le monde, il prend une domestique, le fisc, dans l’intérêt des subsistances, punira cette pensée d’épargne ! Que c’est chose absurde, quand on y regarde de près, que la philanthropie des économistes !

Cependant je veux contenter votre fantaisie ; et puisqu’il vous faut absolument des lois somptuaires, je prétends vous donner la recette. Et je vous certifie que dans mon système la perception sera facile : point de contrôleurs, de répartiteurs, de dégustateurs, d’essayeurs, de vérificateurs, de receveurs ; point de surveillance ni de frais de bureaux ; pas la moindre vexation ni la plus légère indiscrétion ; pas une contrainte. Qu’il soit décrété par une loi que nul à l’avenir ne pourra cumuler deux traitements, et que les plus forts honoraires, dans tous les emplois, ne pourront dépasser, à Paris, 6,000 fr., et dans les départements, 4,000. Eh quoi ! vous baissez les yeux !… Avouez-donc que vos lois somptuaires ne sont qu’une hypocrisie.

Pour soulager le peuple, quelques-uns font à l’impôt l’application de la routine commerciale. Si, par exemple, disent-ils, le prix du sel était réduit de moitié, si le port des lettres était dégrevé dans la même proportion, la consommation ne manquerait pas de s’élever, la recette serait plus que doublée, le fisc gagnerait, et le consommateur avec lui.

Je suppose que l’événement confirme cette prévision, et je dis : Si le port des lettres était diminué des trois quarts, et si le sel se donnait pour rien, le fisc gagnerait-il encore ? Non, assurément. Quel est donc le sens de ce qu’on appelle la réforme postale ? C’est qu’il est pour chaque espèce de produit un taux naturel, au-dessus duquel le bénéfice devient usuraire et tend à faire décroître la consommation, mais au-dessous duquel il y a perte pour le producteur. Ceci ressemble singulièrement à la détermination de la valeur que les économistes rejettent, et à propos de laquelle nous disions : Il est une force secrète qui fixe les limites extrêmes entre lesquelles la valeur oscille ; donc il y a un terme moyen qui exprime la valeur juste.

Personne assurément ne veut que le service des postes se fasse à perte ; l’opinion est donc que ce service doit être fait à prix coûtant. Cela est d’une simplicité si rudimentaire, qu’on est étonné qu’il ait fallu se livrer à une enquête laborieuse sur les résultats du dégrèvement des ports de lettres en Angleterre ; entasser des chiffres effrayants et des probabilités à perte de vue, se mettre l’esprit à la torture, le tout pour savoir si le dégrèvement en France amènerait un boni ou un déficit, et finalement pour ne se pouvoir mettre d’accord sur rien. Comment ! il ne s’est pas trouvé un homme de bon sens pour dire à la chambre : Pas n’est besoin d’un rapport d’ambassadeur ni des exemples de l’Angleterre : il faut réduire graduellement le port des lettres, jusqu’à ce que la recette arrive au niveau de la dépense[1] ! Où donc s’en est allé notre vieil esprit gaulois ?

Mais, dira-t-on, si l’impôt livrait au prix coûtant le sel, le tabac, le port des lettres, le sucre, les vins, la viande, etc., la consommation augmenterait sans doute, et l’amélioration serait énorme ; mais alors avec quoi l’état couvrirait-il ses dépenses ? La somme des contributions indirectes est de près de 600 millions : sur quoi voulez-vous que l’état perçoive cet impôt ? Si le fisc ne gagne rien sur les postes, il faudra augmenter le sel ; si l’on dégrève encore le sel, il faudra tout reporter sur les boissons ; cette kyrielle n’aurait pas de fin. Donc, la livraison à prix coûtant des produits, soit de l’état, soit de l’industrie privée, est impossible.

Donc, répliquerai-je à mon tour, le soulagement des classes malheureuses par l’état est impossible, comme la loi somptuaire est impossible, comme l’impôt progressif est impossible ; et toutes vos divagations sur l’impôt sont des chicanes de procureur. Vous n’avez pas même l’espoir que l’accroissement de la population, divisant les charges, allége le fardeau pour chacun ; parce qu’avec la population s’accroît la misère, et avec la misère, la besogne et le personnel de l’état augmentent.

Les diverses lois fiscales votées par la chambre des députés pendant la session de 1845-46, sont autant d’exemples de l’incapacité absolue du pouvoir, quel qu’il soit et de quelque manière qu’il s’y prenne, à procurer le bien-être du peuple. Par cela seul qu’il est le pouvoir, c’est-à-dire le représentant du droit divin et de la propriété, l’organe de la force, il est nécessairement stérile, et tous ses actes sont marqués au coin d’une fatale déception.

J’ai cité tout à l’heure la réforme du tarif des postes, qui réduit d’un tiers environ le prix des lettres. Assurément, s’il n’est question que des motifs, je n’ai rien à reprocher au gouvernement qui a fait passer cette utile réduction : bien moins encore chercherai-je à en atténuer le mérite par de misérables critiques de détail, vile pâture de la presse quotidienne. Un impôt, assez onéreux, est réduit de 30 p. 100 ; la répartition en est rendue plus équitable et plus régulière : je ne vois que le fait, et j’applaudis au ministre qui l’a accompli. La question n’est pas là.

D’abord, l’avantage dont le gouvernement nous fait jouir sur l’impôt des lettres, laisse entièrement à cet impôt son caractère de proportionnalité, c’est-à-dire d’injustice : cela n’a presque plus besoin d’être démontré. L’inégalité des charges, en ce qui touche la taxe des postes, subsiste comme auparavant, le bénéfice de la réduction étant surtout acquis, non pas aux plus pauvres, mais aux plus riches. Telle maison de commerce qui payait 3,000 fr. de ports de lettres ne payera plus que 2,000 fr. ; c’est donc 1,000 fr. de profit net qu’elle ajoutera aux 50,000 que lui donne son commerce, et qu’elle devra à la munificence du fisc. De son côté, le paysan, l’ouvrier, qui écrira deux fois l’an à son fils soldat, et en recevra pareil nombre de réponses, aura économisé 50 centimes. N’est-il pas vrai que la réforme postale est en sens inverse de l’équitable répartition de l’impôt ? que si, selon le vœu de M. Chevalier, le gouvernement avait voulu frapper le riche et ménager le pauvre, l’impôt des lettres était le dernier qu’il eût fallu réduire ? Ne semble-t-il pas que le fisc, infidèle à l’esprit de son institution, n’ait attendu que le prétexte d’un dégrèvement inappréciable à l’indigence, pour avoir occasion de faire un cadeau à la fortune ?

Voilà ce que les censeurs du projet de loi auraient pu dire, et ce qu’aucun d’eux n’a aperçu. Il est vrai qu’alors la critique, au lieu de s’adresser au ministre, frappait le pouvoir dans son essence, et avec le pouvoir la propriété : ce qui ne faisait plus le compte des opposants. La vérité, aujourd’hui, a contre elle toutes les opinions.

Et maintenant se pouvait-il qu’il en fût autrement ? Non, puisque si l’on conservait l’ancienne taxe, on nuisait à tout le monde sans soulager personne ; et si on la dégrevait, on ne pouvait diviser le tarif par catégories de citoyens, sans violer l’article premier de la Charte constitutionnelle, qui dit : « Tous les Français sont égaux devant la loi, » c’est-à-dire devant l’impôt. Or, l’impôt des lettres est nécessairement personnel ; donc cet impôt est une capitation ; donc ce qui est équité sous ce rapport, étant iniquité à un autre point de vue, l’équilibre des charges est impossible.

À la même époque, une autre réforme fut opérée par les soins du gouvernement, celle du tarif des bestiaux. Auparavant les droits sur le bétail, soit à l’importation de l’étranger, soit à l’entrée des villes, se percevaient par tête ; désormais ils devront être perçus au poids. Cette utile réforme, réclamée depuis bien longtemps, est due en partie à l’influence des économistes, qui, à cette occasion comme en beaucoup d’autres que je ne puis rappeler, ont montré le zèle le plus honorable, et ont laissé bien loin derrière eux les déclamations oisives du socialisme. Mais ici encore le bien qui résulte de la loi pour l’amélioration des classes pauvres est tout illusoire. On a égalisé, régularisé, la perception sur les bêtes ; on ne l’a pas répartie équitablement entre les hommes. Le riche, qui consomme 600 kilogrammes de viande par an, pourra se ressentir de la condition nouvelle faite à la boucherie ; l’immense majorité du peuple, qui ne mange jamais de viande, ne s’en apercevra point. Et je renouvelle ma question de tout à l’heure : Se pouvait-il que le gouvernement, que la chambre, fissent autre chose que ce qui a été fait ? Non, encore une fois ; car vous ne pouvez dire au boucher : Tu vendras ta viande au riche 2 fr. le kilogramme, et au pauvre 10 sous. Ce serait plutôt le contraire que vous obtiendriez du boucher.

Ainsi du sel. Le gouvernement a dégrevé des quatre cinquièmes le sel employé dans l’agriculture, et sous condition de dénaturation. Certain journaliste, n’ayant rien de mieux à objecter, a fait là-dessus une complainte, dans laquelle il se lamente sur le sort de ces pauvres paysans, qui sont plus maltraités par la loi que leurs bestiaux. Pour la troisième fois, je demande : Se peut-il autrement ? De deux choses l’une : ou la diminution sera absolue, et alors il faut remplacer l’impôt du sel par un autre ; or je défie tout le journalisme français d’inventer un impôt qui supporte un examen de deux minutes ; — ou bien la réduction sera partielle, soit que portant sur la totalité des matières elle réserve une partie des droits, soit qu’elle abolisse la totalité des droits, mais sur une partie seulement des matières. Dans le premier cas, la réduction est insuffisante pour l’agriculture et pour la classe pauvre ; dans le second, la capitation subsiste, avec son énorme disproportion. Quoi qu’on fasse, c’est le pauvre, toujours le pauvre qui est frappé, puisque, malgré toutes les théories, l’impôt ne peut jamais être qu’en raison du capital possédé ou consommé, et que si le fisc voulait procéder autrement, il arrêterait le progrès, il interdirait la richesse, il tuerait le capital.

Les démocrates, qui nous reprochent de sacrifier l’intérêt révolutionnaire (qu’est-ce que l’intérêt révolutionnaire ?) à l’intérêt socialiste, devraient bien nous dire comment, sans faire de l’état le propriétaire unique et sans décréter la communauté des biens et des gains, ils entendent, par un système quelconque d’impôt, soulager le peuple et rendre au travail ce que lui enlève le capital. J’ai beau me creuser la tête : je vois, sur toutes les questions, le pouvoir placé dans la situation la plus fausse, et l’opinion des journaux divaguer dans une absurdité sans bornes.

