Traité des sensations/Dessein de cet ouvrage

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De Bure l’aîné (p. 1-16).

T R A I T É
D E S
S E N S A T I O N S.
Dessein de cet Ouvrage.
Ous ne ſaurions nous rappeler l’ignorance, dans laquelle nous ſommes nés : c’eſt un état qui ne laiſſe point de traces après lui. Nous ne nous ſouvenons d’avoir ignoré, que ce que nous nous ſouvenons d’avoir appris ; & pour remarquer ce que nous apprenons, il faut déjà ſavoir quelque choſe : il faut s’être ſenti avec quelques idées, pour obſerver qu’on ſe ſent avec des idées qu’on n’avoit pas. Cette mémoire réfléchie, qui nous rend aujourd’hui ſi ſenſible le paſſage d’une connoiſſance à une autre, ne ſauroit donc remonter juſqu’aux premieres : elle les ſuppoſe au contraire, & c’eſt là l’origine de ce penchant que nous avons à les croire nées avec nous. Dire que nous avons appris à voir, à entendre, à goûter, à ſentir, à toucher, paroît le paradoxe le plus étrange. Il ſemble que la nature nous a donné l’entier uſage de nos ſens, à l’inſtant même qu’elle les a formés ; & que nous nous en ſommes toujours ſervi ſans étude, parce qu’aujourd’hui nous ne ſommes plus obligés de les étudier.

J’étois dans ces préjugés, lorſque je publiai mon Eſſai ſur l’origine des connoiſſances humaines. Je n’avois pu en être retiré par les raiſonnemens de Locke ſur un aveugle-né, à qui on donneroit le ſens de la vue ; & je ſoutins contre ce Philoſophe, que l’œil juge naturellement des figures, des grandeurs, des ſituations & des diſtances.

Vous ſavez, Madame, à qui je dois les lumieres, qui ont enfin diſſipé mes préjugés : vous ſavez la part qu’a eu à cet ouvrage une perſonne qui vous étoit ſi chere, & qui étoit ſi digne de votre eſtime & de votre amitié[1]. C’eſt à ſa mémoire que je le conſacre, & je m’adreſſe à vous, pour jouir tout à la fois & du plaiſir de parler d’elle, & du chagrin de la regretter. Puiſſe ce monument perpétuer le ſouvenir de votre amitié mutuelle, & de l’honneur que j’aurai eu d’avoir part à l’eſtime de l’une & de l’autre.

Mais pourrois-je ne pas m’attendre à ce ſuccès, quand je ſonge combien ce Traité eſt à elle ? Les vues les plus exactes & les plus fines qu’il renferme, ſont dûes à la juſteſſe de ſon eſprit & à la vivacité de ſon imagination ; qualités qu’elle réuniſſoit dans un point, où elles paroiſſent preſque incompatibles. Elle ſentit la néceſſité de conſidérer ſéparément nos ſens, de diſtinguer avec préciſion les idées que nous devons à chacun d’eux, & d’obſerver avec quels progrès ils s’inſtruiſent, & comment ils ſe prêtent des ſecours mutuels.

Pour remplir cet objet, nous imaginâmes une Statue organiſée intérieurement comme nous, & animée d’un eſprit privé de toute eſpéce d’idées. Nous ſupposâmes encore que l’extérieur tout de marbre ne lui permettoit l’uſage d’aucun de ſes ſens, & nous nous réſervâmes la liberté de les ouvrir à notre choix aux différentes impreſſions dont ils ſont ſuſceptibles.

Nous crûmes devoir commencer par l’odorat, parce que c’eſt de tous les ſens celui qui paroît contribuer le moins aux connoiſſances de l’eſprit humain. Les autres furent enſuite l’objet de nos recherches, & après les avoir conſidérés ſéparément & enſemble, nous vimes la Statue devenir un animal capable de veiller à ſa conſervation.

Le principe qui détermine le développement de ſes facultés, eſt ſimple ; les Senſations mêmes le renferment : car toutes étant néceſſairement agréables ou déſagréables, la Statue eſt intéreſſée à jouir des unes & à ſe dérober aux autres. Or, on ſe convaincra que cet intérêt ſuffit pour donner lieu aux opérations de l’entendement & de la volonté. Le jugement, la réflexion, les déſirs, les paſſions, &c. Ne ſont que la Senſation même qui ſe tranſforme différemment[2]. C’eſt pourquoi il nous a paru inutile de ſuppoſer que l’ame tient immédiatement de la nature toutes les facultés dont elle eſt douée. La nature nous donne des organes, pour nous avertir par le plaiſir de ce que nous avons à rechercher, & par la douleur de ce que nous avons à fuir. Mais elle s’arrête là ; & elle laiſſe à l’expérience le ſoin de nous faire contracter des habitudes, & d’achever l’ouvrage qu’elle a commencé.

Cet objet eſt neuf, & il montre toute la ſimplicité des voyes de l’Auteur de la nature. Peut-on ne pas admirer, qu’il n’ait fallu que rendre l’homme ſenſible au plaiſir & à la douleur, pour faire naître en lui des idées, des déſirs, des habitudes & des talens de toute eſpece ?

