Traité sur la tolérance/Édition 1763/01

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s.n. (édition originale) (p. 1-16).

TRAITÉ
SUR
LA TOLÉRANCE,
À l’occaſion de la mort de Jean Calas.

CHAPITRE PREMIER.
Hiſtoire abrégée de la mort de Jean Calas.


LE meurtre de Calas, commis dans Toulouſe avec le glaive de la Juſtice, le 9me Mars 1762, eſt un des plus ſinguliers événements qui méritent l’attention de notre âge & de la poſtérité. On oublie bientôt cette foule de morts qui a péri dans des batailles ſans nombre, non-ſeulement parce que c’eſt la fatalité inévitable de la guerre, mais parce que ceux qui meurent par le ſort des armes pouvaient auſſi donner la mort à leurs ennemis, & n’ont point péri ſans ſe défendre. Là où le danger & l’avantage ſont égaux, l’étonnement ceſſe, & la pitié même s’affaiblit : mais ſi un Père de famille innocent eſt livré aux mains de l’erreur, ou de la paſſion, ou du fanatiſme ; ſi l’accuſé n’a de défenſe que ſa vertu, ſi les arbitres de ſa vie n’ont à riſquer en l’égorgeant que de ſe tromper, s’ils peuvent tuer impunément par un arrêt ; alors le cri public s’élève, chacun craint pour ſoi-même ; on voit que perſonne n’eſt en ſûreté de ſa vie devant un Tribunal érigé pour veiller ſur la vie des Citoyens, & toutes les voix ſe réuniſſent pour demander vengeance.

Il s’agiſſait, dans cette étrange affaire, de Religion, de ſuicide, de parricide : il s’agiſſait de ſavoir ſi un père & une mère avaient étranglé leur fils pour plaire à Dieu, ſi un frère avait étranglé ſon frère, ſi un ami avait étranglé ſon ami, & ſi les Juges avaient à ſe reprocher d’avoir fait mourir ſur la roue un père innocent, ou d’avoir épargné une mère, un frère, un ami coupables.

Jean Calas, âgé de ſoixante & huit ans, exerçait la profeſſion de Négociant à Toulouſe depuis plus de quarante années, & était reconnu de tous ceux qui ont vécu avec lui pour un bon père. Il était Proteſtant, ainſi que ſa femme & tous ſes enfants, excepté un qui avait abjuré l’héréſie, & à qui le père faiſait une petite penſion. Il paraiſſait ſi éloigné de cet abſurde fanatiſme qui rompt tous les liens de la Société, qu’il approuva la converſion de ſon fils Louis Calas, & qu’il avait depuis trente ans chez lui une ſervante zélée Catholique, laquelle avait élevé tous ſes enfants.

Un des fils de Jean Calas, nommé Marc-Antoine, était un homme de Lettres : il paſſait pour un eſprit inquiet, ſombre & violent. Ce jeune homme ne pouvant réuſſir ni à entrer dans le négoce, auquel il n’était pas propre, ni à être reçu Avocat, parce qu’il fallait des certificats de Catholicité, qu’il ne put obtenir, réſolut de finir ſa vie, & fit preſſentir ce deſſein à un de ſes amis : il ſe confirma dans ſa réſolution par la lecture de tout ce qu’on a jamais écrit ſur le ſuicide.

Enfin, un jour, ayant perdu ſon argent au jeu, il choiſit ce jour la même pour exécuter ſon deſſein. Un ami de ſa famille, & le ſien, nommé Lavaiſſe, jeune-homme de dix-neuf ans, connu par la candeur & la douceur de ſes mœurs, fils d’un Avocat célèbre de Toulouſe, était arrivé[1] de Bordeaux la veille ; il ſoupa par haſard chez les Calas. Le père, la mère, Marc-Antoine leur fils aîné, Pierre leur ſecond fils, mangèrent enſemble. Après le ſouper on ſe retira dans un petit ſallon ; Marc-Antoine diſparut : enfin, lorſque le jeune Lavaiſſe voulut partir, Pierre Calas & lui étant deſcendus, trouvèrent en-bas, auprès du magaſin, Marc-Antoine, en chemiſe, pendu à une porte, & ſon habit plié ſur le comptoir ; ſa chemiſe n’était pas ſeulement dérangée ; ſes cheveux étaient bien peignés : il n’avait ſur ſon corps aucune playe, aucune meurtriſſure.[2]

