Théorie de la grande guerre/Livre IV/Chapitre 10

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 157-164).

CHAPITRE X.

la bataille générale.


effets de la victoire.


Selon le point de vue auquel on se place on peut ne pas moins s’étonner des résultats extraordinaires que maintes grandes batailles ont produits, que du manque de suite qui en a caractérisé certaines autres. Cela nous conduit à rechercher de quelle nature peuvent être les effets d’une grande victoire.

Trois objets distincts se présentent ici à l’observation :

1o L’influence exercée sur les instruments (généraux en chef et armées) ;

2o Les effets produits sur les États intéressés à la lutte ;

3o Le résultat de cette double action sur la marche consécutive de la guerre.




1. Si l’on se bornait à ne considérer que la faible différence en hommes tués, blessés ou faits prisonniers et en canons perdus qui se présente d’habitude entre les deux adversaires au moment de la décision sur le champ de bataille, les suites qui se développent d’un avantage si peu marqué paraîtraient souvent incompréhensibles. C’est là cependant un résultat dont les causes ne sont en général que trop naturelles.

Nous avons dit, au chapitre IV de ce livre, que la grandeur intrinsèque d’une victoire augmente en raison du nombre des troupes battues, et cela non pas en progression simple mais en progression composée.

Quant aux effets moraux que provoque de part et d’autre l’issue d’un grand combat, ils sont nécessairement de sens inverse chez les deux adversaires, et prennent beaucoup plus d’intensité dans la défaite que dans la victoire. Ils ne se bornent pas, en effet, à exalter le courage et l’élan du vainqueur de ce qu’ils enlèvent de forces et d’activité au vaincu, mais deviennent en outre pour celui-ci, une cause immédiate de pertes physiques nouvelles qui, réagissant à leur tour sur son moral, en augmentent encore la dépression. C’est ainsi que l’équilibre originel s’abaisse généralement bien davantage chez le vaincu qu’il ne s’élève chez le vainqueur, si bien que pour se rendre compte des résultats que produit la victoire, il convient surtout d’avoir en vue les effets qui se manifestent dans la défaite. Peu sensible dans un petit combat, le phénomène s’accuse à mesure que l’action devient plus grande, et atteint enfin toute son intensité dans une bataille générale. Nous l’avons déjà reconnu, en effet, c’est pour elle-même qu’on livre une bataille générale, pour y rechercher une victoire effective au prix des plus extrêmes efforts ; c’est là, à cette place, à cette heure qu’il faut vaincre l’ennemi ; tel est le but que visent toutes les ramifications du plan de guerre, c’est en lui que se résument tous les rêves, toutes les vagues espérances de l’avenir. On y touche enfin, les armées sont en présence, l’action commence, la bataille s’engage, et Dieu seul sait quelle en sera l’issue !

Le général en chef n’est pas seul sous l’empire de cette tension d’esprit, et bien qu’à la vérité elle perde de son intensité à mesure que l’échelle hiérarchique s’abaisse, elle s’empare, jusqu’au dernier soldat du train, de l’universalité des individus qui composent l’armée. On n’a donc jamais improvisé une bataille générale, et de tout temps, en partie par sa nature même, en partie en raison de l’instrument puissant que le diapason élevé auquel elle porte les esprits constitue pour la direction générale, elle a été considérée comme un acte grandiose, absolument en dehors des autres actions de la guerre. Or plus la tension d’esprit qu’une action provoque est grande, et plus grands sont nécessairement les effets moraux que son issue produit.

Si cependant les effets moraux de la victoire se sont montrés plus considérables encore dans les batailles des dernières guerres que dans celles des guerres précédentes de l’histoire moderne, cela tient à ce que les forces opposées n’ayant uniquement cherché qu’à se renverser et à s’anéantir réciproquement dans ces batailles, leur action physique et leur action morale réunies y ont exercé bien plus d’influence sur la décision que toutes les dispositions particulières et les coups du hasard.

