Un été à Salonique (avril-septembre 1916)/04

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Un été à Salonique (avril-septembre 1916)
Marcelle Tinayre

Revue des Deux Mondes tome 41, 1917


UN ÉTÉ Á SALONIQUE
AVRIL-SEPTEMBRE 1916
IV.[1]


Juin 1916.

L’été !…

Il est venu, en dépit du calendrier, avec les derniers jours de mai, splendide et torride. Le printemps dure si peu, dans ce pays ! Quelques orages, des matins délicieux, des soirées tièdes, une floraison folle de toutes les roses, le temps de goûter une douceur qui, tout de suite, s’achève dans l’universel embrasement, et c’est fini, le printemps n’est plus : l’été règne. Des brasiers blancs croulent du ciel décoloré ; l’atmosphère devient quelque chose de sensible qu’on croit soulever quand on respire, qui pèse sur les yeux éblouis, sur les tempes serrées, sur toute la chair moite. Les choses n’ont plus la même figure ; le vent n’a plus le même goût. La pensée souffre et se fait plus lente. L’obligation du travail régulier torture les gens qui n’ont pas réussi à s’acclimater ou qui prétendent vivre comme en France. Chaque jour on en voit, des plus courageux, qui cèdent, vaincus par l’insomnie épuisante, par l’anémie aux mille formes, par les insidieuses maladies propres à cette contrée exécrable. La dysenterie, le paludisme commencent à sévir. Le service de santé n’a pas attendu ce moment pour déclarer la guerre aux moustiques. Médecins, hygiénistes, bactériologistes, travaillent à détruire ces légions innombrables, plus dangereuses, actuellement, que l’armée bulgare. Mais il faudrait assécher un espace immense, toute cette marécageuse vallée où s’infiltrent les eaux du Vardar, où les eaux des étangs se répandent, cachées sous de fausses prairies qui sont des roseaux pressés d’où monte un relent de vase.

Ici, l’ennemi le mieux armé, le plus constant et le plus féroce, c’est l’été. Combien de Français ne s’en doutaient pas, qui ont fait le voyage gaiement, et qui ne prendront jamais le bateau du retour ! Combien d’autres, là-bas, en France, ne s’en douteront jamais, qui attribuent la lenteur des opérations militaires aux délices de la Capoue macédonienne… Ceux-là écrivent : « Il paraît que la vie est charmante à Salonique et que l’on s’y amuse beaucoup… » Je leur souhaite d’y goûter, quelques jours seulement, à cette vie charmante !

Je me rappellerai toujours les réveils dans la chambre que la nuit n’a pu rafraîchir. A six heures, sous la moustiquaire, Je sens déjà l’oppression de la chaleur qui menace. Les petites souris qui trottinaient jusque sur la table à thé, pendant mon sommeil, ont regagné leurs trous ; les moustiques, collés aux murs, ont cessé leur danse et leur fanfare ; mais les mouches, excitées par la clarté qui filtre entre les persiennes, quittent le plafond, se précipitent sur tout ce qu’il y a de plus fragile et de plus frais, sur les fleurs, sur le linge blanc, sur les morceaux de sucre et les miettes de biscuit…

Dehors, les pouilleux qui ont dormi à même les dalles s’étirent paresseusement et n’ont pas encore la force de s’injurier. La lumière est encore limpide ; elle baigne d’or léger et de fluide azur les pierres du quai, l’eau soyeuse qui se plisse à peine contre la coque rouge et noire des cargos. Les tramways glissent et grincent, les camions tressautent ; des soldats défilent. Néanmoins, le quai sans flâneurs semble vide et c’est l’heure où l’on aimerait marcher, avec l’illusion du silence et de la fraîcheur. Passent les pêcheurs chargés d’ancres et de longues rames, le laitier turc ? coiffé du turban, poussant son âne qui porte deux outres jumelles faites de peaux cousues, où l’on reconnaît la forme du bouc. Il s’arrête sous ma fenêtre, prend une tasse d’étain qu’il remplit, en faisant gicler le lait de l’outre, d’un geste antique. Les vagabonds, vautrés, tendent un lepta, et boivent, chacun à son tour, le lait qui sent l’odeur âcre de la bête, et qui suffira, pour de longues heures, à les rassasier…

Souvent, je vais, à cette heure matinale, jusqu’aux abords du quartier turc. Les rues sont jolies, avec la féerie des couleurs qu’y mettent les boutiques des limonadiers et celles des marchands de légumes. Les limonadiers ont de grandes carafes pleines de pierreries liquides, rubis, grenat, topaze brûlée et topaze claire, protégées par des bouchons d’or qui sont des citrons. Les marchands de légumes entassent, sur le sol, des courgettes et des melons d’eau, verts comme les grès de Galle ou d’un jaune de lune levante ; des aubergines en satin violet, des cerises d’un rouge translucide, des prunes en agate, des pêches aux joues fardées et de petits poivrons qui semblent les parens lointains de la fleur de grenadier, car ils ont le même ton de cinabre. Et que d’autres étalages bariolés et comiques retiennent ma flânerie ! C’est le magasin du mercier qui se pavoise de cotonnades imprimées avec paysages et inscriptions : « Souvenir de Salonique. » C’est le vendeur de cartes postales ; monumens helléniques et couples d’amoureux bien frisés dans des attitudes suaves. C’est le confiseur qui embaume la rue d’une odeur de loukoum. Entrerai-je chez les derviches, dans le jardin frais et funèbre, où des tombes brisées gisent parmi les herbes hautes, où des petites filles jouent autour d’une vasque habitée par des cyprins, où le prêtre affable et cérémonieux m’offrira une chaise sous la tonnelle qu’un jasmin léger voile et parfume ? Irai-je me reposer dans la pénombre glaciale de Saint-Demètrios, devant la chatoyante splendeur des mosaïques byzantines ?

Il ne faut pas beaucoup de temps pour que le vacarme quotidien se ranime, à tous les coins de la ville, et dès neuf heures, le soleil mord, l’air est poussiéreux et brûlant. La promenade que j’ai tentée devient une fatigue. Je cherche l’ombre des rues étroites pour regagner l’hôtel. Déjeuner dans la longue salle à manger vitrée comme une serre. Aux petites tables, des officiers grecs en dolman de toile blanche, avec leurs épouses corpulentes ; des Français qui essayent de rire, des Anglais qui se sont mis à l’aise en réduisant leur vêtement au minimum : chemise kaki ouverte jusqu’au creux de l’estomac, culotte de toile guère plus grande qu’un caleçon de bain, bas qui n’atteignent pas le genou. Quelques-uns, énormes gaillards blonds et blancs, étalent vraiment beaucoup de chair nue, et cette exhibition fait un contraste comique avec l’enfantine placidité de leurs visages. En revanche, les Serbes, sanglés, boutonnés jusqu’au col, étouffent héroïquement.

Après le déjeuner, — agneau, courgettes, poisson fade et fruits pas mûrs, — chacun s’en va à ses affaires, et l’affaire principale de cette saison, c’est la sieste. Excepté les militaires français qui s’obstinent à circuler par les rues ou qui fondent de chaleur dans les bureaux, excepté nos infirmières qui cuisent à petit feu sous les tentes et les baraquemens, tout ce qui peut dormir doit dormir. On ne conserve un peu de force et de santé qu’à ce prix.

Et Salonique dort, sous la lumière qui la couvre d’un linceul de plomb brûlant. Les barques dorment, au ras du quai, sur l’eau grasse, moirée de taches huileuses. Les débardeurs dorment contre les tonneaux déchargés, auprès de ces jarres de terre rouge ornées d’un dessin blanc, dont la forme et la décoration sont telles qu’au temps d’Alexandre. Les mendians, les tsiganes, les cochers, les vendeurs de journaux, les marchands ambulans, les vieilles en guenilles, les enfans presque nus, tout le peuple du pavé semble vouloir rentrer dans les murs, couché, pressé, en tas multicolores et malodorans, dans le liséré d’ombre qui borde les maisons. et cette ville de la Belle-au-Soleil-dormant restera ainsi, frappée de torpeur, jusqu’à cinq heures, jusqu’au coup de vent qui n’apportera pas de fraîcheur, mais rebroussera l’eau du golfe, crêtera d’argent les vagues verdâtres, fera danser les barques rondes et les torpilleurs mouillés devant la Tour Blanche.

Salonique n’est vraiment elle-même qu’au déclin de l’après-midi, lorsque la place de la Liberté retentit des cris des vendeurs qui annoncent : « Indépendant… Nea Alithia… Hellas… » Les feuilles, encore humides, dont l’encre déteint sur les doigts qui les déplient, sont enlevées en quelques minutes et vont porter partout les nouvelles souvent douteuses. Que de paroles mystérieuses sont chuchotées autour des tables de café ! A six heures, le bout de la rue Venizelos, la place de la Liberté, le quai jusqu’à la rue de Salamine, sont vraiment le cœur de la cité, où la vie afflue et palpite. Les belles dames juives ou grecques apparaissent alors, parées de toilettes claires, au balcon du Cercle, à la terrasse de l’Olympos ; devant la pâtisserie Floca. Le Cercle, où fréquente la bonne société de Salonique, et qui accueille les étrangers de passage, est ouvert aux dames trois fois par semaine. Elles y invitent leurs amies et c’est leur plaisir que de dîner sur la terrasse, en contemplant la magnificence des soleils couchans, le mouvement des bateaux en rade et le va-et-vient des promeneurs…

Les plaisirs du soir sont modestes et toujours, les mêmes. On va dîner au restaurant de la Tour Blanche, puis on s’assied dans le jardin qui borde la mer et l’on reste, accablé par la lourde nuit, à goûter des boissons glacées et à regarder les gens qui passent. Sur l’écran d’un cinématographe en plein air, des images démesurées s’agitent tristement, au bruit que fait un pauvre petit orchestre, tandis que les tsiganes du restaurant jouent des tangos surannés, et que plus loin, derrière une haute palissade, montent les éclats de voix criardes et les bravos d’un café-concert… La mer, toute noire, n’a pas un frisson, pas un soupir. Au loin, les feux rouges et verts des signaux clignotent, s’éclipsent, se ravivent, et les bâtimens qui gardent l’entrée de la rade causent silencieusement dans la nuit. Des barques chargées de promeneurs s’éloignent un peu de la rive, dans les limites qu’un règlement sévère leur assigne. Elles passent, avec un bruit de rames et de chansons sans gaîté, traînantes chansons, dont le rythme monotone engourdit nos rêves… Ainsi, les heures coulent, et quand il faut rentrer, le quai, obscur sous le ciel obscur, nous rappelle les avenues parisiennes, menacées, elles aussi, par les zeppelins, et qui comptent presque autant de dangereux caniveaux, de pavés traîtres et de tranchées imprévues…


D’autres soirs, on va dîner dans les petits restaurans grecs ou dans les « popotes » amies.

