Un crime étrange/Partie 1/Chapitre 6

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Un crime étrange, 3e édition.
Hachette ((A study in scarlet)p. 84-100).


CHAPITRE VI


OÙ THOMAS GREGSON MONTRE DE QUOI IL EST CAPABLE


Les journaux du lendemain ne parlaient que du « mystère de Brixton », comme ils l’intitulaient. Chacun donnait un long compte rendu de l’affaire, quelques-uns même en avaient fait leur article de tête. J’y relevai plusieurs détails nouveaux pour moi. Comme mon calepin contient encore plusieurs extraits, découpés à cette époque, en voici un résumé :

Le Daily Telegraph remarquait qu’on avait rarement rencontré, dans les annales judiciaires, un drame présentant un caractère plus étrange. Le nom allemand de la victime, l’absence de tout motif apparent du crime, l’inscription sinistre laissée sur le mur, tout tendait à faire croire qu’on se trouvait en présence d’un acte, commis par des réfugiés politiques et des révolutionnaires. Les socialistes avaient beaucoup de ramifications en Amérique ; et la victime, ayant transgressé le code de leurs lois secrètes, avait peut-être été traquée par eux jusqu’à Londres. Après quelques légères digressions sur la Sainte-Vehme, l’agua tofana, les Carbonari, la Marquise de Brinvilliers, le Darwinisme, les préceptes de Malthus, les crimes des voleurs de grands chemins de Ratcliff, l’article concluait en adressant un appel au Gouvernement et en l’adjurant d’exercer une surveillance plus efficace sur les étrangers domiciliés en Angleterre.

Le Standard commentait le fait en faisant remarquer que c’est toujours lorsque les libéraux sont au pouvoir qu’on voit se commettre de pareils attentats, au mépris de toutes les lois existantes. Voilà où peuvent mener le trouble et la confusion qu’on sème dans l’esprit des masses et qui engendrent l’amoindrissement de tout principe d’autorité. La victime était un Américain, arrivé depuis quelques semaines dans la métropole. Il avait élu domicile dans la pension de Mme Charpentier à Torquay Terrace, dans le quartier de Camberwell, et était accompagné, dans son voyage, par son secrétaire particulier, M. Joseph Stangerson. Tous les deux avaient fait leurs adieux à leur propriétaire le mardi 4 du mois courant et s’étaient dirigés vers la station d’Euston en déclarant qu’ils avaient l’intention de prendre l’express pour Liverpool. Plus tard, on les avait vus encore ensemble dans la salle d’attente ; mais depuis lors on ne savait plus rien sur leur compte, jusqu’au moment où, comme on le sait, le corps de M. Drebber fut découvert dans une maison inhabitée de Brixton Road, à plusieurs kilomètres d’Euston. Qui l’avait amené là ? Quel était l’assassin ? Autant de mystères. On ignore, ajoutait le journal, ce qu’est devenu Stangerson ; mais nous sommes heureux d’apprendre que c’est à MM. Lestrade et Gregson de Scotland Yard qu’on a confié la mission de diriger les recherches et nous pouvons affirmer avec confiance que ces deux agents, dont le zèle et l’habileté sont si connus, ne tarderont pas à faire sur tous ces faits une lumière complète.

Le Daily News ne doutait pas un seul instant qu’on ne se trouvât en présence d’un crime politique. Le despotisme et la haine de toute liberté dont étaient animés les gouvernements du continent avaient eu pour effet de faire émigrer sur nos rives un grand nombre d’hommes qui auraient pu se montrer excellents citoyens s’ils n’étaient pas encore ulcérés par le souvenir de tout ce qu’ils venaient de souffrir. Sur ces hommes pesait un code d’honneur, aux lois inflexibles, qui punissait de mort la moindre infraction. Tous les efforts devraient tendre à retrouver le secrétaire Stangerson et à se renseigner de la façon la plus exacte sur les habitudes de la victime. Du reste l’enquête avait déjà fait un grand pas en découvrant la maison où elle avait logé, et cet heureux résultat était entièrement dû à la perspicacité et au zèle de M. Gregson de Scotland Yard.

Sherlock et moi nous lûmes tous ces articles pendant notre déjeuner et mon ami sembla s’en divertir beaucoup.

« Je vous avais bien dit que, quoi qu’il arrive, Lestrade et Gregson sauraient récolter des lauriers.

— Tout dépend de la tournure que va prendre l’affaire.

