Tailleur pour dames/Acte I

La bibliothèque libre.
Librairie Théatrale (p. 1-42).

ACTE PREMIER


Salon de Moulineaux. — Porte au fond donnant sur le vestibule :  — Porte à gauche, premier plan, donnant sur l’appartement d’Yvonne. — Porte à gauche, deuxième plan. — Porte à droite, premier plan, donnant dans les appartement de Moulineaux. — Porte à droite, deuxième plan. — Une table de travail à droite de la scène. — À gauche de la table, un grand fauteuil, papiers de médecine, tout l’appareil d’un médecin. — À gauche, deux chaises à côté l’une de l’autre, mobilier ad libitum.


Scène première

Au lever du rideau, la scène est vide. — Il fait à peine jour. — ÉTIENNE entre par la porte de droite, deuxième plan. — Il tient un balai, un plumeau, une serviette, tout ce qu’il faut pour faire l’appartement.
Étienne, il dépose son plumeau, son balai ; il ouvre la porte du fond pour donner de l’air, il bâille.

J’ai encore sommeil… c’est stupide ! Il est prouvé que c’est toujours au moment de se lever qu’on a le plus envie de dormir… Donc l’homme devrait attendre qu’il se lève pour se coucher ?… (Il ouvre la porte du fond.) Oh ! mais je bâille à me décrocher la mâchoire, ça vient peut-être de l’estomac… Je demanderai cela à monsieur. Ah ! voilà l’agrément d’être au service d’un médecin !… on a toujours un médecin à son service… et pour moi qui suis d’un tempérament maladif… nervoso-lymphatique, comme dit monsieur… Oui, je suis très bien ici… J’y étais encore mieux autrefois, il y a six mois… avant le mariage de monsieur… Mais il ne faut pas me plaindre, madame est charmante !… et étant donné qu’il en fallait une, c’était bien la femme qui nous convenait… à monsieur et à moi !… Allons, il est temps de réveiller monsieur. Quelle drôle de chose encore que celle-là !… la chambre de monsieur est ici et celle de madame, là… On se demande vraiment pourquoi on se marie ?… Enfin il paraît que ça se fait dans le grand monde… (Il frappe à la porte de droite premier plan et appelle.) Monsieur !… monsieur !… (À part.) Il dort bien ! (Haut.) Comment, personne ! la couverture n’est pas défaite !… Mais alors, monsieur n’est pas rentré cette nuit… monsieur se dérange… Et sa pauvre petite femme qui repose en toute confiance… Oh ! c’est mal… (Voyant entrer Yvonne.) Madame !

Il gagne au 2.



Scène II

ÉTIENNE, YVONNE.
Yvonne, premier plan à gauche.

Monsieur est-il levé ?

Étienne, balbutiant.

Hein ? Non, non… oui, oui…

Yvonne.

Quoi ? Non ?… Oui ?… Vous paraissez troublé !

Étienne.

Moi, troublé ? — Au contraire ! que madame regarde ! Moi, troublé ?

Yvonne.

Oui !

Elle se dirige vers la porte de droite, premier plan.
Étienne, vivement.

N’entrez pas !

Yvonne, étonnée.

En voilà une idée ! pourquoi ça ?…

Étienne, très embarrassé.

Parce que… parce qu’il est malade, monsieur.

Yvonne.

Malade, mais justement… mon devoir…

Étienne, se reprenant.

Non, quand je dis malade, j’exagère… Et puis, c’est tout ouvert par là… c’est plein de poussière, je fais la chambre…

Yvonne.

Comment ! quand mon mari est malade ! — Qu’est-ce que vous racontez ?…

no 2. — Elle entre.
Étienne, no 1.

Mais, madame !… (Au public.) Pincé, il est pincé ! Ah ! ma foi, tant pis, j’aurai fait ce que j’aurai pu !…

Yvonne, ressortant. — Elle passe au 1.

Le lit n’est pas défait ! mon mari a passé la nuit dehors ! Ah ! je vous fais mes compliments, Étienne… Monsieur doit bien payer vos bons services !…

Étienne.

Je voulais éviter à madame…

Yvonne, elle passe.

Vous êtes trop charitable ! je vous remercie… Oh ! après six mois de mariage ! Ah ! c’est affreux !

Elle rentre dans son appartement.
Étienne.

Pauvre petite femme ! Mais aussi, c’est bien fait pour lui ! Pour ces choses-là, je suis intraitable.



Scène III

ÉTIENNE, puis MOULINEAUX. On entend frapper à la porte extérieure du vestibule.
Étienne.

Qu’est-ce que c’est ?

Moulineaux, dehors.

Ouvrez ! c’est moi…

Étienne, no 1.

Ah ! c’est monsieur !… (Il va ouvrir, puis revient, suivi de Moulineaux.) Monsieur a passé la nuit dehors ?…

Moulineaux, en habit, la figure défaite, la cravate dénouée. — no 2.

Oui, chut !… non… c’est-à-dire oui… madame ne sait rien ?…

Étienne.

Oh ! bien… Madame sort d’ici… et si j’en juge par sa figure…

Moulineaux, inquiet.

Oui ?… ah ! diable.

Il passe au 1.
Étienne.

Ah ! monsieur, c’est bien mal ce que fait monsieur, et si monsieur voulait en croire un ami…

Moulineaux.

Quel ami ?

Étienne.

Moi ! monsieur.

Moulineaux.

Dites donc, gardez donc vos distances !… (Il passe au 2.) Ah ! Dieu ! quelle nuit !… j’ai dormi sur la banquette de l’escalier… Si je n’ai point attrapé vingt rhumatismes !… On m’y reprendra encore à aller au bal de l’Opéra !…

Étienne.

Ah ! monsieur est allé au bal de l’Opéra ?

Moulineaux.

Oui… c’est-à-dire non… Occupez-vous de vos affaires…

Étienne.

Oui, mais c’est égal, monsieur a une bonne tête !… il ne faut pas être malin pour voir que monsieur a nocé toute la nuit.

Moulineaux, sèchement.

Eh bien ! Étienne… allez donc à votre office…

Étienne.

C’est bon, j’y vais.

Il sort.



Scène IV

MOULINEAUX.

