Tolstoï et Dostoïevski, la personne et l’œuvre/Préface

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PRÉFACE


Au point de l’évolution humaine où nous sommes arrivés, l’œuvre d’un grand écrivain ou celle d’un artiste de génie puise le plus profond de son intérêt dans l’individualité qui l’a produite et qui se manifeste par elle.

Il y a longtemps que la poésie lyrique n’est plus seule à nous révéler des âmes de poètes. Il y a longtemps que la critique s’attache à dégager l’homme des écrits dans lesquels il s’incarne, et qu’elle le force à se révéler là même où il se croyait le mieux dissimulé. Derrière le système dont il s’est fait l’apôtre, derrière l’idée qu’il prétend servir en faisant abstraction de sa propre personnalité, elle cherche d’autres mobiles, cachés dans les arcanes de l’être inconscient. Mais ce n’était guère là, jusqu’à présent, qu’une étude plus ou moins pénétrante, où le critique ne mettrait d’autre passion que celle du savant pour l’analyse. Obéissant aux préceptes de Taine, pénétré de l’idée que le « vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre », il s’appliquait à l’étude de ces produits et quand il croyait avoir décomposé l’âme d’un Cervantès, d’un Rabelais, d’un Michel-Ange et en avoir précipité les éléments au fond de sa cornue psychologique, relevait fièrement la tête et, les manches retroussées, promenait sur l’assistance un regard de triomphe.

Taine n’avait devant les yeux qu’un but : l’histoire, la philosophie de l’histoire. Pour cette étude, passionnante entre toutes, il demanda à la littérature des matériaux qu’elle lui livra en abondance. Tous se mirent à la besogne. Les plus empressés furent les critiques, qui, depuis quelque temps déjà, manifestaient un scepticisme croissant à l’égard de leur mission spéciale. Heureux de pouvoir, en s’en acquittant, être enfin utiles à quelque chose et même à une très belle chose, ils acceptèrent avec enthousiasme le rôle que leur offrait un maître séduisant : un rôle de préparateur dans son grand laboratoire de psychologie historique. Ils ne mirent aucune répugnance à ceindre un tablier que les railleurs comparent volontiers au tablier du concierge, étant donné l’empressement de ces auxiliaires à recueillir les racontars, les propos surpris, à épier les allées et venues, les secrets, les faiblesses de ceux dont ils s’occupent et à en faire un ragoût qu’ils s’offrent les uns aux autres avant d’en régaler le public.

La raillerie a tort, comme toujours. En s’exposant à elle, le critique qui ceint ce tablier de concierge fait une aussi noble besogne que le sculpteur qui ceint celui du maçon, le peintre celui du teinturier ou l’anatomiste celui du boucher. Il est beau de voir des esprits graves ne dédaigner aucun labeur, si simple, si vulgaire, si ridicule même qu’il soit en apparence, pour servir une œuvre, personnelle ou collective, d’où l’humanité peut attendre plus de lumière. En apprenant avoir comment les forces qui la dirigent et qui s’appellent « esprit de race », « esprit du siècle », « hérédité », « conditions naturelles », comment ces forces, dis-je, opèrent par l’organe de quelques êtres plus aptes que d’autres à les manifester, l’humanité prend, en quelque sorte, conscience du travail qu’elle poursuit. Elle prend conscience de ses énergies les plus généreuses et les plus productives. Il est, de plus, consolant pour elle de constater que forces et faiblesses, vertus et vices, « sucre et vitriol », collaborent pour produire dans ces êtres, qu’on a appelés représentatifs, l’impulsion irrésistible qui les contraint à remplir leur rôle d’agents de l’évolution. L’humanité acquiert ainsi une conception plus vraie et plus juste des conditions où se meut le génie. Elle devient moins prompte à la censure, elle ne se contente pas de la remplacer par l’analyse, elle passe de celle-ci à un point de vue synthétique qui lui montre dans des travers, dans des tares qui, d’abord, lui répugnaient, les coefficients nécessaires d’une œuvre de vie et de progrès.