Des gourmets, curieux de cuisine exotique, ont fait des découvertes, à leur profit personnel et au profit de quelques initiés. On vous annonce, mystérieusement, qu’il y a un Samos remarquable ou un merveilleux Santorin à six sous le verre, dans une boutique de la rue Bulgaroctone ; qu’un restaurateur de la rue Ignatia possède un vin de Crète fort délectable, et que, pour goûter les meilleurs plats grecs, il ne faut pas aller dans les établissemens fastueux, mais au boulevard Olga, chez Socrate…

Je connais Socrate. Son petit restaurant ressemble à tous les autres : quelques tables brutalement éclairées par une lampe à l’acétylène ; au mur, le portrait du roi en face du portrait de Venizelos, des chromolithographies en couleurs tendres offensées par les mouches, et, dans de vieux cadres ternis, des images populaires représentant des Palikares de 1820. Au fond de la salle, le fourneau avec cinq ou six bassines de cuivre où mijotent les plats du soir : courgettes, tomates, ragoût d’agneau, soupe au poisson. A l’ordinaire, le client fait lui-même son menu, non d’après un papier, mais d’après nature, en humant le parfum des fricots. C’est l’usage dans tous les restaurans de cet ordre. Il en va autrement chez Socrate. Grand, maigre, la tête grise, le nez majestueux, le front barré de rides, vêtu d’un gilet et d’un vieux pantalon, sans veste et sans tablier, Socrate opère lui-même — je devrais dire qu’il officie, — et ne permet à personne l’approche de ses fourneaux. Il accueille les gens qui lui plaisent et n’a jamais de place pour ceux dont la figure ne lui convient pas. Demandez-lui ce qu’il prépare pour votre dîner. Il répondra que c’est son affaire et que vous n’avez pas à l’interroger. Vous n’avez qu’à vous asseoir, attendre, et manger ce qu’on vous servira.

« Je suis le ministre de l’estomac. Je sais ce qu’il lui faut. » Asseyez-vous donc, et attendez. Socrate, pour réjouir vos yeux et vos narines, mettra sur la table un petit bouquet de basilic. Il vous apportera une carafe d’eau glacée et du raki, en guise d’apéritif ; des poissons salés, du saucisson, des olives noires, simples bagatelles bonnes à ouvrir l’appétit. Un potage aux herbes suivra, puis des boulettes de farce et de riz, roulées dans une feuille de vigne, l’inévitable ragoût d’agneau, des tomates à l’huile, le yahourt bulgare, quelque fromage aromatique, des fruits mûrs et du café turc. Avec cela, un vin de Crète rouge, du Mavrodaphni, ou du Santorin qui se laisse boire et chauffe sournoisement la tête de ceux qui se fient à sa douceur. Le repas révèle les soins d’un esprit attentif et d’une main experte aux savans dosages ; il est coloré, si j’ose dire, haut en saveur, truculent sans grossière abondance. Il est digne d’être estimé par des Français, connaisseurs délicats qui, dans toutes les contrées du monde, regrettent la cuisine, l’incomparable cuisine de leur pays. Socrate reçoit l’éloge qu’il espérait. Il est digne, un peu attendri, il proclame ses opinions vénizélistes et ses sympathies pour la France.

— Une grande nation, messieurs, une nation que j’aime… Une nation qui a produit des génies, des philosophes, des penseurs, des Voltaire, des Victor Hugo, des Pasteur, des Jules Verne !

… Les autres restaurateurs de Salonique, plus élégans, ne valent pas Socrate, au double point de vue culinaire et poétique ; mais certaines « popotes » s’enorgueillissent de leurs cuisiniers. J’ai des amis, rue Ayos-Triados, qui m’invitent souvent et poussent la délicatesse jusqu’à s’informer de mes préférences. Je réponds toujours :

— Je voudrais des pommes de terre frites.

C’est que les hôteliers grecs ne connaissent pas, ne soupçonnent pas la pomme de terre frite, cette merveille ! Aussi mes compatriotes me gâtent… Bien que j’aie échappé jusqu’ici aux maladies endémiques, je me trouvai souffrante pendant quelques jours, et le médecin me mit au régime… Légumes verts, œufs frais, — trésors introuvables !… Une bonne grosse dame grecque, ma voisine, étant venue prendre de mes nouvelles, me dit que j’allais probablement mourir de faim. Mais l’amitié veillait sur moi. Et la dame grecque vit arriver un matelot porteur d’un bouquet superbe enveloppé de papier blanc, un bouquet non pas de roses, mais de petits artichauts tendres à longues tiges ; peu après, un soldat de la légion étrangère me remit une boite à bonbons, remplie de pommes de terre nouvelles cultivées à Vatiluk… Enfin, un jeune rabbin, aumônier de l’armée, animé d’un esprit charitable, m’apporta quelques œufs frais, découverts chez un Israélite de la vieille ville, après un débat de style biblique, en judéo-espagnol… Et la dame grecque, rassurée sur mon avenir, soupira :

— Comme ils sont polis, les Français ! Comme ils sont polis !…

Elle croisait ses mains grassouillettes sur sa poitrine plantureuse et levait vers le plafond des yeux de Junon placide. Bonne Mme Protopappas ! Elle songeait peut-être à son mari, un fringant capitaine qui la délaisse, sous prétexte de service, et fréquente les dames cosmopolites des music-halls. Un soir, cette épouse indignée, mais résignée, avait fait des confidences à une de mes amies, sur le danger que court une honnête bourgeoise d’Athènes lorsqu’elle épouse un lieutenant aux yeux bleus, à la moustache retroussée, à la taille pincée par le dolman strict, un beau lieutenant sans fortune. Et elle avait conclu par cette réflexion mélancolique :

— Autrefois, les mœurs étaient plus pures et les mariages plus heureux. Maintenant, les hommes veulent de l’argent et trompent leurs femmes. Les pères de famille sont bien fous de rechercher des militaires comme gendres, parce que c’est la mode… Ils donnent des cent mille francs pour un petit officier qu’on aurait eu pour trente mille, il y a quelques années… Ah ! bientôt Athènes sera plus corrompue que Paris…

Cette ingénue Mme Protopappas était persuadée que Paris est la sentine de tous les vices. Elle m’a posé la question classique :

— Vous allez souvent au Moulin-Rouge ?

Elle a été fort surprise parce que je ne connaissais pas mieux qu’elle ce lieu de délices aujourd’hui consumé par le feu purificateur. Les prévenances dont mes compatriotes m’ont entourée, pendant quelques jours de maladie, ont achevé de renverser ses idées sur les mœurs françaises. Déjà, elle avait marqué un étonnement sans bornes en voyant le portrait de mes enfans. Elle supposait qu’en France, les femmes du peuple, seules, ont plus d’un enfant. Les autres femmes ne daignent… Ainsi détrompée, Mme Protopappas inclina peu à peu vers le scepticisme et elle opposa même aux enthousiasmes germanophiles de son époux cette idée simpliste, mais juste, « que tout ce qu’on raconte n’est pas vrai, que ni les Français ni les Françaises ne ressemblent aux êtres abominables qu’on voit dans certains romans à couverture jaune ou dans certaines pièces de théâtre ; qu’ils ne passent pas leurs nuits au Moulin-Rouge, que les femmes ne sont pas forcément des mères dénaturées et que les maris ne sont pas plus infidèles ni pas moins fidèles que les maris grecs… Et si l’on débitait des mensonges à propos des mœurs, on en devait débiter également à propos de la politique !… » Raisonnement bien féminin, mais logique, mais irréfutable ! J’ignore si M. Protopappas fut convaincu, mais je suis sûre qu’au fond du cœur, Mme Protopappas est devenue francophile, par sentiment, par instinct, — peut-être aussi par esprit de contradiction…

Il ne faudrait pas tomber dans ce même défaut de jugement que nous reprochons aux étrangers. Dieu me garde d’assimiler tous les Grecs à M. Protopappas et toutes les dames grecques à son épouse. J’ai vu des types très différens, dans les salons de Salonique où l’on essaye de vivre un peu la vie mondaine.

Ces salons ne sont pas très nombreux. Plusieurs familles riches sont en deuil. D’autres, épouvantées par la menace bulgare, sont allées en Vieille-Grèce. Quelques dames courageuses restent encore, qui ouvrent volontiers leur maison, sans grande cérémonie, donnant ainsi aux artistes amateurs l’occasion de se produire. On joue le bridge ; ou écoute un peu de musique ; on entend les racontars du jour. Des hommes qui portent en France des noms célèbres se retrouvent là, sous l’uniforme, avec des chefs militaires glorieux, des médecins, des aviateurs, quelques officiers permissionnaires venus du front, des mamans tranquilles et des jeunes filles élevées à l’occidentale, moins timides que nos provinciales de France et très bien renseignées sur notre littérature et notre théâtre. On voit aussi dans ces salons deux ou trois officiers serbes, un ou deux marins italiens, des consuls de Puissances alliées avec leurs femmes ; quelquefois une infirmière qui a bien gagné une soirée de repos et de détente. Les civils, ce sont les Saloniciens, qui, dans cette minuscule lia bel, parmi tous ces uniformes, semblent être les personnages anormaux et imprévus !


Il n’y a pas de véritable vie intellectuelle à Salonique, en dehors de la vie scolaire. Il n’y a pas d’artistes, de savans, d’écrivains. Toute l’activité des hommes est tournée vers la politique ou les affaires qui, avec les incidens de chaque jour, fournissent le thème ordinaire des conversations. En revanche, que d’intrigues se nouent et se dénouent qui mettent en jeu l’ambition avouée ou secrète, les intérêts de toutes sortes, la passion du gain ! Ici, les choses et les gens se prêtent à tous et ne se livrent à personne, ce qui trouble désagréablement l’Occidental et lui ôte la sensation de pleine sécurité. Un peuple composite, instruit par une expérience séculaire, regarde en spectateur l’histoire qui se fait, sur son propre sol, à son profit ou à son détriment, mais jamais par sa volonté libre et ses mains. Il considère avec scepticisme les maîtres de l’heure, sachant bien que l’heure passe, et qu’une étrange fatalité, en ce coin du monde, ne permet pas au conquérant une définitive conquête. Entre les hommes d’affaires israélites et les fonctionnaires grecs, grouillent des êtres singuliers qui ne sont ni juifs, ni grecs, ni « ententophiles, » ni germanophiles, qui changent de nationalité et de religion comme un reptile change de peau, servent qui leur est utile tant qu’il leur est utile, ont des cartes dans tous les jeux, des complices dans tous les partis, des travestissemens et des opinions pour toutes les circonstances.

Un officier français, obligé de traiter une affaire avec un de ces personnages, qu’il croyait être sujet grec, montra de l’étonnement lorsque le personnage en question se déclara citoyen de la libre Amérique. Il crut voir en lui un de ces émigrans qui ont séduit la fortune et assuré leur situation en réclamant le droit de cité. Bonnement et sans ironie, il demanda à cet Américain quelques détails sur les choses d’Amérique. Mais l’autre s’excusa de son incompétence, en l’expliquant par ce fait qu’il n’était jamais allé aux États-Unis.

— Pourquoi donc, fit le Français naïf, vous êtes-vous fait Américain ?