Ah ! Dieu, quand on m’y repincera encore à aller au bal de l’Opéra !… le ciel m’est témoin que je ne voulais pas y mettre les pieds !… ah ! bien oui, mais ce joli petit démon de madame Aubin fait de moi ce qu’elle veut. En principe, ne jamais avoir pour cliente une jolie femme et une femme mariée… C’est très dangereux. Ainsi l’Opéra, c’est un caprice à elle… « À deux heures ! sous l’horloge ! » Cela voulait dire : … « Attendez-moi… sous l’orme ! » Et j’ai attendu… jusqu’à trois heures, comme un serin ! Aussi quand je l’ai vue… quand je l’ai vue… qui ne venait pas… je suis parti furieux ! J’étais moulu, éreinté !… Je rentre, me consolant à l’idée d’une bonne nuit… Arrivé à ma porte… crac, pas de clé. Je l’avais oubliée dans mes effets de tous les jours… Sonner, c’était réveiller ma femme… Crocheter la porte… je n’avais rien de ce qu’il fallait pour ça ; alors, désespéré, je me suis résigné à attendre le jour et à passer la nuit sur une banquette ! (Il s’assied à droite.) Ah ! celui qui n’a pas passé une nuit sur une banquette ne peut se faire une idée de ce que c’est… Je suis gelé, brisé, anéanti ! (Brusquement.) Oh ! quelle idée ! Je vais me faire une ordonnance… Oui, mais si je me soigne comme mes malades, j’en ai pour longtemps… Oh ! si j’envoyais chercher un homéopathe…


Scène V

MOULINEAUX, YVONNE.
Yvonne, sortant de sa chambre.

Ah ! vous voilà enfin… (no 1.)

Moulineaux, se dressant comme mû par un ressort.

Oui, me voilà !… Euh ! tu… tu as bien dormi ? comme tu es matinale !

Yvonne, amère.

Et vous donc ?…

Moulineaux, embarrassé.

Moi !… oui, tu sais, j’avais un travail à faire ?

Yvonne, martelant chaque syllabe.

Où avez-vous passé la nuit ?

Moulineaux, même jeu.

Hein ?

Yvonne, même jeu.

Où avez-vous passé la nuit ?

Moulineaux.

Oui, j’entends bien… « où j’ai passé la… » Comment je ne t’ai pas dit ?… hier en te quittant, je ne t’ai pas dit : « je vais chez Bassinet ? » Oh ! il est très malade, Bassinet !…

Yvonne, incrédule.

Ah ! Et vous y avez passé la nuit ?

Moulineaux, avec aplomb.

Voilà… Oh ! tu ne sais pas dans quel état il est, Bassinet.

Yvonne, narquoise.

Vraiment ?

Moulineaux.

Aussi j’ai dû le veiller.

Yvonne, même jeu.

En habit noir ?

Moulineaux, pataugeant.

En habit noir, parfaitement !… c’est-à-dire, non… Je vais t’expliquer ! Bassinet… hum ! Bassinet est si malade, n’est-ce pas… que la moindre émotion le tuerait ! alors, pour lui cacher la situation… on a organisé une petite soirée chez lui… avec beaucoup de médecins… Une consultation en habit noir et l’on a dansé… toujours pour lui cacher la… Alors, tout en dansant, n’est-ce pas… sans avoir l’air de rien.

Dansant et chantant sur l’air du Petit vin de Bordeaux.

Oui, c’est le petit choléra
Ah ! ah ! ah ! ah !
Il n’en réchappera pas,
Ah ! ah ! ah ! ah !

Bis.

Ça a été d’un gai !… Avec les malades il faut souvent user de subterfuges !

Yvonne.

C’est très ingénieux ; ainsi il est perdu ?

Moulineaux, avec conviction.

Oh ! perdu ! il ne s’en relèvera pas !



Scène VI

Les Mêmes, ÉTIENNE, BASSINET.
Étienne, annonçant.

M. Bassinet.

Bassinet, entrant, no 2.

Bonjour, docteur…

Moulineaux.

Lui ! que le diable l’emporte ! (Courant à Bassinet, vivement et bas.) Chut ! Taisez-vous, vous êtes malade !…

Bassinet, ahuri.

Qui ! moi, jamais de la vie…

Il vient au 3.
Yvonne, insidieuse.

Et vous allez bien, monsieur Bassinet ?

Bassinet, bon enfant.

Mais comme vous voyez.

Moulineaux, vivement.

Oui, comme tu vois, très mal, il va très mal… (Bas.) Allez-vous vous taire, je vous dis que vous êtes malade…

Yvonne.

Pourquoi voulez-vous que M. Bassinet soit malade puisqu’il vous dit !…

Moulineaux.

Est-ce qu’il sait… Il n’est pas médecin. Je te dis qu’il est perdu !

Bassinet, tressautant.

Je suis perdu, moi !

Moulineaux.

Mais oui… seulement on a voulu vous cacher la situation… (À part.) Ma foi, tant pis, il en crèvera s’il veut !

Il remonte.
Bassinet.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il dit !…

Yvonne, avec intention.

Hélas ! c’est même pour cela que mon mari a passé la nuit auprès de vous.

Moulineaux, à part.

Là ! v’lan ! aïe donc !

Bassinet.

Il a passé la nuit auprès de moi, lui ?

Moulineaux.

Mais oui ! Vous ne vous en êtes pas aperçu ? (À Yvonne.) Laisse-le donc, tu vois bien qu’il a le délire ! (Bas à Bassinet, marchant sur lui.) Mais taisez-vous donc ! vous ne sentez donc pas que vous faites des impairs ?

Il remonte et vient au 1.
Bassinet, à part.

Décidément, c’est lui qui est malade, le docteur !

Yvonne, passe au 2.

Allons, monsieur Bassinet, soignez-vous bien. C’est égal ! vous avez bien bonne mine pour un homme à l’agonie… Il est vrai qu’elle dure depuis si longtemps !

Moulineaux, no 1.

Oui, c’est… c’est une agonie chronique…

Yvonne.

Ce sont les moins mortelles… (À part.) C’est clair ! il me trompe !… Ah ! je dirai tout à ma mère !

Elle rentre dans ses appartements.

Scène VII

MOULINEAUX, BASSINET.
Moulineaux.[1]

Ah çà ! vous ne voyez donc pas que vous faites bourde sur bourde depuis un quart d’heure ? Ah ! vous n’avez pas l’art de comprendre à demi-mot, vous !

Bassinet, effaré.

Comprendre, quoi ?

Moulineaux.

La situation !

Bassinet.

Quelle situation !

Moulineaux.