On paſſe ici tous les détails dont les Avocats ont rendu compte : on ne décrira point la douleur & le déſeſpoir du père & de la mère : leurs cris furent entendus des voiſins. Lavaiſſe & Pierre Calas, hors d’eux-mêmes, coururent chercher des Chirurgiens & la Juſtice.

Pendant qu’ils s’acquittaient de ce devoir, pendant que le père & la mère étaient dans les ſanglots & dans les larmes, le Peuple de Toulouſe s’attroupait autour de la maiſon. Ce Peuple eſt ſuperſtitieux & emporté ; il regarde comme des monſtres ſes frères qui ne ſont pas de la même Religion que lui. C’eſt à Toulouſe qu’on remercie Dieu ſolemnellement de la mort de Henri trois, & qu’on fit ſerment d’égorger le premier qui parlerait de reconnaître le grand, le bon Henri quatre. Cette Ville ſolemniſe encore tous les ans, par une Proceſſion & par des feux de joye, le jour où elle maſſacra quatre mille Citoyens hérétiques, il y a deux ſiècles. En vain ſix Arrêts du Conſeil ont défendu cette odieuſe fête, les Toulouſains l’ont toujours célébrée comme les jeux floraux.

Quelque fanatique de la populace s’écria que Jean Calas avait pendu ſon propre fils Marc-Antoine. Ce cri répété fut unanime en un moment. D’autres ajoutèrent que le mort devait le lendemain faire abjuration ; que ſa famille & le jeune Lavaiſſe l’avaient étranglé, par haine contre la Religion Catholique : le moment d’après on n’en douta plus ; toute la Ville fut perſuadée que c’eſt un point de Religion chez les Proteſtants, qu’un père & une mère doivent aſſaſſiner leur fils, dès qu’il veut ſe convertir.

Les eſprits une fois émus ne s’arrêtent point. On imagina que les Proteſtants du Languedoc s’étaient aſſemblés la veille ; qu’ils avaient choiſi à la pluralité des voix un bourreau de la ſecte ; que le choix était tombé ſur le jeune Lavaiſſe ; que ce jeune homme, en vingt-quatre heures, avait reçu la nouvelle de ſon élection, & était arrivé de Bordeaux pour aider Jean Calas, ſa femme & leur fils Pierre, à étrangler un ami, un fils, un frère.

Le Sr. David, Capitoul de Toulouſe, excité par ces rumeurs, & voulant ſe faire valoir par une prompte exécution, fit une procédure contre les Règles & les Ordonnances. La famille Calas, la ſervante Catholique, Lavaiſſe furent mis aux fers.

On publia un monitoire non moins vicieux que la procédure. On alla plus loin. Marc-Antoine Calas était mort Calviniſte ; & s’il avait attenté ſur lui-même, il devait être traîné ſur la claye : on l’inhuma avec la plus grande pompe dans l’Égliſe St. Étienne, malgré le Curé qui proteſtait contre cette profanation.

Il y a dans le Languedoc quatre Confrairies de Pénitents, la blanche, la bleue, la griſe, & la noire. Les Confrères portent un long capuce avec un maſque de drap percé de deux trous pour laiſſer la vue libre : ils ont voulu engager M. le Duc de Fitz-James, Commandant de la Province, à entrer dans leur Corps, & il les a refuſés. Les Confrères blancs firent à Marc-Antoine Calas un Service ſolemnel comme à un Martyr. Jamais aucune Égliſe ne célébra la fête d’un Martyr véritable avec plus de pompe ; mais cette pompe fut terrible. On avait levé au-deſſus d’un magnifique catafalque, un ſquélette qu’on faiſait mouvoir, & qui repréſentait Marc-Antoine Calas, tenant d’une main une palme, & de l’autre la plume dont il devait ſigner l’abjuration de l’héréſie, & qui écrivait en effet l’arrêt de mort de ſon père.