Alors que l’on se rend compte d’une faute que l’on a commise, il est en général facile de la réparer ; la chance, mauvaise aujourd’hui, peut être bonne demain ; mais les pertes en forces morales et en forces physiques ne se modifient pas avec cette rapidité, de sorte que la sentence qu’une victoire prononce sur ces forces conserve son importance pendant toute la durée d’une guerre. C’est là, il est vrai, une considération à laquelle le plus grand nombre des individus intéressés dans l’armée et en dehors de l’armée, au résultat d’une bataille, ne réfléchit généralement pas d’avance, mais qui, dès que le sort en a décidé, se fait aussitôt jour dans l’esprit de tous, soit qu’ayant personnellement combattu ils sachent le fond des choses, soit que malgré l’adresse avec laquelle sont rédigés les rapports officiels, la lecture n’en révèle que les causes de l’événement sont bien plutôt générales qu’accidentelles.

On ne saurait sans en avoir été témoin, et alors même qu’on aurait déjà assisté à la perte d’un grand combat, se faire une représentation exacte de la défaite dans une bataille générale. Ici tout dépasse l’imagination et frappe la raison de stupeur. Les masses engagées se fondent avec une rapidité prodigieuse ; le terrain se perd, l’ordre se trouble, les subdivisions s’entremêlent et se confondent ; la retraite plus ou moins compromise, commence enfin habituellement pendant la nuit, ou se continue du moins pendant toute la durée de la nuit. Dès cette première marche, à bout de forces ou égarés une quantité d’hommes doivent être laissés en arrière. Or ce sont précisément les plus braves, ceux qui se sont le plus exposés, les seuls dont l’énergique exemple serait encore capable de soutenir le moral abattu des masses. Le sentiment de la défaite, qui sur le champ de bataille ne s’est tout d’abord emparé que des officiers de haut grade, s’étend maintenant à l’armée entière, et lui inspire une méfiance croissante dans la direction générale que chacun en arrive à rendre responsable de l’inutilité des efforts produits et des pertes éprouvées. À ces impressions s’ajoute la conviction de la supériorité de l’ennemi, supériorité dont on avait peut-être bien d’avance quelque pressentiment, mais à laquelle, du moins, on avait pu jusque-là opposer l’espoir en Dieu et la bonne fortune. Maintenant, toute illusion est perdue ; la réalité s’affirme inflexible et sévère.

En dehors des peurs paniques, phénomène rare auquel des troupes véritablement animées de vertu guerrière ne sont jamais soumises, telles sont les suites inévitables de la défaite dans une grande bataille. Il est certain que la confiance dans le commandement supérieur, l’expérience de la guerre et l’habitude de la victoire en diminuent çà et là l’intensité, mais dans les meilleures armées même, elles ne manquent jamais complètement dans les premiers moments.

Quant aux trophées perdus, comme on n’en connaît que tardivement l’étendue, ils n’exercent ici aucune influence immédiate.

Nous avons déjà reconnu qu’en cet état d’affaiblissement qui centuple pour elle toutes les difficultés qui se présentent incessamment à la guerre, une armée ne dispose plus des forces et des ressources nécessaires pour se relever d’un pareil coup. L’équilibre est rompu entre elle et l’adversaire, et tout effort nouveau tenté sans appui extérieur ne la saurait mener qu’à des pertes nouvelles. Or si cet appui ne se peut que tardivement produire, si le vainqueur avide de gloire et plein d’ardeur vise de grands résultats, pour s’opposer à la violence du torrent débordé par le succès et prêt à tout emporter, il faut une armée aguerrie par de nombreuses campagnes, animée de toutes les vertus militaires, et dirigée par un général dont l’expérience et le génie sachent multiplier partout la résistance, jusqu’à ce qu’épuisé l’élan du vainqueur s’arrête enfin de lui-même.

2. Dans la nation et dans le Gouvernement, l’effet moral produit par la nouvelle de la défaite de l’armée dans une grande bataille ne peut être comparé qu’à l’effet de la foudre. C’est une stupeur générale. Soudain toutes les espérances s’effondrent, le sentiment national s’affaisse. La peur s’empare des esprits et, par sa force expansive gagnant les plus énergiques, achève d’énerver, de paralyser tous les muscles de la nation. Alors que l’union seule pourrait apporter quelque remède à la situation, alors qu’au plus vite il faudrait aviser aux mesures nouvelles qu’elle réclame, tous les efforts s’arrêtent, chacun laisse tomber les bras, et l’armée sans encouragement et sans appui, reste abandonnée à la fortune contraire. Selon le cas et le caractère de la nation, le phénomène peut, il est vrai, présenter plus ou moins d’intensité, mais jamais il ne manque complètement.