— Monsieur, je suis né à Salonique et je n’ai jamais quitté Salonique. Mais depuis cinq ans seulement, monsieur, depuis l’année 1912, j’ai vu ici l’armée turque d’abord, puis l’armée grecque et l’armée bulgare ; puis l’armée grecque toute seule ; puis l’armée française, l’armée anglaise, l’armée serbe, et demain peut-être, j’y verrai l’armée russe et l’armée italienne… Eh bien ! j’en ai eu assez, monsieur, j’en ai eu assez, et pour être sûr de vivre tranquille, au milieu de toutes les armées qui pourraient venir, je me suis fait Américain !

C’est ainsi que tout le Levant est rempli de ces gens qui, pour être tranquilles, — et surtout pour éviter le service militaire, — se sont rattachés à de lointaines Puissances et, dans ce pays de leurs ancêtres, se sont faits sujets français, espagnols, italiens, roumains, ou anglais. Certains ont fait preuve de loyalisme, et je sais des protégés français qui ont donné leur amour et leur sang à leur patrie d’élection. A ceux-là, va notre amitié fraternelle. Mais il n’en est pas moins vrai que cette facilité de rattachement à des nations protectrices, impliquant la facilité d’échapper aux lois et aux charges qui pèsent sur le pays d’origine, favorise des calculs sans noblesse.

A Salonique, en particulier, le sentiment patriotique est totalement ignoré par un grand nombre de gens. Ceux-là sont devenus Grecs comme ils seraient devenus Autrichiens ou Ottomans, selon que le sort des armes en aurait décidé. Leur patrie, c’est, avant tout, leur famille et leur comptoir ; c’est, tout au plus, leur ville. On prétend qu’ils conservent chez eux des drapeaux de toutes les nations balkaniques, afin qu’aucune éventualité ne les prenne au dépourvu. Ils n’aiment pas le Bulgare, qu’ils considèrent comme un maître avide et brutal ; ils n’aiment pas davantage le Serbe auquel ils dénient la faculté de gouverner et d’organiser. Ils redoutent le Grec, dangereux concurrent commercial. Au fond, ils regrettent le Turc, tyran bénévole, et peut-être appellent-ils, de leurs vœux secrets, l’Autrichien, cet éternel amant de la « ville convoitée. »

Je disais que Salonique est un foyer d’intrigues ; c’est aussi une grande usine à fausses nouvelles, soigneusement fabriquées dans les officines des germanophiles, expédiées en Vieille-Grèce et beaucoup plus loin. Tout le monde bavarde, dans cette cité où les pires adversaires se coudoient sans cesse et vivent les uns contre les autres, où les récits tendancieux, jetés dans la potinière que sont les cafés, les promenades, les bureaux, les lieux de plaisir, circulent et grossissent, et, même démentis, laissent après eux des émotions troubles. On ne peut faire vingt pas sans rencontrer des figures de connaissance. Une femme ne saurait mettre un chapeau neuf ou causer avec un aimable voisin sans que la nouvelle n’en soit portée, le jour même, de Betchinar à Calamari. Nul n’ignore ce qu’ont dit et fait les plus grands personnages et les moindres, de quelle humeur est le généralissime, quels furent les invités de l’amiral anglais, pourquoi tel officier va rentrer en France, pourquoi tel médecin-major veut quitter son hôpital, quel conflit s’éleva entre tel et tel service. Et l’on apprend aussi que les Portugais vont débarquer, que Venizelos se cache, dans une maison truquée d’un faubourg, ou se promène déguisé en marchand d’oranges ; que Verdun tombera cette nuit, que Sarah Bernhardt arrive demain, et que le roi Constantin, — qui adore la France, — va se mettre à la tête de ses troupes et nous offrir l’aide de son génie militaire, « le plus grand qui ait paru depuis Napoléon, » cela demain, après-demain, ou la semaine prochaine au plus tard…

Potins d’un jour, qu’on débite sans y croire, mais qui ne sont jamais inoffensifs et brouillent les lignes déjà trop confuses des réalités, potins qui changent les figures les plus caractéristiques en caricatures outrancières, dénaturent les sentimens, sèment des fermens de panique périlleuse ou des germes d’illusions… Bien des fois, l’on m’a mise en garde contre les faux renseignemens ou les invitations au bavardage qui tendent, par des moyens contraires, au même résultat. Connaissant un peu l’Orient, je savais sur quel malentendu vivent les gens du pays et les étrangers. Les uns ne disent jamais toute leur pensée et se font honneur d’une dissimulation qui est devenue en quelque sorte la vertu nationale, après des siècles de servitude ; les autres se font gloire, au contraire, de dire tout ce qu’ils pensent et de croire tout ce qu’on leur dit. La belle confiance, faite de bienveillance naturelle, d’un peu de vantardise et de quelque étourderie, la confiance qui incline trop facilement aux confidences, qui s’exprime par des déclarations à voix haute, en lieu public, chez un peuple qui semble aimer la France parce qu’il parle volontiers français, cette confiance imprudente nous a fait ici beaucoup de mal…

Mais qui empêchera des Français, des jeunes gens, de parler quand ils en ont l’envie et le besoin ? Ils sont les plus sociables des hommes et ils sont exilés, et ils meurent d’ennui. Ils sont arrivés, pleins de souvenirs classiques nourris depuis le collège, aimant la Grèce, aimant les Grecs, sûrs d’en être adorés. On les recherche : on les invite ; les femmes et les jeunes filles leur font bon accueil, dans cette société mêlée où tant de figures demeurent énigmatiques ou ne sont même plus équivoques… Il y a, parmi les soi-disant amis de la France, des gens qui seront peut-être expulsés demain. Il y en a qui devraient être expulsés déjà, car leurs relations avec nos ennemis sont certaines. Habiles à retourner leurs casaques, ils portent aujourd’hui nos couleurs, mais l’envers de l’habit a d’autres couleurs, allemandes ou autrichiennes. Et que dire de nombreux officiers grecs, germanophiles de sentiment et de désir, qui rongent leur frein, sourient, patientent, observent et nous haïssent !


Le colonel S…, qui m’avait reçue le mois dernier, dans le village ruiné de K…, sur la frontière, lors de cette randonnée en automobile qui m’amena tout près du front, est venu me rendre ma visite à Salonique. Il a changé de cantonnement. Avec ses zouaves et ses légionnaires, il est installé dans un village habité par des réfugiés de toutes races, au bord d’un charmant petit lac.

« Il faudra, m’avait-il dit, que vous demandiez l’autorisation de venir voir ces pauvres diables qui ne valent pas cher, probablement, mais font pitié… Mes soldats les nourrissent, et j’ai quelquefois, à mes trousses, des bandes de gosses qui espèrent des croûtons… En somme, le village vit sur nous, et redoute notre départ comme la peste… Oui, venez voir ça. Vous pourrez répondre aux Grecs qui racontent des histoires horrifiques sur les « atrocités françaises en Macédoine… »

Une occasion se présenta pour le colonel de renouveler son invitation et pour moi de l’accepter. Deux officiers du ***, venus à Salonique pour des affaires qui concernaient le régiment, m’offrirent une place dans leur automobile. L’autorisation nécessaire me fut gracieusement accordée, et je partis, de bon matin, sans autres bagages qu’un petit sac, puisque nous devions être à D… pour le déjeuner et que la voiture me ramènerait le soir même.

Il faisait un temps orageux, assez pénible, avec un ciel troué de bleu, et ce soleil blanc, dont la réverbération est si douloureuse pour les yeux et la morsure si cuisante. J’avais acheté, en passant, chez un confiseur de la rue Venizelos, plusieurs kilos de chocolat et de pâtisseries destinées aux mioches qui attendaient ma visite et qui sont sensibles, je le sais, à cette forme spéciale de propagande. Nous sortîmes de Salonique par la route qui traverse les camps de Zeitenlik, et qui est l’empire de la stérile déesse Poussière. Passé le petit fleuve au lit de cailloux desséchés, passés les cimetières turcs hérissés de chardons et de cyprès, passés les camps avec leurs baraques et leurs tentes, nous roulons vers Topsin. La route est mauvaise. A chaque instant, des cahots nous jettent les uns contre les autres, et les paquets de provisions démarrent sous nos pieds. La chaleur, qui monte rapidement, ne me laisse plus supporter mon voile. Néanmoins, je m’accommode avec bonne humeur de ces petits inconvéniens, car, — mes deux compagnons de voyage m’en ont prévenue, — ce sera bien autre chose dans la région des lacs où la route n’est plus qu’une piste et où l’on se guide d’après les ornières.

Un peu avant Topsin, nous rencontrons d’immenses troupeaux, conduits par des bergers aux tuniques de laine blanche brodées de noir, aux grandes houlettes de forme antique. Dans la plaine foisonnante d’herbe grise et de coquelicots, sous le soleil dévorateur, les bêtes pressées piétinent, soulevant un nuage suffocant. Elles descendent de la haute Macédoine, chassées par les armées qui occupent leurs terrains de pâture, et elles suivent cette vallée du Vardar qui marque la voie séculaire des invasions. Ailleurs, des caravanes défilent, avec des ânes et des mulets surchargés de ballots, de tapis, d’ustensiles, de provisions, que recouvrent des étoffes noires et rouges. Des enfans sont juchés sur cet édifice qui branle au pas de la bête. Les femmes, aux vêtemens bariolés, la tête voilée de blanc, marchent en arrière, courbées sous des fardeaux. Par endroits, la horde pastorale s’est fixée, pour quelques jours ; elle a planté ses tentes sombres et lâché ses troupeaux en liberté. Ces hommes et ces femmes qui semblent les survivans d’un autre âge, les éternels fuyards que pousse l’éternelle invasion venue du Nord, à dates quasi régulières, comme une marée, tournent à peine leurs yeux vers nous et restent debout et silencieux, tandis qu’aboient éperdument leurs chiens sauvages.

Notre route doit contourner le lac Amatovo. Nous remontons la vallée du Vardar, qui s’élargit à notre gauche. Le fleuve, gonflé par la fonte des neiges et les grandes pluies du printemps, luit avec un reflet d’étain autour des bouquets de saules qui naguère marquaient son lit et que les eaux débordées baignent comme des îlots de verdure. Des montagnes bleuâtres surgissent, par vastes plans superposés, dans la chaude brume orageuse. Il n’y a plus, maintenant, aucune trace de vie civilisée, pas un champ cultivé, pas une maison intacte. Les guerres balkaniques ont passé en trombe sur cette contrée qui pourrait être une des plus riches du monde. La terre, grasse et molle, sans un caillou, pétrie et pénétrée par les eaux, se prête malaisément au tracé des routes, mais elle recèle une puissance de fécondité prodigieuse ; à peine travaillée, sans fumure, elle peut, dit-on, donner chaque année double moisson, blés de printemps et mais d’automne. Abandonnée, elle se couronne d’herbes épaisses, de fleurs folles : les mauves croissent, par touffes énormes, sur de larges espaces qu’elles empourprent d’une douce couleur rosissante ; le bleu des orchis rappelle les émaux persans ; la nielle foisonne dans l’orge verte, et partout les coquelicots mettent leur joyeuse note écarlate et leur vague relent opiacé.