Alors il ne manqua plus au malheureux qui avait attenté ſur ſoi-même, que la canoniſation ; tout le Peuple le regardait comme un Saint : quelques-uns l’invoquaient ; d’autres allaient prier ſur ſa tombe, d’autres lui demandaient des miracles, d’autres racontaient ceux qu’il avait faits. Un Moine lui arracha quelques dents pour avoir des reliques durables. Une dévote, un peu ſourde, dit qu’elle avait entendu le ſon des cloches. Un Prêtre apoplectique fut guéri après avoir pris de l’émétique. On dreſſa des verbaux de ces prodiges. Celui qui écrit cette relation, poſſède une atteſtation qu’un jeune homme de Toulouſe eſt devenu fou pour avoir prié pluſieurs nuits ſur le tombeau du nouveau Saint, & pour n’avoir pu obtenir un miracle qu’il implorait.

Quelques Magiſtrats étaient de la Confrairie des Pénitents blancs. Dès ce moment la mort de Jean Calas parut infaillible.

Ce qui ſur-tout prépara ſon ſupplice, ce fut l’approche de cette fête ſingulière que les Toulouſains célèbrent tous les ans en mémoire d’un maſſacre de quatre mille Huguenots ; l’année 1762 était l’année ſéculaire. On dreſſait dans la Ville l’appareil de cette ſolemnité ; cela même allumait encore l’imagination échauffée du Peuple : on diſait publiquement que l’échafaud ſur lequel on rouerait les Calas, ſerait le plus grand ornement de la fête ; on diſait que la Providence amenait elle-même ces victimes pour être ſacrifiées à notre ſainte Religion. Vingt personnes ont entendu ces diſcours, & de plus violents encore. Et c’eſt de nos jours ! & c’eſt dans un temps où la Philoſophie a fait tant de progrès ! & c’eſt lorſque cent Académies écrivent pour inſpirer la douceur des mœurs ! Il ſemble que le fanatiſme, indigné depuis peu des ſuccès de la raiſon, ſe débatte ſous elle avec plus de rage.

Treize Juges s’aſſemblèrent tous les jours pour terminer le Procès. On n’avait, on ne pouvait avoir aucune preuve contre la famille ; mais la Religion trompée tenait lieu de preuve. Six Juges perſiſtèrent longtemps à condamner Jean Calas, son fils, & Lavaiſſe à la roue, & la femme de Jean Calas au bucher. Sept autres, plus modérés, voulaient au moins qu’on examinât. Les débats furent réitérés & longs. Un des Juges, convaincu de l’innocence des accusés, & de l’impoſſibilité du crime, parla vivement en leur faveur ; il oppoſa le zèle de l’humanité au zèle de la ſévérité ; il devint l’Avocat public des Calas dans toutes les maisons de Toulouſe, où les cris continuels de la Religion abuſée demandaient le ſang de ces infortunés. Un autre Juge, connu par ſa violence, parlait dans la Ville avec autant d’emportement contre les Calas, que le premier montrait d’empreſſement à les défendre. Enfin l’éclat fut ſi grand, qu’ils furent obligés de ſe récuſer l’un & l’autre ; ils ſe retirèrent à la campagne.

Mais, par un malheur étrange, le Juge favorable aux Calas eut la délicateſſe de perſiſter dans ſa récuſation, & l’autre revint donner ſa voix contre ceux qu’il ne devait point juger : ce fut cette voix qui forma la condamnation à la roue ; car il y eut huit voix contre cinq, un des ſix Juges oppoſés ayant à la fin, après bien des conteſtations, paſſé au parti le plus ſévère.

