Théorie de la grande guerre/Livre V/Chapitre 5

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Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 233-255).

CHAPITRE V.

ordre de bataille de l’armée.


Fixer l’ordre de bataille d’une armée, c’est déterminer le mode de formation de ses troupes en grandes subdivisions d’armée, ainsi que les proportions suivant lesquelles les diverses armes doivent entrer dans la formation de ces grandes subdivisions. Pris dès le début de la campagne ou de la guerre, cet ordre de bataille restera la formation normale que conservera l’armée pendant toute la durée des hostilités.

L’ordre de bataille se compose donc en quelque sorte de deux éléments différents : l’un arithmétique, l’autre géométrique. Le premier de ces éléments est constant, il préexiste à la guerre et résulte de l’organisation même des troupes sur le pied de paix ; c’est leur classification en unités d’ordre primaire, telles que compagnies, escadrons, régiments et batteries. Le second élément est la formation, la réunion fixée au début d’une campagne ou d’une guerre, et chaque fois en raison des circonstances précisément existantes, de ces unités d’ordre primaire en unités d’ordre supérieur, telles que brigades, divisions, corps d’armée, etc., etc. Cette formation, toute variable qu’elle soit selon les circonstances, reste forcément en rapport foncier avec la tactique élémentaire à laquelle les troupes ont été instruites et exercées pendant la paix. Comme, en effet, cette tactique ne peut être sensiblement modifiée au moment du passage au pied de guerre, on y rattache les conditions spéciales qu’imposent la réunion des troupes en grandes masses et leur emploi à la guerre. On fixe ainsi la forme normale dans laquelle les troupes prendront part à la lutte. On agit invariablement de cette manière chaque fois que de grandes armées doivent être mises en ligne, et il fut un temps où cette prise de l’ordre de bataille était regardée comme l’acte le plus important de toute l’action guerrière. Lorsqu’aux XVIIe et XVIIIe siècles on dut, par suite du perfectionnement des armes à feu, considérablement augmenter le nombre des troupes à pied et les développer sur un front très étendu et très mince, l’ordre de bataille en devint plus simple dans la forme, en même temps que plus difficile et plus artificiel dans l’exécution. Comme on ne sut plus alors faire usage de la cavalerie qu’en la plaçant sur les ailes où elle était moins exposée à l’action du feu, et où d’ailleurs elle trouvait une carrière plus vaste, le nouvel ordre de bataille fit de l’armée un tout absolument ferme et indivisible. Était-on obligé, par suite des circonstances, de séparer l’armée en deux parties, ces parties ressemblaient aux portions d’un ver de terre tranché par le milieu ; les ailes perdaient aussitôt leurs fonctions naturelles, bien qu’elles conservassent encore la vie et le mouvement. Comme les troupes, pour rester agissantes, étaient condamnées à demeurer constamment réunies, on était contraint, chaque fois qu’il fallait former un détachement destiné à agir isolément, de procéder à une sorte de désorganisation partielle, suivie forcément d’une organisation nouvelle. Dans de telles conditions, les marches que l’armée devait exécuter constituaient des opérations des plus dangereuses, que ne fixait d’ailleurs aucune règle positive. Lorsqu’elles avaient lieu à proximité de l’ennemi, elles devaient être ordonnées et dirigées de telle sorte que chacune des lignes ou des ailes, conduite par monts et par vaux et surmontant toutes les difficultés qui se présentaient sur son passage, restât sans cesse à portée de prêter secours au reste de l’armée. Ces marches devaient constamment être dérobées à la vue de l’ennemi, et si ce larcin restait quelquefois impuni, cela ne tenait qu’au seul fait que l’ennemi, astreint à la même unité inflexible, se trouvait de son côté dans les mêmes conditions défavorables et dangereuses.

Ce n’est que vers la deuxième moitié du XVIIIe siècle que l’on se rendit compte que placée en arrière de l’armée la cavalerie était aussi bien en situation d’en protéger les ailes qu’alors qu’elle était formée sur le prolongement même de l’ordre de bataille, et que d’ailleurs c’était se priver, en somme, des grands services que cette arme était en état de rendre, que d’en limiter exclusivement l’emploi à des escarmouches avec la cavalerie ennemie. Un grand progrès résulta aussitôt de l’application de cette vérité, car l’armée commença dès lors, sur toute l’étendue de son front, à se pouvoir fractionner en subdivisions de premier ordre ou unités homogènes, toutes semblables les unes aux autres et représentant chacune, dans des proportions moindres, la constitution même de la grande unité dont elles procédaient. L’armée cessa alors d’être une grandeur indivisible pour devenir un tout facilement fractionnable, et par conséquent essentiellement mobile et dirigeable. Le départ et la rentrée des détachements s’effectuèrent désormais sans apporter aucun trouble à l’ordre de bataille.