Si je vous mettais à l’agonie, c’est que j’avais mes raisons… Vous pouviez bien y rester !

Bassinet.

Permettez !

Moulineaux.

Quel besoin aviez-vous de venir patauger ?…

Bassinet.

Hein ! quoi ?

Moulineaux.

Vous ne pouviez pas avoir le tact de ne pas venir ?…

Bassinet.

Comment vouliez-vous que je devine ?

Moulineaux, se montant.

Dam, un lendemain de bal de l’Opéra, on ne va pas chez les gens quand ils vous ont pris comme prétexte !

Bassinet.

Ah ! si vous m’aviez dit…

Moulineaux, même jeu.

Ah ! il faut toujours vous mettre les points sur les I, à vous !

Bassinet.

Ah ! bien, c’est assez naturel.

Moulineaux, brusquement.

Enfin, qu’est-ce que vous voulez ?

Bassinet.

Eh bien ! voilà ce que je voulais. (Bon enfant.) Moi, vous savez, je ne viens que lorsqu’il y a un service à rendre.

Moulineaux, se radoucissant.

Ah bien, ça… ça rachète… Si c’est pour un service ?

Bassinet, bon enfant.

À me rendre, parfaitement !

Moulineaux, il passe au 2.

Ah ! c’est pour… (À part.) Aussi le contraire m’eût étonné ! (Haut.) je vous demande pardon… mais je suis un peu fatigué… J’ai dormi sur la banquette…

Il s’assied no 2.
Bassinet, minaudant.

Oh ! ça ne fait rien.

Il s’assied no 1.
Moulineaux.

Je vous remercie… Mais j’attends ma belle-mère, qui arrive aujourd’hui à Paris et alors vous comprenez…

Bassinet.

Oui !… Eh bien ! voilà ce que c’est.

Il s’assied à gauche.
Moulineaux, à part.

Crampon, va ! (Haut.) Je vous demande pardon.

Il sonne.



Scène VIII

Les Mêmes, ÉTIENNE.
Étienne, au fond.

Monsieur a sonné ?

Moulineaux, bas à Étienne.

Oui, je vous en prie, débarrassez-moi de ce monsieur ! Dans cinq minutes sonnez, apportez-moi une carte de visite, n’importe laquelle… et dites que c’est une personne qui demande à me parler… ça le fera partir.

Étienne.

Compris ! Le remède contre les raseurs !

Il sort.
Bassinet.

Vous savez qu’il y a un an, à la suite de mon héritage ?…

Moulineaux.

Votre héritage ?

Bassinet, se levant.

Oui, le montant de mon oncle, que j’ai réalisé… J’ai acheté une maison à Paris, 70, rue de Milan… Or, mes appartements ne se louent pas… (Il se lève.) Alors je suis venu… comme vous voyez pas mal de clients… Pour vous demander de tâcher de m’en faire louer quelques-uns…

Il lui donne des cartes-prospectus.
Moulineaux, furieux. Il passe au 1.

Hein ! et c’est pour cela que vous me poursuivez jusqu’ici ?

Bassinet, il passe au 2.

Attendez donc !… ne vous fâchez pas !… vous n’aurez rien à y perdre !… Mes appartements sont très malsains. J’entretiendrai votre clientèle !

Moulineaux, éclatant.

Eh ! allez au diable !… Si vous croyez que je vais recommander vos appartements malsains !…

Il passe.
Bassinet, vivement.

Pas tous !… Ainsi, j’ai un petit entresol, tout meublé. Une occasion !… C’était une couturière qui l’habitait. Elle a délogé sans payer !… C’est même une histoire assez drôle ! Figurez-vous que la couturière…

Moulineaux.

Eh ! je m’en moque de votre histoire, de votre appartement et de votre couturière. Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse de votre couturière ?

Bassinet.

Permettez, ce n’est pas de la couturière…

Moulineaux.

Eh ! je sais bien, mais vous auriez pu choisir un autre moment pour m’en parler. Quand je pense que pendant ce temps ma femme, ma pauvre femme…

Il remonte à gauche.
Bassinet, amer.

Ah ! c’est vrai ! Vous êtes marié vous ! Moi, hélas ! j’ai perdu ma femme.

Moulineaux, distrait.

Allons ! tant mieux, tant mieux !

Il est presque au fond, vis-à-vis la porte par laquelle est sortie Yvonne.
Bassinet.

Comment tant mieux ?

Moulineaux, se reprenant.

Je veux dire : tant pis, tant pis !

Il redescend à droite.
Bassinet, amer.

Vous ne le croiriez pas.. ce que c’est que la vie… Elle m’a été enlevée dans l’espace de cinq minutes !

Moulineaux, ennuyé.

Enlevée ? Par une attaque d’apoplexie ?

Bassinet.

Non ! par un militaire… Je l’avais laissée sur un banc aux Tuileries… Je lui avais dit : attends-moi, je vais jusque chez le marchand de tabac pour allumer un cigare. Je ne l’ai jamais retrouvée ! (On sonne.) On a sonné !

Moulineaux, à part.

C’est Étienne.

Il remonte.
Étienne.

Monsieur, c’est un monsieur qui demande à vous parler. Voici sa carte.

Moulineaux, échangeant un sourire d’intelligence avec Étienne.

Voyons… ah ! parfaitement… (À Bassinet.) Je vous demande pardon, monsieur Bassinet, c’est un raseur, mais je ne peux faire autrement que de le recevoir.

Bassinet.

Un raseur !… Ah ! je connais ça, faites-le entrer !… (S’asseyant à droite.) Je vais rester là, ça le fera partir.

Moulineaux, à part.

Hein ? Comment, il va rester là ! quelle colle ! (Haut.) C’est qu’il veut me parler en particulier…

Bassinet.

Ah ! c’est autre chose… Qu’est-ce que c’est que ce raseur ?… (Prenant la carte des mains de Moulineaux.) Chevassus !… Ah ! c’est Chevassus, je le connais très bien ! Je serai enchanté de lui serrer la main… Je m’en irai après.

Moulineaux, interloqué.

Hein !… Non vous ne pouvez pas… Ca n’est pas lui, c’est… son père.

Bassinet.

Il n’en a jamais eu.

Moulineaux.

Alors c’est son oncle, et il désire ne pas être vu. Allez ! allez !…

Il le fait lever.
Bassinet.