Avec des bonds subits et des écarts inquiétans, l’automobile, haut sur roues, traverse les pistes que suivit, sept mois plus tôt, l’armée française en retraite. Nous longeons d’anciens campemens où mes deux compagnons retrouvent les souvenirs de leur passage, en novembre 1915. Ce sont des espèces de cirques creusés dans la terre, comportant des abris pour les canons et pour les hommes, de véritables cités de troglodytes, que la nature efface déjà comme elle efface les vieilles tombes dans les cimetières oubliés… Tout à coup, la voiture s’arrête. Le chauffeur fait des signes d’incertitude. On s’informe. Y a-t-il une panne ?… Non, c’est pire : il n’y a plus de route. Plus de route, est-ce possible ?… C’est vrai, pourtant. Notre guide a dû se tromper, à quelque croisement ; il a pris un sentier qui ne va nulle part. Nous n’avons pas de cartes et l’heure avance… Rebroussant chemin, nous allons vers quelques soldats territoriaux qui font des travaux de terrassement. La chemise ouverte, un mouchoir de couleur noué sur la tête, à la façon des moissonneurs de France, ils manient la pelle et la pioche avec lenteur. Ce sont des paysans quadragénaires, aux figures ridées, aux cheveux gris, qui ne parlent guère et ne chantent pas en travaillant, comme les jeunes hommes. Ils ne peuvent pas nous renseigner ; ils ne savent pas où est le lac Amatovo, ils ne savent même pas comment s’appelle le lieu où ils travaillent ; ils savent seulement que « c’est un bien sale patelin et qu’on s’y fait vieux… »

— Tournez par-là, dit un caporal, vous trouverez un poste où il y a du monde. Toujours tout droit, et bonne chance !

Nous tournons, et toujours tout droit nous apercevons bientôt une maisonnette qui s’esquisse au milieu de la plaine, entourée de quelques arbres. Un puits. Un factionnaire dont l’arme brille. L’automobile stoppe. Un des officiers descend, mais le factionnaire l’arrête et demande, par gestes, le laisser-passer, — par gestes, car ce soldat consciencieux est un tirailleur annamite, menu, propret, et qui ne rit pas sous son chapeau pointu. Il n’entend pas le français ; il ne comprend rien aux papiers qu’on lui montre ; il ne connaît rien que sa consigne.

— Il doit y avoir un sous-officier par ici ! Où est le sous-officier ? crie le lieutenant.

Un soldat qui tirait l’eau du puits s’avance. Va-t-il nous renseigner ?… C’est un grand diable très maigre, l’air fatigué et nonchalant : un Serbe ! Rencontres bizarres, ce Serbe et cet Annamite isolés dans la plaine de Macédoine, avec un sous-officier français que nous découvrons enfin et qui s’excuse de ne pouvoir nous être utile !… Arrivé depuis trois jours, il ne connaît pas le pays… Je pense que la conversation doit languir quand il se trouve seul entre son Serbe et son Annamite !

A tout hasard, nous continuons dans la direction du Nord… Hélas ! notre erreur initiale se décèle, quand nous approchons du lac Amatovo. Ce lac, aux limites incertaines, qui se prolonge en immenses forêts de roseaux, a débordé dans la plaine, et se confond avec les ruisseaux qui l’alimentent. Or, nous l’avons contourné du mauvais côté. Il nous faut refaire vingt kilomètres en arrière, ou risquer la traversée d’une espèce de rivière, sur un pont inachevé que construisent des sapeurs du génie. Va donc pour la traversée, que nous faisons, à pied, sur les solives branlantes du pont, et que l’automobile exécute à son tour, tant bien que mal. Mais au-delà du pont, la route est si détrempée, qu’à cinquante mètres à peine l’automobile s’embourbe et s’enfonce, enlizé jusqu’aux essieux !

Vains efforts pour démarrer ! Les soldats du génie nous prêtent main-forte, et le chauffeur, les officiers, tous, s’acharnent après la voiture dont le moteur frémit d’ardeur inutile, et qui ne bronche pas… On m’a priée d’attendre, sur le bord du chemin, et j’attends, bien sage, abritée par mon ombrelle. Ce bord du chemin n’est qu’un talus de vase durcie, qui cède sous mes pieds. Je ne suis pas bien lourde, mais si je reste en place, je ferai comme la voiture : je m’enlizerai. Je marche donc, avec prudence, sur la croûte de terre qui couvre le marécage. De chaque côté, les roseaux forment une petite forêt très drue, d’un vert triste, qui sent la boue. Des oiseaux aquatiques s’envolent. Une grosse couleuvre se détortille et fuit. Le redoutable soleil de deux heures tombe, verticalement, implacablement, sur cet agréable paysage et sur ma pauvre ombrelle qu’il traverse ! Je me sens fondre ; j’ai l’âme pleine de pitié pour mes infortunés compagnons et pour les soldats qui tentent le sauvetage de notre char embourbé…

— Il faut y renoncer, dit le lieutenant. On ne sortira jamais de là si l’on ne trouve pas des mulets.

Où les prendre, les mulets ? Il y en a, parait-il, dans les environs : des mulets du génie. On ira les chercher… Pas tout de suite. Nous sommes à moitié morts de chaleur, de soif et de faim. Et le colonel S… qui nous attend pour déjeuner !

Les deux lieutenans se confondent en excuses, comme si je pouvais leur tenir rigueur d’une erreur bien involontaire, et quand nous avons pris le parti de rire de cette aventure, nous empruntons aux provisions si heureusement réservées, de quoi faire un repas frugal. On repasse le pont à moitié construit, ou traverse un ravin, et l’on gagne, non sans peine, le poste le plus voisin où cinq ou six militaires nous accueillent avec un réel ahurissement. Ils s’attendaient à tout, sauf à recevoir une dame ! une dame française !

Pauvre petit poste ! un toit de joncs, quatre murs de terre : un lit de sangle, une table et deux bancs. Pas de cheminée, le foyer sur le sol même. La fumée a tout noirci ; elle pique mes yeux et me fait tousser, mais elle ne gêne pas les mouches, les innombrables mouches, qui ne craignent rien et gâtent tout. On étale sur la table les pâtisseries saloniciennes, un peu gluantes et collantes, et nos hôtes nous offrent du pain de troupe et du café dans des quarts, et l’inévitable gnole… Et puis, ils demandent des nouvelles, car ils ne voient personne et ne savent rien de ce qui se passe.

— On est là depuis sept mois ! soupire le cuistot penché sur la marmite au café, depuis sept mois !…

Pendant que les autres vont à la recherche des fameux mulets, je reste seule, sous la protection de ce brave homme qui me raconte ses petites affaires. Il est de la Saône-et-Loire, « un beau pays, bien industriel, » pas comme cette affreuse Macédoine…

— Non, regardez un peu c’te pays ! Quel chameau de pays ! .y a rien à voir que des serpens et des cigognes ! En v’ià core une, de cigogne !… Entendez si elle claque du bec !… Et les mouches ! Saletés de mouches ! Faut que je vous les épouste, ces mouches !… Allons, madame, core un peu de café !…

Et d’un ton prudent :

— Quoi qu’on dit là-bas ? Ça va-t-il finir bientôt, c’te guerre ?

La fumée me chasse dehors. Je me délasse à marcher dans l’herbe haute, étoilée de marguerites blanches et de jaunes anthémis. Les montagnes farouches qui semblent toutes voisines se drapent de flottantes vapeurs. Il pleut, pas très loin, et tout à coup, brusque et brutal, le vent galope à travers la plaine, apportant l’orage…

L’orage éclate. Réfugiée dans la cahute de boue, avec l’homme de la Saône-et-Loire qui me vante les splendeurs de son pays « bien industriel, » je regarde tomber l’averse violente et brève. Un arc-en-ciel se forme et se dissout. Le soleil reparait. Et voilà qu’un bruit de moteur et de trompe annonce l’arrivée de l’automobile, un peu boueux, mais sauf.

…Nous dûmes refaire en sens contraire une partie du chemin parcouru. Vers le soir, dans un paysage plus accidenté, raviné de torrens et de roches, nous vîmes une église abandonnée, avec son campanile où nichaient des cigognes, et son petit cimetière envahi par la verdure et tout paré de grenadiers merveilleux. Quand le ciel se fana sur les montagnes occidentales, apparurent des champs de pavots, qui semblaient refléter le crépuscule. Par milliers, les fleurs lourdes de pluie, presque mourantes, courbaient leurs corolles effeuillées par l’orage et dont les pétales amollis se détachaient, au moindre frisson. La beauté funéraire de ces fleurs, la noblesse des hauts pistils verts et nus, cassettes scellées où mûrit le trésor des graines noires, le parfum d’opium qui s’en exhalait, me faisaient penser à quelque vallée élyséenne, à des enfers sans tourmens, royaume du souvenir, du songe et de la mélancolie.

L’odeur maléfique, traînée par le vent, s’affaiblit autour de nous et bientôt nous vîmes bleuir le lac Ardzan au pied des montagnes qui séparent la Macédoine de la Serbie. Le village de Dr…, traversé par un ruisselet torrentueux, rassemble, sur un terrain mouvementé et jusqu’au bord du petit lac, ses humbles maisons de terre sèche. Il n’a, pour ornemens, que son église et son konak dont le toit conique et débordant sur une galerie circulaire prend je ne sais quel air chinois. Une maison blanche, plus blanche et plus belle que les autres, s’élève un peu isolée, non loin d’un platane qui est le seul arbre important du pays. cette maison, autrefois gendarmerie grecque, abrite aujourd’hui le colonel S… et son état-major.

Ce ne fut pas une mince surprise pour le colonel S… que de nous voir débarquer devant sa maison. Il ne nous attendait plus et il croyait que nous n’avions pu quitter Salonique ou que nous avions eu quelque fâcheux accident. Il me présenta ses officiers que j’avais aperçus déjà, presque tous, à K…, et me déclara que le diner ne vaudrait pas le déjeuner. On avait mangé les plats les plus succulens et les brochets du lac, des brochets comme on n’en voit pas sur les tables de Salonique. Il s’excusa aussi sur l’hospitalité qu’il était forcé de m’offrir et que j’étais trop heureuse de trouver, puisque je ne pouvais repartir dans la nuit. La petite chambre qu’il mit à ma disposition était bien rudimentaire, au point de vue du mobilier, et comme on était tout près des lignes, on entendait la sourde musique du canon. Rien de tout cela n’était pour me déplaire, pas même la menace des avions ennemis, qui rendent, paraît-il, de fréquentes visites nocturnes au village.

Pendant que l’on préparait le diner, le colonel me fit faire le tour du propriétaire. Il me montra le moulin à eau, ingénieusement organisé par un paysan sourd-muet, l’église fermée à cette heure, le konak, et une grande cour de ferme où des zouaves chargeaient les mulets d’un convoi de ravitaillement. Cependant, à notre vue, les indigènes de D… donnaient des signes d’émotion. La marmaille, enhardie par des distributions de pain et de soupe, piaillait de bonheur et devenait familière. Dix enfans, puis vingt, puis cinquante, nous faisaient escorte, les plus grands traînant les plus petits. Les pères se montraient à distance respectueuse. Quant aux mères, elles se risquaient à peine sur le seuil de leurs maisons.

