Théorie de la grande guerre/Livre IV/Chapitre 9

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 149-156).

CHAPITRE IX.

la bataille générale.


du moment décisif.


Le combat étant l’action guerrière par excellence, la bataille générale ou combat de la généralité des forces constitue le centre d’importance de la guerre. Comme tout autre combat cependant, la bataille générale reste subordonnée au grand ensemble dont elle n’est qu’une partie, reçoit maintes nuances particulières des rapports dans lesquels on l’engage, et peut subsidiairement conduire à maints résultats secondaires ; mais plus que tout autre combat, elle a le caractère essentiel qu’on ne la livre que pour elle-même, c’est-à-dire dans l’intention d’y remporter une victoire effective.

Cela exerce nécessairement une extrême influence sur la portée de la décision ainsi que sur les effets de la victoire que celle-ci comporte, et détermine la valeur que la théorie y doit attacher comme moyen d’arriver au but.

Nous nous trouvons ainsi conduit à ne considérer tout d’abord que la décision dans la bataille générale, et à réserver pour plus tard la recherche des buts particuliers qui s’y peuvent incidemment rattacher et qui ne sauraient d’ailleurs jamais en changer essentiellement le caractère.

Puisqu’on ne livre une bataille générale que pour la victoire effective qu’elle peut produire, il y faut combattre aussi longtemps qu’on conserve l’espoir de vaincre, et n’y renoncer qu’alors seulement qu’en raison de l’épuisement et de l’insuffisance absolue des forces, ce résultat devient irréalisable.

Or à quels indices ce moment peut-il se reconnaître ?

Dans les premiers temps de l’art militaire moderne, alors que la lourdeur de l’ordre artificiel dans lequel on en assemblait les parties constituait toute la force de résistance d’une armée, dès qu’une portion de cet ordre était détruite la décision devenait irrévocable. Dans ces conditions, en effet, une aile enfoncée décidait du sort de tout ce qui restait en ligne.

Plus tard la défense commença à tirer parti des obstacles que présentait la contrée ; mais encore trop lourdes pour se prêter réciproquement appui, les troupes ne pouvaient combattre que dans la plus étroite union avec le terrain sur lequel elles étaient formées, si bien qu’aussitôt que l’ennemi parvenait à s’emparer d’un point important de la position défendue, il fallait en abandonner les autres portions et considérer la bataille comme perdue.

Ces principes qui rendaient solidaires et dépendantes les unes des autres les diverses parties d’une armée et s’opposaient à ce qu’on employât effectivement la totalité des forces disponibles, ont, du moins dans les dernières guerres, perdu une grande partie de leur autorité. On conduit bien encore aujourd’hui les armées au combat dans un ordre déterminé, mais cet ordre rend précisément l’emploi des troupes plus facile et plus indépendant, et si de nos jours les obstacles du terrain servent au renforcement de la défense, ils n’en constituent plus la base unique.

Dans l’esquisse que nous avons donnée de la bataille moderne au chapitre II de ce livre, nous avons cherché à faire voir que l’action destructive ne s’y poursuit que progressivement, et à une allure assez modérée pour qu’on puisse, généralement longtemps d’avance, prévoir quel sera celui des deux adversaires auquel la victoire restera en fin de compte.

S’il en est ainsi, c’est donc, dans une bataille générale plus que dans tout autre combat, du rapport existant entre les réserves encore fraîches de part et d’autre que doit surtout jaillir la résolution de cesser ou de poursuivre la lutte. Ces réserves, en effet, ont seules conservé toute leur valeur morale, et on ne saurait leur comparer ce qui reste debout des troupes déjà engagées dans l’action, et par conséquent déjà moralement et physiquement plus ou moins amoindries par l’acte de destruction.

