Théorie de la grande guerre/Livre IV/Chapitre 3

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 111-116).

CHAPITRE III.

du combat en général.


Le combat est l’action guerrière par excellence ; rien ne se doit produire à la guerre qu’en vue du combat, tout y doit tendre, s’y rapporter et y concourir.

Il importe donc d’en examiner attentivement la nature.

Le combat est la lutte de deux forces armées. Dans cette lutte chacun des adversaires cherche à renverser l’autre ou à le détruire.

Telle est la notion simple du combat. Nous y reviendrons, mais il nous faut, tout d’abord, procéder à l’examen d’une série d’idées secondaires qui se rattachent au concept et le compliquent.

Si, à la guerre, les belligérants n’avaient à tenir compte et à se préoccuper exclusivement que des rapports existants entre les forces armées opposées, il serait naturel de se représenter l’action militaire comme se poursuivant en un seul grand acte vers un but unique, ainsi d’ailleurs que cela a lieu dans les luttes des nations sauvages qui n’ont entre elles que des rapports très simples. Chez nous au contraire la guerre se décompose en un nombre infini de combats d’intensité diverse, simultanés ou successifs, et cette dissémination de l’activité générale en tant d’actions isolées a sa source dans la multiplicité des rapports et par conséquent des causes de guerre que, dans l’état de civilisation, la politique, le commerce et les autres intérêts internationaux font naître entre les peuples.

Alors même que le but politique, dernier but de toute guerre entre nations civilisées, serait absolument simple, ce qui ne se présente pas toujours, l’action n’en resterait pas moins liée à une si grande quantité de conditions et de considérations différentes, qu’au lieu de tendre directement en un grand acte continu au résultat cherché, on n’y saurait atteindre qu’indirectement par la combinaison d’une série d’actes isolés de plus ou moins grande intensité et ayant chacun son but particulier.

Nous avons dit que, par la raison qu’elle constitue un emploi de la force armée, une action stratégique comporte toujours implicitement la pensée d’un combat. On en pourrait déduire que le but d’une action stratégique et celui du combat auquel elle conduit sont identiques, et que par conséquent on n’a, au point de vue stratégique, qu’à s’occuper du but particulier par lequel chaque combat concourt au but général. Or il en résulterait aussitôt, contrairement à ce que nous avons érigé en axiome, que l’anéantissement ou la soumission de l’adversaire ne constituerait plus le but, mais seulement le moyen d’arriver au but à atteindre.

Toutefois ce raisonnement que nous évoquons ici pour n’avoir plus à y revenir dans la suite n’est vrai que dans la forme et n’a qu’une valeur spéculative.

On ne saurait, en effet, soumettre l’adversaire qu’en détruisant ses forces, que ce soit par le fer et le feu ou de toute autre manière, en tout ou en partie, mais à un degré tel qu’il ne puisse ou ne veuille plus continuer la lutte. On peut donc, aussi longtemps que l’on fait abstraction de leurs buts particuliers, considérer l’anéantissement total ou partiel de l’adversaire comme le but de tous les combats.

Bien plus, nous soutenons que dans la majorité des cas et principalement dans les grands engagements, le but particulier de chaque combat n’a jamais qu’une importance accessoire, suffisante il est vrai pour individualiser le combat, mais infiniment inférieure à celle du but général, si bien que l’obtention du but particulier ne constitue jamais que la partie de beaucoup la moins importante du résultat général à obtenir. Si cette affirmation est exacte, il faut en conclure que la conception par laquelle, le but de chaque combat étant différent, l’anéantissement des forces armées de l’ennemi ne constitue pas ce but mais seulement le moyen d’y parvenir, bien que vraie dans la forme, conduirait infailliblement à de fausses conclusions si l’on venait à perdre de vue que le but général n’étant que fort peu modifié par le but particulier, l’anéantissement de l’ennemi, par le fait qu’il constitue le premier de ces buts, se retrouve nécessairement toujours dans le second.

C’est en raison de cet oubli que dans les guerres qui ont précédé celles de la Révolution et de l’Empire français, on a vu se manifester les tendances les plus fausses et des fragments de systèmes dans lesquels on se figurait d’autant plus grandir l’art militaire, qu’on privait davantage la guerre de l’usage de l’unique instrument qui lui soit propre, l’anéantissement des forces de l’ennemi.

Il va de soi que, pour donner créance à ces rêveries théoriques, il a fallu recourir aux plus fausses hypothèses, et substituer à l’acte de destruction des agents d’une efficacité absolument imaginaire. Nous ne pourrons signaler et combattre ces erreurs qu’au fur et à mesure que nous en trouverons l’occasion, mais nous croyons devoir, dès le début, indiquer au lecteur le côté spécieux que présente la question.