En 1842, M. Arago était partisan de l’exécution des chemins de fer par des compagnies, et la majorité en France pensait comme lui. En 1846, il est venu dire qu’il avait changé d’opinion ; et, à part les spéculateurs des chemins de fer, on peut dire encore que la majorité des citoyens a changé comme M. Arago. Que croire et que faire, dans ce va et vient des savants et de la France ?

L’exécution par l’état paraît devoir assurer mieux les intérêts du pays : mais elle est longue, dispendieuse, inintelligente. Vingt-cinq années de fautes, de mécomptes, d’imprévoyance, les millions jetés par centaines, dans la grande œuvre de canalisation du pays, l’ont prouvé aux plus incrédules. On a vu même des ingénieurs, des membres de l’administration, proclamer hautement l’incapacité de l’état en matière de travaux publics, aussi bien que d’industrie.

L’exécution par des compagnies est irréprochable, il est vrai, au point de vue de l’intérêt des actionnaires ; mais avec elles l’intérêt général est sacrifié, la porte ouverte à l’agiotage, l’exploitation du public par le monopole organisée.

L’idéal serait un système qui réunirait les avantages des deux modes sans présenter aucun de leurs inconvénients. Or, le moyen de concilier ces caractères contradictoires ? le moyen de souffler le zèle, l’économie, la pénétration à ces officiers inamovibles qui n’ont rien à gagner ni à perdre ? le moyen de rendre les intérêts du public aussi chers à une compagnie que les siens, de faire que ces intérêts soient véritablement siens, sans toutefois qu’elle cesse d’être distincte de l’état, et d’avoir en conséquence ses intérêts propres ? Qui est-ce qui, dans le monde officiel, conçoit la nécessité, et par conséquent la possibilité d’une telle conciliation ? à plus forte raison, qui est-ce qui en possède le secret ?

Dans une telle occurrence, le gouvernement a fait, comme toujours, de l’éclectisme : il a pris pour lui une part de l’exécution et a livré l’autre à des compagnies ; c’est-à-dire qu’au lieu de concilier les contraires, il les a tout juste mis en conflit. Et la presse qui en rien et pour rien n’a ni plus ni moins d’esprit que le pouvoir, la presse, se divisant en trois fractions, a pris parti, qui pour la transaction ministérielle, qui pour l’exclusion de l’état, qui pour l’exclusion des compagnies. En sorte qu’aujourd’hui, pas plus qu’auparavant, ni le public, ni M. Arago, malgré leur volte-face, ne savent ce qu’ils veulent.

Quel troupeau c’est au dix-neuvième siècle que la nation française, avec ses trois pouvoirs, avec sa presse, ses corps savants, sa littérature, son enseignement ! Cent mille hommes, dans notre pays, ont les yeux constamment ouverts sur tout ce qui intéresse le progrès national et l’honneur de la patrie. Or, posez à ces cent mille hommes la plus simple question d’ordre public, et vous pouvez être assuré que tous viendront se heurter à la même sottise.

Est-il meilleur que l’avancement des fonctionnaires ait lieu selon le mérite ou l’ancienneté ?

Certes, il n’est personne qui ne souhaitât de voir ce double mode d’évaluation des capacités fondu en un seul. Quelle société que celle où les droits du talent seraient toujours d’accord avec ceux de l’âge ! Mais, dit-on, une telle perfection est utopique, car elle est contradictoire dans son énoncé. Et au lieu de voir que c’est précisément la contradiction qui rend la chose possible, on se met à disputer sur la valeur respective des deux systèmes opposés, qui, conduisant chacun à l’absurde, donnent également lieu à d’intolérables abus.

Qui jugera le mérite ? dit l’un : le gouvernement. Or, le gouvernement ne reconnaît de mérite qu’à ses créatures. Donc, point d’avancement au choix, point de système immoral, qui détruit l’indépendance et la dignité du fonctionnaire.

Mais, dit l’autre, l’ancienneté est très-respectable, sans doute. C’est dommage qu’elle ait l’inconvénient d’immobiliser ce qui est essentiellement volontaire et libre, le travail et la pensée ; de créer au pouvoir des obstacles jusque parmi ses agents, et de donner au hasard, souvent à l’impuissance, le prix du génie et de l’audace.

Enfin, on transige : on accorde au gouvernement la faculté de nommer arbitrairement à un certain nombre d’emplois des hommes soi-disant de mérite, et qu’on suppose n’avoir aucun besoin d’expérience ; pendant que le reste, réputé apparemment incapable, avance à tour de rôle. Et la presse, cette vieille haquenée de toutes les médiocrités présomptueuses, qui ne vit le plus souvent que des compositions gratuites de jeunes gens aussi dépourvus de talent que de science acquise, la presse de recommencer ses incursions contre le pouvoir, l’accusant, non sans raison du reste, ici de favoritisme, là de routine.

Qui pourrait se flatter de jamais rien faire au gré de la presse ! Après avoir déclamé et gesticulé contre l’énormité du budget, la voici qui réclame des augmentations de traitement pour une armée de fonctionnaires qui, à vrai dire, n’ont réellement pas de quoi vivre. Tantôt c’est l’enseignement, haut et bas, qui par elle fait entendre ses plaintes ; tantôt c’est le clergé de campagnes, si médiocrement rétribué, qu’il a été forcé de conserver son casuel, source féconde de scandales et d’abus. Puis, c’est toute la nation administrative, laquelle n’est ni logée, ni vêtue, ni chauffée, ni nourrie : c’est un million d’hommes avec leurs familles, près du huitième de la population, dont la pauvreté fait honte à la France, et pour lesquels il faudrait, du premier mot, augmenter le budget de 500 millions. Notez que dans cet immense personnel pas un homme n’est de trop ; au contraire, si la population vient à s’accroître, il augmentera proportionnellement. Êtes-vous en mesure de lever sur la nation 2 milliards d’impôt ? Pouvez-vous prendre, sur une moyenne de 920 fr. de revenu pour quatre personnes, 236 fr., plus du quart, pour payer, avec les autres frais de l’état, les appointements des improductifs ? Et si vous ne le pouvez pas, si vous ne pouvez ni solder vos dépenses ni les réduire, que réclamez-vous ? de quoi vous plaignez-vous ?

Que le peuple le sache donc une fois : toutes les espérances de réduction et d’équité dans l’impôt dont le bercent tour à tour les harangues du pouvoir et les diatribes des hommes de partis, sont autant de mystifications : ni l’impôt ne se peut réduire, ni la répartition n’en peut être équitable, sous le régime du monopole. Au contraire, plus la condition du citoyen s’abaisse, plus la contribution lui devient lourde : cela est fatal, irrésistible, malgré le dessein avoué du législateur et les efforts réitérés du fisc. Quiconque ne peut devenir ou se conserver opulent, quiconque est entré dans la caverne de l’infortune, doit se résigner à payer en proportion de sa misère : Lasciate ogni speranza, voi ch’ entrate.

L’impôt donc, la police, désormais nous ne séparerons plus ces deux idées, est une source nouvelle de paupérisme : l’impôt aggrave les effets subversifs des antinomies précédentes, la division du travail, les machines, la concurrence, le monopole. Il attaque le travailleur dans sa liberté et dans sa conscience, dans son corps et dans son âme, par le parasitisme, les vexations, les fraudes qu’il suggère, et la pénalité qui les suit.

Sous Louis XIV, la contrebande du sel produisait à elle seule, chaque année, 3,700 saisies domiciliaires, 2,000 arrestations d’hommes, 1,800 de femmes, 6,600 d’enfants, 1,100 chevaux saisis, 50 voitures confisquées, 300 condamnations aux galères. Et ce n’était là, observe l’historien, que le produit d’un impôt unique, de l’impôt du sel. Quel était donc le nombre total des malheureux emprisonnés, torturés, expropriés, pour l’impôt ?…

En Angleterre, sur quatre familles, il y en a une improductive, et c’est celle qui vit dans l’abondance. Quel bénéfice pour la classe ouvrière, pensez-vous, si cette lèpre de parasitisme était enlevée ! Sans doute, en théorie, vous avez raison ; dans la pratique, la suppression du parasitisme serait une calamité. Si un quart de la population d’Angleterre est improductif, il y a un autre quart de cette même population qui travaille pour lui : or, que ferait cette fraction de travailleurs, s’ils perdaient tout à coup le placement de leurs produits ? Supposition absurde, dites-vous. Oui, supposition absurde, mais supposition très-réelle, et qu’il vous faut admettre, précisément parce qu’elle est absurde. En France, une armée permanente de 500,000 hommes, 40,000 prêtres, 20,000 médecins, 80,000 hommes de lois, 26,000 douaniers, et je ne sais combien de centaines de mille autres improductifs de toute espèce, forment un immense débouché pour notre agriculture et nos fabriques. Que ce débouché se ferme tout à coup, l’industrie s’arrête, le commerce dépose son bilan, l’agriculture étouffe sous ses produits.

Mais comment concevoir qu’une nation se trouve entravée dans sa marche, parce qu’elle se sera débarrassée de ses bouches inutiles ? — Demandez plutôt comment une machine, dont la consommation a été prévue à 300 kilogrammes de charbon par heure, perd sa force si on ne lui en donne que 150. — Mais encore, ne saurait-on rendre producteurs ces improductifs, puisque l’on ne peut s’en débarrasser ? — Eh ! enfant : dites-moi donc alors comment vous vous passerez de police, et de monopole, et de concurrence, et de toutes les contradictions enfin dont se compose votre ordre de choses ? Écoutez.

En 1844, à l’occasion des troubles de Rive-de-Gier, M. Anselme Petetin publia dans la Revue indépendante deux articles pleins de raison et de franchise, sur l’anarchie des exploitations houillères du bassin de la Loire. M. Petetin signalait la nécessité de réunir les mines et de centraliser l’exploitation. Les faits qu’il mit à la connaissance du public n’étaient point ignorés du pouvoir : le pouvoir s’est-il inquiété de la réunion des mines et de l’organisation de cette industrie ? Nullement. Le pouvoir a suivi le principe de libre concurrence, il a laissé faire et regardé passer.