Telle est l’origine de la création de corps de toutes armes, formation dont la nécessité se faisait depuis longtemps sentir, sans qu’on eût pu jusqu’alors la réaliser.

Il est tout naturel que cette organisation ait tout d’abord été prise spécialement en vue de l’action pendant la bataille. À cette époque, la bataille constituait à proprement parler toute la guerre, et elle en est restée et en restera toujours la partie principale. L’ordre de bataille ressortit du reste plus à la tactique qu’à la stratégie, et si nous nous sommes étendu ici sur ces considérations, c’est que nous avons tenu à faire voir qu’en subdivisant tout d’abord l’armée en unités secondaires, la tactique n’a fait que devancer la stratégie et lui préparer le terrain. C’est ainsi que, tel que nous l’avons défini, l’ordre de bataille, sujet exclusivement tactique dans le principe, est peu à peu, sous bien des rapports, entré dans le champ de la stratégie, et tout particulièrement aux moments extrêmes où la tactique et la stratégie se touchent, comme par exemple alors qu’il faut faire passer les troupes de leur répartition générale en temps de paix, à leur arrangement particulier en vue d’une lutte imminente.

Nous sommes ainsi conduit à nous occuper du fractionnement organique des forces, de la répartition des armes et de l’ordre dispositif des troupes, au point de vue stratégique.


1o  fractionnement organique des forces.


La stratégie n’a jamais à déterminer quelle doit être la force d’une division ou d’un corps d’armée, mais bien en combien de corps ou de divisions il convient de fractionner une armée. Disons tout d’abord que rien ne saurait être plus illogique que de partager une armée en deux ou trois grandes subdivisions, car alors le commandement en chef serait absolument neutralisé. Ajoutons qu’il serait fort dangereux de fixer en principe que l’on attendra l’éventualité d’une guerre pour déterminer, en se basant sur la tactique élémentaire et sur la tactique supérieure, quelle sera la force des grandes et des petites subdivisions de l’armée pendant les opérations militaires. Ce serait ouvrir la porte à l’arbitraire et Dieu sait quelle carrière énorme les raisonnements ont déjà prise à ce sujet ! Par contre, rien n’est plus logique et plus rationnel que de se rendre à la nécessité évidente de partager une grande armée en grandes subdivisions indépendantes. En se plaçant à ce point de vue, on part d’une base essentiellement stratégique pour déterminer le nombre, et conséquemment la force de ces grandes subdivisions, en laissant à la tactique le soin qui lui revient en propre de fixer d’avance les unités d’ordre inférieur, telles que les compagnies, les bataillons, etc.

Il va de soi, tout d’abord, que du moment qu’il peut être appelé à agir isolément, tout corps de troupe, si petit qu’il soit d’ailleurs, se doit fractionner pour le moins en trois subdivisions, de sorte que celle de ces subdivisions formant la portion centrale se trouve couverte par l’action des deux autres, dont l’une sera portée en avant et l’autre retenue en arrière. Il paraîtra sans doute encore plus rationnel, la portion centrale devant être logiquement la plus forte, de fractionner ce corps de troupe en quatre subdivisions. En poussant plus loin le raisonnement on en arrivera successivement à imaginer un fractionnement en huit subdivisions, fractionnement qui nous paraît être le préférable, comme répondant à la nécessité constante de placer une subdivision à l’avant-garde, trois à la portion centrale pour y constituer le centre et les deux ailes, deux à l’arrière-garde, et les deux dernières à quelque distance à droite et à gauche pour couvrir les flancs de la colonne. Sans attacher une valeur exagérée à ces chiffres et à ces figures, nous croyons cependant qu’ils sont l’expression d’une formation stratégique rationnelle, et comme cette formation est celle que l’on voit se produire le plus souvent, nous en concluons qu’elle est basée sur le fractionnement le plus commode.

On est naturellement porté à croire que le fait de n’avoir à commander directement que trois ou quatre généraux chefs de grandes subdivisions, doit extraordinairement faciliter, pour le général en chef, la conduite d’une armée. Le commandement supérieur nous paraît cependant payer bien cher cette simplification. Tout d’abord (et c’est précisément le cas lorsque pour arriver du général en chef aux commandants des divisions, les ordres doivent passer par les commandants de corps), plus les degrés de l’échelle hiérarchique que les ordres ont à parcourir sont nombreux, et plus la transmission perd tout à la fois de vitesse, de force et du précision. En second lieu le commandement en chef perd lui-même de sa puissance propre et de son influence générale, en raison de la plus grande sphère d’action de ses subordonnés immédiats. Un général qui commande une armée de 100 000 hommes réparties en 8 divisions, exerce un commandement bien autrement effectif que si cette même armée n’était fractionnée qu’en trois grands corps. Bien des motifs concourent à produire ce phénomène, mais le plus important est certainement ce fait, que chaque général commandant un corps d’armée croit avoir une sorte de propriété sur les troupes composant ce corps, et résiste presque invariablement chaque fois qu’il s’agit, pour un temps plus ou moins long, de distraire une partie de ces troupes de son commandement. Il suffit d’avoir quelque expérience de la guerre pour être convaincu de cette vérité.