Il y a ſans doute bien des difficultés à ſurmonter, pour développer tout ce ſyſtême ; & j’ai ſouvent éprouvé combien une pareille entrepriſe étoit au-deſſus de mes forces. Mademoiſelle Ferrand m’a éclairé ſur les principes, ſur le plan & ſur les moindres détails ; & j’en dois être d’autant plus reconnoiſſant, que ſon projet n’étoit ni de m’inſtruire, ni de faire un Livre. Elle ne s’appercevoit pas qu’elle devenoit Auteur, & elle n’avoit d’autre deſſein que de s’entretenir avec moi des choſes auxquelles je prenois quelque intérêt. Auſſi ne ſe prévenoit-elle jamais pour ſes ſentimens ; & ſi je les ai preſque toujours préférés à ceux que j’avois d’abord, j’ai eu le plaiſir de ne me rendre qu’à la lumiere. Je l’eſtimois trop, pour les adopter par tout autre motif ; & elle-même, elle en eût été offenſée. Cependant il m’arrivoit ſi ſouvent de reconnoître la ſupériorité de ſes vûes, que mon aveu ne pouvoit éviter d’être ſoupçonné de trop de complaiſance. Elle m’en faiſoit quelquefois des reproches ; elle craignoit, diſoit-elle, de gâter mon ouvrage ; & examinant avec ſcrupule les opinions que j’abandonnois, elle eût voulu ſe convaincre, que ſes critiques n’étoient pas fondées.

Si elle avoit pris elle-même la plume, cet ouvrage prouveroit mieux quels étoient ſes talens. Mais elle avoit une délicateſſe, qui ne lui permettoit ſeulement pas d’y penſer. Contraint d’y applaudir, quand je conſidérois les motifs qui en étoient le principe ; je l’en blâmois auſſi, parce que je voyois dans ſes conſeils ce qu’elle auroit pu faire elle-même. Ce Traité n’eſt donc malheureuſement que le réſultat des converſations que j’ai eues avec elle, & je crains bien de n’avoir pas toujours ſu préſenter ſes penſées dans leur vrai jour. Il eſt fâcheux qu’elle n’ait pas pu m’éclairer juſqu’au moment de l’impreſſion ; je regrette ſurtout qu’il y ait deux ou trois queſtions, ſur leſquelles nous n’avons pas été entiérement d’accord.

La juſtice que je rends à Mademoiſelle Ferrand, je n’oſerois la lui rendre, ſi elle vivoit encore. Uniquement jalouſe de la gloire de ſes amis, & regardant comme à eux tout ce qui pouvoit en elle y contribuer ; elle n’auroit point reconnu la part qu’elle a à cet ouvrage, elle m’auroit défendu d’en faire l’aveu, & je lui aurois obéi. Mais aujourd’hui dois-je me refuſer au plaiſir de lui rendre cette juſtice ? C’eſt tout ce qui me reſte dans la perte que j’ai faite d’un conſeil ſage, d’un critique éclairé, d’un ami sûr.

Vous le partagerez avec moi, ce plaiſir, Madame, vous qui la regretterez toute votre vie ; & c’eſt auſſi avec vous que j’aime à parler d’elle. Toutes deux également eſtimables, vous aviez ce diſcernement qui démêle tout le prix d’un objet aimable, & ſans lequel on ne ſait point aimer. Vous connoiſſiez la raiſon, la vérité & le courage qui vous formoient l’une pour l’autre. Ces qualités ſerroient les nœuds de votre amitié, & vous trouviez toujours dans votre commerce cet enjoûment, qui eſt le caractere des ames vertueuſes & ſenſibles.

Ce bonheur devoit donc finir ; & dans ces momens qui devoient en être le terme, il falloit qu’il ne reſtât d’autre conſolation à votre amie, que de n’avoir point à vous ſurvivre. Je l’ai vûe ſe croire en cela fort heureuſe. C’étoit aſſez pour elle de vivre dans votre mémoire. Elle aimoit à s’occuper de cette idée ; mais elle eût voulu en écarter l’image de votre douleur. Entretenez-vous quelquefois de moi avec Madame De Vaſſé, me diſoit-elle, & que ce ſoit avec une ſorte de plaiſir. Elle ſavoit qu’en effet la douleur n’eſt pas la ſeule marque des regrets ; & qu’en pareil cas plus on trouve de plaiſir à penſer à un ami, plus on ſent vivement la perte qu’on a faite.

Que je ſuis flatté, Madame, qu’elle m’ait jugé digne de partager avec vous cette douleur & ce plaiſir ! Que je le ſuis de l’honneur que vous me faites de porter le même jugement ! Pouviez-vous l’une & l’autre me donner une plus grande preuve de votre eſtime & de votre amitié ?

  1. C’eſt elle qui m’a conſeillé l’Épigraphe Ut potero, explicabo, &c.
  2. Mais, dira-t-on, les bêtes ont des Senſations, & cependant leur ame n’eſt pas capable des mêmes facultés que celle de l’homme. Cela eſt vrai, & la lecture de cet ouvrage en rendra la raiſon ſenſible. L’organe du tact eſt en elles moins parfait ; & par conſéquent, il ne ſauroit être pour elles la cauſe occaſionnelle de toutes les opérations qui ſe remarquent en nous. Je dis la cauſe occaſionnelle, parce que les Senſations ſont les modifications propres de l’ame, & que les organes n’en peuvent être que l’occaſion. De là le Philoſophe doit conclure, conformément à ce que la foi enſeigne, que l’ame des bêtes eſt d’un ordre eſſentiellement différent de celle de l’homme. Car ſeroit-il de la ſageſſe de Dieu qu’un eſprit capable de s’élever à des connaiſſances de toute eſpéce, de découvrir ſes devoirs, de mériter & de démériter, fût aſſujetti à un corps, qui n’occaſionneroit en lui que les facultés néceſſaires à la conſervation de l’animal ?