— Oh ! laissez donc, cela n’y fera ni chaud ni froid. Si l’homme est arrêté, ce sera grâce à leurs efforts ; s’il leur échappe, ce sera malgré leurs efforts. Ils jouent là à coup sûr ; quoi qu’ils fassent, ils auront toujours des partisans. Un sot trouve toujours un plus sot qui l’admire.

— Mais qui diable nous arrive ici ? » interrompis-je brusquement.

En effet, à ce moment, des bruits de pas, de savates traînées, se faisaient entendre dans le vestibule et dans l’escalier, en même temps que de violentes exclamations de dégoût proférées par notre propriétaire.

« C’est la petite division de police de Baker Street », répliqua mon compagnon gravement, et aussitôt une demi-douzaine de petits voyous les plus sales et les plus dégoûtants que j’aie jamais vus firent irruption dans la pièce.

« Attention ! » s’écria Holmes sévèrement, et les petits vauriens se mirent sur un rang et restèrent immobiles, comme six vilaines petites statues, « À l’avenir vous enverrez Wiggins seul au rapport et vous attendrez dans la rue. Y a-t-il quelque chose de nouveau, Wiggins ?

— Non, m’sieu, répondit l’interpellé.

— C’est bien ce que je pensais. Mais vous continuerez vos recherches jusqu’à ce qu’elles aboutissent. Voici votre paye. (Il tendit à chacun un shelling.) Maintenant filez et revenez avec de meilleures nouvelles. »

Il fit un geste de la main et tous disparurent comme autant de rats pour faire entendre un instant après dans la rue leurs voix glapissantes.

« On est souvent mieux renseigné par un de ces petits bonshommes que par une douzaine d’agents de police, remarqua Holmes. L’aspect seul d’un agent officiel suffit à rendre les gens muets, tandis que ces gamins se faufilent partout et peuvent tout entendre. Ils sont même fins comme l’ambre et il ne leur manque vraiment qu’une bonne organisation.

— Est-ce à propos du mystère de Brixton que vous les employez ? demandai-je.

— Oui ; il y a un point que je tiens à éclaircir. – C’est du reste simplement une affaire de temps. Ah ! ah ! nous allons apprendre du nouveau et savoir comment Gregson a pris sa revanche. Le voici qui descend la rue avec un air de béatitude empreint sur toute sa figure ; il vient certainement ici. – Oui, le voilà qui s’arrête. »

L’agent tira violemment la sonnette, escalada l’escalier en trois bonds et se précipita dans le salon.

« Mon cher monsieur, cria-t-il, en serrant une main que Holmes ne lui tendait pas, félicitez-moi. J’ai tout rendu clair comme de l’eau de roche. »

Je crus surprendre un vague sentiment d’inquiétude sur la figure si expressive de mon compagnon.

« Venez-vous donc nous annoncer que vous avez trouvé une bonne piste ? demanda-t-il.

— Trouvé une piste ! Mais, mon cher, nous tenons l’homme ! il est déjà sous clef.

— Son nom ?

— M. Arthur Charpentier, enseigne de la marine royale », prononça pompeusement Gregson en se frottant les mains et en faisant jabot.

Sherlock Holmes poussa un soupir de soulagement et redevint immédiatement tout souriant.

« Asseyez-vous donc et tâtez d’un de ces cigares, dit-il ; nous sommes très impatients de savoir comment vous avez tout découvert. Voulez-vous un peu de whiskey avec de l’eau ?

— Ce n’est pas de refus, répondit l’agent de police. Le travail incroyable auquel je me suis astreint pendant ces deux derniers jours m’a éreinté. Ce n’est pas tant, vous saisissez bien, l’effort physique que la tension d’esprit. Vous pouvez me comprendre mieux que personne, monsieur Sherlock Holmes, car nous sommes, vous et moi, des gens qui soumettons notre cerveau à de rudes épreuves.

— Vous me faites trop d’honneur, répliqua Holmes avec le plus grand sérieux. Mais apprenez-nous donc comment vous êtes arrivé à un résultat si remarquable. »

L’agent de police s’installa dans un fauteuil et se mit à regarder avec complaisance les spirales de fumée qui s’échappaient de son cigare.

Puis tout à coup il se donna une tape sur la jambe avec tous les signes de la plus franche gaieté.

« Le plus drôle, s’écria-t-il, c’est que cet imbécile de Lestrade, qui se croit si malin, est parti ventre à terre sur la mauvaise piste. Il est à la recherche du secrétaire Stangerson qui n’est pas plus mêlé à ce crime qu’un enfant qui vient de naître. Il l’a peut-être déjà arrêté à l’heure qu’il est. »

Cette idée parut à Gregson tellement bouffonne qu’il faillit s’étrangler à force de rire.