Il ne faudrait pourtant pas pousser trop loin le nombre des grandes subdivisions d’une armée, car il s’ensuivrait inévitablement du désordre. Il est déjà difficile de diriger d’un seul grand quartier général huit grandes subdivisions d’armée, et il y aurait imprudence et témérité à vouloir en diriger plus de dix. Lorsqu’il s’agit d’une division où les moyens de transmettre les ordres et de s’assurer de leur mise à exécution sont beaucoup plus restreints, il faut même s’en tenir à un fractionnement normal beaucoup plus petit, en quatre ou tout au plus cinq brigades par exemple.

Il peut cependant arriver que la méthode de fractionnement que nous préconisons ici devienne inapplicable, alors par exemple que l’effectif général de l’armée est tel, que si on la fractionnait en dix divisions de cinq brigades, chacune des brigades présenterait un nombre trop élevé de combattants. Il faut de toute nécessité, en pareil cas, en venir au fractionnement en grands corps d’armée ; il convient toutefois de ne pas perdre de vue que l’on se trouve ainsi conduit à recourir à la création d’un élément qui abaisse singulièrement tous les autres facteurs.

Nous sommes donc amené à rechercher l’effectif que ne doit pas normalement dépasser une brigade. Cet effectif varie d’habitude de 2 000 à 6 000 hommes. Deux motifs nous semblent plaider pour que ce dernier chiffre soit regardé comme un maximum. Tout d’abord la brigade est une subdivision d’armée d’ordre moyen ; elle doit, à l’occasion, pouvoir manœuvrer sous le commandement direct de son chef ; son développement ne doit donc pas dépasser la portée de la voix humaine. En second lieu il ne serait pas rationnel de laisser sans artillerie une masse d’infanterie plus considérable. Or dès que la combinaison des armes apparaît dans la composition d’une subdivision d’armée, cette subdivision devient, par ce seul fait, une subdivision d’ordre supérieur, et la dénomination de brigade ne saurait plus logiquement lui être appliquée.

Nous ne pousserons pas plus loin ces subtilités tactiques, pas plus que nous ne chercherons à résoudre la question si controversée de savoir dans quelles circonstances et dans quelles subdivisions d’armée la combinaison des armes doit commencer à se produire, si ce doit être déjà dans les divisions de 8 000 à 12 000 hommes, ou seulement dans les corps d’armée de 20 000 à 30 000 combattants. Nous pensons néanmoins que les adversaires les plus décidés de la première manière de voir ne s’élèveront pas contre nous, alors que nous affirmerons que, dans une subdivision d’armée, c’est la réunion des trois armes qui seule donne de l’indépendance à cette subdivision, et qu’il serait par conséquent très regrettable que cette combinaison n’entrât pas pour le moins dans la composition des subdivisions d’armée qui sont destinées à se trouver fréquemment isolées à la guerre.

Supposons une armée de 200 000 hommes fractionnée en 10 divisions, et ces divisions constituées à 5 brigades. L’effectif de chaque brigade sera donc de 4 000 hommes. Nous ne voyons aucune disproportion dans cette répartition. On pourrait sans doute aussi partager cette armée en cinq corps, fractionner les corps en 4 divisions et les divisions en 4 brigades, auquel cas chacune des brigades serait forte de 2 500 hommes. Pour nous cependant, indépendamment de ce que ce second mode de fractionnement contient un échelon hiérarchique de plus, nous plaçant à un point de vue purement abstrait, nous accordons la préférence au premier, en nous basant sur les considérations suivantes :

Cinq grandes subdivisions rendent une armée peu maniable et constituent, par conséquent, un fractionnement insuffisant. Il en est de même de 4 divisions pour un corps d’armée, et enfin des brigades qui ne peuvent mettre en ligne que 2 500 combattants sont des brigades trop faibles.