Depuis cette époque, les exploitants houillers se sont associés, non sans inspirer une certaine inquiétude aux consommateurs, qui, dans cette association, ont vu le projet secret de faire hausser le prix du combustible. Le pouvoir, qui a reçu de nombreuses plaintes à ce sujet, interviendra-t-il pour ramener la concurrence et empêcher le monopole ? Il ne le peut pas : le droit de coalition est identique dans la loi au droit d’association ; le monopole est la base de notre société, comme la concurrence en est la conquête ; et pourvu qu’il n’y ait pas d’émeute, le pouvoir laissera faire et regardera passer. Quelle autre conduite pourrait-il tenir ? Peut-il interdire une société de commerce légalement constituée ? peut-il contraindre des voisins à s’entre-détruire ? Peut-il leur défendre de réduire leurs frais ? peut-il établir un maximum ? Si le pouvoir faisait une seule de ces choses, il renverserait l’ordre établi. Le pouvoir ne saurait donc prendre aucune initiative : il est institué pour défendre et protéger à la fois le monopole et la concurrence, sous la réserve des patentes, licences, contributions foncières, et autres servitudes qu’il a établies sur les propriétés. À part ces réserves, le pouvoir n’a aucune espèce de droit à faire valoir au nom de la société. Le droit social n’est pas défini ; d’ailleurs, il serait la négation même du monopole et de la concurrence. Comment donc le pouvoir prendrait-il la défense de ce que la loi n’a pas prévu, ne définit pas, de ce qui est le contraire des droits reconnus par le législateur ?

Aussi quand le mineur, que nous devons considérer dans les événements de Rive-de-Gier comme le vrai représentant de la société vis-à-vis des exploitants de houille, s’avisa de résister à la hausse des monopoleurs en défendant son salaire, et d’opposer coalition à coalition, le pouvoir fit fusiller le mineur. Et les clabaudeurs politiques d’accuser l’autorité, partiale, disaient-ils, féroce, vendue au monopole, etc. Quant à moi, je déclare que cette façon de juger les actes de l’autorité me semble peu philosophique, et que je la repousse de toutes mes forces. Il est possible qu’on eût pu tuer moins de monde, possible aussi qu’on en eût tué davantage : le fait à remarquer ici n’est pas le nombre des morts et des blessés, c’est la répression des ouvriers. Ceux qui ont critiqué l’autorité auraient fait comme elle, sauf peut-être l’impatience de leurs baïonnettes et la justesse du tir : ils auraient réprimé, dis-je, ils n’eussent pu agir autrement. Et la raison, que l’on voudrait en vain méconnaître, c’est que la concurrence est chose légale ; la société en commandite, chose légale ; l’offre et la demande, chose légale, et toutes les conséquences qui résultent directement de la concurrence, de la commandite et du libre commerce, choses légales : tandis que la grève des ouvriers est illégale. Et ce n’est pas seulement le Code pénal qui dit cela, c’est le système économique, c’est la nécessité de l’ordre établi. Tant que le travail n’est pas souverain, il doit être esclave : la société ne subsiste qu’à ce prix. Que chaque ouvrier individuellement ait la libre disposition de sa personne et de ses bras, cela peut se tolérer[2] ; mais que les ouvriers entreprennent, par des coalitions, de faire violence au monopole, c’est ce que la société ne peut permettre. Écrasez le monopole, et vous abolissez la concurrence, et vous désorganisez l’atelier, et vous semez la dissolution partout. L’autorité, en fusillant les mineurs, s’est trouvée comme Brutus placé entre son amour de père et ses devoirs de consul : il fallait perdre ses enfants ou sauver la république. L’alternative était horrible, soit : mais tel est l’esprit et la lettre du pacte social, telle est la teneur de la charte, tel est l’ordre de la Providence.

Ainsi, la police, instituée pour la défense du prolétariat, est dirigée tout entière contre le prolétariat. Le prolétaire est chassé des forêts, des rivières, des montagnes ; on lui interdit jusqu’aux chemins de traverse ; bientôt il ne connaîtra que celui qui mène à la prison.

Les progrès de l’agriculture ont fait sentir généralement l’avantage des prairies artificielles, et la nécessité d’abolir la vaine pâture. Partout on défriche, on amodie, on enclot les terrains communaux : nouveaux progrès, nouvelle richesse. Mais le pauvre journalier, qui n’avait d’autre patrimoine que le communal, et qui l’été nourrissait une vache et quelques moutons, les faisant paître le long des chemins, à travers les broussailles et sur les champs défruités, perdra sa seule et dernière ressource. Le propriétaire foncier, l’acquéreur ou le fermier des biens communaux, vendront seuls désormais, avec le blé et les légumes, le lait et le fromage. Au lieu d’affaiblir un antique monopole, on en crée un nouveau. Il n’est pas jusqu’aux cantonniers qui ne se réservent la lisière des routes comme un pré qui leur appartient, et qui n’en expulsent le bétail non administratif. Que suit-il de là ? que le journalier, avant de renoncer à sa vache, fait pâturer en contravention, se livre à la maraude, commet mille dégâts, se fait condamner à l’amende et à la prison : à quoi lui servent la police et les progrès agricoles ? — L’an passé, le maire de Mulhouse, pour empêcher la maraude du raisin, fit défense à tout individu non-propriétaire de vignes, de circuler de jour ni de nuit dans les chemins qui longent ou qui coupent le vignoble : précaution charitable, puisqu’elle prévenait jusqu’aux désirs et aux regrets. Mais si la voie publique n’est plus qu’un accessoire de la propriété ; si les communaux sont convertis en propriétés, si le domaine public, enfin, assimilé à une propriété, est gardé, exploité, affermé, vendu comme une propriété, que reste-t-il au prolétaire ? À quoi lui sert que la société soit sortie de l’état de guerre, pour entrer dans le régime de la police ?

Aussi bien que la terre, l’industrie a ses priviléges : priviléges consacrés par la loi, comme toujours, sous condition et réserve ; mais comme toujours aussi, au grand préjudice du consommateur. La question est intéressante : nous en dirons quelques mots.

Je cite M. Renouard.

« Les priviléges, dit M. Renouard, furent un correctif à la réglementation… »

Je demande à M. Renouard la permission de traduire sa pensée en renversant sa phrase : La réglementation fut un correctif du privilége. Car, qui dit réglementation, dit limitation : or, comment imaginer qu’on ait limité le privilége avant qu’il existât ? Je conçois que le souverain ait soumis les priviléges à des réglements ; mais je ne comprends pas de même qu’il eût créé des priviléges, tout exprès pour amortir l’effet des réglements. Une pareille concession n’aurait été motivée par rien ; c’était un effet sans cause. Dans la logique aussi bien que dans l’histoire, tout est approprié et monopolisé lorsque viennent les lois et les réglements : il en est à cet égard de la législation civile comme de la législation pénale. La première est provoquée par la possession et l’appropriation ; la seconde par l’apparition des crimes et délits. M. Renouard, préoccupé de l’idée de servitude inhérente à toute réglementation, a considéré le privilége comme un dédommagement de cette servitude ; et c’est ce qui lui a fait dire que les priviléges sont un correctif de la réglementation. Mais ce qu’ajoute M. Renouard prouve que c’est l’inverse qu’il a voulu dire : « Le principe fondamental de notre législation, celui d’une concession de monopole temporaire comme prix d’un contrat entre la société et le travailleur, a toujours prévalu, etc. » Qu’est-ce au fond que cette concession de monopole ? Une simple reconnaissance, une déclaration. La société, voulant favoriser une industrie nouvelle et jouir des avantages qu’elle promet, transige avec l’inventeur comme elle a transigé avec le colon : elle lui garantit le monopole de son industrie pour un temps ; mais elle ne crée pas le monopole. Le monopole existe par le fait même de l’invention ; et c’est la reconnaissance du monopole qui constitue la société.

Cette équivoque dissipée, je passe aux contradictions de la loi.

« Toutes les nations industrielles ont adopté l’établissement d’un monopole temporaire, comme prix d’un contrat entre la société et l’inventeur… Je ne m’accoutume pas à croire que tous les législateurs de tous les pays ont commis une spoliation. »

M. Renouard, si jamais il lit cet ouvrage, me rendra la justice de reconnaître qu’en le citant, ce n’est pas sa pensée que je critique : il a senti lui-même les contradictions de la loi sur les brevets. Tout ce que je prétends, c’est de ramener cette contradiction au système général.

Pourquoi, d’abord, un monopole temporaire dans l’industrie, tandis que le monopole terrien est perpétuel ? Les Égyptiens avaient été plus conséquents : chez eux, ces deux monopoles étaient également héréditaires, perpétuels, inviolables. Je sais quelles considérations on a fait valoir contre la perpétuité de la propriété littéraire, et je les admets toutes : mais ces considérations s’appliquent également bien à la propriété foncière ; de plus, elles laissent subsister dans leur entier tous les arguments qu’on y oppose. Quel est donc le secret de toutes ces variations du législateur ? — Du reste, je n’ai plus besoin de dire qu’en relevant cette incohérence, je ne veux ni calomnier ni faire de satire : je reconnais que le législateur s’est déterminé, non pas volontairement, mais nécessairement.

Mais la contradiction la plus flagrante est celle qui résulte du dispositif de la loi. Titre IV, art. 30, § 3, il est dit : « Si le brevet porte sur des principes, méthodes, systèmes, découvertes, conceptions théoriques ou purement scientifiques, dont on n’a pas indiqué les applications industrielles, le brevet est nul. »

Or, qu’est-ce qu’un principe, une méthode, une conception théorique, un système ? C’est le propre fruit du génie, c’est l’invention dans sa pureté, c’est l’idée, c’est tout. L’application est le fait brut, rien. Ainsi la loi exclut du bénéfice du brevet cela même qui a mérité le brevet, à savoir l’idée ; au contraire elle accorde le brevet à l’application, c’est-à-dire au fait matériel, à un exemplaire de l’idée, aurait dit Platon. C’est donc à tort que l’on dit, brevet d’invention ; on devrait dire, brevet de première occupation.

Un homme qui de nos jours aurait inventé l’arithmétique, l’algèbre, le système décimal, n’aurait point obtenu de brevet : mais Barême aurait eu pour ses Comptes-faits droit de propriété. Pascal, pour sa théorie de la pesanteur de l’air, n’eût point été breveté : un vitrier aurait obtenu à sa place le privilége du baromètre. « Au bout de 2,000 ans, c’est M. Arago que je cite, un de nos compatriotes s’est avisé que la vis d’Archimède, qui sert à élever l’eau, pourrait être employée à faire descendre des gaz : il suffit sans y rien changer, de la tourner de droite à gauche, au lieu de la tourner, comme pour faire monter l’eau, de gauche à droite. De grands volumes de gaz, chargés de substances étrangères, sont portés ainsi au fond d’une profonde couche d’eau ; le gaz se purifie en remontant. Je maintiens qu’il y a eu là invention ; que la personne qui a vu le moyen de faire de la vis d’Archimède une machine soufflante, avait droit à un brevet. » Ce qu’il y a de plus extraordinaire est qu’Archimède lui-même serait obligé de racheter le droit de se servir de sa vis : et M. Arago trouve cela juste.