« Qu’est-ce qui vous a mis sur la voie ?

— Ah ! je vais vous raconter ça, mais, docteur Watson, tout ceci entre nous naturellement. La première difficulté à laquelle nous nous soyons heurtés, était l’absence de tout renseignement sur les tenants et aboutissants de cet Américain. D’aucuns auraient attendu les réponses aux annonces insérées dans les journaux, ou bien les renseignements spontanés qu’on serait venu leur apporter. Mais ce n’est pas ainsi que travaille Tobias Gregson. Vous rappelez-vous le chapeau qui était près du cadavre ?

— Oui, dit Holmes, un chapeau de chez John Underwood and sons, 129, Cambenvell Road. »

Gregson sembla un peu désorienté.

« Je n’avais pas cru que vous ayez remarqué cela, dit-il. Êtes-vous allé chez le fabricant ?

— Non.

— Ah ! s’écria Gregson, avec soulagement. Voyez-vous, il ne faut jamais rien négliger de quelque petite importance que cela puisse paraître.

— Rien n’est petit pour un grand esprit, fit Holmes sentencieusement.

— Eh bien ! je suis allé, moi, chez Underwood et je lui ai demandé à qui il avait vendu un chapeau de telle espèce et de telle dimension. Il consulta ses livres et retrouva tout de suite une indication à ce sujet. Il avait envoyé le chapeau en question à un M. Drebber, demeurant dans la maison meublée Charpentier, Torquay Terrace. Voilà : j’avais déjà l’adresse.

— C’est fort, c’est très fort, murmura Sherlock Holmes.

— Puis, continua le détective, je me rendis chez Mme Charpentier. Je constatai qu’elle était très pâle et très agitée. Sa fille était là dans la chambre, une bien jolie fille, ma foi ! Elle avait les yeux rouges et ses lèvres tremblaient. Naturellement tout cela ne m’a pas échappé et je commençai à me douter qu’il y avait anguille sous roche. Vous connaissez ce sentiment-là, n’est-ce pas, monsieur Sherlock Holmes, lorsque vous tombez sur la bonne voie, et que ça vous donne comme un frisson ? Alors je leur demandai : « Avez-vous appris la mort mystérieuse de votre ancien locataire M. Enoch J. Drebber de Cleveland ? »

« La mère fit signe que oui ; elle semblait incapable d’articuler une parole. Quant à la fille, elle éclata en sanglots. Il me parut de plus en plus évident que ces gens-là étaient mêlés à l’affaire.

« — À quelle heure M. Drebber vous a-t-il donc quittés pour prendre le train ? demandai-je.

« — À huit heures, dit la mère, en se raffermissant pour dominer son agitation. Son secrétaire, M. Stangerson, lui a dit qu’il y avait deux trains : l’un à 9 heures 15 et l’autre à 11 heures. Il se décida pour le premier.

— Et vous ne l’avez plus revu ? »

« À cette question la femme changea de figure et devint livide. Il lui fallut un bon moment pour se remettre et pour pouvoir articuler un simple non et encore fut-ce d’une voix rauque et hésitante,

« Il se fit un silence de quelques instants, puis la fille d’une voix claire :

« Ma mère, le mensonge n’a jamais rien produit de bon, dit-elle tranquillement. Soyons francs avec ce monsieur : nous avons revu M. Drebber.

« — Que Dieu te pardonne ! s’écria Mme Charpentier, en levant les bras au ciel et en tombant dans son fauteuil. Tu as tué ton frère !

« — Arthur serait le premier à vouloir que nous disions la vérité, répondit la fille avec fermeté.

« — Vous feriez mieux de me raconter exactement ce qui s’est passé, repris-je, car les demi-confidences sont pires que tout. De plus, vous ignorez jusqu’à quel point nous sommes renseignés.

« — Que tout cela retombe sur toi, Alice », cria sa mère, puis se retournant vers moi : « Je vous dirai donc tout, monsieur. Oh ! mais n’allez pas attribuer mon agitation aux craintes que je pourrais avoir. Je suis trop sûre que mon fils n’a joué aucun rôle dans cette horrible affaire. Ma seule frayeur est que malgré son innocence, malgré toutes les impossibilités, il puisse paraître compromis. Heureusement pour lui sa moralité irréprochable, sa profession, ses antécédents, tout témoigne en sa faveur.