D’ailleurs, le second mode de fractionnement créant 80 brigades est, par cela même, moins simple que le premier, qui n’en crée que 50. Le commandement en chef renoncerait donc volontairement ainsi à de nombreux avantages, pour la faible compensation de n’avoir à transmettre ses ordres qu’à moitié moins de commandants de subdivisions de première grandeur. Il va de soi que dès qu’il s’agit d’armées moins nombreuses le fractionnement par corps est encore moins rationnel.

Tel est le point de vue abstrait de la question. Chaque circonstance spéciale, chaque cas particulier peut naturellement imposer des formations différentes. Il faut reconnaître, tout d’abord, que s’il est facile en plaine de diriger 8 ou 10 divisions réunies, la chose deviendrait vraisemblablement impossible sur des positions montagneuses étendues, et qu’une armée partagée en deux par le cours d’un grand fleuve doit forcément avoir un chef particulier sur chacune des deux rives. Il peut, en un mot, se présenter quantité de circonstances individuelles ou locales qui forcent à s’écarter des règles abstraites.

L’expérience de la guerre prouve toutefois que ces règles abstraites sont toujours les plus fréquemment appliquées, et qu’il est plus rare qu’on ne le pourrait croire que les circonstances incidentes contraignent à s’en écarter. Afin de donner plus de clarté à l’ensemble de ce que nous venons d’exposer, nous allons le résumer en quelques lignes.

Il va de soi que par l’expression de subdivisions d’un tout, on ne doit entendre ici que les parties de premier degré du fractionnement immédiat de ce tout. Nous adoptons donc cette manière de s’exprimer et formulons les axiomes suivants :

1o  Lorsqu’un tout — armée, corps d’armée ou corps de troupe — a trop peu de subdivisions, il manque de souplesse.

2o  Lorsque les subdivisions d’un tout sont trop grandes, la volonté supérieure qui dirige le tout perd de sa puissance.

3o  Plus la série d’échelons hiérarchiques que doivent parcourir les ordres du général en chef pour en arriver à l’exécution est longue, et plus cette exécution perd de célérité, de puissance et de précision.

Toutes ces considérations conduisent à augmenter autant que possible le nombre des subdivisions de premier ordre dans une armée, et à diminuer par contre, autant que faire se peut, le nombre des degrés de l’échelle hiérarchique. Une seule chose impose une restriction à cette manière de procéder : c’est qu’il est presque impossible de diriger personnellement plus de 8 à 10 subdivisions dans une armée, et plus de 4 à 6 dans un corps de troupe de plus petite dimension.


APPENDICE
au fractionnement organique des forces.


Alors que l’on voit la quantité de formes différentes qu’affecte, dans la pratique, le fractionnement des troupes en subdivisions d’ordres divers, on se rend bien vite compte que, dans la tactique élémentaire, ce fractionnement est d’une application très arbitraire, et qu’il n’est basé et ne saurait, dans le fait, être basé sur aucun principe nettement défini. Toutes les considérations que l’on expose généralement à ce sujet ne méritent pas d’être sérieusement écoutées. N’a-t-on pas, par exemple, maintes fois entendu des officiers de cavalerie prétendre qu’un régiment de cette arme ne saurait jamais être trop fort, par la raison que sans un fort effectif un régiment de cavalerie est hors d’état d’amener, par son action, un résultat considérable. À chaque instant on entend énoncer de pareilles inepties au sujet des subdivisions d’ordre tactique élémentaire, telles que compagnies, escadrons, bataillons et régiments ; mais les assertions prennent encore de bien plus audacieuses proportions, lorsqu’il s’agit de subdivisions d’ordre supérieur dans lesquelles la tactique élémentaire n’a plus rien à voir, et qui ne doivent être déterminées que par des motifs tirés, tout à la fois, de la haute tactique, de la stratégie et de la science spéciale du groupement en vue du combat proprement dit. Notre intention est de ne traiter ici uniquement que de ces grandes subdivisions, c’est-à-dire des brigades, des divisions, des corps d’armée et des armées.