Il est inutile de multiplier ces exemples : ce que la loi a voulu monopoliser, ce n’est pas, comme je le disais tout à l’heure, l’idée, mais le fait ; l’invention, mais l’occupation. Comme si l’idée n’était pas la catégorie qui embrasse tous les faits qui la traduisent ; comme si une méthode, un système, n’était pas une généralisation d’expériences, partant ce qui constitue proprement le fruit du génie, l’invention ! Ici la législation est plus qu’anti-économique, elle touche au niais. J’ai donc le droit de demander au législateur, pourquoi, malgré la libre concurrence, qui n’est autre chose que le droit d’appliquer une théorie, un principe, une méthode, un système non appropriable, il interdit en certains cas cette même concurrence, ce droit d’appliquer un principe ? « On ne peut plus, dit avec une haute raison M. Renouard, étouffer ses concurrents en se coalisant en corporations et jurandes ; on s’en dédommage avec les brevets. » Pourquoi le législateur a-t-il donné les mains à cette conjuration de monopoles, à cette interdiction des théories, qui appartiennent à tous ?

Mais à quoi sert d’interpeller toujours qui ne peut rien dire ? Le législateur n’a point su dans quel esprit il agissait, lorsqu’il faisait cette étrange application du droit de propriété, que l’on devrait, pour être exact, nommer droit de priorité. Qu’il s’explique donc au moins, sur les clauses du contrat conclu par lui en notre nom, avec les monopoleurs.

Je passe sous silence la partie relative aux dates et autres formalités administratives et fiscales, et j’arrive à cet article :

« Le brevet ne garantit point l’invention. »

Sans doute la société, ou le prince qui la représente, ne peut ni ne doit garantir l’invention, puisqu’en concédant un monopole de quatorze ans la société devient acquéreur du privilége, et qu’en conséquence c’est au breveté à fournir la garantie. Comment donc des législateurs peuvent-ils, tout glorieux, s’en venir dire à leurs commettants : Nous avons traité en votre nom avec un inventeur ; il s’oblige à vous faire jouir de sa découverte sous la réserve d’en avoir l’exploitation exclusive pendant quatorze ans. Mais nous ne garantissons pas l’invention ! — Et sur quoi donc avez-vous tablé, législateurs ? Comment n’avez-vous pas vu que sans une garantie d’invention vous concédiez un privilége, non plus pour une découverte réelle, mais pour une découverte possible, et qu’ainsi le champ de l’industrie était aliéné par vous avant que la charrue fût trouvée ? Certes, votre devoir vous commandait d’être prudents ; mais qui vous a donné le mandat d’être dupes ?

Ainsi, le brevet d’invention n’est pas même une prise de date, c’est une aliénation anticipée. Comme si la loi disait : J’assure la terre au premier occupant, mais sans en garantir la qualité, le lieu, ni même l’existence ; sans que je sache si je dois l’aliéner, si elle peut tomber dans l’appropriation ! Plaisant usage de la puissance législative !

Je sais que la loi avait d’excellentes raisons pour s’abstenir ; mais je soutiens qu’elle en avait d’aussi bonnes pour intervenir. Preuve :

« On ne peut pas se le dissimuler, dit M. Renouard, on ne peut pas l’empêcher : les brevets sont et seront un instrument de charlatanisme, en même temps qu’une légitime récompense pour le travail et le génie… C’est au bon sens public à faire justice des jongleries. »

Autant vaudrait dire : c’est au bon sens public à distinguer les vrais remèdes d’avec les faux, le vin naturel du vin frelaté ; c’est au bon sens public à distinguer sur une boutonnière la décoration donnée au mérite, d’avec celle prostituée à la médiocrité et à l’intrigue. Pourquoi donc vous appelez-vous l’État, le Pouvoir, l’Autorité, la Police, si la Police doit être faite par le bon sens public ?

« Comme on dit : Qui terre a guerre a ; de même, qui a privilége a procès. »

Eh ! comment jugerez-vous la contrefaçon, si vous n’avez point de garantie ? En vain l’on vous alléguera, en droit la prime-occupation, en fait la similitude. Là où la qualité de la chose en constitue la réalité même, ne pas exiger de garantie, c’est n’octroyer de droit sur rien, c’est s’enlever le moyen de comparer les procédés et de constater la contrefaçon. En matière de procédés industriels, le succès tient à si peu de chose ! Or, ce si peu de chose, c’est tout.

Je conclus de tout cela que la loi sur les brevets d’invention, indispensable dans ses motifs, est impossible, c’est-à-dire illogique, arbitraire, funeste, dans son économie. Sous l’empire de certaines nécessités le législateur a cru, dans l’intérêt général, accorder un privilége pour une chose déterminée ; et il se trouve qu’il a donné un blanc-seing au monopole, qu’il a abandonné les chances qu’avait le public de faire la découverte ou toute autre analogue, qu’il a sacrifié sans compensation les droits des concurrents, et livré sans défense à la cupidité des charlatans la bonne foi des consommateurs. Puis, afin que rien ne manquât à l’absurdité du contrat, il a dit à ceux qu’il devait garantir : Garantissez-vous vous-mêmes !

Je ne crois pas plus que M. Renouard que les législateurs de tous les temps et de tous les pays aient commis à leur escient une spoliation, en consacrant les divers monopoles sur lesquels pivote l’économie publique. Mais M. Renouard pourrait bien aussi convenir avec moi que les législateurs de tous les temps et de tous les pays n’ont jamais rien compris à leurs propres décrets. Un homme sourd et aveugle avait appris à sonner les cloches et à remonter l’horloge de sa paroisse. Ce qu’il y avait de commode pour lui dans ses fonctions de sonneur, c’est que ni le bruit des cloches, ni la hauteur du clocher, ne lui donnaient de vertiges. Les législateurs de tous les temps et de tous les pays, pour lesquels je professe avec M. Renouard le plus profond respect, ressemblent à cet aveugle-sourd : ce sont les jaquemards de toutes les folies humaines.

Quelle gloire pour moi, si je venais à bout de faire réfléchir ces automates ! si je pouvais leur faire comprendre que leur ouvrage est une toile de Pénélope qu’ils sont condamnés à défaire par un bout, tandis qu’ils la continuent par l’autre !

Ainsi, pendant qu’on applaudit à la création des brevets, sur d’autres points on demande l’abolition des priviléges, et toujours avec le même orgueil, le même contentement. M. Horace Say veut que le commerce de la viande soit libre. Entre autres raisons, il fait valoir cet argument tout mathématique :

« Le boucher qui veut se retirer des affaires cherche un acquéreur pour son fonds ; il porte en ligne de compte ses ustensiles, ses marchandises, sa réputation et sa clientèle ; mais, dans le régime actuel, il y ajoute la valeur du titre nu, c’est-à-dire du droit de prendre part à un monopole. Or, ce capital supplémentaire, que le boucher acquéreur donne pour le titre, porte intérêt : ce n’est pas une création nouvelle : il faut qu’il fasse entrer cet intérêt dans le prix de sa viande. Donc, la limitation dans le nombre des étaux est de nature à faire augmenter le prix de la viande plutôt qu’à le faire baisser.

» Je ne crains pas d’affirmer en passant que ce que je dis là sur la vente de l’étal d’un boucher s’applique à toute charge quelconque ayant un titre vénal. »

Les raisons de M. Horace Say, pour l’abolition du privilége de la boucherie, sont sans réplique : de plus, elle s’appliquent aux imprimeurs, notaires, avoués, huissiers, greffiers, commissaires-priseurs, courtiers, agents de change, pharmaciens et autres, aussi bien qu’aux bouchers. Mais elles ne détruisent pas les raisons qui ont fait adopter ces monopoles, et qui se déduisent généralement du besoin de sécurité, d’authenticité, de régularité pour les transactions, comme des intérêts du commerce et de la santé publique. — Le but, dites-vous, n’est pas atteint. — Mon Dieu ! je le sais : laissez la boucherie à la concurrence, vous mangerez des charognes ; établissez un monopole de la boucherie, vous mangerez des charognes. Voilà l’unique fruit que vous puissiez espérer de votre législation de monopole et de brevets.

Abus ! s’écrient les économistes réglementateurs. Créez pour le commerce une police de surveillance, rendez obligatoires les marques de fabrique, punissez la falsification des produits, etc.

Dans la voie où la civilisation est engagée, de quelque côté que l’on se tourne, on aboutit donc toujours, ou au despotisme du monopole, par conséquent à l’oppression des consommateurs ; ou bien à l’annihilation du privilége par l’action de la police, ce qui est rétrograder dans l’économie, et dissoudre la société en détruisant la liberté. Chose merveilleuse ! dans ce système de libre industrie, les abus, comme une vermine pédiculaire, renaissant de leurs propres remèdes, si le législateur voulait réprimer tous les délits, surveiller toutes les fraudes, assurer contre toute atteinte les personnes, les propriétés, et la chose publique, de réforme en réforme, il arriverait à multiplier à tel point les fonctions improductives que la nation entière y passerait, et qu’à la fin il ne resterait personne pour produire. Tout le monde serait de la police : la classe industrielle deviendrait un mythe. Alors, peut-être, l’ordre régnerait dans le monopole.

« Le principe de la loi à faire sur les marques de fabrique, dit M. Renouard, est que ces marques ne peuvent ni ne doivent être transformées en garanties de qualité. » C’est une conséquence de la loi des brevets, laquelle, ainsi qu’on a vu, ne garantit pas l’invention. Adoptez le principe de M. Renouard : à quoi dès lors serviront les marques ? Que m’importe de lire sur le liége d’une bouteille, au lieu de vin à douze ou vin à quinze, Société œnophile, ou telle autre fabrique qu’on voudra ? Ce dont je me soucie n’est pas le nom du marchand, c’est la qualité et le juste prix de la marchandise.

On suppose, il est vrai, que le nom du fabricant sera comme un signe abrégé de bonne ou mauvaise fabrication, de qualité supérieure ou faible. Pourquoi donc ne pas se ranger franchement à l’avis de ceux qui demandent, avec la marque d’origine, une marque significative ? Une telle réserve ne se comprend pas. Les deux espèces de marques ont le même but ; la seconde n’est qu’un exposé ou paraphrase de la première, un abrégé de prospectus du négociant : pourquoi, encore une fois, si l’origine signifie quelque chose, la marque ne déterminerait-elle pas cette signification ?