Ah ! très bien (Il fait mine de sortir au fond, puis, arrivé à la porte, il se dérobe, et se dirige vers la porte de droite deuxième plan.) Dites donc, je vais attendre dans la pièce à côté.

Il sort.
Moulineaux.

Comment ! il ne s’en ira pas ! Ah ! ma foi, tant pis, je l’y ferai droguer toute la journée !

Bassinet, reparaissant à la porte.

Au fait ! une idée… S’il vous embête, votre raseur, j’ai un moyen de vous en débarrasser… Je sonnerai, je vous ferai passer ma carte et vous direz que c’est un raseur que vous êtes obligé de recevoir !…

Moulineaux, Oui, oui, c’est bon, allez ! allez ! Si vous êtes fatigué, dormez, il y a une chaise longue.

Bassinet sort.

Scène IX

MOULINEAUX, ÉTIENNE.
Moulineaux, no 2.

Ouf !… eh bien, ça n’est pas sans peine !

Il se laisse tomber dans le fauteuil.
Étienne, no 1.

Et dire que monsieur est médecin et qu’il ne profite pas de son privilège pour se débarrasser des gêneurs !

Moulineaux.

Je croyais qu’il ne s’en irait pas.

Étienne.

À la place de monsieur, je le soignerais par les stupéfiants.

Moulineaux.

Ah ! non, c’est trop d’émotions depuis ce matin, je suis moulu, brisé. Je vais essayer de dormir pendant une heure (Il s’étend sur la chaise longue.) Veillez à ce qu’on ne me dérange pas.

Étienne, il remonte.

Bien monsieur.

Moulineaux, fermant les yeux.

Ah ! c’est bon… Je sens que je ne tarderai pas…

Étienne, au moment de sortir.

Faudra-t-il réveiller monsieur ?

Moulineaux, les yeux clos.

Oui, demain… ou après-demain… et pas si je dors.

Étienne.

Bon ! alors, à ces jours-ci, monsieur ! Bonsoir monsieur !

Moulineaux.

Bonsoir…

Sortie d’Étienne.

Scène X

MOULINEAUX, puis MADAME AIGREVILLE et YVONNE.
Une pause pendant laquelle Moulineaux s’endort. Au bout d’un instant, on sonne. Bruit de coulisse.
Madame Aigreville, dans la coulisse.

Ma fille ! mon gendre ! je veux les voir.

Étienne, entrant comme une bombe.

Monsieur, c’est madame votre belle-mère !… (Il gagne l’appartement d’Yvonne, parlant à Yvonne dans la coulisse) Madame, c’est madame Aigreville !

Madame Aigreville, faisant irruption par le fond, un sac de nuit à la main, qu’elle pose au fond.

Ah ! mes enfants, mes enfants !

Au milieu.
Yvonne, sortant deuxième plan gauche.

Maman, maman !

Moulineaux, réveillé en sursaut, no 3.

Hein ! qu’est-ce que c’est… une trombe ? (Ahuri.) Ma belle-mère !

Madame Aigreville, no 2.

Moi-même.

Moulineaux.

Ah ! que c’est bête de vous réveiller comme ça !

Madame Aigreville, embrassant Yvonne.

Ma fille… Mon gendre… Eh bien ! vous ne m’embrassez pas ?

Moulineaux.

Comment donc… j’allais vous le demander ; mais vous comprenez, la surprise, l’ahurissement quand on s’est endormi sans belle-mère… et qu’on en trouve une à son réveil !… il y a toujours un moment… Embrassez-moi, belle-maman… (Madame Aigreville lui passe ses bras autour du cou.) Oh ! mais ne me secouez pas trop… parce que quand on vient de dormir…

Madame Aigreville.

Vous venez de dormir ?

Moulineaux.

À peine…

Madame Aigreville.

Ca se voit… vous avez la figure d’un homme qui a trop dormi !…

Moulineaux.

Allons donc ?… Eh ! bien vrai, vous êtes physionomiste.

Madame Aigreville, éclatant en sanglots.

Ah ! mes enfants… mes enfants… que je suis heureuse de vous revoir.

Moulineaux.

Eh bien ! qu’est-ce qui vous prend ! (À part.) Elle a le retour mouillé, belle-maman !

Yvonne.

Ne pleure pas, maman.

Madame Aigreville, sanglotant.

Je ne pleure pas…

Moulineaux, à part.

Non, merci ! Elle pleut !

Madame Aigreville.

C’est l’émotion de vous revoir !… Ce cher Moulineaux, il a maigri, il a maigri… (À Yvonne.) Il est vrai que de ton côté, au contraire… Ah ! Moulineaux, le mariage a du bon !… Pourquoi êtes-vous en habit noir, vous allez à un enterrement ?

Moulineaux, vivement.

Oui ! c’est… c’est pour vous…

Madame Aigreville.

Hein !

Moulineaux, se reprenant.

Pour vous faire honneur !

Yvonne.

C’est-à-dire que monsieur a veillé un de ses malades… un malade qui a une agonie chronique !

Moulineaux, se reprenant.

Voilà !

Madame Aigreville.

Vous êtes donc médecin de nuit, vous ?

Moulineaux.

Non… mais quand il y a des bals… (Se reprenant.) des balades… un médecin se doit à ses balades !…

Madame Aigreville.

Vous êtes enrhumé…

Moulineaux.

Un peu… oui…

Madame Aigreville.

Yvonne, tu ne fais pas de tisanes à ton mari ?

Yvonne, sèchement :

Mon mari n’a qu’à se faire soigner chez ses malades… dans ses consultations chorégraphiques !

Madame Aigreville.

Oh ! mais que tu es donc âcre avec ton mari !

Elle prononce câcre.
Moulineaux, vivement.

N’est-ce pas qu’elle est câcre ! horriblement câcre !

Madame Aigreville.

Est-ce qu’il y aurait de la brouille ?

Moulineaux.

Non, mais il a des gens qui se lèvent mal !

Yvonne.

Et d’autres qui ne se lèvent pas du tout !…

Moulineaux, au public.

C’est pour moi, ça. Attrape !

Madame Aigreville.

Là, là, calmez-vous ! Ah ! pour empêcher la discorde entre époux, il n’y a qu’une belle-mère…

Moulineaux, à part.

Oui, c’est un dérivatif.



Scène XI

Les Mêmes, ÉTIENNE.
Étienne, avec une carte, deuxième porte droite.

Monsieur, voici une carte que le Monsieur de tout à l’heure me prie de vous remettre.

Moulineaux.