Envisageons tout d’abord le côté philosophique du sujet. À quel motif obéit-on généralement en fractionnant les masses en subdivisions ? Il est manifeste que l’on agit ainsi par la raison que le commandement d’un seul homme ne peut s’étendre au delà d’une certaine limite. Un général en chef qui commande 50 000 hommes ne peut assigner à chacun d’eux quelle sera sa place et ce qu’il aura à faire. Il va sans dire que si la chose était réalisable ce serait sans contredit la méthode la plus parfaite, car s’il n’est aucun des innombrables chefs de la série hiérarchique qui ajoute, de sa propre autorité, aux ordres du général en chef, — ce qui, en tous cas, serait une anomalie, — il est certain, par contre, qu’en passant par chacun d’eux les ordres perdent plus ou moins de leur force, de leur signification et de leur précision initiales. En outre, le fractionnement général comportant nécessairement un subdivisionnement secondaire, les ordres ont besoin d’un temps considérablement plus long pour arriver à l’exécution. Il résulte donc de ces considérations que le fractionnement en subdivisions sous-subdivisées elles-mêmes, constitue un mal nécessaire en imposant une échelle hiérarchique à la transmission des ordres. Mais abandonnons maintenant le point de vue philosophique auquel nous nous étions placé, et examinons un peu plus spécialement les côtés tactique et stratégique de la question. Alors qu’on imagine un corps de troupe destiné à agir isolément en présence de l’ennemi, on a peine, quelle qu’en puisse être d’ailleurs la force numérique, à se le représenter fractionné en moins de trois subdivisions principales : l’une, a, portée en avant, l’autre, c, maintenue en arrière en cas d’événements imprévus, et la troisième, b, formant le corps de bataille entre les deux premières :


a.
b.
c.


En effet, comme l’organisation permanente d’une armée doit, entre autres, être toujours basée sur la nécessité de l’indépendance constante des grands corps de troupe, le fractionnement de ces derniers ne doit jamais comporter moins de trois subdivisions principales. Pourtant il est facile de se rendre compte que ce mode même de partage en trois grandes subdivisions, ne constitue pas encore le fractionnement le plus normal. Il ne paraîtra naturel à personne, en effet, que le corps de bataille d’une masse de troupe quelconque, ne soit pas plus considérable que chacune des portions destinées à le couvrir. Il semble donc plus rationnel de former quatre grandes subdivisions, dont deux, b et c, constitueront le gros du corps de troupe, et les deux autres, a et d, l’une son corps avancé, et l’autre sa réserve :


a.
b. c.
d.


On ne peut cependant pas encore regarder ce fractionnement comme vraiment satisfaisant.

En effet, et en raison de ce que, à cause de la profondeur actuelle des ordres de bataille, le mode d’action tactique et stratégique des troupes ne se peut produire que par un déploiement en ligne, le besoin de composer le gros même d’un corps de troupe de trois éléments distincts : centre, aile droite et aile gauche, se fait sentir de lui-même, ce qui conduit à regarder cette fois comme vraiment normal le fractionnement d’un corps de troupe dans la forme suivante :


a.
b. c. d.
e.


Cette disposition permet déjà de détacher à droite ou à gauche une et même deux subdivisions en cas de besoin. Pour notre part, cette formation ne nous contente pourtant pas encore tout à fait, et quiconque partagera notre goût pour les fortes réserves, trouvera sans doute que, relativement à la masse des troupes ainsi disposées, la partie laissée en arrière est peut-être un peu faible. Il paraîtrait donc désirable que cette réserve pût être portée au tiers de l’effectif général, ce qui donnerait à la formation entière la disposition suivante :


a.
b. c. d.
e. f.


Si maintenant nous passons à la formation fractionnée qu’il convient de donner non plus à un corps de troupe d’un effectif moyen, mais bien à une armée d’une force considérable, il faut, au point de vue stratégique, ne pas perdre de vue que cette armée se trouvera dans la nécessité à peu près constante de détacher, à droite et à gauche, quelques-unes de ses grandes subdivisions, et que par suite il sera alors rationnel et opportun d’augmenter encore le fractionnement général de deux grandes subdivisions, ce qui donnera à la figure stratégique la disposition suivante :


a.
b.c. d. e.f.
g. h.


D’après ces considérations, le fractionnement d’un corps de troupe ne devrait donc varier, selon l’importance de son effectif, que de 3 à 8 subdivisions. Or cela laisse encore le choix entre six modes différents de fractionnement, et comme dans une armée il ne s’agit pas moins du fractionnement de ses subdivisions de différents degrés que de son fractionnement propre, on voit que ces considérations ne mènent, en somme, à aucune règle positive, et qu’il y aura toujours place dans l’application à un grand nombre de combinaisons diverses.