Il ſemble que quand il s’agit d’un parricide, & de livrer un Père de famille au plus affreux ſupplice, le jugement devrait être unanime, parce que les preuves d’un crime ſi inoui[3] devraient être d’une évidence ſenſible à tout le monde : le moindre doute, dans un cas pareil, doit ſuffire pour faire trembler un Juge qui va ſigner un Arrêt de mort. La faibleſſe de notre raiſon & l’inſuffiſance de nos Loix ſe font ſentir tous les jours ; mais dans quelle occaſion en découvre-t-on mieux la miſère que quand la prépondérance d’une ſeule voix fait rouer un Citoyen ? Il fallait dans Athènes cinquante voix au-delà de la moitié pour oſer prononcer un jugement de mort. Qu’en réſulte-t-il ? ce que nous ſavons très-inutilement, que les Grecs étaient plus ſages & plus humains que nous.

Il paraiſſait impoſſible que Jean Calas, vieillard de ſoixante-huit ans, qui avait depuis longtemps les jambes enflées & faibles, eût ſeul étranglé & pendu un fils âgé de vingt-huit ans, qui était d’une force au-deſſus de l’ordinaire ; il fallait abſolument qu’il eût été aſſiſté dans cette exécution par ſa femme, par ſon fils Pierre Calas, par Lavaiſſe, & par la ſervante. Ils ne s’étaient pas quittés un ſeul moment le ſoir de cette fatale aventure. Mais cette ſuppoſition était encore auſſi abſurde que l’autre : car comment une ſervante zélée Catholique aurait-elle pu ſouffrir que des Huguenots aſſaſſinaſſent un jeune-homme élevé par elle, pour le punir d’aimer la Religion de cette ſervante ? Comment Lavaiſſe ſerait-il venu exprès de Bordeaux pour étrangler ſon ami, dont il ignorait la converſion prétendue ? Comment une mère tendre aurait-elle mis les mains ſur ſon fils ? Comment tous enſemble auraient-ils pu étrangler un jeune-homme auſſi robuſte qu’eux tous, ſans un combat long & violent, ſans des cris affreux qui auraient appellé tout le voiſinage, ſans des coups réitérés, ſans des meurtriſſures, ſans des habits déchirés ?

Il était évident que ſi le parricide avait pu être commis, tous les accuſés étaient également coupables, parce qu’ils ne s’étaient pas quittés d’un moment ; il était évident qu’ils ne l’étaient pas ; il était évident que le père ſeul ne pouvait l’être ; & cependant l’arrêt condamna ce père ſeul à expirer ſur la roue.

Le motif de l’arrêt était auſſi inconcevable que tout le reſte. Les Juges qui étaient décidés pour le ſupplice de Jean Calas, perſuadèrent aux autres que ce vieillard faible ne pourrait réſiſter aux tourments, & qu’il avouerait ſous les coups des bourreaux ſon crime & celui de ſes complices. Ils furent confondus, quand ce vieillard, en mourant ſur la roue, prit Dieu à témoin de ſon innocence, & le conjura de pardonner à ſes Juges.

Ils furent obligés de rendre un ſecond arrêt contradictoire avec le premier, d’élargir la mère, ſon fils Pierre, le jeune Lavaiſſe & la ſervante : mais un des Conſeillers leur ayant fait ſentir que cet arrêt démentait l’autre, qu’ils ſe condamnaient eux-mêmes, que tous les accuſés ayant toujours été enſemble dans le temps qu’on ſuppoſait le parricide, l’élargiſſement de tous les ſurvivants prouvait invinciblement l’innocence du père de famille exécuté ; ils prirent alors le parti de bannir Pierre Calas ſon fils. Ce banniſſement ſemblait auſſi inconſéquent, auſſi abſurde que tout le reſte : car Pierre Calas était coupable ou innocent du parricide ; s’il était coupable, il fallait le rouer comme ſon père ; s’il était innocent, il ne fallait pas le bannir. Mais les Juges effrayés du ſupplice du père, & de la piété attendriſſante avec laquelle il était mort, imaginèrent ſauver leur honneur en laiſſant croire qu’ils faiſaient grâce au fils ; comme ſi ce n’eût pas été une prévarication nouvelle de faire grâce : & ils crurent que le banniſſement de ce jeune homme, pauvre & ſans appui, étant ſans conſéquence, n’était pas une grande injuſtice, après celle qu’ils avaient eu le malheur de commettre.