Vous permettez. (Regardant la carte.) De Bassinet ! Ah ! non, par exemple. Répondez que j’en ai pour un mois… Ah ! il n’a qu’à être malade, celui-là, je le soignerai.

Madame Aigreville.

Qu’est-ce que c’est ?

Moulineaux.

Rien ! mon barbier, un raseur. (À Étienne.) Ah ! Étienne, entrez chez moi, vous trouverez ma robe de chambre, vous la prendrez et vous l’apporterez.

Étienne, étonné, descend au 4.

Vous dites ?

Moulineaux, répétant.

Vous la prendrez et vous l’apporterez.

Étienne.

Ah ! Monsieur est bien bon, je remercie bien Monsieur.

Il sort, premier plan droite.
Moulineaux, qui ne comprend pas.

Je ne vois pas en quoi je suis si bon de lui demander ma robe de chambre.


Scène XII

Les Mêmes, BASSINET.
Bassinet, sortant de droite, deuxième plan.

Dites donc, vous savez que je suis là ?

Moulineaux, le repoussant dans sa chambre.

Lui, encore !… oh ! oh ! oui… là, rentrez… rentrez…

Madame Aigreville, étonnée.

Qu’est-ce que c’est que celui-là ?

Moulineaux.

Rien ! c’est un malade !

Yvonne, railleuse.

Allons donc !

Madame Aigreville.

Pourquoi le chassez-vous ?

Moulineaux, avec aplomb.

Il a une maladie contagieuse.

Madame Aigreville.

Vraiment ?

Moulineaux.

Oh ! Tout ce qu’il y a de plus contagieux et une fois qu’on l’a, on ne peut plus s’en débarrasser…

Yvonne, ironique.

C’est pourtant un malade bien complaisant !

Moulineaux.

Encore une pierre dans mon jardin !

Madame Aigreville.

Décidément il y a quelque chose ! Il faut que j’interroge Yvonne. (À Moulineaux.) Mon cher Moulineaux… laissez-moi avec ma fille. J’ai à lui parler.

Moulineaux.

Oh ! avec plaisir !… Quand ma femme est de cette humeur-là…

Il sort par la droite, premier plan.

Scène XIII

MADAME AIGREVILLE, YVONNE.
Madame Aigreville, l’attirant sur les chaises à gauche.

Ah çà ! qu’est ce que tu as contre ton mari ?

Elles s’asseyent.
Yvonne, éclatant en sanglots.

Oh ! maman ! maman ! Je suis bien malheureuse !

Madame Aigreville.

Ah ! mon Dieu ! quoi donc ?

Yvonne.

Mon mari a passé la nuit dehors.

Madame Aigreville.

Vraiment, et quand ça ?

Yvonne.

Cette nuit ! cette nuit même ! (Se levant.) Et peut-être beaucoup d’autres nuits, sans que je m’en aperçoive.

Madame Aigreville.

Comment ! sans que tu t’en aperçoives ?… il me semble que ça se voit… surtout la nuit…

Yvonne.

Comment ?

Madame Aigreville.

Dam ! Où est votre chambre ?

Yvonne.

Laquelle ! la mienne ?

Madame Aigreville.

La tienne, la sienne ! enfin la vôtre.

Yvonne, passe au 2.

Moi je suis là,… et mon mari, là !

Madame Aigreville.

Hein ! comment, toi là,… et ton mari… Au bout de six mois !

Yvonne.

Oh ! c’est comme cela depuis longtemps !

Madame Aigreville, vivement.

Mais, c’est un tort ! un très grand tort ! Vois-tu, la chambre commune, c’est la sauvegarde de la fidélité conjugale !

Yvonne.

Oui ?

Madame Aigreville.

C’est même ce qui fait la force des unions libres, ça ! Mais, ma chère enfant, c’est élémentaire, c’est mathématique !


Scène XIV

Les Mêmes, BASSINET.
Bassinet, entre et vient au 2.

Pardon, madame…

Madame Aigreville, elle se réfugie derrière les chaises de gauche.

Ah ! mon Dieu… le contagieux ! Voulez-vous bien rentrer !

Bassinet, à Yvonne.

J’aurais voulu parler à M. Moulineaux.

Yvonne.

Pour vous entendre encore avec lui, sans doute. Un joli métier que vous faites là, monsieur !

Bassinet, ahuri.

Hein ! moi, mais je…

Il fait un pas vers madame Aigreville.
Madame Aigreville, très effrayée et fuyant Bassinet.

Oui… oui… allez, allez… allez vous coucher !…

Bassinet, avançant vers elle.

Comment ! que j’aille me coucher ?

Madame Aigreville, tournant autour des chaises, pour se dérober à Bassinet.

Oui, quand on est malade, on se couche ; allez, allez vous coucher !…

Bassinet, au public.

Ils ont quelque chose dans cette maison !… (Tâchant de se rapprocher de madame Aigreville.) Alors vous direz à Moulineaux…

Madame Aigreville, effrayée, l’éloignant du geste.

Oui… c’est bon… je dirai… je dirai…

Bassinet, riant en dedans.

Je vous remercie. Voulez-vous me permettre de vous baiser la main ?

Madame Aigreville.

Non… non… du tout !… (À part.) Eh bien ! voyez-vous ça ! (Haut.) Allez, bonsoir !

Bassinet.

Bonsoir !

Il rentre à droite deuxième plan.

Scène XV

MADAME AIGREVILLE, YVONNE.
Madame Aigreville, redescendant,

Il est ennuyeux, mon gendre. Il devrait laisser ses malades chez eux !… Alors, tu disais que ton mari a passé la nuit dehors ?…

Yvonne.

Tout ce qu’il y a de plus dehors, maman… Ah ! que je suis malheureuse !

Madame Aigreville.

Ne pleure pas. Explique-moi d’abord Moulineaux a découché. Pour qui ?

Yvonne.

Pour qui ?…

Madame Aigreville.

Dame ! oui ! un mari ne découche pas pour passer la nuit à la belle étoile. As-tu surpris quelque chose ?…

Yvonne, tirant un gant de femme de son corsage.

Je ne sais rien. Seulement hier, j’ai trouvé ce gant dans la poche de son habit…

Madame Aigreville.

Un gant de femme !… c’est un indice !… Et dans ses papiers… ?

Yvonne, ingénue.

Oh ! je n’y ai pas regardé !

Madame Aigreville.