Il nous reste encore à parler de quelques points importants du fractionnement des forces. Nous n’avons pas traité de la force et de la composition des bataillons et des régiments parce que c’est affaire de tactique élémentaire et, à ce point de vue, on pourrait seulement conclure de ce que nous avons dit jusqu’ici, que nous ne voudrions pas que la brigade se composât jamais de moins de 3 bataillons. Nous maintenons effectivement ce minimum et ne pensons pas trouver de contradicteurs à ce sujet ; mais il est plus difficile de fixer le maximum que peut atteindre le fractionnement organique d’une brigade. Régulièrement on considère la brigade comme la plus forte des subdivisions qui peuvent et doivent manœuvrer au commandement direct d’un chef, c’est-à-dire dont le développement ne doit pas s’étendre au delà de la portée de la voix humaine. Si l’on s’en tient à cette interprétation, l’effectif d’une brigade ne dépassera jamais le chiffre de 4 000 à 5 000 hommes et, par suite, la brigade ne pourra se composer que de 6 à 8 bataillons, selon la force effective de chacun de ces bataillons. Cependant il convient d’introduire ici un nouvel élément, la combinaison des armes, dans l’examen de la question, car il est unanimement admis aujourd’hui, en Europe, que cet élément doit entrer déjà dans la composition des grandes subdivisions d’armée. Mais les avis, unanimes sur le principe, se partagent dans l’application ; les uns ne veulent introduire la combinaison des armes que dans les masses de 20 000 à 30 000, c’est-à-dire dans les corps d’armée, tandis que les autres veulent qu’on y ait recours dès la formation des divisions, et par conséquent, dans les subdivisions de 8 000 à 10 000 hommes. Provisoirement nous ne prendrons aucune part à cette controverse, nous bornant à faire observer, ce que personne ne voudra sans doute contredire, que l’indépendance d’une subdivision d’armée résultant principalement de la combinaison des armes, il serait pour le moins désirable que cette combinaison entrât dans la composition de toute subdivision destinée à agir fréquemment isolée à la guerre. D’ailleurs, pour résoudre cette question il ne suffit pas de ne considérer que la combinaison générale des trois armes, il faut encore tenir compte de la combinaison particulière de l’artillerie avec l’infanterie. Or, affirmée par un usage universel, la nécessité de cette combinaison particulière et restreinte se fait sentir beaucoup plus tôt dans la pratique que celle de la combinaison même des trois armes. Bien que, dans les derniers temps, les artilleurs, entraînés par l’exemple des cavaliers, aient manifesté quelque révolte à ce sujet et fait mine de vouloir reconstituer leur propre petite armée, ils ont néanmoins dû, jusqu’à présent, se soumettre à être répartis entre les brigades. Cette combinaison de l’artillerie et de l’infanterie introduit donc de nouvelles données pour la composition d’une brigade, et la question prend par suite une nouvelle forme, et devient la suivante : Quel est le minimum de force que doit présenter une troupe d’infanterie pour qu’on doive déjà lui adjoindre, d’une façon permanente, une subdivision d’artillerie ?

Cette considération a, dans l’espèce, une influence beaucoup plus positive qu’on ne le pourrait croire au premier coup d’œil. Tout d’abord, lorsqu’une armée doit entrer en campagne on est rarement en situation de fixer arbitrairement le nombre des bouches à feu qui la suivront. Il faut en général, tenir compte dans cette fixation d’une quantité de raisons très impérieuses, quoiqu’on partie très éloignées. Le nombre des pièces qui doivent entrer dans la constitution organique d’une batterie dépend d’ailleurs de raisons bien autrement péremptoires qu’aucune autre fixation de la même espèce. Il ne s’agit pas ici, en effet, de déterminer combien on adjoindra de canons à une masse d’infanterie donnée, — telle qu’une brigade par exemple, — mais bien quelle est la masse d’infanterie à laquelle on pourra adjoindre une batterie. Si par exemple la proportion de l’artillerie dont disposera une armée est de 3 bouches à feu par 1 000 hommes, et que l’on veuille en garder le tiers pour les batteries de réserve, on aura encore 2 pièces par 1 000 hommes à faire entrer dans le fractionnement organique de l’armée, ce qui, pour une batterie de 8 pièces, fixera une masse de 4 000 hommes d’infanterie. Or cette manière d’agir nous conduit précisément à la proportion la plus habituellement appliquée. Nous nous en tiendrons donc à cette fixation de l’effectif d’une brigade qui pourra, par conséquent, varier de 3 000 à 5 000 hommes. Il ne reste ainsi plus de place à l’arbitraire dans la fixation des bases extrêmes du fractionnement d’une armée, car ce fractionnement, limité tout d’abord d’un côté par l’effectif même de l’armée, se trouve l’être de l’autre par les considérations que nous venons d’exposer. Néanmoins, les combinaisons possibles de fractionnement intérieur restent encore fort nombreuses et nous n’avons pas jusqu’ici assez mûrement approfondi la question, pour nous croire en droit de passer outre à l’étude de ces combinaisons différentes en adoptant dès à présent, comme seul rationnel, le principe par lequel le nombre des subdivisions d’une armée devrait être aussi restreint que possible. Nous avons d’ailleurs à exposer encore quelques considérations générales à ce sujet, et nous ne devons pas oublier qu’il faut aussi savoir tenir compte de l’autorité des circonstances particulières. Tout d’abord, et nous l’avons déjà dit plus haut, les subdivisions d’ordre supérieur doivent avoir plus de parties constitutives que celles d’ordre secondaire, par la raison que les premières sont fréquemment appelées à se fractionner, et que les secondes sont d’autant moins maniables qu’elles se subdivisent elles-mêmes en trop petites parties. Il n’est pas possible de neutraliser plus complètement un général en chef que de fractionner son armée en deux grandes subdivisions, obéissant chacune à un commandement particulier. Pour tout homme d’expérience la chose est indiscutable[1]. Le résultat n’est guère meilleur lorsqu’on partage l’armée en trois grandes subdivisions, car on ne peut alors faire de mouvements habiles ou prendre de bonnes dispositions de combat qu’en fractionnant sans cesse ces trois grandes subdivisions, ce qui indispose promptement leurs chefs.