Dès le début d’une bataille et souvent en raison des dispositions préliminaires, le sort penche habituellement déjà, bien que d’une façon peu sensible, en faveur de l’un des adversaires. Il y a alors manque de discernement de la part du général en chef qui engage ou accepte le combat dans ces conditions défavorables ; mais, dans les circonstances mêmes où il n’en est pas ainsi, il est dans la nature des choses, au contraire de ce qu’affirment maints écrivains fantaisistes, qu’au lieu d’alterner d’un bord à l’autre pour ne s’affirmer qu’en dernière instance, le déplacement de l’équilibre suive une marche progressive, c’est-à-dire qu’à peine perceptible dans le principe, il aille sans cesse en croissant, et devienne à chaque instant plus sensible.

Alors même que longtemps égal de part et d’autre ou que longtemps conservé d’un côté, l’équilibre se porte brusquement de l’autre, ce n’en est pas moins un fait d’expérience qu’à de très rares exceptions près, le général qui doit être vaincu a conscience de son sort bien avant que de se mettre en retraite. Quant aux circonstances inattendues qui, comme des coups de foudre, changent inopinément la face des choses et font tout à coup d’une victoire une défaite, on n’en trouve généralement trace que dans les rapports où l’on cherche à pallier la grandeur d’un insuccès.

Il nous faudrait entrer dans de trop grands développements tactiques pour prouver la nécessité de cette marche naturelle de l’action dans la bataille que nous n’avons d’ailleurs à considérer ici que comme instrument stratégique, c’est-à-dire dans ses résultats ; mais, certain d’avoir l’assentiment des militaires expérimentés et impartiaux, nous prions ceux de nos lecteurs qui n’ont pas encore une suffisante habitude de la guerre de nous croire, à ce propos, sur parole.

On ne saurait cependant, conclure de ce que nous avançons que le général battu prévoit généralement sa défaite longtemps avant que de renoncer à la lutte, que le cas contraire ne se puisse produire. Si dès qu’elle prend une tournure franchement défavorable, on devait considérer une bataille comme définitivement perdue, il faudrait aussitôt renoncer à y sacrifier de nouvelles forces, et par conséquent se mettre promptement en retraite. Il est certain qu’il se présente des circonstances où très longtemps compromise la victoire se prononce en fin de compte en faveur de celui qu’elle paraissait tout d’abord vouloir abandonner. Or bien que ces retours de fortune ne soient pas fréquents, bien même qu’ils soient des plus rares, tant qu’ils se peuvent encore produire, c’est-à-dire tant que l’équilibre des forces n’est qu’ébranlé mais non complètement renversé, c’est sur eux que, dans la mesure de son courage et de la pénétration de son esprit, compte et doit toujours compter le général contre lequel le sort semble se déclarer. Un éclair, une conception de génie, l’exaltation des forces morales, la ténacité et la vertu guerrière des troupes, un heureux hasard enfin, peuvent encore, en effet, tout changer.

Trois indices cependant se réunissent ici pour indiquer au général en chef que le moment est proche où il lui faudra définitivement renoncer à la lutte.

Le premier est la conviction qui se forme dans son esprit, en raison des rapports défavorables qu’il reçoit de ses sous-ordres, les chefs de corps et de division. Ceux-ci, en effet, dirigeant personnellement les combats partiels dans lesquels l’action générale se décompose, voient comment les troupes se comportent, ce qui exerce de l’influence non seulement sur leurs propres dispositions, mais encore, par les messages qu’ils lui transmettent, sur les mesures mêmes que prend le général en chef.

Le second indice, que la progression relativement lente des batailles modernes laisse facilement percevoir, est la rapidité de la diminution des effectifs des troupes engagées dans les combats partiels.

Le troisième enfin est le terrain perdu dans ces divers engagements.

C’est à ces trois indices, comme sur une boussole, que le général en chef reconnaît la marche que suit le bâtiment qu’il cherche à diriger dans la tourmente de la bataille.