Pas regardé ?… Mais, mon enfant, il n’y a pas d’autre moyen pour savoir ce qu’il y a dedans, toutes les femmes le font.

Moulineaux sort de sa chambre.

Scène XVI

MOULINEAUX, MADAME AIGREVILLE.
Madame Aigreville.

Ton mari !… Laisse-moi faire.

Yvonne sort.
Moulineaux, à part.

Allons ! j’espère que tout est au mieux, belle-maman lui aura fait entendre raison.

Madame Aigreville.

Moulineaux !

Moulineaux, très aimable.

Mère de ma femme !

Madame Aigreville.

Je n’irai pas par quatre chemins. Connaissez-vous ce gant ?

Moulineaux.

Si je… ah bien ! ce que je l’ai cherché celui-là !

Il veut le prendre.
Madame Aigreville, lui donnant un coup sur la main avec le gant.

Pas touche ! à qui est-il ce gant ?

Moulineaux.

Hein… je… à qui ? (Avec aplomb.) À moi !

Madame Aigreville.

À vous ? de cette taille-là ?…

Moulineaux.

Euh !… c’est pour rapetisser la main, vous savez, en ramenant le pouce et en allongeant les doigts, comme ça, tenez !…

Madame Aigreville, haussant les épaules.

Allons donc ! c’est un gant de femme.

Moulineaux, avec aplomb.

Ça a l’air… parce qu’il a été mouillé. Il a plu dessus, alors il a rétréci.

Madame Aigreville, déployant le gant dans toute sa longueur.

Et la longueur ?

Moulineaux

Précisément, il a rétréci et allongé… C’est l’eau ! il a gagné en longueur ce qu’il a perdu en largeur, ça fait toujours cet effet-là. Ainsi vous, vous seriez mouillée…

Il fait du geste la représentation d’une chose très étroite et très longue.
Madame Aigreville.

Hein ! allons ! Voyons, c’est marqué… six et demi.

Moulineaux, avec aplomb.

Neuf et demi, c’est l’eau qui a retourné le chiffre.

Madame Aigreville.

Moulineaux, vous me prenez pour une bête !

Moulineaux.

Non, pas tant ! pas tant !

Madame Aigreville, se montant

Voulez-vous que je vous dise : vous êtes un mari abominable !… Vous vous conduisez comme un débauché !…

Moulineaux.

Moi ?

Madame Aigreville.

Oui, débauché !… Vous passez les nuits dehors, et l’on trouve des gants de femme dans votre poche !…

Moulineaux.

Puisque c’est l’humidité !

Madame Aigreville, marchant sur lui.

Ah ! Moulineaux, si vous trompiez ma fille… vous savez que vous auriez affaire à moi… !

Moulineaux.

Permettez !

Madame Aigreville, même jeu.

Vous savez que vous êtes marié.

Moulineaux, entre ses dents.

Oh ! elle m’ennuie.

Madame Aigreville.

Par conséquent, vous nous avez juré fidélité.

Moulineaux.

Permettez, pas à vous !

Madame Aigreville, même jeu.

Vous savez que d’après le code, la femme doit suivre son mari ; par conséquent, nous vous suivrons !

Moulineaux.

Oh ! pardon, le code dit : « La femme » mais pas la belle-mère !

Madame Aigreville.

C’est qu’il n’y a pas pensé ! Gendre dénaturé, vous voudriez donc séparer une fille de sa mère ?

Moulineaux, éclatant.

Eh ! allez au diable !

Madame Aigreville, reculant.

Hein !

Moulineaux.

Vous êtes là à m’asticoter !… Après tout… je suis maître de mes actes. Je n’ai de comptes à rendre à personne et vous me rompez la tête !

Madame Aigreville.

Moi, je… oh !

Moulineaux, furieux.

Oui, là, allez vous promener !

Madame Aigreville.

Et l’on dit que ce sont les belles-mères qui commencent ! Ah ! tenez, vous me feriez croire que je suis de trop dans cette maison !…

Elle remonte vers le fond.
Moulineaux, remontant également.

Ah ! il est certain que si vous devez être une cause de discorde…

Madame Aigreville, dramatique.

C’est cela, vous me chassez !… vous me chassez de chez ma fille !

Moulineaux.

Moi !

Madame Aigreville, même jeu.

C’est bien, vous n’aurez pas à me le répéter deux fois !…

Moulineaux, levant les bras sur elle.

Ah ! tenez, je… non… j’aime mieux me retirer. Cette femme-là, elle exaspérerait… le Président de la République !

Il sort par la droite premier plan.

Scène XVII

MADAME AIGREVILLE, se radoucissant après le départ de Moulineaux.

Tous les mêmes !… Exactement mon pauvre mari avec ma sainte mère !… Oh ! mais non !… je ne passerai pas la nuit ici !… dussé-je aller chercher un refuge… à l’hospitalité de nuit.


Scène XVIII

MADAME AIGREVILLE, BASSINET.
Bassinet, sortant de droit, deuxième plan.

On n’a pas idée de faire poser les gens de la sorte !

Madame Aigreville.

En attendant, je vais tâcher de trouver un appartement meublé.

Bassinet, qui a entendu les paroles de madame Aigreville.

Hein ! vous cherchez un appartement ?… J’ai votre affaire !

Madame Aigreville, effrayée.

Le contagieux, encore !

Elle passe vivement à droite de façon à avoir la table entre elle et Bassinet.
Bassinet, à part.

Ça la reprend. (Haut.) J’ai votre affaire… un petit entresol très gentil à louer de suite… tout meublé.

Madame Aigreville.
Vraiment ?
Bassinet.

Oui, à côté, 70, rue de Milan.

Il lui tend une carte, elle fait des manières pour la prendre, Bassinet finit par la lui passer sur le sommet de son chapeau.
Madame Aigreville, avec anxiété.

Et c’est vous qui l’habitiez ?

Bassinet.

Non, c’était une couturière. C’est même une histoire assez drôle. Figurez-vous que la couturière…

Madame Aigreville.

C’est parfait ! savez-vous s’il est sain.

Bassinet.

Mon Dieu ! ça dépend… ! Si c’est pour y loger ?

Madame Aigreville.

Dame !

Bassinet.

Ah ! non, c’est que quelquefois on le loue pour faire ses farces.

Madame Aigreville, scandalisée.

Hein !…

Bassinet, se reprenant.