Plus le nombre des subdivisions augmente, et plus s’accroissent tout à la fois l’autorité du commandant en chef et la légèreté ainsi que la facilité de mouvement de l’armée. Ce sont là de sérieux motifs pour agir dans ce sens autant qu’il est possible de le faire. Or, comme dans une armée dont la direction exige un grand quartier général, on dispose de beaucoup plus de moyens de conduire les ordres jusqu’à leur exécution, que dans les corps d’armée ou dans les divisions dont l’état-major général est beaucoup plus restreint, le mieux nous paraît être, dans la généralité des cas, de ne pas fractionner l’armée en moins de 8 grandes subdivisions. On pourra même porter à 9 ou à 10 le nombre de ces subdivisions lorsque les circonstances s’y prêteront, mais au-dessus de ce chiffre la transmission des ordres conserverait difficilement la promptitude, la précision et la clarté désirables. Il ne s’agit pas uniquement ici, en effet, de commander dans le sens propre du mot, — sans quoi une armée pourrait se composer d’autant de divisions qu’une compagnie peut avoir de soldats, et manœuvrer et s’administrer avec la même facilité, — le commandement en chef a, en outre, à faire maintes recherches et à prendre maintes dispositions, ce qui peut encore se produire pour 8 ou 10 divisions, mais deviendrait extrêmement difficile pour 12 ou 15.

Par contre, lorsqu’il ne s’agira que du fractionnement intérieur d’une division, alors surtout que dans le sens absolu du mot elle sera d’un faible effectif, ce qui laissera tout d’abord supposer qu’elle fait partie d’un corps d’armée, il sera très opportun de ne la fractionner qu’en un nombre moins grand de parties constitutives, quatre par exemple, et même seulement trois au besoin. Il serait peu rationnel, en effet, de fractionner une division en 6 ou 8 parties, par la raison qu’elle ne disposerait plus alors que de moyens insuffisants pour la prompte exécution des ordres.

Ainsi donc, selon nous, une armée ne doit jamais se composer de moins de 5 grandes subdivisions et jamais de plus de 10, tandis que le nombre des parties constitutives d’une division ne doit varier que de 4 à 5. Quant au fractionnement des corps d’armée, il tient le milieu entre celui de l’armée elle-même et celui des divisions, et la question de savoir s’il convient d’en créer et, dans ce cas, quelle force ils devront avoir, dépend uniquement du résultat des deux premières combinaisons.

Dans une armée de 200 000 hommes, fractionnée en 10 divisions subdivisées chacune en 5 brigades, chaque brigade présenterait un effectif de 4 000 combattants. Dans de telles conditions cette armée pourrait très normalement n’être fractionnée qu’en divisions. On pourrait, il est vrai, fractionner très normalement aussi cette armée en 5 grands corps, en donnant 4 divisions à chaque corps, et 4 brigades à chaque division. Les brigades présenteraient alors chacune un effectif de 2 500 hommes.

Nous accordons cependant la préférence au premier de ces deux modes de fractionnement, par la raison tout d’abord, qu’il donne un degré de moins à l’échelle hiérarchique, et que, par suite, la transmission des ordres y sera plus rapide, etc., etc. En second lieu, le fractionnement en 5 grandes subdivisions est, nous l’avons dit, le plus faible des fractionnements qu’on doive appliquer à une armée qui y perd déjà quelque peu de sa mobilité ; il en est de même du fractionnement d’un corps d’armée en 4 divisions, et 2 500 hommes ne constituent qu’une faible brigade. Enfin le premier mode de fractionnement ne crée que 50 brigades, et par ce seul fait est plus simple que le second qui en produit 80. On ne sacrifierait donc tous ces avantages que pour la faible compensation de n’avoir sous ses ordres directs que 5 généraux commandants au lieu de 10.