M. Wolowski a très-bien développé cette thèse dans son discours d’ouverture de 1843-44, dont la substance est toute dans cette analogie : « De même, dit M. Wolowski, que le gouvernement a pu déterminer un critérium de quantité, il peut, il doit aussi fixer un critérium de qualité ; l’un de ces critérium est le complément nécessaire de l’autre. L’unité monétaire, le système des poids et mesures, n’a porté aucune atteinte à la liberté industrielle ; le régime des marques ne blesserait pas davantage. » M. Wolowski s’appuie ensuite de l’autorité des princes de la science, A. Smith et J. B. Say : précaution toujours utile, avec des auditeurs soumis à l’autorité beaucoup plus qu’à la raison.

Je déclare, quant à moi, que je partage tout à fait l’idée de M. Wolowski, et cela, parce que je la trouve profondément révolutionnaire. La marque n’étant autre chose, selon l’expression de M. Wolowski, qu’un critérium des qualités, équivaut pour moi à une tarification générale. Car, que ce soit une régie particulière qui marque au nom de l’état et garantisse la qualité des marchandises, comme cela a lieu pour les matières d’or et d’argent, ou que le soin de la marque soit abandonné au fabricant ; du moment que la marque doit donner la composition intrinsèque de la marchandise (ce sont les propres mots de M. Wolowski), et garantir le consommateur contre toute surprise, elle se résout forcément en prix fixe. Elle n’est pas la même chose que le prix : deux produits similaires, mais d’origine et de qualité différentes, peuvent être de valeur égale ; une pièce de bourgogne peut valoir une pièce de bordeaux ; — mais la marque étant significative conduit à la connaissance exacte du prix, puisqu’elle en donne l’analyse. Calculer le prix d’une marchandise, c’est la décomposer en ses parties constituantes ; or, c’est précisément ce que doit faire la marque de fabrique, si on veut qu’elle signifie quelque chose. Nous marchons donc, comme j’ai dit, à une tarification générale.

Mais une tarification générale, ce n’est pas autre chose qu’une détermination de toutes les valeurs, et voilà de nouveau l’économie politique en contradiction dans ses principes et ses tendances. Malheureusement, pour réaliser la réforme de M. Wolowski, il faut commencer par résoudre toutes les contradictions antérieures, et se placer dans une sphère d’association plus haute : et c’est ce manque de solution qui a soulevé contre le système de M. Wolowski la réprobation de la plupart de ses confrères économistes.

En effet, le régime des marques est inapplicable dans l’ordre actuel, parce que ce régime, contraire aux intérêts des fabricants, répugnant à leurs habitudes, ne pourrait subsister que par la volonté énergique du pouvoir. Supposons pour un moment que la régie soit chargée d’apposer les marques : il faudra que ses agents interviennent à chaque moment dans le travail, comme il en intervient dans le commerce des boissons et la fabrication de la bière ; encore ces derniers, dont l’exercice paraît déjà si importun et si vexatoire, ne s’occupent-ils que des quantités imposables, non des qualités échangeables. Il faudra que ces contrôleurs et vérificateurs fiscaux portent leur investigation sur tous les détails, afin de réprimer et prévenir la fraude ; et quelle fraude ? Le législateur ne l’aura pas ou l’aura mal définie : c’est ici que la besogne devient effrayante.

Il n’y a pas fraude à débiter du vin de la dernière qualité, mais il y a fraude à faire passer une qualité pour une autre : vous voilà donc obligé de différencier les qualités des vins, et par conséquent de les garantir. — Est-ce frauder que de faire des mélanges ? Chaptal, dans son traité de l’art de fabriquer le vin, les conseille comme éminemment utiles ; d’autre part l’expérience prouve que certains vins, en quelque sorte antipathiques l’un à l’autre ou inassociables, produisent par leur mélange une boisson désagréable et malsaine. Vous voilà obligé de dire quels vins peuvent être utilement mélangés, quels ne le peuvent pas. Est-ce frauder que d’aromatiser, alcooliser, mouiller les vins ? Chaptal le recommande encore ; et tout le monde sait que cette droguerie produit tantôt des résultats avantageux, tantôt des effets pernicieux et détestables. Quelles substances allez-vous proscrire ? dans quels cas ? en quelle proportion ? Défendrez-vous la chicorée au café, la glucose à la bière, l’eau, le cidre, le trois-six au vin ?

La chambre des députés, dans l’essai informe de loi qu’il lui a plu de faire cette année sur la falsification des vins, s’est arrêtée au beau milieu de son œuvre, vaincue par les difficultés inextricables de la question. Elle a bien pu déclarer que l’introduction de l’eau dans le vin, et celle de l’alcool au delà d’une proportion de 18 p. 100, était fraude, puis, mettre cette fraude dans la catégorie de délits. Elle était sur le terrain de l’idéologie : là on ne trouve jamais d’encombre. Mais tout le monde a vu dans ce redoublement de sévérité l’intérêt du fisc bien plus que celui du consommateur ; mais la chambre n’a pas osé créer, pour surveiller et constater la fraude, toute une armée de gourmets, de vérificateurs, etc., et charger le budget de quelques nouveaux millions ; mais en prohibant le mouillage et l’alcoolisation, seul moyen qui reste aux marchands-fabricants de mettre le vin à la portée de tout le monde et de réaliser des bénéfices, elle n’a pas pu élargir le débouché par un dégrèvement dans la production. La chambre, en un mot, en poursuivant la falsification des vins, n’a fait que reculer les limites de la fraude. Pour que son œuvre remplît le but, il fallait au préalable dire comment le commerce des vins est possible sans falsification, comment le peuple peut acheter du vin non falsifié : ce qui sort de la compétence et échappe à la capacité de la chambre.

Si vous voulez que le consommateur soit garanti, et sur la valeur, et sur la salubrité, force vous est de connaître et de déterminer tout ce qui constitue la bonne et sincère production, d’être à toute heure sur les bras du fabricant, de le guider à chaque pas. Ce n’est pas lui qui fabrique ; c’est vous, l’état, qui êtes le vrai fabricant.

Vous voilà donc tombé dans le traquenard. Ou vous entravez la liberté du commerce, en vous immisçant de mille manières dans la production ; ou vous vous déclarez seul producteur et seul marchand.

Dans le premier cas, en vexant tout le monde, vous finirez par soulever tout le monde ; et tôt ou tard, l’état se faisant expulser, les marques de fabrique seront abolies. Dans le second, vous substituez partout l’action du pouvoir à l’initiative individuelle, ce qui est contre les principes de l’économie politique et la constitution de la société. Prenez-vous un milieu ? c’est la faveur, le népotisme, l’hypocrisie, le pire des systèmes.

Supposons maintenant que la marque soit abandonnée aux soins du fabricant. Je dis qu’alors les marques, même en les rendant obligatoires, perdront peu à peu leur signification, et ne seront plus à la fin que des preuves d’origine. C’est connaître bien peu le commerce que de s’imaginer qu’un négociant, un chef de manufacture, faisant usage de procédés non susceptibles de brevet, ira trahir le secret de son industrie, de ses profits, de son existence. La signification sera donc mensongère : il n’est pas au pouvoir de la police qu’il en soit autrement. Les empereurs romains, pour découvrir les chrétiens qui dissimulaient leur religion, obligèrent tout le monde à sacrifier aux idoles. Ils firent des apostats et des martyrs ; et le nombre des chrétiens ne fit que s’accroître. De même les marques significatives, utiles à quelques maisons, engendreront des fraudes et des répressions sans nombre : c’est tout ce qu’il faut en attendre. Pour que le fabricant indique loyalement la composition intrinsèque, c’est-à-dire la valeur industrielle et commerciale de sa marchandise, il faut lui ôter les périls de la concurrence et satisfaire ses instincts de monopole : le pouvez-vous ? Il faut en outre intéresser le consommateur à la répression de la fraude ; ce qui, tant que le producteur n’aura pas été pleinement désintéressé, est tout à la fois impossible et contradictoire. Impossible : posez d’une part un consommateur dépravé, la Chine ; de l’autre un débitant aux abois, l’Angleterre ; entre deux, une drogue vénéneuse procurant l’exaltation et l’ivresse ; et malgré toutes les polices du monde, vous aurez le commerce de l’opium. — Contradictoire : dans la société le consommateur et le producteur ne font qu’un, c’est-à-dire que tous deux sont intéressés à produire ce dont la consommation leur est nuisible ; et comme pour chacun la consommation suit la production et la vente, tous pactiseront pour sauvegarder le premier intérêt, sauf à se mettre respectivement en garde sur le second.

La pensée qui a suggéré les marques de fabrique est de même souche que celle qui, autrefois, dicta les lois de maximum. C’est encore ici un des innombrables carrefours de l’économie politique.

Il est constant que les lois de maximum, toutes faites et très-bien motivées par leurs auteurs dans la vue de remédier à la disette, ont eu pour résultat invariable d’empirer la disette. Aussi, n’est-ce pas d’injustice ou de mauvais vouloir que les économistes les accusent, ces lois abhorrées, c’est de maladresse, d’impolitique. Mais quelle contradiction dans la théorie qu’ils leur opposent !

Pour remédier à la disette, il faut appeler les subsistances, ou pour mieux dire, les faire paraître au jour ; jusque-là, rien à reprendre. Pour que les subsistances se produisent, il faut attirer les détenteurs par le bénéfice, exciter leur concurrence, et leur assurer liberté complète sur le marché : ce procédé ne vous semble-t-il pas de la plus absurde homéopathie ? Comment concevoir que plus aisément on pourra me rançonner, plutôt je serai pourvu ? Laissez faire, dit-on, laissez passer ; laisser agir la concurrence et le monopole, surtout dans les temps de disette, et alors même que la disette est l’effet de la concurrence et du monopole. Quelle logique ! mais surtout quelle morale !

Mais pourquoi donc ne ferait-on pas un tarif pour les fermiers, comme il en existe un pour les boulangers ? Pourquoi pas un contrôle de la semaille, de la moisson, de la vendange, du fourrage et du bétail, comme un timbre pour les journaux, les circulaires et les mandats, comme une régie pour les brasseurs et les marchands de vin ?… Dans le système du monopole, ce serait, j’en conviens, un surcroît de tourments ; mais avec nos tendances de commerce déloyal et la disposition du pouvoir à augmenter sans cesse son personnel et son budget, une loi d’inquisition sur les récoltes devient chaque jour plus indispensable.