On commença par menacer Pierre Calas dans ſon cachot, de le traiter comme ſon père s’il n’abjurait pas ſa Religion. C’eſt ce que ce jeune homme[4] atteſte par ſerment.

Pierre Calas, en ſortant de la Ville, rencontra un Abbé convertiſſeur, qui le fit rentrer dans Toulouſe ; on l’enferma dans un Couvent de Dominicains, & là on le contraignit à remplir toutes les fonctions de la Catholicité ; c’était en partie ce qu’on voulait, c’était le prix du ſang de ſon père ; & la Religion qu’on avait cru venger, ſemblait ſatisfaite.

On enleva les filles à la mère ; elles furent enfermées dans un Couvent. Cette femme preſque arroſée du ſang de ſon mari, ayant tenu ſon fils aîné mort entre ſes bras, voyant l’autre banni, privée de ſes filles, dépouillée de tout ſon bien, était ſeule dans le monde, ſans pain, ſans eſpérance, & mourante de l’excès de ſon malheur. Quelques perſonnes ayant examiné mûrement toutes les circonſtances de cette aventure horrible, en furent ſi frappées, qu’elles firent preſſer la Dame Calas, retirée dans une ſolitude, d’oſer venir demander juſtice aux pieds du Trône. Elle ne pouvait pas alors ſe ſoutenir, elle s’éteignait ; & d’ailleurs étant née Anglaiſe, tranſplantée dans une Province de France dès ſon jeune âge, le nom ſeul de la Ville de Paris l’effrayait. Elle s’imaginait que la Capitale du Royaume devait être encore plus barbare que celle de Toulouſe. Enfin le devoir de venger la mémoire de ſon mari l’emporta ſur ſa faibleſſe. Elle arriva à Paris prête d’expirer. Elle fut étonnée d’y trouver de l’accueil, des ſecours & des larmes.

La raiſon l’emporte à Paris ſur le fanatiſme, quelque grand qu’il puiſſe être ; au-lieu qu’en Province ce fanatiſme l’emporte preſque toujours ſur la raiſon.

Mr. De Beaumont, célèbre Avocat du Parlement de Paris, prit d’abord ſa défenſe, & dreſſa une conſultation, qui fut ſignée de quinze Avocats. Mr. Loiſeau, non moins éloquent, compoſa un Mémoire en faveur de la famille. Mr. Mariette, Avocat au Conſeil, dreſſa une Requête juridique, qui portait la conviction dans tous les eſprits.

Ces trois généreux défenſeurs des Loix & de l’innocence abandonnèrent à la veuve le profit des éditions de leurs Plaidoyers.[5] Paris & l’Europe entière s’émurent de pitié, & demandèrent juſtice avec cette femme infortunée. L’arrêt fut prononcé par tout le Public longtemps avant qu’il pût être ſigné par le Conſeil.

La pitié pénétra juſqu’au Miniſtère, malgré le torrent continuel des affaires, qui ſouvent exclut la pitié, & malgré l’habitude de voir des malheureux, qui peut endurcir le cœur encore davantage. On rendit les filles à la mère : on les vit toutes trois couvertes d’un crêpe & baignées de larmes, en faire répandre à leurs Juges.

