Sébastopol/2/Chapitre3

La bibliothèque libre.
< Sébastopol‎ | 2
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 34-41).
◄  II.
IV.  ►


III

D’abord, il s’approcha du pavillon où étaient les musiciens auxquels les autres soldats du même régiment, au lieu de pupitres, tenaient ouverte la musique, et autour d’eux, plutôt regardant qu’écoutant, les soldats de l’administration, les sous-officiers, les bonnes avec des enfants faisaient cercle. Autour du kiosque, stationnaient, marchaient ou étaient assis, pour la plupart des marins, des aides de camp, des officiers gantés de blanc. Sur la grande allée du boulevard, circulaient des officiers de tous grades, des femmes de tous genres, rarement en chapeaux, la plupart en fichus (et il y en avait aussi sans fichus et sans chapeaux), mais, chose remarquable, aucune n’était vieille, toutes étaient jeunes. En bas, dans les allées ombreuses et parfumées des acacias blancs, des groupes isolés étaient assis ou marchaient.

Personne n’était particulièrement heureux de rencontrer sur le boulevard le capitaine en second Mikhaïlov, sauf peut-être les capitaines de son régiment Objogov et Souslikov qui lui serrèrent chaleureusement la main ; le premier avait des pantalons de poil de chameau, il était sans gants, en capote usée, son visage était si rouge et si en sueur et l’autre était si fort et si sans-gêne qu’on avait honte démarcher à côté d’eux, surtout devant les officiers en gants blancs (parmi lesquels un aide de camp, que le capitaine en second Mikhaïlov salua ainsi qu’un autre officier d’état-major qu’il pouvait saluer, car il l’avait rencontré deux fois chez un ami commun). En outre, qu’y avait-il d’agréable pour lui à se promener avec messieurs Objogov et Souslikov qu’il rencontrait six fois par jour, chaque fois leur serrant la main. Ce n’était donc pas eux qui l’attiraient à la musique. Il voulait s’approcher de l’aide de camp qu’il avait salué et causer à ces messieurs, non pour que les capitaines Objogov, Souslikov, le lieutenant Pachtetzkï et les autres vissent qu’il causait avec eux, mais tout simplement parce que c’étaient des hommes agréables qui de plus savaient toutes les nouvelles et pouvaient les raconter.

Mais pourquoi donc le capitaine en second Mikhaïlov a-t-il peur et ne se décide-t-il pas à s’approcher d’eux ? « Et si tout d’un coup, ils ne me saluaient pas ? » pense-t-il, « ou s’ils saluent froidement et continuent à parler entre eux comme si je n’existais pas, où tout simplement s’ils s’éloignent de moi et si je reste seul parmi les aristocrates ». Le mot aristocrate (au sens du groupe supérieur, de l’élite dans n’importe quelle classe), depuis quelque temps, a reçu chez nous, en Russie, où, semble-t-il, il ne devrait pas exister, une grande popularité, et a pénétré dans toutes les provinces et dans toutes les classes de la société où s’est développée la vanité (et où ce misérable sentiment ne se niche-t-il pas) : parmi les marchands, les fonctionnaires, les fourriers, les officiers, à Saratov, à Mamadikhï, à Vinnitza, partout où il y a des hommes. Et comme dans la ville assiégée, Sébastopol, il y avait beaucoup d’hommes, alors il y avait aussi beaucoup de vanité, c’est-à-dire des aristocrates, bien que la mort planât constamment sur la tête de chaque aristocrate ou non aristocrate.

Pour le capitaine Objogov, le capitaine en second Mikhaïlov est un aristocrate ; pour le capitaine en second Mikhaïlov, l’aide de camp Kalouguine est un aristocrate parce qu’il est aide de camp et tutoie un autre aide de camp. Pour l’aide de camp Kalouguine, le comte Nordov est un aristocrate, parce qu’il est aide de camp de l’Empereur.

Vanité, vanité, partout la vanité, même à la porte du tombeau et parmi les hommes prêts à mourir pour une idée élevée. Vanité ! C’est probablement le trait caractéristique et la maladie particulière à notre siècle. Pourquoi, chez les hommes d’autrefois n’a-t-on pas entendu parler de cette passion, comme de la vérole ou du choléra ? Pourquoi, en notre siècle, n’y a-t-il que trois genres d’hommes : les uns qui acceptent la vanité comme un fait nécessaire, existant, par suite juste, et s’y soumettent librement ; les autres qui l’acceptent comme une condition malheureuse mais indestructible, et les troisièmes qui inconsciemment, servilement, agissent sous son influence ?

Pourquoi les Homère et les Shakespeare parlent-ils de l’amour, de la gloire, des souffrances, et pourquoi la littérature de notre siècle n’est-elle que l’histoire sans fin des snobs et des vaniteux ?

Le capitaine en second passa deux fois indécis devant le groupe de ces aristocrates. La troisième fois, il fit un effort sur soi et s’approcha d’eux. Ce groupe se composait de quatre officiers : l’aide de camp Kalouguine, connaissance de Mikhaïlov, l’aide de camp, prince Galtzine, un peu aristocrate pour Kalouguine lui-même ; le colonel Neferdov, un des dénommés cent vingt-deux, hommes du monde (entrés au service pour cette campagne après avoir pris leur retraite), et le capitaine Praskoukhine, aussi un de ces cent vingt-deux.