Je demandai au colonel si ces femmes de D… étaient jolies. Il me répondit qu’on n’en pouvait guère juger, d’abord parce qu’elles évitaient les hommes, et puis parce qu’elles étaient horriblement sales. Il me dit encore que, dans toute la Macédoine, les femmes étaient ainsi timides et distantes, par tradition, par prudence surtout, parce que leurs hommes les battent si elles osent regarder un étranger. Cette austérité des mœurs macédoniennes a déçu bien des Français qui rêvaient de romantiques aventures.

Cependant, le bruit de ma visite s’était répandu dans le village, et ce fut pour les dames du pays une occasion inespérée de rompre avec la coutume. J’étais à la fois la raison et le prétexte d’une curiosité qui s’adressait un peu à moi et beaucoup à mes compagnons. Par petits groupes, les vieilles femmes arrivèrent, puis les jeunes, toutes en guenilles, pieds nus dans la boue, se grattant la tête et tendant vers moi des mains suppliantes, affectueuses et crasseuses. Une grand’mère, atteinte d’une espèce de gale, voulut même me caresser la joue… Le colonel intervint ; le pope se fâcha, et les bonnes femmes se contentèrent alors de toucher ma robe et mon chapeau, d’admirer mes bagues, et de me demander combien j’avais d’enfans.

Le pope n’était pas moins curieux. Comme les femmes, très excitées, parlaient toutes à la fois, il leur imposa silence et tenta d’interroger le colonel pour son compte particulier. Il savait tout juste quinze ou vingt mots français, et le colonel baragouinait un fantastique patois gréco-serbo-bulgare.

Le pope voulait savoir ce qu’était la dame française. Il supposait que c’était peut-être la femme du colonel. On essaya de lui expliquer comment j’étais venue en Macédoine et jusqu’à Dr…, « pour voir les malheureux, pour secourir les enfans, et leur apporter des gâteaux, du chocolat… » Le mot de « chocolat » suscita un vif enthousiasme, et le pope résuma ainsi l’opinion de ses paroissiennes :

« C’est la femme de France qui a le plus d’argent !… »

Et cette affirmation, — combien fausse ! — me valut la considération générale.


Le dîner était servi dans une chambre blanchie à la chaux, tout égayée de fleurs et de feuillage. Le luminaire n’était pas éblouissant et la nappe n’était pas très fine. L’argenterie et les cristaux précieux ne la couvraient pas. Mais fiez-vous à des Français pour embellir de grâce et d’esprit le plus humble décor. La chère était délicieuse, les convives animés de gaité sympathique, et l’étrangeté même du lieu, du temps, de la situation, nous divertissait tous. La présence du colonel ne gênait pas ses subordonnés qui conciliaient à merveille le respect dû aux galons et l’amitié inspirée par l’homme. Ce chef, énergique et bon, savait être comme un jeune père ou un frère aîné. On sentait qu’il encourageait ses officiers à la confiance, sans que son autorité en fût affaiblie, et qu’il favorisait cette gaîté souvent puérile en apparence, qui est le meilleur remède au cafard. Il voulut que chacun montrât ses talens. « Je m’enorgueillis, disait-il, de posséder quelques artistes dans mon régiment, et parmi mes officiers, deux poètes ! Vous voyez que nous ne sommes pas encore des soudards abrutis, et que, dans notre désert, nous gardons le culte de la beauté, sous ses formes les plus nobles. » Les deux poètes présens à cette table laissèrent violenter leur modestie. Chacun récita plusieurs poèmes qui valaient mieux que les exercices ordinaires des amateurs.

On raconta aussi des histoires de guerre… Ces histoires-là, qui commencent parfois gaiement, sont toujours à la fin un peu douloureuses. Les souvenirs évoqués par des soldats qui avaient combattu en France, aux Dardanelles, en Serbie, appelaient sur leurs lèvres des noms de camarades inconnus pour moi. J’imaginais ces figures disparues ; je les voyais presque pareilles à celles de mes hôtes, et je sentais que les morts de la grande guerre ne cessent pas d’être les camarades invisibles des vivans… Chacun de nous se tournait vers eux, en les nommant comme pour leur demander témoignage, comme pour les faire entrer dans notre petit cercle élargi tout à coup, et la pauvre maison sans rideaux, sans meubles, éclairée par de tremblantes bougies, emplie du mystérieux parfum des feuillages et des pavots blancs, accueillait tous ces fantômes.

Un peu plus tard, je fis quelques pas sur le chemin, dans la nuit sombre et splendide, avec le colonel S… Il me dit avec simplicité que c’était son habitude de quitter ses jeunes officiers avant la fin de la veillée pour leur laisser une liberté complète.

— Il me semble pourtant, lui dis-je, qu’ils ne se gênent pas devant vous et que vous n’avez pas un ton de croquemitaine.

— Oui, fit-il, mais j’ai, malgré tout, plus d’années qu’eux et plus de galons. J’ai beau rire et plaisanter avec eux, ils ont toujours de petites choses à se dire qu’ils disent plus librement quand je ne suis pas là… C’est bien naturel. Ce soir, nous avons prolongé la conversation, à cause de vous et pour notre plaisir commun, mais les autres soirs, je me retire de bonne heure… Je m’en vais dans ma chambre ou dans ce qui me sert de chambre, seul, avec mes pensées et mes souvenirs… Ah ! ce n’est pas toujours gail… J’ai une femme et des enfans que je n’ai pas vus depuis plus d’une année, et la mer est grande, et la France est lointaine…

Il me parla longuement de ceux qu’il aimait et il ajouta, gravement :

— Vous avez compris, n’est-ce pas, que je considère comme un devoir d’être gai, ce qui est une façon de rester fort. La discipline et l’autorité n’y perdent rien. J’ai de la poigne quand il en faut avoir. Mais je ne veux pas de tristesse et de rêvasserie autour de moi. La tristesse est une maladie pire que le paludisme. Je veux maintenir ici l’entrain, l’élan, la gaîté. Je le dois. Et c’est pourquoi je n’ai pas le droit d’être triste…


Ma chambre était vraiment fort belle !… C’était une vraie chambre avec un lit pliant, une table et une chaise ! une chambre que décorait magnifiquement le drapeau. Quand je me trouvai seule, j’admirai, à la lueur de ma bougie, la belle soie lourde de ses franges d’or, qui semblait éclairer doucement la pénombre. C’était ce même drapeau que le général d’Amade avait remis au régiment nouvellement formé, lors d’une grande revue près d’Aboukir, en mars 1915. Mon ami P…, qui avait assisté à cette cérémonie et me l’avait contée, dans une lettre, ne prévoyait pas qu’un beau soir je verrais de si près ce glorieux emblème et que je reposerais véritablement sous sa protection. Bien que je commence à ne plus m’étonner de l’extraordinaire, et que la vie m’apparaisse comme un roman chargé d’invraisemblances, je sentis vivement, ce soir-là, tout ce que ma situation avait d’imprévu. Je me disais : « Est-ce bien moi qui suis là, dans une maison, au fond de la Macédoine, pas très loin de la ligne où l’on se bat, parmi des gens nouveaux, inconnus hier, qui me sont pourtant fraternels parce que nous sommes de la même race et qui me défendraient contre tout ? » cette amitié délicate et respectueuse qui dépasse ma personne, qui voit surtout la femme et la Française, me toucha profondément. Aussi calme, aussi confiante qu’un enfant parmi les « grandes personnes, » je m’endormis en toute sécurité.

Nul méchant aéroplane ne troubla mon sommeil. Malgré les vagues choses volantes qui rôdaient autour de la moustiquaire, et la timide incursion d’une souris sur la table où j’avais disposé les objets de toilette que contenait, par bonheur, mon sac à main, je reposai fort tranquille et m’éveillai, dans le bleu du matin.

La fenêtre disloquée me montra le plus doux paysage, des chaumes, des vergers, des vignes, des prairies d’un vert velouté, le petit lac avec sa ceinture de roseaux, les hautes crêtes vaporeuses, striées d’ombres mauves qui marquaient les cols et les défilés. Une cigogne blanche et noire, vue à revers et planante, semblait peinte sur le fond gris et bleu du ciel et des monts comme sur la soie d’un écran japonais., Un coq chantait, des chiens aboyèrent. J’eus la sensation exquise d’un réveil non pas « en campagne, » mais « à la campagne, » dans la nature fraîche et naïve, aussi loin que possible de la guerre… Quand je descendis, cela me parut singulier de voir des zouaves dans l’escalier et autour de la maison. Ces braves gens vaquaient à leurs besognes du matin, et déjà les mioches du village cherchaient pâture. J’avais vu des petites scènes presque identiques, lors des manœuvres d’automne, dans les hameaux du centre de la France, où les enfans, guère moins sales que ces petits Macédoniens, sont comme eux pieds nus dans la boue. Le colonel S… vint me saluer, et me demanda si je n’avais pas eu peur en entendant la canonnade. Je lui avouai mon impression du réveil qui n’était pas précisément dramatique et guerrière…

— Voyez pourtant, me dit-il, sur les sommets des collines qui bordent le lac, ces grands nuages soulevés par l’éclatement des marmites. La guerre est tout près… Nos avant-postes se battent et les Bulgares nous harcèlent chaque jour, sans répit. Demain, peut-être, nous quitterons ce village où nous prenons un repos relatif, et nous irons, en montagne, Dieu sait où ! Vous nous voyez dans un moment d’accalmie. Tout peut être changé d’une heure à l’autre…

Nous allâmes visiter les soldats chez eux. Ils campaient sous des tentes basses qui arrêtent bien la pluie et la lumière, mais semblent retenir la chaleur. Il est impossible, par les nuits torrides, de reposer dans ces étouffoirs. On n’y est pas défendu contre la vermine volante et rampante, et contre ces dangereuses vipères qui pullulent en Macédoine. Aussi, la plupart des hommes préfèrent-ils dormir à la belle étoile.

Je vis encore les tentes des officiers, et retrouvai, peu à peu, les convives du joli dîner de la veille. Le lieutenant Jean R…, qui devait précisément aller en permission à Salonique et m’y accompagner, se présenta sans que je le reconnusse. Il avait coupé sa barbe, une barbe épaisse et superbe qui lui donnait la mine grave d’un homme mûr, et il apparaissait comme un tout jeune homme, à figure enfantine, très timide, malgré sa taille immense. Cela provoqua les commentaires et les plaisanteries de ses camarades. Il fut accusé de coquetterie et d’intentions séductrices… Les beautés saloniciennes n’avaient qu’à bien se tenir ! Mais le lieutenant me confia que ces propos étaient calomnieux, que ses desseins étaient sages et purs, et que, s’il avait obtenu vingt-quatre heures de permission, c’était pour aller à K…, où son père, le général R…, devait être décoré par le général Sarrail.