Tels sont les résultats auxquels conduit l’étude de la question considérée au point de vue général. Quant aux déterminations que peuvent imposer les circonstances individuelles, elles sont bien autrement importantes.

En plaine 10 divisions sont faciles à diriger, tandis que la chose peut devenir absolument impossible sur des positions montagneuses d’un certain développement. Un grand fleuve dont le cours coupe une armée en deux impose de toute nécessité un commandement supérieur sur chacune des deux rives. On ne saurait, en un mot, fixer de règles générales capables de répondre à des exigences à la fois si diverses et si impérieuses ; il convient toutefois de remarquer ici que les désavantages inhérents, dans les circonstances habituelles, à tel ou tel mode de fractionnement, disparaissent généralement par le fait seul de l’inattendu que présentent toujours les situations de cette nature.

Terminons en disant que quelles que soient les circonstances on agira toujours en dehors de son devoir, alors que par faiblesse de caractère on se laissera entraîner à ne choisir un mode de fractionnement que pour contenter des intérêts personnels ou pour satisfaire des ambitions pressées. Du reste, quelque nécessité que puissent imposer les cas particuliers lorsqu’ils se présentent, l’expérience enseigne qu’en principe le fractionnement doit avoir lieu d’après les règles qui résultent des considérations générales.


2o  répartition des armes.


La répartition des armes dans l’ordre de bataille n’a d’importance au point de vue stratégique, que pour les subdivisions de premier ordre, car, et nous nous réservons d’en donner plus tard les motifs, ce sont précisément les subdivisions de premier ordre, et elles seules, qui dans l’intérêt et pour le service général du corps de troupe dont elles sont détachées doivent agir en formation séparée et, par conséquent, être toujours en état de livrer des combats indépendants. À rigoureusement parler, la stratégie n’exigerait donc la combinaison permanente des armes que pour les corps d’armée ou, lorsque le fractionnement de l’armée n’en comporte pas, pour les divisions. On se contenterait alors de n’opérer cette combinaison dans les subdivisions d’ordre inférieur, qu’au moment même où le besoin s’en ferait sentir, et seulement pour le temps nécessaire.

Mais on se rend bien compte que des corps d’armée de 30 000 à 40 000 hommes se trouvent rarement eux-mêmes dans la situation de rester en formation concentrée. Il convient donc, dans des corps de troupe aussi forts, de faire entrer la combinaison permanente des armes dans la formation même des divisions.

Il faudrait en effet refuser toute expérience de la guerre à qui ne tiendrait pas compte du retard qui se produit et des difficultés qui se présentent, chaque fois que, par suite de l’urgence de faire partir un détachement, l’on est dans la nécessité d’enlever si peu que ce soit de cavalerie à un corps d’armée parfois éloigné, pour l’ajouter aux troupes qui vont former ce détachement.

Il appartient à la tactique seule de fixer de quelle manière, dans quelles limites et d’après quelles proportions cette répartition des armes doit se produire, ainsi que la quantité de chacune d’elles qu’il convient de garder en réserve.


3o  ordre dispositif des troupes.


Il appartient de même à la tactique de déterminer, en vue du combat, l’espace que chacune des subdivisions d’une armée doit occuper dans l’ordre de bataille. Il est certain qu’il y a aussi une disposition stratégique dus subdivisions, mais elle dépend à peu près exclusivement des circonstances et des besoins du moment, et n’a, dans son application rationnelle, aucun rapport avec la signification de l’expression : ordre de bataille. — Nous ne parlerons de cette disposition stratégique des subdivisions d’une armée que dans le chapitre prochain sous le titre de : Disposition stratégique générale de l’armée. L’ordre de bataille d’une armée on est donc le fractionnement et la constitution en une masse disposée en vue du combat. Les subdivisions y sont ordonnées et placées de façon à satisfaire promptement et facilement aux exigences tactiques et stratégiques du moment, par l’emploi général ou isolé des parties constitutives de cette masse. Aussitôt que ces exigences cessent, les parties reprennent leur place dans la masse, et de cette façon l’ordre de bataille constitue le premier échelon et le principe même de ce méthodisme salutaire qui, comme un pendule, règle l’action à la guerre.



  1. À proprement parler, le commandement direct constitue la base du fractionnement effectif. Alors qu’un feld-maréchal a sous ses ordres une armée de 10 divisions de 10 000 hommes chacune, et que, ce qui se présente fréquemment au cours des opérations, il se trouve n’en conduire personnellement que les cinq premières, tandis que les cinq autres marchent sous la direction d’un autre général, on ne peut logiquement pas dire que le feld-maréchal commande en chef deux corps d’armée, mais bien six subdivisions.