Le temps n’est pas encore venu, mais il approche, où les Sem et les Japhet, où ceux qui représentent l’avenir de l’humanité ne jetteront pas de manteau sur la nudité de tel grand ancêtre qui aura assuré les destinées de la race aux jours des cataclysmes, qui lui aura bâti une arche, un refuge contre le déluge de la barbarie triomphante ou celui, bien plus redoutable, de l’universelle platitude, et lui aura fait présent ensuite d’une boisson généreuse d’où vient parfois l’ivresse, mais d’où vient aussi le réconfort, l’énergie et la joie de vivre. Quand ces Sem et ces Japhet auront compris que le père, en se dépouillant de tout dehors majestueux, de tout aspect respectable, de toute dignité, n’a fait que subir la loi d’action et de réaction en vertu de laquelle chaque essor est précédé d’un recul, quand ils auront compris que le vin cuvé par Noé va désaltérer le monde, son attitude ne sera plus honteuse à leurs yeux, sa nudité leur paraîtra auguste et sacrée. Au lieu de la dissimuler, ils se recueilleront devant elle dans un mouvement où le trouble et la répugnance seront bien vite remplacés par un respect plus profond et arrivant jusqu’à la piété, jusqu’à l’adoration. Et celui qui sera voué non seulement à la honte et au mépris, mais encore à la déchéance et à l’anéantissement fatal, si ce n’est en lui-même du moins dans sa descendance, celui qui retournera vraiment à la grossièreté de brute où il croyait le père plongé, celui pour qui il n’y aura plus de place dans le monde fertilisé et florissant, ce sera Cham, le stérile et stupide rieur.

Mais la critique, en se mettant au service de l’histoire, n’a pas atteint du coup à ce but très élevé : apprendre aux hommes à voir dans tout l’œuvre de l’art et de la littérature à travers les siècles un aspect particulier de l’évolution humaine, d’où le respect de tout ce qui contribue à cet œuvre, le respect des forces, quelles qu’elles soient, qui lui servent d’agents, le respect de tout ce qui a fait de Rabelais Rabelais, de Cervantès Cervantès, de Michel-Ange Michel-Ange, le respect de tous les éléments, sucre ou vitriol, qui entrent dans ces merveilleuses combinaisons. Pour transformer une relation spéculative en une relation vivante, une idée en un sentiment, pour que les travaux de laboratoire de Taine, des critiques, ses auxiliaires, de toute l’école formée par eux aboutissent à créer dans la société entière un courant d’amour allant non plus à des êtres fictifs mais à des personnalités réelles, non plus à des poètes et à des artistes masqués et costumés suivant une convention adoptée, mais aux hommes vrais que furent ces poètes et ces artistes, pour tout cela il fallait que, ces hommes, nous les sentissions vivre d’une vie puissante et intense. Il fallait qu’ils ne nous apparussent pas seulement comme des produits de l’évolution, de cette évolution qui nous entraîne nous-mêmes dans son courant irrésistible. Nous devions encore sentir un lien entre leur pensée et notre pensée, entre leur façon de sentir et la nôtre, entre notre être et leur être. Nous devions, en quelque sorte, les sentir en nous, liés à nous par l’intime communion qui unit le père à l’enfant.

Ce résultat, je le répète, nous ne l’avons pas encore pleinement atteint. Mais nous nous acheminons irrésistiblement vers lui, car il était en germe dans le principe même de la nouvelle école. Car, en reliant l’étude de l’art et de la littérature à celle des destinées de l’homme sur la terre, cette école a fait de la critique un élément actif du progrès humain. Reconnaître ce qu’il y a d’humain dans le génie, voir clairement reflété en lui ce que nous avons de plus essentiel, est, pour nous, qui avons appris à le faire, un stimulant sans pareil.