Ce jeune lieutenant R… a vingt-trois ans, une stature formidable, un visage paisible aux yeux clairs, la voix et les manières les plus douces, un air timide, deux blessures et la croix de guerre vaillamment gagnée. Il est le Benjamin du petit état-major, et il me fait penser à ce jeune officier d’un conte de Kipling, qu’on appelle le Baby, un baby géant !… Sa mère est Anglaise, mais je crois qu’elle l’a élevé à la française, avec une sollicitude tendre et des soins infinis. Il est un de ces jeunes hommes chez qui l’influence et l’empreinte maternelles restent sensibles, et qui font honneur à leur mère autant qu’à leur père, de leurs plus hautes qualités. Il adore ses parens et ne s’en cache point. On sent que la guerre, en les séparant, ne les a pas désunis, que leurs trois cœurs battent toujours au même rythme.

… Le village attend maintenant ma visite. Nous trouvons les femmes rassemblées auprès de la maison du pope, les enfans pendus à leur jupon. Le pope est un grand diable noir, maigre, chevelu, édenté, d’une saleté abominable et d’une rare faconde. Il a prévenu ses paroissiennes de mes bonnes dispositions à leur égard, car elles m’accueillent par des bénédictions. Ces femmes grecques, serbes, bulgares, — toutes les races sont mêlées en cette région, et l’on ne peut faire un choix entre ces malheureux qui ont fui, pêle-mêle, leurs villages dévastés, — ces femmes ont des épaules faites à porter les fardeaux, des reins solides, des figures rustiques et résignées. Elles sont vêtues de chemises en grosse toile, de jupes foncées qu’enserre le tablier pesant comme un tapis et rayé en travers de dessins multicolores. Un petit voile, noué sous le menton, couvre leurs cheveux. Seules, les jeunes filles laissent pendre leurs tresses ou les relèvent en couronne. Ce sont des êtres tout à fait primitifs, entièrement soumis au joug du mâle, — et il ne faut pas prendre le mot « joug » dans le sens métaphorique, car elles travaillent comme des bœufs. Évidemment, elles ne soupçonnent rien du monde, et la guerre, la misère, la brutalité des choses et des hommes sont pour elles des calamités normales, qui affligèrent leurs ancêtres et qui affligeront leurs descendans. Elles me regardent avec une curiosité sans jalousie, comme un phénomène imprévu, et m’examinent de la tête aux pieds. L’idée très confuse qu’elles se font de la France et des êtres qui l’habitent s’associera désormais à mon souvenir. Elles comprennent difficilement que les officiers me traitent avec déférence, bien que je sois cette créature inférieure : une femme !

L’une d’elles veut me montrer sa maison. J’entre dans une pièce basse et presque vide, qui a pour tout mobilier une natte, une icône, un chaudron et un berceau d’enfant, en bois brut, suspendu par des cordelettes. La maîtresse de céans, jeune femme courte et râblée, au front bombé, au type un peu hunnique, dépose dans le berceau son nourrisson de cinq à six mois, gainé comme une chrysalide dans ses langes ; puis elle me fait signe d’attendre et disparait. Je devine qu’elle est allée chercher quelque broderie pour me la faire admirer. L’enfant s’agite dans le berceau, crispe sa petite face jaune et fixe sur moi ses yeux pâles. Il a peur, ou faim, ou froid. Il va pleurer. Pour l’apaiser, je balance doucement la couchette en forme de crèche, et le petit se calme tout à coup. Ses yeux vagues, couleur de fleur flétrie, suivent tous mes gestes ; sa bouche pâle ébauche un sourire. Je pense au destin de ce pauvre être, que le hasard m’a mis entre les mains pour un instant, un enfant comme furent mes enfans, que je berce comme je les ai bercés, et qui, pourtant, est si loin, si loin de, moi, si totalement étranger à ce que sera ma vie ! Que deviendra-t-il, et par quelles routes s’en ira-t-il vers la fin commune ? Sera-t-il un paysan de Macédoine, fanatique et borné, voué à subir les exactions des fonctionnaires et la férocité des comitadjis ? Ou bien, s’il est né fille, pour son malheur, mènera-t-il une existence de femelle épuisée par la fécondité, de bête de somme usée bientôt par le travail ?… De ce qui fait, pour nous, le prix de la vie, de la beauté, de l’art, de la pensée, que saura-t-il ? Quelques grossières superstitions, quelques images dorées dans une église, quelques chansons transmises par la tradition populaire ; peut-être, à vingt ans, une obscure émotion tendre mêlée à l’instinct animal, et très vite oubliée…

C’est à cela que je songe, tout en berçant le petit bébé balkanique, plutôt qu’à le « pouponner, » car je ne suis pas très « pouponnière » par goût, et je ne me précipite pas sur les enfans de cinq mois pour les couvrir de baisers et de caresses. Mais je ne serais pas femme et mère, si je ne m’attendrissais pas sur eux, laids ou jolis, frais ou un peu répugnans même, et si émouvans d’être condamnés à cette tragique aventure qu’est la vie.

… La jeune femme au type hunnique revint avec deux tabliers qu’elle avait sans doute tissés, elle-même, car elle les montrait orgueilleusement. Je lui donnai toutes les louanges qu’elle attendait, et après avoir jeté un coup d’œil sur la maison du pope, nous achevâmes la tournée par l’église, le konak et l’école.

L’église, comme toutes celles de ce pays, possède un porche aux piliers de bois qui soutiennent un auvent. L’intérieur, sans caractère, orné d’une iconostase aux couleurs criardes, avait l’humidité d’un caveau. Nous nous hâtâmes d’en sortir. Le konak ne se distinguait que par son toit conique et sa galerie circulaire. L’école m’intéressa davantage. Elle me rappela tout à fait ce que devaient être les écoles du moyen âge : au premier étage d’une maison si vermoulue que le plancher menaçait de crever sous nos pieds, une trentaine d’enfans étaient assis sur des bancs. Les plus âgés, ou les plus instruits, avaient devant eux une table pour écrire. Les autres se contentaient de lire au tableau et d’écouter l’instituteur.

— Ce maître d’école est un brave garçon, me dit le colonel. Il commence à parler le français, et nos rapports avec lui sont excellens. Il s’occupe très consciencieusement de ses mioches, pour la magnifique somme de dix drachmes par mois qu’il lui faut aller chercher à Salonique ! Nous l’aidons un peu. Il sera navré de notre départ, et je crois qu’il inspirera l’amour de la France à ses écoliers.

Notre entrée dans la classe avait été saluée par un branle-bas général des bancs et des tables. Filles et garçons s’étaient levés. Le maître m’offrit une chaise et continua sa leçon. Un gamin se mit à lire, tout haut, je ne sais quelle histoire de la Grèce légendaire, tandis que ses camarades en guenilles, nu-pieds, la tête hérissée et inquiétante, restaient bien sagement les bras croisés. Des hirondelles qui nichaient dans la classe même, sous les solives pavoisées par les araignées, entraient et sortaient, avec des cris aigus. Le soleil riait aux fenêtres. J’apercevais les hautes branches d’un arbre de Judée, qui semblait de corail mauve, des pigeons sur un mur, une grave cigogne qui marchait dans un pré, en levant ses pattes lentement, comme une vieille demoiselle précautionneuse. Et toujours, toujours, la basse profonde et la secousse amortie de la canonnade continuait au-delà du lac…

Zito stratos !… Zito « colonoun !… » Zito Kyria[2] !…

Les écoliers nous acclamèrent ainsi, sur l’invitation de l’instituteur, et je crois même qu’ils essayèrent un petit chant qui voulait être la Marseillaise. Le bon maitre, enchanté de notre visite, nous reconduisit en nous recommandant de bien prendre garde à l’escalier plein de trous. Je ne fus pas médiocrement surprise de découvrir, du palier, une autre classe, encore plus délabrée que la classe principale, une chambre nue où, sur un banc, cinq ou six enfans en bas âge, les bras croisés sur la poitrine, attendaient d’un air très digne qu’on voulût bien s’occuper d’eux… C’était « la Maternelle !… »


Après le déjeuner qu’égaya un concert donné par la musique du régiment, je pris congé de mes hôtes et leur renouvelai tous mes vœux de bonne chance et d’heureuse gloire. Il y a toujours un peu d’émotion dans ces adieux-là… Je ne m’en défendis pas, et je repartis, en automobile, emportant de jolis menus peints à l’aquarelle, des balles bulgares gravées de dessins délicats par un artiste improvisé, des bagues d’aluminium, un gros bouquet de pavots et des souvenirs qui resteront à jamais dans ma mémoire… Le lieutenant Jean R… fut mon compagnon de route, et notre voyage s’accomplit sans incidens. Un peu avant six heures, nous étions à Salonique où régnait une animation anormale. J’appris alors la nouvelle que les journaux du matin avaient annoncée : l’occupation du fort de Ruppel par les Bulgares.

L’événement a une grosse importance, puisqu’il ouvre à nos ennemis la Macédoine orientale, de par la volonté du roi Constantin. Ce n’est pas seulement l’armée franco-anglaise, ce sont des populations hellènes qui sont mises en péril. Ruppel commande Demir-Hissar, et Demir-Hissar commande la route de Drama, Serrés et Cavalla, la route de la mer ! La garnison grecque a livré le port sans résistance. Les Bulgares n’ont eu que la peine de s’y installer et de hisser leur drapeau à la place du drapeau hellénique. Il faut savoir quels souvenirs les Bulgares ont laissés en Macédoine, pour comprendre la terreur qui s’est emparée de tout ce pays… L’amitié du roi Constantin, — dit naguère le Bulgaroctone, — n’empêchera pas les soldats du roi Ferdinand de contenter leurs instincts bien connus. Les Bulgares en Macédoine, c’est l’incendie, le viol st l’assassinat, avec de savantes atrocités. Ajoutons que c’est le déshonneur éclatant de la Grèce officielle, la seule qui compte pour le moment.

Le lendemain matin, la population salonicienne était convoquée par affiches à l’église Sainte-Sophie, pour une grande manifestation. Vers onze heures, je pus voir, de ma fenêtre, une foule considérable défiler sur le quai, aux cris de « Vive la France !… Vive la Serbie !… Vive Venizelos !… A bas Ferdinand !… » Sur la masse houleuse des têtes se dressaient les drapeaux blancs et bleus, et des portraits de Venizelos. Les manifestans applaudissaient les officiers français et serbes qui se tenaient aux fenêtres ou devant la porte du Splendid.

On racontait que les gendarmes du colonel Troupakis avaient voulu défendre au cortège l’entrée de Sainte-Sophie. Un peloton de gendarmes français à cheval, qui occupait un coin de la place, s’ébranla tout à coup, en voyant un commencement de bagarre. La foule crut que les Français se joignaient aux Grecs pour charger, mais elle poussa des clameurs de joie lorsque les cavaliers français et crétois lui laissèrent, d’un même accord, la place libre. Aux cris de « Vive la France ! » elle força la grille de l’enclos qui précède l’église, et des venizelistes se précipitèrent vers la corde de la grande cloche que les gendarmes leur enlevèrent des mains, cinq ou six fois. Après une lutte héroï-comique, les Pandores grecs abandonnèrent la partie, et la cloche, gagnée au venizelisme, chanta la gloire d’Eleuthère et appela les citoyens au meeting.