Par bonheur pour Mikhaïlov, Kalouguine était très bien disposé. (Le général lui avait parlé tout à l’heure confidentiellement et le prince Galtzine, qui arrivait de Saint-Pétersbourg, s’était arrêté chez lui.) Il ne trouva pas humiliant de tendre la main au capitaine en second Mikhaïlov, ce que pourtant ne se décidait pas à faire Praskoukhine qui se rencontrait souvent au bastion avec Mikhaïlov, plusieurs fois avait bu son vin et son eau-de-vie, et même était resté son débiteur de douze roubles et demi, après une partie de préférence. Comme il ne connaissait pas encore très bien le prince Galtzine, il ne voulait pas montrer devant lui ses relations avec un simple capitaine en second. Il le salua à peine.

— Quoi, capitaine ? Quand serons-nous de nouveau au bastion ? — demanda Kalouguine. Rappelez-vous comme nous nous sommes rencontrés à la redoute de Schwartz ; c’était une rude affaire, hein ?

— Oui, ça chauffait — dit Mikhaïlov en se rappelant comment cette nuit-là, en passant la tranchée pour aller au bastion, il avait rencontré Kalouguine qui marchait bravement en faisant sonner son sabre.

— Régulièrement, je devais y aller demain, mais comme nous avons un officier malade, continua Mikhaïlov, alors…

Il voulait raconter que ce n’était pas son tour, mais que le commandement de la huitième compagnie étant indisposé, comme il ne restait dans la compagnie qu’un sous-lieutenant, il avait cru de son devoir de se proposer à la place du lieutenant Nepchissetzkï, et c’est pourquoi il allait aujourd’hui au bastion. Kalouguine ne l’écouta pas jusqu’au bout.

— Et moi je sens qu’un de ces jours il se passera quelque chose — dit-il au prince Galtzine.

— Et peut-être arrivera-t-il quelque chose aujourd’hui même ? — prononça timidement Mikhaïlov en regardant tantôt Kalouguine, tantôt Galtzine.

Personne ne lui répondit. Le prince Galtzine se contenta de froncer les sourcils, jetant un regard par-dessus sa casquette, et après un silence dit :

— Une jolie fille, celle qui a le mouchoir rouge. Vous ne la connaissez pas, capitaine ?

— Elle habite près de chez moi, c’est la fille d’un matelot — répondit le capitaine en second.

— Allons. Examinons-la un peu.

Et le prince Galtzine prit sous le bras, d’un côté Kalouguine et de l’autre le capitaine en second, sûr d’avance qu’il ne pourrait faire un plus grand plaisir à ce dernier, ce qui du reste était vrai.

Le capitaine en second était superstitieux et considérait comme un grand péché de s’occuper des femmes avant d’aller au feu, mais dans ce cas, il fit le viveur, ce à quoi, visiblement, ne croyaient ni le prince Galtzine ni Kalouguine et qui étonna fort la fille au mouchoir rouge, qui plus d’une fois, avait vu rougir le capitaine quand elle passait devant sa fenêtre. Praskoukhine marchait derrière et sans cesse poussait de la main le prince Galtzine, en faisant, en français, diverses observations. Mais comme on ne pouvait pas passer quatre de front dans les allées, il était forcé de marcher seul et seulement au second tour il prit sous le bras un officier de marine très connu, Serviaghuine, qui s’approchait et lui adressait la parole, désirant visiblement s’adjoindre au groupe des aristocrates. Le brave très réputé mit joyeusement sa main musclée, loyale, dans celle de Praskoukhine, bien connu de tous, même de Serviaghuine, pour un homme peu estimable. Quand Praskoukhine, en expliquant au prince Galtzine sa connaissance avec ce marin, lui chuchota que c’était un brave très connu, le prince Galtzine qui était la veille au quatrième bastion et qui, ayant vu éclater une bombe à vingt pas de lui, se considérait comme non moins brave que ce monsieur, convaincu en outre que beaucoup de réputations s’acquièrent tout à fait sans mérite, ne fit aucune attention à Serviaghuine.

Il était si agréable au capitaine en second Mikhaïlov de se promener dans cette société qu’il oubliait tout à fait la charmante lettre de T… et les pensées sombres qui l’obsédaient à cause du prochain départ au bastion. Il resta avec eux jusqu’au moment où ils se mirent à parler exclusivement entre eux, évitant de le regarder et lui laissant comprendre par là qu’il pouvait s’en aller, puis enfin, s’éloignèrent tout à fait de lui. Mais cependant le capitaine en second était content, et en croisant le junker, baron Pest, — qui était surtout fier et orgueilleux depuis la nuit de la veille que pour la première fois il passait au blindage du cinquième bastion, grâce à quoi il se prenait pour un héros, — il ne fut nullement blessé de l’expression hautaine avec laquelle le junker se dressa et souleva sa casquette en passant devant lui.