Cependant cette famille eut encore quelques ennemis, car il s’agiſſait de Religion. Pluſieurs perſonnes, qu’on appelle en France dévotes,[6] dirent hautement qu’il valait bien mieux laiſſer rouer un vieux Calviniſte innocent, que d’expoſer huit Conſeillers de Languedoc convenir qu’ils s’étaient trompés ; on ſe ſervit même de cette expreſſion : « Il y a plus de Magiſtrats que de Calas ;  » & on inférait de là que la famille Calas devait être immolée à l’honneur de la Magiſtrature. On ne ſongeait pas que l’honneur des Juges conſiſte comme celui des autres hommes à réparer leurs fautes. On ne croit pas en France que le Pape, aſſiſté de ſes Cardinaux, ſoit infaillible : on pourrait croire de même que huit Juges de Toulouſe ne le ſont pas. Tout le reſte des gens ſenſés & déſintéreſſés diſaient que l’Arrêt de Toulouſe ſerait caſſé dans toute l’Europe, quand même des conſidérations particulières empêcheraient qu’il fût caſſé dans le Conſeil.

Tel était l’état de cette étonnante aventure, lorſqu’elle a fait naître à des perſonnes impartiales, mais ſenſibles, le deſſein de préſenter au Public quelques réflexions ſur la tolérance, ſur l’indulgence, ſur la commiſération, que l’Abbé Houteville appelle Dogme monſtrueux, dans ſa déclamation ampoulée & erronée ſur des faits, & que la raiſon appelle l’appanage de la nature.

Ou les Juges de Toulouſe, entraînés par le fanatiſme de la populace, ont fait rouer un père de famille innocent, ce qui eſt ſans exemple ; ou ce père de famille & ſa femme ont étranglé leur fils ainé, aidés dans ce parricide par un autre fils & par un ami, ce qui n’eſt pas dans la nature. Dans l’un ou dans l’autre cas l’abus de la Religion la plus ſainte a produit un grand crime. Il eſt donc de l’intérêt du Genre-humain d’examiner ſi la Religion doit être charitable ou barbare.


  1. 12 Octobre 1761.
  2. On ne lui trouva, après le tranſport du cadavre à l’Hôtel-de-Ville, qu’une petite égratignure au bout du nez, & une petite tache ſur la poitrine, cauſées par quelque inadvertence dans le tranſport du corps.
  3. Je ne connais que deux exemples de Pères accuſés dans l’Hiſtoire d’avoir aſſaſſiné leurs fils pour la Religion : le premier eſt du père de ſainte Barbara, que nous nommons Ste. Barbe. Il avait commandé deux fenêtres dans ſa ſalle de bains : Barbe, en ſon abſence, en fit une troiſième en l’honneur de la ſainte Trinité ; elle fit du bout du doigt le ſigne de la croix ſur des colonnes de marbre, & ce ſigne ſe grava profondément dans les colonnes. Son père en colère courut après elle l’épée à la main, mais elle s’enfuit à travers une montagne, qui s’ouvrit pour elle. Le père fit le tour de la montagne, & ratrappa ſa fille ; on la fouetta toute nue, mais Dieu la couvrit d’un nuage blanc ; enfin ſon père lui trancha la tête. Voilà ce que rapporte la Fleur des Saints.

    Le ſecond exemple eſt du Prince Hermenegilde. Il ſe révolta contre le Roi ſon père, lui donna bataille en 584, fut vaincu & tué par un Officier : on en a fait un martyr, parce que ſon père était Arien.

  4. Un Jacobin vint dans mon cachot, & me menaça du même genre de mort, ſi je n’abjurais pas : c’eſt ce que j’atteſte devant Dieu, 23 Juillet 1762.
    Pierre Calas.
  5. On les a contrefaits dans pluſieurs Villes, & la Dame Calas a perdu le fruit de cette généroſité.
  6. Dévot vient du mot Latin devotus. Les Devoti de l’ancienne Rome étaient ceux qui ſe dévouaient pour le ſalut de la République ; c’étaient les Curtius, les Décius.