Des discours furent prononcés à la Tour Blanche et à la Préfecture, où une délégation se présenta pour remettre au préfet, M. Athénogénis, la résolution votée par les manifestans. Cette résolution, adressée au Roi et à Venizelos, — inséparables encore dans le cœur des Grecs, même après Kuppel, même en pleine crise de mécontentement et d’anxiété, — blâmait la politique du gouvernement et réclamait « une collaboration du Souverain et du chef des libéraux pour la gloire de la patrie. » Telle quelle, M. Athénogénis refusa de la recevoir, déclarant qu’elle était conçue en termes violens et exagérés. Le Préfet ajouta qu’il couvrait entièrement le colonel Troupakis.

Vers midi, Salonique s’apaisa. Le soleil a, dans ce pays, le même effet qu’a la pluie, en France : il disperse et dissout les émeutes. Chacun s’en fut déjeuner, et je retrouvai, au restaurant Bastasini, des amis qui m’avaient invitée. Ce sont de « vieux Orientaux, » je veux dire des vétérans du corps expéditionnaire et de la division navale des Bases. Presque tous ont connu Alexandrie, Moudros, Seddul-Bahr, et ils ont compté parmi les premiers débarqués à Salonique. Il y a beau temps que leurs illusions se sont envolées ! Ils évoquent le souvenir du sinistre automne dernier, où, tandis que nos troupes battaient en retraite, les Allemands et les Autrichiens de Salonique coudoyaient les Français dans cette même salle de Bastasini ; où le consul de Bulgarie buvait du Champagne en l’honneur des victoires annoncées, avant de s’en aller, sur les quais, surveiller les renforts qui arrivaient de France et les bâtimens qui repartaient… Pourquoi l’action de l’Entente a-t-elle été si hésitante et si faible ? Pourquoi ménage-t-on le roi qui nous trahit après avoir trahi les Serbes ? La leçon de Ruppel sera-t-elle perdue, comme tant d’autres, moins éclatantes, mais non moins significatives ?

Dans l’après-midi, j’allai au petit arsenal de Beau-Rivage où le bon chansonnier Lucien Boyer, qui se prodigue infatigablement, amusa un auditoire de matelots par d’étourdissantes fantaisies montmartro-saloniciennes. Pendant ce petit concert, un orage éclata, rapide, et je rejoignis l’Escalier de marbre dans une embarcation qui dansait sur les vagues glauques. La ville était calme. Peu de monde dans le salon du Splendid, mais un groupe d’officiers grecs entourant un colonel qui rayonnait de joie !… Je me demandai si, par hasard, l’armée hellénique avait repris le fort de Ruppel ! Les journaux du soir, — encadrés de deuil, — n’annonçaient rien de pareil, et l’ostensible satisfaction du colonel P… me parut incompréhensible…

— Eh quoi ! fit un de mes convives du soir, à qui j’exprimais ma surprise, ne savez-vous pas que le colonel P… éprouve l’orgueil du prophète qui voit ses prophéties s’accomplir ? Tout ce qui arrive aujourd’hui, il l’a prévu, et même il l’a préparé. C’est lui qui fut naguère envoyé d’Athènes pour signifier au général Sarrail la volonté du roi Constantin et l’avertir que, si les Bulgares pénétraient en territoire hellénique, les troupes grecques se retireraient devant eux. Dès alors, la reddition de Ruppel était décidée, comme beaucoup d’autres choses que nous verrons avant peu, à moins…

— A moins que la Grèce ne se débarrasse du Roi ?

Mon interlocuteur hausse les épaules :

— Vous n’avez donc jamais causé avec les Grecs ?… Ils tiennent à leur roi. Ils le considèrent comme un grand homme, et même les partisans de Venizelos n’osent toucher à cette idole qu’avec prudence et révérence. Ce matin, vous avez entendu crier : « A bas le gouvernement ! » Vous n’avez, pas entendu crier : « A bas le Roi ! » Constantin bénéficie encore du prestige que lui ont donné les guerres balkaniques. Interrogez tel et tel Grec, parmi les plus acharnés contre Skouloudis, Gounaris, Dousmanis, etc. Il vous dira :

« Notre roi n’est pas un grand politicien. »

Ou bien :

« Notre roi subit l’influence de sa famille et de son état-major, deux pestes pour la Grèce. Mais ses intentions sont excellentes. Il se trompe de bonne foi. »

Ou bien :

« Notre roi a des idées très arrêtées… Il n’est pas très perspicace… Peut-être même n’est-il pas très intelligent… Il assassine la Grèce en voulant la sauver… »

Et pour conclure :

« Notre roi est, malgré tout, un grand homme, et il a gagné des batailles qui effacent Salamine et Marathon. Nous voulons Venizelos, mais nous voulons aussi le Roi. Pas l’un sans l’autre. C’est cela que l’Entente ne comprend pas très bien… »

— Voilà, reprend mon ami, ce que disent les Grecs, quand on les pousse un peu. Ils tiennent à leur roi, parce que… parce que l’Allemagne est bien puissante, parce qu’elle a fait ici une propagande inouïe, parce que nous n’avons pas encore partie gagnée, parce que nous avons blessé au vif les ambitions grecques en promettant Constantinople aux Russes… Et ils tiennent aussi à Venizelos, les Grecs, parce que Venizelos est l’artisan de la plus grande Grèce, parce que la France croit en lui, parce que si l’Entente est victorieuse, il faudra bien trouver grâce devant elle… Venizelos sauvera la patrie compromise par le roi. Il lui conservera ses conquêtes, et qui sait, en cas d’intervention tardive, ce qu’il pourrait lui assurer ?…

— Cela revient à dire que la Grèce a des intérêts dans les deux camps et joue sur les deux tableaux ?

— Exactement.

— Ce n’est pas très élégant, mais c’est très habile… Il faudra choisir, cependant !

— Fiez-vous à Venizelos ! Il ne connaît et ne connaîtra jamais que l’intérêt de la Grèce…


Les jours suivans apportèrent de mauvaises nouvelles : les Bulgares occupaient Demir-Hissar ; ils descendaient vers Serrès. Des convois de réfugiés reprenaient, à travers la Macédoine orientale, leur exode lamentable. En même temps, des bruits alarmans se répandaient : Verdun allait tomber… on n’était plus en sécurité à Salonique… l’armée des Alliés serait bientôt jetée à la mer…

Quelques personnes pusillanimes, effrayées par tous ces racontars et ne sachant plus distinguer le vrai du faux, partirent pour la Vieille-Grèce. Le propriétaire de la guinguette : A l’imprenable Verdun, avoua, un jour, à de fidèles cliens, qu’il méditait une petite modification de son enseigne, et qu’il se proposait de remplacer « imprenable » par « glorieux. »

— Parce que, n’est-ce pas ? Verdun, il sera toujours glorieux, même s’il est pris, déclara cet homme subtil…

Autre symptôme du grand trouble des consciences : un brave garçon de capitaine grec, qui a d’énormes moustaches et une âme sensible, et qui aime bien la France où il a fait ses études, a retrouvé ici, dans l’armée française, des camarades de promotion. Ces camarades, chers à son cœur, sont quelquefois un peu compromettans. Le capitaine Z… voudrait bien n’avoir pas d’ennuis… Aussi, selon les jours, les lieux et les circonstances, emploie-t-il un langage toujours aimable, mais diversement nuancé… Les affaires de l’Entente sont-elles bonnes ? « Bonjour, mon cher ami, comment vas-tu, mon cher ami ?… » dit Z… avec effusion. La chance tourne-t-elle contre nous ? « Bonjour, vous allez bien ? » dit le capitaine.

— Z… est mon baromètre, me disait P…

— Annonce-t-il le beau temps ?

— Ma foi ! je le crois au « variable, » car, hier, dans la même phrase, coupée par l’arrivée de son chef, cet excellent Z… m’a dit tu et vous, sans hésiter…

Cela résume l’attitude de la Grèce… Elle aussi nous dit tu et nous dit vous.

Et dans le malaise général, la bonne ville de Salonique voit approcher la fête onomastique du Roi. Les journaux annoncent un Te Deum solennel à Sainte-Sophie et une retraite aux flambeaux, et tous implorent Sa Majesté qui porte le nom du dernier empereur de Byzance et du premier fondateur de Constantinople, afin qu’elle fasse le beau geste attendu : qu’elle renvoie Skouloudis et conduise elle-même sa vaillante armée contre les Bulgares… !


Pendant que la ville se revêt de blanc et de bleu, comme une Enfant de Marie vouée aux couleurs de la Vierge, pendant qu’on prépare les orgues pour le Te Deum et les torches pour la retraite, les Serbes achèvent de débarquer à Mikra.

En dépit des mines et des sous-marins, en dépit des espions qui infestent les îles de l’Archipel et les côtes découpées du Péloponnèse, notre marine a réalisé ce miracle de transporter toute une armée de Corfou à Salonique, sans perdre un bateau, sans perdre un homme ! Le peuple martyrisé, assassiné, dont on disait : « Il ne revivra jamais plus pour la guerre, » achève sa résurrection. En vérité, c’est un beau jour que celui-ci, où le dernier contingent serbe arrive en Macédoine, dans ce coin de terre qui va de Sédès à Mikra et qui est maintenant la Serbie.

Car, elle est là, vivante devant nous, vivante en son armée encore douloureuse et meurtrie, mais vaillante. C’est pour l’aider à renaître que nos marins ont dragué la mer, que nos soldats ont remué le sol, que l’on a fait surgir les baraques, les hangars, les appontemens, dans la baie solitaire, et plus loin, sur le sol ondulé, les champignons bruns et blancs des tentes. La Serbie est là ! Comme une guerrière blessée s’assied au bord de la route et se repose avant de repartir vers le combat, la Serbie fait ici une halte suprême, — après Santi-Quaranta, après Corfou ! — et son âme tressaille en regardant, par-dessus les montagnes, les crêtes lointaines du Balkan.

Aujourd’hui, le 15e régiment d’infanterie serbe célèbre sa fête, — la Slava, — en l’honneur de son patron Stevan Sindjélitch. On a bien voulu m’inviter à cette cérémonie où quelques femmes seulement étaient admises, avec les généraux des armées alliées, Sarrail, Milne, Boïovitch, et le général grec Moschopoulos.