Au surplus, il serait difficile de dire lequel, du libre commerce ou du maximum, engendre le plus de mal dans les temps de disette. Mais quelque parti que vous choisissiez, et vous ne pouvez fuir l’alternative, la déception est sûre, et le désastre immense. Avec le maximum, les denrées se cachent ; la terreur grossissant par l’effet même de la loi, le prix des subsistances monte, monte ; bientôt la circulation s’arrête, et la catastrophe suit, prompte et impitoyable comme une razia. Avec la concurrence, la marche du fléau est plus lente, mais non pas moins funeste : que de gens épuisés ou morts de faim avant que la hausse ait attiré les comestibles ! que d’autres rançonnés après qu’ils sont venus ! C’est l’histoire de ce roi à qui Dieu, en punition de son orgueil, offrit l’alternative de trois jours de peste, trois mois de famine, ou trois années de guerre. David choisit le plus court : les économistes préfèrent le plus long. L’homme est si misérable, qu’il aime mieux finir par la phtisie que par l’apoplexie : il lui semble qu’il ne meurt pas autant. Voilà la raison qui a fait tant exagérer les inconvénients du maximum, et les bienfaits du commerce libre.

Du reste, si la France, depuis vingt-cinq ans, n’a pas ressenti de disette générale, la cause n’en est point à la liberté du commerce, qui sait très-bien, quand il veut, produire dans le plein le vide, et au sein de l’abondance faire régner la famine : elle est due au perfectionnement des voies de communication qui, abrégeant les distances, ramènent bientôt l’équilibre un moment troublé par une pénurie locale. Exemple éclatant de cette triste vérité, que dans la société le bien général n’est jamais l’effet d’une conspiration des volontés particulières !

Plus on approfondit ce système de transactions illusoires entre le monopole et la société, c’est-à-dire, comme nous l’avons expliqué au § Ier de ce chapitre, entre le capital et le travail, entre le patriciat et le prolétariat : plus on découvre que tout y est prévu, réglé, exécuté d’après cette maxime infernale, que ne connurent point Hobbes et Machiavel, ces théoriciens du despotisme : Tout par le peuple et contre le peuple. Pendant que le travail produit, le capital, sous le masque d’une fausse fécondité, jouit et abuse : le législateur, en offrant sa médiation, a voulu rappeler le privilégié aux sentiments fraternels et entourer de garanties le travailleur ; et maintenant il se trouve, par la contradiction fatale des intérêts, que chacune de ces garanties est un instrument de supplice. Il faudrait cent volumes, la vie de dix hommes, et une poitrine de fer, pour raconter à ce point de vue les crimes de l’état envers le pauvre, et la variété infinie de ses tortures. Un coup d’œil sommaire sur les principales catégories de la police, suffira pour nous en faire apprécier l’esprit et l’économie.

Après avoir, par un chaos de lois civiles, commerciales, administratives, jeté le trouble dans les esprits, rendu plus obscure la notion du juste en multipliant la contradiction, et rendu nécessaire pour expliquer ce système tout une caste d’interprètes, il a fallu organiser encore la répression des délits et pourvoir à leur châtiment. La justice criminelle, cet ordre si riche de la grande famille des improductifs, et dont l’entretien coûte chaque année plus de 30 millions à la France, est devenue pour la société un principe d’existence aussi nécessaire que le pain l’est à la vie de l’homme ; mais avec cette différence que l’homme vit du produit de ses mains, tandis que la société dévore ses membres et se nourrit de sa propre chair.

On compte, suivant quelques économistes :

À Londres..…… 1 criminel sur 89 habitants.
À Liverpool.…… 1 sur 45
À Newcastle……     1 sur 27


Mais ces chiffres manquent d’exactitude, et, tout effrayants qu’ils semblent, n’expriment pas le degré réel de la perversion sociale par la police. Ce n’est pas seulement le nombre des coupables reconnus qu’il s’agit de déterminer, c’est celui des délits. Le travail des tribunaux criminels n’est qu’un mécanisme particulier qui sert à mettre en relief la destruction morale de l’humanité sous le régime du monopole ; mais cette exhibition officielle est loin d’embrasser le mal dans toute son étendue. Voici d’autres chiffres, qui pourront nous conduire à une approximation plus certaine.

Les tribunaux correctionnels de Paris ont jugé :

En 1835     106,467 affaires.
En 1836 128,489
En 1837 140,247

Supposons que la progression ait continué jusqu’en 1846, et qu’à ce total d’affaires correctionnelles on ajoute celles de cours d’assises, de simple police, et tous les délits non connus ou laissés impunis, délits dont la quantité dépasse, au dire des magistrats, de beaucoup le nombre de ceux que la justice atteint, on arrivera à cette conclusion qu’il se commet en un an, dans la ville de Paris, plus d’infractions à la loi qu’il ne s’y trouve d’habitants. Et comme, parmi les auteurs présumés de ces infractions, il faut nécessairement déduire les enfants de 7 ans et au-dessous, qui sont hors des limites de la culpabilité, on devra compter que chaque citoyen adulte est, trois ou quatre fois en un an, coupable envers l’ordre établi.

Ainsi, le système propriétaire ne se soutient, à Paris, que par une consommation annuelle d’un ou deux millions de délits ! Or, quand tous ces délits seraient le fait d’un seul homme, l’argument subsisterait toujours : cet homme serait le bouc émissaire chargé des péchés d’Israël : qu’importe le nombre des coupables, dès lors que la justice a son contingent ?

La violence, le parjure, le vol, l’escroquerie, le mépris des personnes et de la société sont tellement de l’essence du monopole ; ils en découlent d’une manière si naturelle, avec une régularité si parfaite, et selon des lois si sûres, qu’on a pu en soumettre la perpétration au calcul, et que, le chiffre d’une population, l’état de son industrie et de ses lumières étant donnés, on en déduit rigoureusement la statistique de la morale. Les économistes ne savent pas encore quel est le principe de la valeur ; mais ils connaissent, à quelques décimales près, la proportionnalité du crime. Tant de mille âmes, tant de malfaiteurs, tant de condamnations : cela ne trompe pas. C’est une des plus belles applications du calcul des probabilités, et la branche la plus avancée de la science économique. Si le socialisme avait inventé cette théorie accusatrice, tout le monde eût crié à la calomnie.

Qu’y a-t-il là, au surplus, qui doive nous surprendre ? Comme la misère est un résultat nécessaire des contradictions de la société, résultat qu’il est possible de déterminer, d’après le taux de l’intérêt, le chiffre des salaires et les prix du commerce, mathématiquement ; ainsi les crimes et délits sont un autre effet de ce même antagonisme, susceptible, comme sa cause, d’être apprécié par le calcul. Les matérialistes ont tiré les conséquences les plus niaises de cette subordination de la liberté aux lois des nombres : comme si l’homme n’était pas sous l’influence de tout ce qui l’environne, et que ce qui l’environne étant régi par des lois fatales, il ne devait pas éprouver, dans ses manifestations les plus libres, le contre-coup de ces lois !

Le même caractère de nécessité que nous venons de signaler dans l’établissement et l’alimentation de la justice criminelle, se rencontre, mais sous un aspect plus métaphysique, dans sa moralité.

De l’avis de tous les moralistes, la peine doit être telle qu’elle procure l’amendement du coupable, et conséquemmentqu’elle s’éloigne de tout ce qui pourrait entraîner sa dégradation. Loin de moi la pensée de combattre cette tendance heureuse des esprits, et de dénigrer des essais qui eussent fait la gloire des plus grands hommes de l’antiquité. La philanthropie, malgré le ridicule qui parfois s’attache à son nom, restera, aux yeux de la postérité, comme le trait le plus honorable de notre époque : l’abolition de la peine de mort, seulement ajournée ; celle de la marque ; les études faites sur le régime cellulaire, l’établissement d’ateliers dans les prisons, une foule d’autres réformes que je ne puis même citer, témoignent d’un progrès réel dans nos idées et dans nos mœurs. Ce que l’auteur du christianisme, dans un élan de sublime amour, racontait de son mystique royaume, où le pécheur repenti devait être glorifié par-dessus le juste innocent, cette utopie de la charité chrétienne est devenue le vœu de notre société incrédule ; et quand on songe à l’unanimité de sentiments qui règne à cet égard, on se demande avec surprise qui donc empêche que ce vœu ne soit rempli ?

Hélas ! c’est que la raison est encore plus forte que l’amour, et la logique plus tenace que le crime ; c’est qu’il règne ici, comme partout, une contradiction insoluble dans notre civilisation. Ne nous égarons pas dans des mondes fantastiques ; embrassons, dans sa nudité affreuse, le réel.

Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud,


dit le proverbe. Par cela seul que l’homme est puni, pourvu qu’il ait mérité de l’être, il est dégradé : la peine le rend infâme, non pas en vertu de la définition du code, mais en raison de la faute qui a motivé la punition. Qu’importe donc la matérialité du supplice ? qu’importent tous vos systèmes pénitenciers ? Ce que vous en faites est pour satisfaire votre sensibilité, mais est impuissant pour réhabiliter le malheureux que votre justice frappe. Le coupable, une fois flétri par le châtiment, est incapable de réconciliation ; sa tache est indélébile, et sa damnation éternelle. S’il se pouvait qu’il en fût autrement, la peine cesserait d’être proportionnée au délit ; ce ne serait plus qu’une fiction, ce ne serait rien. Celui que la misère a conduit au larcin, s’il se laisse atteindre par la justice, reste à jamais l’ennemi de Dieu et des hommes ; mieux eût valu pour lui ne pas venir au monde : c’est Jésus-Christ qui l’a dit, Bonum erat ei, si natus non fuisset homo ille. Et ce qu’a prononcé Jésus-Christ, chrétiens et mécréants n’y font faute : l’irrémissibilité de la honte est, de toutes les révélations de l’Évangile, la seule qu’ait entendue le monde propriétaire. Ainsi, séparé de la nature par le monopole, retranché de l’humanité par la misère, mère du délit et de la peine, quel refuge reste au plébéien que le travail ne peut nourrir, et qui n’est point assez fort pour prendre ?

Pour conduire cette guerre offensive et défensive contre le prolétariat, une force publique était indispensable : le pouvoir exécutif est sorti des nécessités de la législation civile, de l’administration et de la justice. Et là encore les plus belles espérances se sont changées en amères déceptions.

