Théorie de la grande guerre/Livre III/Chapitre 17

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 97-98).

CHAPITRE XVII.

du caractère des guerres modernes.


Dans la stratégie plus encore que dans la tactique, on ne saurait aujourd’hui prendre une décision ou former un projet, sans tenir compte du caractère que la guerre a revêtu dans les derniers temps.

Sous l’énergique direction de Bonaparte, les Français, foulant aux pieds les anciens procédés de guerre, se sont portés à la conquête de l’Europe avec un bonheur inouï et une impétuosité jusque-là sans exemple. Renversant tout sur leur passage, ils ont, et parfois même du premier choc, ébranlé les plus puissants États dans leurs bases.

La résistance ininterrompue que les Espagnols ont opposée à l’invasion a révélé ce que les armements nationaux et les procédés insurrectionnels peuvent réaliser dans leur application générale, alors qu’ils produisent si peu d’effet quand on y a isolément recours.

La campagne de 1812, en Russie, a mis en évidence ce que raisonnablement on eût dû tout d’abord prévoir : que la conquête d’un empire de vastes dimensions est irréalisable, que la vraisemblance du succès ne décroît pas d’ailleurs toujours pour la défense, en raison des batailles qu’elle perd et des villes et provinces qui lui sont enlevées, et qu’enfin c’est souvent au cœur même du pays envahi que le défenseur devient le plus fort et peut à son tour prendre la plus vigoureuse offensive, alors que son adversaire, à bout de forces et d’élan, a atteint le point extrême de pénétration qu’il ne peut plus désormais dépasser.

Par l’emploi qu’elle en a fait en 1813, la Prusse a montré qu’au moyen des milices on peut sextupler la force de l’armée, et que ces troupes auxiliaires ne se prêtent pas moins à l’offensive qu’à la défensive.

Chacun sait en un mot, aujourd’hui, que la participation à la guerre de toutes les forces vives d’une nation en augmente prodigieusement la puissance. On ne saurait donc douter que quel que soit d’ailleurs le mobile, soif de conquête ou nécessité de se défendre, qui les porte à la guerre, tous les gouvernements sans exception y auront recours à l’avenir.

Or on conçoit que des guerres dans lesquelles la totalité des forces nationales réciproques entrera ainsi en jeu ne pourront être conduites que par de tous autres principes que les anciennes guerres, où tout n’était calculé qu’en raison des rapports existants entre les armées permanentes, comme cela se pratique encore aujourd’hui pour les flottes dans les luttes maritimes.