Qu’il perde des batteries entières, alors que son adversaire n’en laisse aucune entre ses mains ; que son infanterie partout enfoncée par la cavalerie ou renversée par la mitraille ne fasse que de vains efforts ; que son front de bataille oscille indécis de la droite à la gauche ; que son artillerie ralentisse son feu devant celui de l’ennemi ; que ses bataillons se fondent à vue d’œil parce que sous le prétexte de transporter les blessés, les hommes valides abandonnent eux-mêmes les rangs ; que dans le désordre du combat des corps entiers soient coupés et faits prisonniers ; que sa retraite enfin commence à être menacée ; à tous ces signes le général reconnaît qu’il marche à la défaite. Plus cette situation se prolonge, et plus elle devient grave, jusqu’à ce que tout revirement devenant désormais impossible, il faille définitivement renoncer à la lutte.

Passons donc à l’étude de ce moment.

Nous avons déjà reconnu que c’est du rapport existant entre les réserves encore fraîches de part et d’autre que se forme principalement la résolution de poursuivre ou de cesser le combat. Les dispositions du nouvel ordre de bataille et la manière dont on dirige aujourd’hui les troupes dans le combat sont telles, en effet, que dans une bataille il n’est plus guère de circonstances où un nombre relativement suffisant de troupes fraîches ne puisse réparer les portes et les accidents imprévus. Il en résulte qu’aussi longtemps qu’il se sent des réserves supérieures à celles de l’ennemi, celui des deux adversaires contre lequel le sort se déclare conserve l’espoir de relever et de retourner la situation, tandis que dès que ses réserves commencent à devenir plus faibles, il doit considérer la décision comme irrévocable.

Quant à la manière de procéder à l’exacte appréciation du rapport existant entre les réserves encore fraîches de part et d’autre, c’est affaire de tact et d’habileté. Nous devons donc nous en tenir ici au résultat de cette appréciation tel qu’il se produit dans l’esprit du général en chef.

Or, si de cette appréciation naît la conviction qu’il faut enfin renoncer à la lutte, c’est le plus fréquemment la menace d’être coupé de la ligne de retraite ou l’approche de la nuit qui décide du commencement du mouvement rétrograde.

Alors, en effet, qu’à tout moment les progrès de l’ennemi menacent davantage les derrières de l’armée, et que le peu de troupes fraîches dont on dispose encore serait insuffisant à rouvrir la voie si elle venait à être fermée, il ne reste plus qu’à se soumettre au sort, et, pour éviter la déroute et la fuite, à chercher le salut dans une retraite en bon ordre.

Les combats de nuit n’étant avantageux que dans des circonstances spéciales, la nuit met généralement fin à la lutte, et comme l’obscurité est plus favorable à la retraite que le jour, le vaincu en profite habituellement pour se retirer.

Tels sont les plus fréquents motifs qui décident de l’abandon du terrain dans une bataille perdue. Il est clair cependant que, plus le renversement de l’équilibre s’accentue, et plus nombreuses sont les raisons incidentes qui, bien que de moindre importance, peuvent ici devenir déterminantes.

C’est ainsi qu’un nouvel insuccès, la perte d’une batterie par exemple, ou l’heureuse réussite d’une charge de cavalerie qui arrête un moment les progrès de l’ennemi, peuvent décider de la mise en retraite de l’armée battue.

Il nous reste enfin à appeler l’attention du lecteur sur la lutte que le courage et le raisonnement ont à se livrer au sujet de cette détermination suprême, dans l’esprit du général en chef.

Si la force de volonté, l’énergie, la hardiesse et la persévérance dont il est doué, ces nobles qualités qu’on ne peut trop exalter, le portent à n’abandonner le champ de la bataille et de l’honneur qu’alors seulement qu’il a perdu tout espoir d’y vaincre, il y aurait cependant témérité folle de sa part à porter ses dernières ressources au jeu, et à ne pas conserver assez de forces pour assurer le bon ordre de la retraite. Il est un point, en effet, que sa perspicacité doit savoir reconnaître, au delà duquel il compromettrait non seulement le salut de son armée, mais la cause même pour laquelle il combat. C’est ainsi qu’à la Belle-Alliance (Waterloo), dans cette journée célèbre entre toutes, Bonaparte perdit à la fois et la bataille et la couronne, pour avoir, dans l’obstination du désespoir, sacrifié ses dernières ressources alors bien que déjà le sort se fût irrévocablement prononcé contre lui.