Comme le législateur, comme le bourgmestre et comme le juge, le prince s’est posé en représentant de l’autorité divine. Défenseur du pauvre, de la veuve et de l’orphelin, il a promis de faire régner autour du trône la liberté et l’égalité, de venir en aide au travail, et d’écouter la voix du peuple. Et le peuple s’est jeté avec amour dans les bras du pouvoir ; et quand l’expérience lui a fait sentir que le pouvoir était contre lui, au lieu de s’en prendre à l’institution, il s’est mis à accuser le prince, sans vouloir jamais comprendre que le prince étant, par nature et destination, le chef des improductifs et le plus gros des monopoleurs, il était impossible, malgré qu’il en eût, qu’il prît fait et cause pour le peuple.

Toute critique, soit de la forme, soit des actes du gouvernement, aboutit à cette contradiction essentielle. Et lorsque de soi-disant théoriciens de la souveraineté du peuple prétendent que le remède à la tyrannie du pouvoir consiste à le faire émaner du suffrage populaire, ils ne font, comme l’écureuil, que tourner dans leur cage. Car du moment que les conditions constitutives du pouvoir, c’est-à-dire l’autorité, la propriété, la hiérarchie, sont conservées, le suffrage du peuple n’est plus que le consentement du peuple à son oppression : ce qui est du plus niais charlatanisme.

Dans le système de l’autorité, quelle que soit d’ailleurs son origine, monarchique ou démocratique, le pouvoir est l’organe noble de la société ; c’est par lui qu’elle vit et se meut ; toute initiative en émane ; tout ordre, toute perfection sont son ouvrage. D’après les définitions de la science économique, au contraire, définitions conformes à la réalité des choses, le pouvoir est la série des improductifs que l’organisation sociale doit tendre indéfiniment à réduire. Comment donc, avec le principe d’autorité si cher aux démocrates, le vœu de l’économie politique, vœu qui est aussi celui du peuple, pourrait-il se réaliser ? Comment le gouvernement, qui dans cette hypothèse est tout, deviendra-t-il un serviteur obéissant, un organe subalterne ? Comment le prince n’aurait-il reçu le pouvoir qu’afin de l’affaiblir, et travaillerait-il, en vue de l’ordre, à sa propre élimination ? Comment ne s’occupera-t-il pas plutôt de se fortifier, d’augmenter son personnel, d’obtenir sans cesse de nouveaux subsides, et finalement de s’affranchir de la dépendance du peuple, terme fatal de tout pouvoir sorti du peuple ?

On dit que le peuple, nommant ses législateurs, et par eux notifiant sa volonté au pouvoir, sera toujours à même d’arrêter ses envahissements ; qu’ainsi le peuple remplira tout à la fois le rôle de prince et celui de souverain. Voilà en deux mots l’utopie des démocrates, l’éternelle mystification dont ils abusent le prolétariat.

Mais le peuple fera-t-il des lois contre le pouvoir ; contre le principe d’autorité et d’hiérarchie, qui est le principe de la société elle-même ; contre la liberté et la propriété ? Dans l’hypothèse où nous sommes, c’est plus qu’impossible, c’est contradictoire. Donc la propriété, le monopole, la concurrence, les priviléges industriels, l’inégalité des fortunes, la prépondérance du capital, la centralisation hiérarchique et écrasante, l’oppression administrative, l’arbitraire légal, seront conservés ; et comme il est impossible qu’un gouvernement n’agisse pas dans le sens de son principe, le capital restera comme auparavant le dieu de la société, et le peuple, toujours exploité, toujours avili, n’aura gagné à l’essai de sa souveraineté que la démonstration de son impuissance.

En vain les partisans du pouvoir, tous ces doctrinaires dynastico-républicains qui ne diffèrent entre eux que sur la tactique, se flattent, une fois aux affaires, de porter partout la réforme. Quoi réformer ?

Réformer la constitution ? — C’est impossible. Quand la nation en masse entrerait dans l’assemblée constituante, elle n’en sortirait qu’après avoir voté sous une autre forme sa servitude, ou décrété sa dispersion.

Refaire le code, ouvrage de l’empereur, substance pure du droit romain et de la coutume ? — C’est impossible. Qu’avez-vous à mettre à la place de votre routine propriétaire, hors de laquelle vous ne voyez et n’entendez rien ? à la place de vos lois de monopole, dont votre imagination est impuissante à franchir le cercle ? Depuis plus d’un demi-siècle que la royauté et la démocratie, ces deux sibylles que nous a léguées le monde antique, ont entrepris, par une transaction constitutionnelle, d’accorder leurs oracles ; depuis que la sagesse du prince s’est mise à l’unisson de la voix du peuple, quelle révélation en est sortie ? quel principe d’ordre a été découvert ? quelle issue au labyrinthe du privilége indiquée ? Avant que prince et peuple eussent signé cet étrange compromis, en quoi leurs idées ne se ressemblaient-elles pas ? et depuis que chacun d’eux s’efforce de rompre le pacte, en quoi diffèrent-elles ?

Diminuer les charges publiques, répartir l’impôt sur une base plus équitable ? — C’est impossible : à l’impôt comme à l’armée, l’homme du peuple fournira toujours plus que son contingent.

Réglementer le monopole, mettre un frein à la concurrence ? — C’est impossible ; vous tueriez la production.

Ouvrir de nouveaux débouchés ? — C’est impossible[3].

Organiser le crédit ? — C’est impossible[4].

Attaquer l’hérédité ? — C’est impossible[5].

Créer des ateliers nationaux, assurer, à défaut de travail, un minimum aux ouvriers ; leur assigner une part dans les bénéfices ? — C’est impossible. Il est de la nature du gouvernement de ne pouvoir s’occuper du travail que pour enchaîner les travailleurs, comme il ne s’occupe des produits que pour lever sa dîme.

Réparer, par un système d’indemnité, les effets désastreux des machines ? — C’est impossible.

Combattre par des règlements l’influence abrutissante de la division parcellaire ? — C’est impossible.

Faire jouir le peuple des bienfaits de l’enseignement ? — C’est impossible.

Établir un tarif des marchandises et des salaires, et fixer par autorité souveraine la valeur des choses ? — C’est impossible, c’est impossible.

De toutes les réformes que sollicite la société en détresse, aucune n’est de la compétence du pouvoir ; aucune ne peut être par lui réalisée, parce que l’essence du pouvoir y répugne, et qu’il n’est pas donné à l’homme d’unir ce que Dieu a divisé.

Au moins, diront les partisans de l’initiative gouvernementale, vous reconnaîtrez que pour accomplir la révolution promise par le développement des antinomies, le pouvoir serait un auxiliaire puissant. Pourquoi donc vous opposer à une réforme qui, mettant le pouvoir aux mains du peuple, seconderait si bien vos vues ? La réforme sociale est le but ; la réforme politique est l’instrument : pourquoi, si vous voulez la fin, repoussez-vous le moyen ?

Tel est aujourd’hui le raisonnement de toute la presse démocratique, à qui je rends grâce de toute mon âme d’avoir enfin, par cette profession de foi quasi-socialiste, proclamé elle-même le néant de ses théories. C’est donc au nom de la science que la démocratie réclame, pour préliminaire à la réforme sociale, une réforme politique. Mais la science proteste contre ce subterfuge pour elle injurieux ; la science répudie toute alliance avec la politique, et bien loin qu’elle en attende le moindre secours, c’est par la politique qu’elle doit commencer l’œuvre de ses exclusions.

Combien l’esprit de l’homme a peu d’affinité pour le vrai ! Quand je vois la démocratie, socialiste de la veille, demander sans cesse, pour combattre l’influence du capital, le capital ; pour remédier à la misère, la richesse ; pour organiser la liberté, l’abandon de la liberté ; pour réformer la société, la réforme du gouvernement : quand je la vois, dis-je, se charger de la société, pourvu que les questions sociales soient écartées ou résolues : il me semble entendre une diseuse de bonne aventure qui, avant de répondre aux demandes de ses consultants, commence par s’enquérir de leur âge, de leur état, de leur famille, de tous les accidents de leur vie. Eh ! misérable sorcière, si tu connais l’avenir, tu sais qui je suis et ce que je veux ; pourquoi me le demandes-tu ?

Je répondrai donc aux démocrates : Si vous connaissez l’usage que vous devez faire du pouvoir, et si vous savez comment le pouvoir doit être organisé, vous possédez la science économique. Or, si vous possédez la science économique, si vous avez la clef de ses contradictions, si vous êtes en mesure d’organiser le travail, si vous avez étudié les lois de l’échange, vous n’avez pas besoin des capitaux de la nation, ni de la force publique. Vous êtes, dès aujourd’hui, plus puissants que l’argent, plus forts que le pouvoir. Car, puisque les travailleurs sont avec vous, vous êtes par cela seul maîtres de la production ; vous tenez enchaînés le commerce, l’industrie et l’agriculture ; vous disposez de tout le capital social ; vous êtes les arbitres de l’impôt ; vous bloquez le pouvoir, et vous foulez aux pieds le monopole. Quelle autre initiative, quelle autorité plus grande réclamez-vous ? Qui vous empêche d’appliquer vos théories ?

Certes, ce n’est pas l’économie politique, quoique généralement suivie et accréditée : puisque tout, dans l’économie politique, ayant un côté vrai et un côté faux, le problème se réduit pour vous à combiner les éléments économiques de telle sorte que leur ensemble ne présente plus de contradiction.

Ce n’est pas non plus la loi civile : puisque cette loi, consacrant la routine économique uniquement à cause de ses avantages et malgré ses inconvénients, est susceptible, comme l’économie politique elle-même, de se plier à toutes les exigences d’une synthèse exacte, et que par conséquent elle vous est on ne peut plus favorable.

Enfin, ce n’est pas le pouvoir, qui, dernière expression de l’antagonisme, et créé seulement pour défendre la loi, ne pourrait vous faire obstacle qu’en s’abjurant.

Qui donc, encore une fois, vous arrête ?

Si vous possédez la science sociale, vous savez que le problème de l’association consiste à organiser, non-seulement les improductifs : il reste, grâce au ciel, peu de chose à faire de ce côté-là ; mais encore les producteurs, et, par cette organisation, à soumettre le capital et subalterniser le pouvoir. Telle est la guerre que vous avez à soutenir : guerre du travail contre le capital ; guerre de la liberté contre l’autorité ; guerre du producteur contre l’improductif ; guerre de l’égalité contre le privilège. Ce que vous demandez, pour conduire la guerre à bonne fin, est précisément ce contre quoi vous devez combattre. Or, pour combattre et réduire le pouvoir, pour le mettre à la place qui lui convient dans la société, il ne sert à rien de changer les dépositaires du pouvoir, ni d’apporter quelque variante dans ses manœuvres : il faut trouver une combinaison agricole et industrielle au moyen de laquelle le pouvoir, aujourd’hui dominateur de la société, en devienne l’esclave. Avez-vous le secret de cette combinaison ?