Pénétrant maintenant au cœur du sujet, nous allons démontrer que, dans les cas les plus nombreux et les plus importants, la destruction directe des forces armées de l’ennemi est l’objet principal. Il nous faut donc, tout d’abord, combattre cette idée extrêmement subtile, en raison de laquelle certains théoriciens prétendent qu’il est possible, en ne recherchant directement qu’une destruction restreinte des forces de l’ennemi, d’arriver par d’adroites combinaisons à son épuisement indirect complet, ou, en d’autres termes, qu’au moyen de petits coups habilement portés, on exerce une telle influence sur sa volonté qu’on l’amène ainsi plus promptement à se soumettre. Sans doute un combat a plus de valeur sur un point que sur un autre, sans doute il importe de combiner habilement les combats entre eux, et c’est en cela que consiste l’art du stratège, mais nous soutenons néanmoins que la destruction directe des forces armées de l’adversaire doit primer partout et passer avant toute autre considération.

Nous devons rappeler cependant, que nous ne raisonnons ici exclusivement qu’au point de vue stratégique, et que par conséquent nous n’entendons pas parler des moyens dont dispose la tactique pour détruire les forces armées de l’ennemi pendant le combat, mais que sous l’expression de destruction directe, nous comprenons l’ensemble des résultats tactiques réalisés par le combat dans son entier. Notre assertion revient donc à dire que de grands résultats tactiques peuvent seuls conduire à de grands résultats stratégiques, ou en d’autres termes, ainsi que nous l’ayons déjà affirmé précédemment, que les résultats tactiques exercent une influence prépondérante sur la direction de la guerre.

La thèse nous paraît facile à soutenir et s’appuie sur les arguments suivants : contre un adversaire immobile, une opération habilement combinée produit nécessairement de beaucoup plus grands effets qu’une action directement exécutée ; mais par contre une opération combinée exige plus de temps qu’une action directe et demande dans ses préparatifs, à ne pas être troublée par une contre-attaque. En effet, si pendant l’exécution d’une opération combinée dirigée contre lui l’adversaire, au lieu de rester immobile, se décide à porter lui-même un coup plus simple et plus rapide, il gagne l’avance et jette le trouble dans l’opération. Dans toute action combinée il faut donc sans cesse tenir compte du danger qu’elle comporte d’être ainsi interrompue et devancée, et par conséquent n’y avoir recours ou n’y persévérer qu’autant qu’on n’a pas à craindre d’être surpris par un contre-mouvement plus promptement exécuté. En d’autres termes, plus l’adversaire se montre ardent et résolu, et plus il convient, renonçant aux combinaisons artificielles étendues, d’entrer dans la voie des mouvements simples et directs, pour y avoir enfin uniquement recours dès que les circonstances, le caractère et la situation de l’ennemi le rendent nécessaire.

Notre pensée n’est donc pas que le choc direct soit le meilleur, mais qu’il faut cependant apporter une extrême circonspection dans l’étendue à donner aux attaques combinées, et que plus on reconnaît d’esprit de résolution et de hardiesse chez l’adversaire, plus il convient de recourir à l’action directe et d’enchérir même sur lui à ce propos.

Si nous recherchons maintenant à quel sentiment déterminant obéit l’esprit dans le choix de l’un ou de l’autre de ces procédés, nous trouvons que généralement la prudence incite aux opérations combinées, tandis que la hardiesse porte à l’action directe. Or bien qu’à la guerre il faille reconnaître la valeur d’une direction à la fois prudente et courageuse, on ne saurait nier que, dans un milieu qui s’appelle le danger, la hardiesse ne soit dans son véritable élément, et que par conséquent, et pour peu qu’elle ne soit pas dépourvue de toute circonspection, on ne saurait donner le pas sur elle à la prudence.

L’expérience appuie notre raisonnement, et lorsqu’on étudie l’histoire avec impartialité on ne se peut défendre de la conviction que de toutes les vertus guerrières l’énergie dans la direction de la guerre ne soit celle qui a toujours le plus contribué à l’honneur et au succès des armes.

On verra par la suite comment, non seulement dans l’ensemble d’une guerre mais encore dans chacun des combats dont elle se compose, il convient d’appliquer le principe qu’il faut avant tout tendre à l’anéantissement des forces armées de l’ennemi, et comment ce principe s’adapte à toutes les formes et à toutes les conditions qu’imposent les rapports dont la guerre est sortie.