Déjà Voltaire, qui n’a fait qu’effleurer tout, mais qui a tout effleuré avec l’aile du génie, du clair génie français et qui, par conséquent, a généralement touché juste, déjà Voltaire, tout en indiquant, dans son petit essai sur la tragédie anglaise, comment le génie littéraire naît du génie national, a montré, dans son discours de réception à l’Académie française, comment les génies littéraires forment, à leur tour, le génie national. Et il a, après d’autres, invité les hommes à honorer et à aimer les initiateurs, les héros de la poésie et de la langue, les héros du Verbe, comme on dit aujourd’hui. Mais une parole fugitive ne peut pas enflammer un sentiment au cœur d’une société entière, surtout si, dans cette société, la matière inflammable ne s’est pas encore accumulée. L’intérêt de plus en plus vivant que la critique, opérant, en quelque sorte, sur la chair vive de ceux qu’elle étudie, a éveillé pour les êtres représentatifs, cet intérêt a fourni de nos jours cette matière inflammable. Et voici qu’en France même l’étincelle apportée par Emerson et par Carlyle, recueillie par quelques esprits français délicats et vibrants, a commencé à propager un feu qui, nous le croyons, ne s’arrêtera pas. Sans qu’ils se doutent souvent de sa provenance, les meilleurs, parmi ceux qui pensent et qui sentent pour tous, ont été gagnés par ce feu. Il est encore avivé par le vent d’individualisme qui s’est levé au même moment. Ce vent a pu d’abord paraître desséchant, mais il s’est trouvé vivifiant, au contraire, et nécessaire, comme tout autre phénomène général, à l’œuvre de vie qui s’accomplit au sein de l’humanité. Avec Emerson, célébrant les hommes représentatifs, avec Carlyle, enseignant le culte des héros, nous nous sommes mis à exalter non point notre individualité, mais l’individualité, là où elle se manifeste avec le plus de puissance.

C’est parce que nous en sommes là que j’ai cru devoir présenter au public français le dernier livre d’un écrivain chez qui l’on trouve déjà cette force vivifiante que la critique est en voie d’acquérir. Avec mon vaillant collaborateur, M. Persky, dont la traduction de la Résurrection des Dieux de Mérejkowsky a déjà été appréciée comme elle le mérite, j’ai entrepris de traduire une autre œuvre du poète qui a voulu faire vivre la Renaissance italienne de sa grande vie universelle et éternelle. Cette nouvelle œuvre est d’un critique en même temps que d’un artiste. Si le critique décompose la nature de ses deux grands compatriotes, Tolstoï et Dostoïewsky, en ses éléments premiers, l’artiste fait de ces éléments, en partie identiques, en partie contraires, un tout vivant et agissant qui représente l’âme russe contemporaine. Dans Tolstoï, dans Dostoïewsky, cette âme, d’après lui, a pris connaissance d’elle-même, ce qui lui a valu une puissance d’action universelle. Seulement, pour ne pas perdre cette puissance, il faut que l’âme russe soit consciente jusqu’au bout, il faut qu’elle sache de quels éléments elle se compose. Et l’auteur entreprend de l’éclairer là-dessus, en étudiant avec la plus rigoureuse exactitude l’être des deux héros qui l’incarnent.

Dans la Résurrection des Dieux, on voit Léonard de Vinci s’agenouiller devant une statue d’Aphrodite qui vient d’être exhumée, non pour l’adorer, mais pour mesurer les dimensions de son corps. Ainsi procède l’artiste vrai, qui, devant la beauté, se sent pris, avant tout, du désir de connaître le secret de ce qui la rend belle et puissante et, s’il y réussit, arrive à connaître du coup le secret de l’Univers. Ainsi a résolu de procéder Mérejkowsky lui-même. L’étude pour ainsi dire anatomique des deux « grands écrivains de la terre russe », comme Tourguénieff mourant appelait Léon Tolstoï, lui sert de point de départ pour arriver au secret de leur puissance, dont il compte faire, en le divulguant, un levier qui portera son pays au rang des sauveurs de l’humanité. Car Mérejkowsky a toute l’audace de l’esprit russe, qui ne s’arrête pas en chemin et va volontiers jusqu’au messianisme. Mais le Messie qu’entrevoit Mérejkowsky est un Messie d’espèce nouvelle. Pour mot d’ordre, le poète-critique prend les paroles que Dostoïewsky expirant écrivit sur son carnet de notes : « Il y eut choc entre deux idées, les plus opposées qui soient au monde : le Dieu-Homme rencontra l’Homme-Dieu, Apollon rencontra le Christ. » Du choc, Mérejkowsky voudrait faire une fusion. On l’a appelé nietzschéen et j’ai moi-même intitulé Nietzsche en Russie une courte étude que je lui ai consacrée dans le Mercure de France. On voit qu’en tout cas Nietzsche, en Russie, change absolument de caractère et contracte avec le christianisme une alliance qui, certes, n’était pas dans ses goûts.