Sous le ciel ardent et voilé, des montagnes d’un bleu opaque limitent la plaine et s’allongent en promontoires autour de la baie couleur de plomb. Quelques arbres çà et là, des étendues en friche, des espaces cultivés autour de rares maisonnettes, des pavots écarlates, par traînées, dans le vert poussiéreux des champs, des moutons qui paissent, des tsiganes qui mendient, des paysans qui passent, écrasant de leur poids de tout petits ânes, la vie intense du camp surpeuplé, et près du point de débarquement, le grouillement des hommes qu’on nettoie, qu’on nourrit, qu’on habille, qui se promènent les uns presque nus, les autres en simple chemise, les autres vêtus de l’uniforme français et coiffés du bonnet serbe… Un cargo noir sur le gris d’étain de la mer ; un cuirassé mouillé plus loin : tel est le cadre du tableau. Le centre, c’est la prairie où nous sommes. Vaste, herbeuse, elle monte, fermée d’un côté par une haute palissade de roseaux qui supporte un auvent de feuillage. De longues tables, parallèles à la palissade, sont dressées sous cet auvent. Au milieu de la prairie, une autre table, petite, couverte d’un linge blanc, figure un autel et supporte les livres, les vases sacrés, et un gros pain bis en couronne. Sur la droite, s’élève une stèle, décorée d’un cartouche où sont inscrits les noms des officiers et soldats défunts ; au bas de la stèle, un trophée naïvement composé : des armes, un vieil uniforme, une mitrailleuse. Le 15e régiment, massé par sections, avec sa musique et son drapeau, occupe trois côtés de la prairie. Dès que les généraux ont quitté leurs voitures, la Marseillaise et l’Hymne serbe les saluent. Ils remontent la pente, suivis de leur cortège, et se rangent derrière l’autel. et la cérémonie commence.

Slava, ce mot signifie « gloire. » La fête militaire d’aujourd’hui est, en effet, une glorification. Depuis des siècles, chaque famille serbe a coutume de fêter, à la date fixée par le calendrier, le saint qu’elle a choisi comme patron domestique, et qui est toujours un saint national. Suivant cette tradition, toutes les associations corporatives, tous les régimens de Serbie, ont un patron religieux ou héroïque, pris dans la légende ou dans l’histoire, et qu’on fête avec grande piété et grande pompe.

Le patron du 15e régiment est le héros Stevan Sindjélitch, qui combattit avec trois mille hommes contre les quatre-vingt mille Turcs de Kourchid Pacha, et fit sauter la citadelle de Nich, le 19 mai 1809, anéantissant, sur les corps de ses derniers soldats mourans, un grand nombre d’ennemis et lui-même.

La Slava, qui commémore ce héros, comporte un programme très varié : office divin, discours du commandant, banquet, exercices de gymnastique, chants et danses. Cela peut rappeler les fêtes viriles de la Grèce, avec leurs soldats devenus athlètes, musiciens et chorèges. Pour moi, c’est au moyen âge chevaleresque et féodal qu’un tel spectacle me ramène ; j’oublie le paysage macédonien, et les évocations classiques, et je crois vivre un épisode de nos chansons de geste.

La cérémonie religieuse est très belle. Trois popes s’avancent, éclatans de couleurs splendides. L’un est tout de soie crème à fleurs bleues ; l’autre est tout d’or jaune, et le troisième semble une large fleur violette, une large pensée de velours chatoyant et sombre. Ils sont debout, près de la table, et leur grave psalmodie s’élève vers le ciel orageux qui s’éclaire lentement et s’ensoleille ; un chœur de voix mâles répond par une supplication répétée, insistante. La Serbie gémit par ces voix. Elle demande miséricorde, sans se lasser, à la Puissance mystérieuse qui doit être toute pitié, mais aussi toute justice. Puis, trois hommes viennent se placer en face des popes : le colonel du régiment, le plus ancien sous-officier, le plus ancien soldat. Un prêtre leur remet le pain rond qu’ils prennent en leurs mains rapprochées et font tourner lentement, lentement, et qu’ils baisent enfin, avec respect, têtes penchées et mains unies.

Quelqu’un me dit : « C’est un très vieux rite qui existait déjà lorsque la Serbie était païenne. Il s’est perpétué à travers les âges et s’est associé aux rites du culte chrétien. » Sans doute, c’est le symbole de la fraternité nationale par la communion du pain, l’accord des hommes du même sang pour vénérer la terre maternelle dans le froment pur, aliment premier, nourriture essentielle des races. Belle cérémonie qui parait plus auguste en ces jours d’éprouvé et parle profondément au cœur. Avant de gravir son Calvaire, le Christ voulut « rompre le pain » avec ceux qu’il aimait. La Serbie a déjà souffert sa Passion ; déjà, elle a porté sa croix de douleur, bu le fiel et le vinaigre, connu l’amertume des trahisons. Sa souffrance n’est pas finie. Avant l’ultime sacrifice et la victoire, elle célèbre encore une fois la Cène et elle atteste, en rompant le pain, l’union de tous ses fils. Dans une joie grave et voilée comme le ciel, sur ce sol étranger, elle affirme son invincible espérance, car les peuples méritent de vivre quand ils n’ont pas craint de mourir et, pour celui-là, se lèvera un jour, bientôt, le soleil de Pâques.

L’office se termine par une commémoration des morts, auprès de la stèle pavoisée. Un officier dénombre et nomme les glorieux morts du régiment. Il invite leurs camarades, agenouillés dans l’herbe, à se rappeler toujours « ceux qui sont dispersés dans les abîmes et les neiges du Monténégro et de l’Albanie, » et à prier pour l’éternelle félicité de leurs âmes.

Il y a ensuite une revue passée par les généraux, un discours du colonel qui redit l’histoire épique de Stévan Sindjélitch, puis des exercices de gymnastique exécutés avec une sûreté et une grâce extrêmes par des soldats. Enfin le repas. rustique, servi sous l’auvent de feuillage et composé de plats serbes un peu surprenans pour le goût français, mais agréables, quoique très chargés en poivrons. Une dépêche du prince régent est lue, au dessert, et l’on porte des toasts aussi nombreux qu’enthousiastes. L’éloquence du capitaine Milan V. G… ne tarit pas. Cet officier de forte corpulence et de haute taille, à la voix sonore, au geste facilement affectueux, le meilleur garçon du monde et le plus liant, adore les cérémonies où sa place est marquée. Il faut le voir, toujours occupé des autres, présentant celui-ci à celui-là, expliquant aux dames les mystères de la politique et le sens des coutumes serbes, racontant ses souvenirs de diplomate et ses aventures de guerrier, disant ses vingt-trois batailles, ses blessures, ses décorations, pêle-mêle avec ses impressions de Paris et de Constantinople, jamais fatigué d’improviser un discours, de faire un conte, de tourner un compliment, de danser la kolo nationale. On ne conçoit pas une fête serbe sans le capitaine Milan V. G…

Pendant le banquet, un soldat est venu réciter un poème : La tombe de Sindjélitch, qu’il a composé pour la circonstance, et qu’il récite avec un art instinctif et des manières très nobles.

« Le temps a passé, mais l’on s’en souvient encore, de ce jour glorieux ! Les vieillards en parlent toujours… Alors, la petite Serbie regardait vers son aurore et son avenir ! On se souvient du temps où Kara-George se dirigeait vers la cité de Sïénitza, quand Sindjélitch allait vers Nich, quand tous les Serbes, se rassemblant, l’épée en main, s’élancèrent vers le combat et la vengeance…

« Près de Nich, le voïvode arrive ; il se retranche sur la colline de Kamenitza, attendant l’heure de combattre les Turcs… Les vagues de cavaliers couvrent le champ de bataille, s’approchent en tourbillonnant. La terre tremble, les sabres étincellent, la foudre tonne… Stévan Sindjélitch ricanait avec ses camarades en criant : « Regardez, mes faucons !… C’est la gloire ! Vous verrez bientôt une montagne de cadavres : les corbeaux noirs boiront leur sang !… »

« Et la lutte terrible commence. La balle siffle, le sang ruisselle. Les premières lignes tombent, mais les Turcs féroces ont soif de meurtre et s’élancent… Sindjélitch crie : « Courage, mes frères ! Tenez-vous bien, par Dieu, pour la liberté et l’honneur ! La vie en esclavage n’est rien ! Il faut mourir ou vaincre., Encore un moment, mes faucons ! N’épargnez pas la poudre ! Hourra !… Hourra !… »

« Et trois cents héros, descendans de Marko Kraljevitch, répondirent : « Hourra !… Hourra !… » mais en vain ! Sindjélitch vit bien qu’il devait mourir. Il jeta un coup d’œil vers le ciel, fit le signe de la croix, prit son pistolet et dit : « Pardonnez-moi, mes faucons ! » Puis il descendit vers la poudrière…

« Les Turcs arrivaient déjà… Ils sautent dans la tranchée, en grinçant des dents, comme des loups affamés, avides de chair et de sang. C’est le carnage…

« C’était la fin !… L’explosion terrible projette tout dans les airs ; les ténèbres enveloppent le sol, et l’on entend des cris : « Allah !… Allah !… »

« Le silence règne… Le brouillard se dissipe lentement, et le soleil radieux brille sur le champ de bataille… Mais à la place de la tranchée, il n’y avait plus qu’un même tombeau pour les Serbes héroïques et les Turcs immondes… »

Ainsi chante, — car sa déclamation est un chant, — le soldat-poète Dragomir Brzac, tandis que les chefs serbes l’écoutent, sous le toit de feuillage. Ainsi nos trouvères, dans les festins guerriers, après batailles et tournois, devant les clercs et les dames, devant les chevaliers au simple cœur, disaient les hauts faits des paladins et leur mort pieuse. Ainsi Taillefer « qui moult bien cantoit » et qui, devant le duc, allait chantant :


…De Charlemagne et de Roland
Et d’Olivier et des vassaux
Qui moururent à Roncevaux…


Cette poésie serbe, devinée ou plutôt sentie à travers la traduction naïve qu’on a remise à chaque invité, n’a-t-elle pas le mouvement, l’allure et presque la forme de notre Chanson de Roland ? Ce n’est pas un exercice de littérature, l’œuvre académique, conçue dans la paix des bibliothèques, par un érudit amoureux du passé ; c’est un fragment d’une épopée nationale qui se compose, jour par jour, strophe par strophe, depuis Karageorge et Sindjélitch. Chaque mot est riche de sève, rouge de sang ; chaque image a ses couleurs primitives ; chaque corde vibre, avec sa neuve et pleine sonorité ; rien n’est fané, rien n’est usé ; l’émotion n’est pas rétrospective ; elle sort des douleurs et des gloires vivantes. Bruit des armes, hourras, choc des cavaliers, tonnerre des explosions, ce n’est pas, pour ceux qui sont assis à cette table, un écho des temps héroïques ; c’est la musique terriblement connue et familière, d’hier et de demain. Et je songe à l’époque future où la grande guerre prendra la beauté de la légende, où, dans une autre fête, en Serbie, un autre poète chantera pour les arrière-petits-fils des soldats martyrs, la suite de l’épopée, — l’histoire du vieux roi qui fuit dans la neige avec son peuple, vers la mer libératrice, le salut apporté par les Français sur leurs vaisseaux, et la résurrection de la Serbie.


MARCELLE TINAYRE.


  1. Voyez la Revue des 15 janvier, 1er avril et 1er juin.
  2. Vive l’armée !… Vive le colonel !… Vive Madame !…