3. Quant à l’influence qu’une grande victoire exerce sur la marche consécutive d’une guerre, elle dépend en partie du caractère et du talent du général victorieux, mais plus encore des rapports d’où la guerre est sortie, et de ceux dans lesquels elle se poursuit. Il est clair, en effet, que sans hardiesse et sans esprit d’entreprise la plus brillante victoire ne peut produire de grands résultats ; mais, en outre, plus les rapports auxquels un général en chef est originairement soumis sont restreints, et moins il est en situation de poursuivre et d’étendre un succès. C’est ainsi par exemple, qu’à la place de Daun, Frédéric le Grand eût tiré un tout autre parti de la victoire de Collin, et que la France eût pu donner de bien plus grandes suites que la Prusse à la bataille de Leuthen.

Nous verrons plus tard quelles sont les conditions qui permettent de tirer le maximum des résultats qu’une grande victoire peut produire, et par conséquent quelles peuvent être les causes de la disproportion qui se présente souvent entre la grandeur et les suites d’une victoire, disproportion que l’on est généralement trop porté à n’attribuer qu’au manque d’énergie du vainqueur. Nous ne pouvons encore, et ne devons d’ailleurs considérer la bataille générale qu’en elle-même ; nous conclurons donc en disant que les effets que nous venons de signaler ne manquent jamais ; que peu sensibles dans un combat de faible importance, ils s’accentuent avec la grandeur de l’engagement, et qu’enfin plus les troupes battues dans une bataille générale se rapprochent d’être la totalité des forces armées de l’adversaire, et plus loin portent et atteignent les effets de la victoire.

Cette influence de la victoire étant immanquable, on nous demandera sans doute si la théorie doit rechercher par quels moyens le vaincu peut le plus efficacement en atténuer les conséquences. Bien qu’il semble naturel de répondre affirmativement à cette question, nous nous garderons ici de suivre l’exemple de la plupart des théoriciens qui ne basent leurs raisonnements à ce propos, que sur des raisons où le pour et le contre se heurtent sans cesse.

L’effet produit est absolument inévitable et, fondé sur la nature des choses, il persiste alors même qu’on trouve plus ou moins le moyen de le combattre. C’est ainsi que soumis à l’action de la charge de poudre qui le projette hors du canon, un boulet lancé d’est en ouest n’en conserve pas moins en lui l’impulsion contraire qu’il doit au mouvement de rotation terrestre.

La guerre étant une activité de l’homme est tout entière basée sur la faiblesse humaine et dirigée contre elle.

Si donc il se présente que dans d’autres occasions nous ayons plus tard à étudier ce qu’il reste à faire après une bataille perdue ou à rechercher quels peuvent être les moyens dont on dispose encore dans les conjonctures les plus difficiles, alors même que parfois nous paraîtrions croire à la possibilité de reprendre le dessus, il ne faudrait néanmoins jamais en déduire qu’une fois produits les effets d’une grande défaite puissent peu à peu disparaître.

Le sujet comporte enfin une dernière question. Peut-il arriver qu’éveillées dans une nation par la perte d’une bataille générale, des forces surgissent qui, sans cela, ne se seraient jamais manifestées ? Le cas se peut concevoir et s’est effectivement maintes fois réalisé, mais une réaction de cette nature sort du domaine de l’art de la guerre, et l’on n’a par conséquent à en tenir compte qu’alors qu’elle entre dans les prévisions.

En somme, s’il peut arriver parfois qu’en raison de l’action de forces jusque-là latentes et tout à coup éveillées par une grande défaite, les suites d’une victoire tournent au détriment du vainqueur et à l’avantage du vaincu, ce ne seront jamais là que des cas exceptionnellement rares. Quant au phénomène en lui-même et au plus ou moins de probabilité qu’il se produise, c’est par l’étude du caractère national du peuple et de l’État vaincus qu’il convient d’en rechercher l’indice.