Mais, que dis-je ? voilà précisément à quoi vous ne consentez pas. Comme vous ne pouvez concevoir la société sans hiérarchie, vous vous êtes faits les apôtres de l’autorité ; adorateurs du pouvoir, vous ne songez qu’à fortifier le pouvoir et à museler la liberté ; votre maxime favorite est qu’il faut procurer le bien du peuple malgré le peuple ; au lieu de procéder à la réforme sociale par l’extermination du pouvoir et de la politique, c’est une reconstitution du pouvoir et de la politique qu’il vous faut. Alors, par une série de contradictions qui prouvent votre bonne foi, mais dont les vrais amis du pouvoir, les aristocrates et les monarchistes, vos compétiteurs, connaissent bien l’illusion, vous nous promettez, de par le pouvoir, l’économie dans les dépenses, la répartition équitable de l’impôt, la protection au travail, la gratuité de l’enseignement, le suffrage universel, et toutes les utopies antipathiques à l’autorité et à la propriété. Aussi le pouvoir, en vos mains, n’a jamais fait que péricliter : et c’est pour cela que vous n’avez jamais pu le retenir, c’est pour cela qu’au 18 brumaire il a suffi de quatre hommes pour vous l’enlever, et qu’aujourd’hui la bourgeoisie, qui aime comme vous le pouvoir, et qui veut un pouvoir fort, ne vous le rendra pas.

Ainsi le pouvoir, instrument de la puissance collective, créé dans la société pour servir de médiateur entre le travail et le privilége, se trouve enchaîné fatalement au capital et dirigé contre le prolétariat. Nulle réforme politique ne peut résoudre cette contradiction, puisque, de l’aveu des politiques eux-mêmes, une pareille réforme n’aboutirait qu’à donner plus d’énergie et d’extension au pouvoir, et qu’à moins de renverser la hiérarchie et de dissoudre la société, le pouvoir ne saurait toucher aux prérogatives du monopole. Le problème consiste donc, pour les classes travailleuses, non à conquérir, mais à vaincre tout à la fois le pouvoir et le monopole, ce qui veut dire à faire surgir des entrailles du peuple, des profondeurs du travail, une autorité plus grande, un fait plus puissant qui enveloppe le capital et l’état, et qui les subjugue. Toute proposition de réforme qui ne satisfait point à cette condition n’est qu’un fléau de plus, une verge en sentinelle, virgam vigilantem, disait un prophète, qui menace le prolétariat.

Le couronnement de ce système est la religion. Je n’ai point à m’occuper ici de la valeur philosophique des opinions religieuses, à raconter leur histoire, à en chercher l’interprétation. Je me borne à considérer l’origine économique de la religion, le lien secret qui la rattache à la police, la place qu’elle occupe dans la série des manifestations sociales.

L’homme, désespérant de trouver l’équilibre de ses puissances, s’élance pour ainsi dire hors de soi et cherche dans l’infini cette harmonie souveraine, dont la réalisation est pour lui le plus haut degré de la raison, de la force et du bonheur. Ne pouvant s’accorder avec lui, il s’agenouille devant Dieu, et prie. Il prie, et sa prière, hymne chanté à Dieu, est un blasphème contre la société.

C’est de Dieu, se dit l’homme, que me vient l’autorité et le pouvoir : donc, obéissons à Dieu et au prince. Obedite Deo et principibus. — C’est de Dieu que me viennent la loi et la justice, Per me reges regnant, et potentes decernunt justitiam : respectons ce qu’a dit le législateur et le magistrat. C’est Dieu qui fait prospérer le travail, qui élève et renverse les fortunes : que sa volonté s’accomplisse ! Dominus dedit, Dominus abstulit, sit nomen Domini benedictum. C’est Dieu qui me châtie quand la misère me dévore, et que je souffre persécution pour la justice : recevons avec respect les fléaux dont sa miséricorde se sert pour nous purifier ; Humiliamini igitur sub potenti manu Dei. Cette vie, que Dieu m’a donnée, n’est qu’une épreuve qui me conduit au salut : fuyons le plaisir ; aimons, recherchons la douleur ; faisons nos délices de la pénitence. La tristesse qui vient de l’injustice est une grâce d’en haut ; heureux ceux qui pleurent ! Beati qui lugent !… Hæc est enim gratia, si quis sustinet tristitias, patiens injuste.

Il y a un siècle qu’un missionnaire, prêchant devant un auditoire composé de financiers et de grands seigneurs, faisait justice de cette odieuse morale. « Qu’ai-je fait ? s’écriait-il avec larmes. J’ai contristé les pauvres, les meilleurs amis de mon Dieu ! J’ai prêché les rigueurs de la pénitence devant des malheureux qui manquaient de pain ! C’est ici où mes regards ne tombent que sur des puissants et sur des riches, sur des oppresseurs de l’humanité souffrante, que je devais faire éclater la parole de Dieu dans toute la force de son tonnerre !… »

Reconnaissons toutefois que la théorie de la résignation a servi la société en empêchant la révolte. La religion, consacrant par le droit divin l’inviolabilité du pouvoir et du privilége, a donné à l’humanité la force de continuer sa route et d’épuiser ses contradictions. Sans ce bandeau jeté sur les yeux du peuple, la société se fût mille fois dissoute. Il fallait que quelqu’un souffrît pour qu’elle fût guérie ; et la religion, consolatrice des affligés, a décidé le pauvre à souffrir. C’est cette souffrance qui nous a conduits où nous sommes ; la civilisation, qui doit au travailleur toutes ses merveilles, doit encore à son sacrifice volontaire son avenir et son existence. Oblatus est quia ipse voluit, et livore ejus sanati sumus.

Ô peuple de travailleurs ! peuple déshérité, vexé, proscrit ! peuple qu’on emprisonne, qu’on juge et qu’on tue ! peuple bafoué, peuple flétri ! Ne sais-tu pas qu’il est un terme, même à la patience, même au dévouement ? Ne cesseras-tu de prêter l’oreille à ces orateurs du mysticisme qui te disent de prier et d’attendre, prêchant le salut tantôt par la religion, tantôt par le pouvoir, et dont la parole véhémente et sonore te captive ? Ta destinée est une énigme que ni la force physique, ni le courage de l’âme, ni les illuminations de l’enthousiasme, ni l’exaltation d’aucun sentiment, ne peuvent résoudre. Ceux qui te disent le contraire te trompent, et tous leurs discours ne servent qu’à reculer l’heure de ta délivrance prête à sonner. Qu’est-ce que l’enthousiasme et le sentiment, qu’est-ce qu’une poésie, aux prises avec la nécessité ? Pour vaincre la nécessité, il n’y a que la nécessité même, raison dernière de la nature, pure essence de la matière et de l’esprit.

Ainsi la contradiction de la valeur, née de la nécessité du libre arbitre, devait être vaincue par la proportionnalité de la valeur, autre nécessité que produisent par leur union la liberté et l’intelligence. Mais, pour que cette victoire du travail intelligent et libre produisît toutes ses conséquences, il était nécessaire que la société traversât une longue péripétie de tourments.

Il y avait donc nécessité que le travail, afin d’augmenter sa puissance, se divisât ; et, par le fait de cette division, nécessité de dégradation et d’appauvrissement pour le travailleur.

Il y avait nécessité que cette division primordiale se reconstituât en instruments et combinaisons savantes ; et nécessité, par cette reconstruction, que le travailleur subalternisé perdît, avec le salaire légitime, jusqu’à l’exercice de l’industrie qui le nourrissait.

Il y avait nécessité que la concurrence vînt alors émanciper la liberté prête à périr ; et nécessité que cette délivrance aboutît à une vaste élimination des travailleurs.

Il y avait nécessité que le producteur, ennobli par son art, comme autrefois le guerrier l’était par les armes, portât haut sa bannière, afin que la vaillance de l’homme fût honorée dans le travail comme à la guerre ; et nécessité que du privilège naquît aussitôt le prolétariat.

Il y avait nécessité que la société prît alors sous sa protection le plébéien vaincu, mendiant et sans asile ; et nécessité que cette protection se convertît en une nouvelle série de supplices.

Nous rencontrerons sur notre route encore d’autres nécessités, qui toutes disparaîtront comme les premières sous des nécessités plus grandes, jusqu’à ce que vienne enfin l’équation générale, la nécessité suprême, le fait triomphateur, qui doit établir le règne du travail à jamais.

Mais cette solution ne peut sortir ni d’un coup de main, ni d’une vaine transaction. Il est aussi impossible d’associer le travail et le capital, que de produire sans travail et sans capital ; — aussi impossible de créer l’égalité par le pouvoir, que de supprimer le pouvoir et l’égalité, et de faire une société sans peuple et sans police.

Il faut, je le répète, qu’une force majeure intervertisse les formules actuelles de la société ; que ce soit le TRAVAIL du peuple, non sa bravoure ni ses suffrages, qui, par une combinaison savante, le’gale, immortelle, inéluctable, soumette au peuple le capital et lui livre le pouvoir.

  1. Grâce au ciel, le ministre a tranché la question, et je lui en fais mon compliment bien sincère. D’après le tarif proposé, le port des lettres serait réduit à 10 c. pour les distances de 1 à 20 kilomètres ; — 20 c. de 20 à 40 kil. ; — 30 c. de 40 à 120 kil. ; — 40 c. de 120 à 360 kil. ; — 50 c. pour les distances supérieures.
  2. La nouvelle loi sur les livrets a resserré dans des limites plus étroites l’indépendance des ouvriers. La presse démocratique a fait éclater de nouveau à ce sujet son indignation contre les hommes du pouvoir, comme s’ils eussent fait autre chose qu’appliquer les principes d’autorité et de propriété, qui sont ceux de la démocratie. Ce qu’ont fait les chambres à l’égard des livrets était inévitable, et l’on devait s’y attendre. Il est aussi impossible à une société fondée sur le principe propriétaire de ne pas aboutir à la distinction des castes, qu’à une démocratie de ne pas arriver au despotisme, à une religion d’être raisonnable, au fanatisme de se montrer tolérant. C’est la loi de contradiction : combien nous faudra-t-il de temps pour l’entendre ?
  3. Voir plus loin, tome II, chap. ix.
  4. Ibid. chap. x.
  5. Ibid. chap. xi.