Oh ! ce n’est pas le cas… Enfin, vous savez, c’est sain… comme tous les appartements. Tant qu’on n’y attrape rien (À part.) Après tout, je ne la connais pas… et c’est la belle-mère de Moulineaux. Entre amis, il faut toujours se rendre service.

Madame Aigreville.

Nous irons visiter aujourd’hui même.

Bassinet.

Oh ! Dieu, si j’arrivais à le caser.


Scène XIX

Les Mêmes, MOULINEAUX.
Moulineaux.

Ah çà ! je ne trouve pas ma robe de chambre et Étienne ne me rapporte rien ?

Madame Aigreville, elle rentre chez Yvonne.

Mon gendre !… je lui cède la place.

Elle sort.
Moulineaux.

Oh ! il paraît qu’elle n’est pas calmée !



Scène XX

MOULINEAUX, BASSINET.
Bassinet, à Moulineaux.

Dites donc, elle vous rase, la grosse !

Moulineaux, apercevant Bassinet.

Vous ! ah ! bien, vous êtes le bienvenu !

Bassinet, no 1.

Tiens, c’est la première fois.

Moulineaux, no 2.

Oui, j’ai réfléchi à ce que vous me demandiez.

Bassinet.

Quoi donc ?…

Moulineaux.

Je loue votre petit entresol.

Bassinet.

Oui ! (À part.) J’aurais dû le mettre à l’enchère.

Moulineaux.

J’en ai justement besoin. Je peux vous dire ça à vous… qui êtes un homme discret… J’ai une liaison. Oh ! platonique encore, avec une femme mariée. Elle a été longtemps une de mes clientes.

Bassinet.

Qu’est-ce qu’elle avait ?

Moulineaux.

Rien. J’ai fini par l’en guérir.

Bassinet.

Et son mari, qu’est-ce qu’il dit de tout ça ?

Moulineaux.

Je n’en sais rien. Je ne le connais pas ! N’importe ! votre entresol est de ?…

Bassinet.

Deux cent cinquante francs.

Moulineaux.

Par an ?… C’est pour rien ! je le prends !

Bassinet.

Eh ! là ! Pardon ! deux cent cinquante francs par mois.

Moulineaux.

Vous m’augmentez déjà ?… Enfin n’importe, c’est entendu, je le prends.

Bassinet.

Quand ?

Moulineaux.

Mais aujourd’hui même.

Bassinet, arrangeant machinalement les revers de l’habit de Moulineaux.

Diable !… c’est qu’il est encore tout sens dessus dessous. Il y a toutes les affaires de la couturière, parce que, je vous l’ai dit, c’est une histoire assez drôle. Figurez-vous que la couturière…

Moulineaux, no 1.

Non, demain l’histoire de la couturière.

Bassinet.

Oui… enfin ce n’est pas arrangé.

Moulineaux.

Ah ! bien je m’en accommoderai comme cela en attendant. Vous le ferez mettre en état après.



Scène XXI

Les Mêmes, ÉTIENNE, SUZANNE.
Étienne, entrant vêtu de la robe de chambre de Moulineaux.

Monsieur ! C’est madame Aubin.

Moulineaux.

Ah ! bon. (À Bassinet.) Eh bien, tenez, passez par là, vous allez préparer le bail (À Étienne.) Ah ! çà dites donc, ne vous gênez pas ! Vous avez ma robe de chambre ?

Étienne, naïf.

Dame ! monsieur m’a dit de la porter, je la porte !

Moulineaux.

Elle est forte celle-là !

Suzanne, entrant vivement.

Bonjour, mon ami !

Moulineaux, il fait signe à Étienne de se retirer.

Ah ! vous voilà, vilaine ! c’est comme ça que vous m’avez fait poser l’Opéra !

Suzanne.

Mon cher, j’ai été désolée. J’avais espéré que mon mari irait de son côté, alors j’aurais été libre. Il ne m’a pas quittée de la soirée.

Moulineaux.

Oui, je m’en suis douté.

Suzanne.

Depuis quelques jours, il m’accompagne partout. Ca lui prend par crise. Tenez, il est en bas en ce moment qui m’attend en voiture. Il voulait monter, je lui ai dit de rester.

Moulineaux.

Vous avez bien fait. Je ne me soucie pas de faire sa connaissance ! (À part.) Ca me donnerait des scrupules ! (Haut.) Ma chère petite Suzanne…

Il l’attire vers les deux chaises.
Suzanne.

Ah ! Moulineaux, je suis bien coupable d’écouter vos déclarations…

Moulineaux.

Mais non, du tout ! Ne croyez pas ça, ne croyez pas ça.

Suzanne.

Si… si… mais il est trop tard maintenant, n’est-ce pas ?

Moulineaux.

Parfaitement…

Suzanne

Vous savez que c’est la première fois que ça m’arrive…

Ils sont assis tous deux à gauche.
Moulineaux.

Vous me l’avez déjà dit : et cela me cause une joie exquise… Mais écoutez-moi, ici nous ne pouvons pas nous voir facilement Les consultations sont un bon prétexte, mais qui n’est pas éternel… Ceux qui nous entourent finiront par remarquer la fréquence de vos visites… On jasera, et dame ! on finira pas découvrir la vérité. On comprendra qu’il n’y a pas là une cliente et son médecin, mais deux cœurs qui s’aiment, deux âmes d’élite qui prennent leur envolée dans le pays du Tendre !…

Suzanne, bien positive.

Oui, ça éventera la mèche !…

Moulineaux.

Autrement dit, voilà !… Eh bien ! si vous vouliez, nous pourrions nous voir… aujourd’hui même, sur un terrain neutre.

Suzanne, avec une moue.

Un terrain ?… J’aimerais mieux un petit appartement… Comme dans les romans de M. Bourget.

Moulineaux.

Justement… j’ai un petit entresol… 70, rue de Milan. Et là nous pourrions nous voir… aujourd’hui même… Il est tout meublé… à deux pas… la rue qui fait le coin…

Suzanne, hésitant.

Ah ! tenez, je suis tentée… (Brusquement.) Mais, vous savez, en tout bien tout honneur !… l’amour éthéré !…

Moulineaux.

Tout le temps ! tout le temps !

Suzanne.

Parce que, vous savez, je suis fidèle à mon mari !

Moulineaux.

Si vous êtes fidèle à votre mari !… Ah ! mais qui est-ce qui oserait supposer le contraire ?…

Suzanne, se levant et passant au 2.