C’est ainsi que Mérejkowsky entend le symbolisme, mot dont l’étymologie indique une idée d’union. Ce symboliste russe tient à cette épithète. Laissons-la lui. Ne l’analysons pas lui-même. Respectons, comme une belle œuvre d’art, l’union dans son propre esprit des plus violents contrastes : le jugement le plus fin, le plus délicat, le plus éclairé sur les hommes et les choses et la faculté de faire de ces hommes et de ces choses une sorte de nébuleuse où l’on voit poindre les germes d’un monde naissant, — une ironie quelquefois légère, quelquefois sanglante et un enthousiasme allant jusqu’à l’exaltation religieuse, — une humilité et un orgueil extrêmes quand il se présente en enfant de son pays et de sa race, — un amour passionné pour la civilisation gréco-romaine et pour ses dérivés, et une passion non moins grande pour tout ce qui est exclusivement et authentiquement russe.

Ces contrastes eux-mêmes, ces pôles opposés, établissent dans l’âme de Mérejkowsky un courant de vie intense et continu. Aussi n’est-il pas désaltéré par la pensée pure, ni par la spéculation, ni par la critique, ni même par la création artistique. Il lui faut plus que cela. Il lui faut, pour apaiser sa soif de vie, aller jusqu’aux sources religieuses, qui seules sont des sources vives. Et là encore, une religion donnée ne lui suffit pas. Il les lui faut toutes, confondues en une immense sphère de vie, où il distingue deux pôles, deux contrastes suprêmes dont il rêve l’union et qu’il appelle Christ et Antéchrist.

Ce sont surtout ces deux principes de sa religion nouvelle, de sa religion intégrale, pourrait-on dire, qu’il étudie dans Tolstoï, l’homme consciemment chrétien et inconsciemment païen, et dans Dostoïewsky, l’homme dont l’apparence, dans sa vie comme dans son œuvre, a si souvent quelque chose de satanique, tandis que le fond de son âme est un des plus chrétiens qu’on puisse imaginer.

Le titre même de l’ouvrage original, dont nous n’avons voulu, par crainte d’obscurité, conserver que le sous-titre, est : « Le Christ et l’Antéchrist dans la littérature russe. »

L’idée que ce titre indique est surtout exposée dans une seconde partie qui, nous a-t-il semblé, touche trop aux inquiétudes religieuses qui travaillent la Russie contemporaine pour intéresser le lecteur français au même degré que les questions d’art et de psychologie traitées dans la première partie et avec lesquelles il s’est depuis longtemps familiarisé. Nous avons aussi cru bien faire en omettant une introduction qui s’adresse trop spécialement à la société russe et dont les parties essentielles se retrouvent, au surplus, dans la conclusion de l’œuvre.

J’ai voulu, en revanche, dans ces quelques pages, déterminer la place précise que l’étude de Mérejkowsky a, me semble-t-il, le droit d’occuper dans la critique contemporaine. Pour dire toute ma pensée, cette étude est digne de figurer au premier rang parmi les œuvres de combat qui font aujourd’hui de la grande critique un agent de plus en plus puissant de vie sociale et de régénération humaine.

Quant à ceux qu’elle scandaliserait dans leur culte pour Tolstoï, j’espère avoir répondu d’avance à leurs protestations, s’il s’en produit. À mes yeux, la figure de l’illustre vieillard ne peut que grandir, présentée dans sa vérité intégrale, dont il n’a pas lui-même conscience. Et pour ce qui est de Dostoïewsky, si ce livre ramenait sur l’auteur des Frères Karamazoff l’attention qui n’aurait pas dû se détourner de lui, ce serait un des plus beaux résultats qu’aurait obtenus le pénétrant critique, le poète inspiré qui l’a si profondément compris et si lumineusement analysé.

M. Prozor.