Alors, c’est entendu, aujourd’hui même, dans une heure, rue de Milan, 70, à l’entresol… Oh ! c’est bien mal… mais vous savez, Moulineaux, c’est la première fois que cela m’arrive !

Moulineaux.

Oui !… oui !… Je sais. (À part.) Elle consent ! non, en amour, quand elles s’y mettent, ce sont les femmes du monde qui font le moins d’embarras !

Suzanne, ils remontent tous deux.

Allons ! je me sauve !


Scène XXII

Les Mêmes, ÉTIENNE, puis AUBIN.
Étienne, il descend à gauche.

Monsieur, c’est M. Aubin.

Suzanne.

Mon mari !…

Moulineaux, il est près de la porte d’entrée ainsi que Suzanne.

Lui ! mais je ne veux pas le voir !…

Aubin entre.
Suzanne.

Toi, mon ami !… je descendais…

Aubin, très dégagé.

Bon, va ! je te rejoins… Un mot à dire au docteur. (Il aperçoit Moulineaux en habit noir, lui jette son paletot entre les bras. — À Moulineaux.) Laissez-nous (À Étienne qui est en robe de chambre. — Lui tendant la main.) Docteur !

Moulineaux, à part, ahuri.

Hein… ah ! bien, elle est bonne !

Suzanne, à Aubin.

Mais, mon ami…

Moulineaux.

Chut, laissez-le, j’aime autant ça !

Il reconduit vivement Suzanne par le fond, puis sort premier plan à droite.

Scène XXIII

AUBIN, ÉTIENNE.
Aubin, descendant, à Étienne.

Puisque j’étais en bas, je me suis dit : je vais monter pour vous consulter. Figurez-vous que depuis quelque temps j’ai des saignements de nez et la circulation du sang qui s’arrête.

Étienne, après un mouvement d’étonnement.

Parfaitement !… Eh bien ! mettez la clé de votre salle à manger.

Aubin.

Vous tenez à la salle à manger ?

Étienne.

Autant que possible, oui, la salle à manger. Prenez-la, mettez-la dans le dos.

Aubin.

La salle à manger !… Bigre !…

Étienne.

Et restez une heure et demie le nez et la bouche plongés, sans les retirer, dans votre cuvette remplie d’eau.

Aubin.

Hein ?… eh bien ! et respirer !…

Étienne.

Oh ! respirez !… pourvu que vous restiez le nez et la bouche dans l’eau ! Voilà tout ; et ça guérit… radicalement.

Aubin.

Eh bien ! j’aime mieux autre chose ! Tenez, regardez ma langue… qu’en pensez-vous ?

Il s’assied à gauche (no 2.)
Étienne, s’asseyant à côté de lui (no 1.)

Peuh ! la mienne est plus longue.

Il tire la langue.
Aubin.

Hein !

Étienne.

Et puis la vôtre est ronde et la mienne est pointue.

Il tire de nouveau la langue.
Aubin.

Ah ! çà, docteur !…

Étienne.

Je ne suis pas le docteur.

Aubin, se levant.

Pas docteur !

Étienne, se levant également.

Mais c’est tout comme !… je suis son domestique.

Aubin.

Un domestique !… et vous conversez avec moi ?…

Étienne.

Oh ! je ne suis pas fier !… et puis je n’ai rien à faire.

Aubin.

Mais alors, à qui ai-je donné mon paletot ?

Il remonte vers le fond.

Scène XXIV

Les Mêmes, MOULINEAUX, BASSINET.
Moulineaux, sortant de droite, premier plan ; il est en redingote.

Allons, je suis prêt.

Bassinet, qui est sorti presque en même temps, deuxième plan droite.

Voici votre bail…

Il lui remet le bail.
Moulineaux[2].

Merci…, mon ami.

Bassinet.

À propos, je ne vous ai toujours pas conté l’histoire. Figurez-vous que la couturière…

Moulineaux, se dérobant.

Oui, plus tard,… plus tard ; maintenant, tout à la joie, je file.

Il remonte vivement.
Aubin, à Moulineaux, l’arrêtant au passage.

Pardon, docteur !

Moulineaux, à part et vivement.

Allons, bon ! l’autre, à présent ! (Haut.) Je ne suis pas le docteur !…

Il sort.
Aubin.

Ah ! c’est un malade !… pardon… (Voyant Bassinet et allant à lui.) Alors, voilà le docteur ! (Haut, à Bassinet.) Monsieur, je suis resté pour vous faire mes excuses.

Bassinet, qui est en train de lisser son chapeau, ne comprenant pas, se retourne pour voir à qui s’adresse l’apostrophe d’Aubin, puis, voyant que c’est à lui.

Vos excuses ?

Aubin.

Oui, à cause du paletot.

Bassinet, qui ne comprend pas.

Du paletot, oui !… il n’y a pas de quoi ! (Revenant à son idée fixe.) Tenez ! permettez-moi de vous en raconter une bien bonne ; figurez-vous que j’avais pour locataire une couturière…

Aubin, qui a été accompagné malgré lui, jusqu’au bout, par Bassinet.

Oui, parfaitement !… mais je vous demande pardon… J’ai bien l’honneur…

Il sort par le fond.
Bassinet, ahuri.

Il s’en va aussi. (Apercevant Étienne qui est resté là et le regarde avec un sourire bête.) Ah ! le domestique ! (À Étienne.) Je vais vous en raconter une bien bonne.

Étienne, redevenant sérieux.

C’est que j’ai là, à l’office…

Bassinet, sans l’écouter, le faisant asseoir à côté de lui, à gauche[3].

Oui… eh bien ! Figurez-vous que la couturière avait pour protecteur… (Profitant d’un moment où Bassinet, se complaisant dans son récit, ne le regarde pas, Étienne s’esquive à pas de loup par le fond. Ahurissement de Bassinet en se trouvant seul… Scène muette, pendant laquelle il cherche où a pu passer Étienne, il remonte ainsi jusqu’au fond, puis redescendant.) Il est parti ! (Au public.) Au fait, ce ne sera pas long. Figurez-vous que la couturière… avait pour protecteur…

À ce mot, l’orchestre lui coupe la parole, Bassinet essaye de le dominer, en continuant de parler… Enfin le rideau lui tombe sur le nez.


Rideau.


  1. Moulineaux 1, Bassinet 2.
  2. É. 1 — A. 2 — B. 3 — M. 4.
  3. É. 1 — B. 2.