« — Ce que vous avez de mieux à faire, je le répète, est de me parler à cœur ouvert, insistai-je, Soyez tranquille, si votre fils est innocent, il ne lui arrivera rien de fâcheux.

« — Peut-être, Alice, ferais-tu mieux de me laisser en tête à tête avec monsieur », dit-elle. Sa fille se retira.

« — Non, monsieur, continua Mme Charpentier, je n’avais pas l’intention de vous raconter tout cela ; mais puisque ma pauvre fille a parlé, je n’ai plus à hésiter. Je vais tout vous dire, sans omettre un seul détail.

« — C’est ce qu’il y a de plus sage, dis-je.

« — M. Drebber a passé près de trois semaines chez nous. Lui et son secrétaire, M. Stangerson, venaient de faire un voyage sur le continent. J’ai remarqué que chacune de leurs malles portait une étiquette de « Copenhague » ; c’est donc là la dernière ville où ils avaient séjourné. M. Stangerson, était un homme calme, réservé ; mais son maître, j’ai le regret de le dire, était tout l’opposé. Grossier et brutal, voilà ce qu’il était. Le soir même de son arrivée il s’est grisé et je dois avouer que passé midi, il n’était plus jamais dans son état normal. Ses manières avec les servantes étaient d’une liberté et d’une familiarité repoussantes ; et, chose plus fâcheuse encore, il en vint bien vite à prendre la même attitude vis-à-vis de ma fille Alice. Plus d’une fois, il lui a parlé d’une façon que, Dieu merci, elle est trop innocente pour avoir pu comprendre. Une fois même, ne lui est-il pas arrivé de la prendre par la taille et de l’embrasser ! Son secrétaire lui-même en a été indigné et lui a adressé les plus vifs reproches sur la façon ignoble dont il se conduisait.

« — Mais pourquoi avoir supporté tout cela ? demandai-je. Je pense bien que vous êtes libre de vous débarrasser de vos locataires quand bon vous semble.

« Mme Charpentier rougit à cette remarque si logique.

« — Dieu m’est témoin que je regrette assez de ne l’avoir pas mis à la porte le jour même de son arrivée, dit-elle. Mais c’était trop tentant. Ils payaient chacun 23 francs par jour, soit 350 francs par semaine à eux deux, et nous sommes maintenant dans la morte-saison. Je suis veuve ; mon fils qui est dans la marine m’a coûté très cher. Je n’eus pas le courage de renoncer à cet argent, croyant agir pour le mieux. Mais la dernière incartade de M. Drebber dépassant toutes les bornes, je lui donnai congé en lui disant pourquoi. Voilà quelle fut la cause de son départ.

« — C’est bon ; continuez.

« — Je me sentis soulagée en voyant partir mes locataires. Je dois vous dire que mon fils est en permission en ce moment, et que je n’avais pas osé lui parler de tout cela à cause de la violence de son caractère et de l’affection passionnée qu’il porte à sa sœur. Lorsque j’eus refermé la porte derrière ces gens, il me sembla que j’avais un grand poids de moins sur la poitrine. Hélas ! moins d’une heure après j’entendais sonner : c’était M. Drebber qui revenait très surexcité et ayant évidemment beaucoup bu. Il fit irruption dans la pièce où je me tenais avec ma fille et je crus comprendre, au milieu d’un flot de paroles incohérentes, qu’il avait manqué son train. Puis il se tourna vers Alice, et, devant moi, il eut l’impudence de lui proposer de s’enfuir avec lui : — « Vous êtes majeure, dit-il, et il n’y a aucune loi qui puisse vous en empêcher. J’ai plus d’argent que je ne peux en dépenser. Ne faites pas attention à la vieille, mais venez avec moi, tout de suite. Allons, arrivez. Vous vivrez en princesse. » Ma pauvre Alice fut si effrayée qu’elle s’écarta de lui, mais il la saisit par le poignet et chercha à l’entraîner vers la porte. Je me mis à crier, et au même moment mon fils Arthur entra dans la chambre. Ce qui arriva alors, je n’en sais rien. J’entendis des jurons, un bruit de lutte, mais j’étais trop terrifiée pour oser seulement lever les yeux. Quand je revins à moi, je vis Arthur debout sur le pas de la porte, une canne à la main et riant aux éclats.

« — Je ne crois pas que ce beau sire vienne vous ennuyer encore, dit-il, je vais, cependant le suivre et voir ce qu’il devient. » En disant ces mots, il prit son chapeau et descendit dans la rue. Le lendemain matin nous avons appris la mort mystérieuse de M. Drebber.… »

« Ce récit fut entrecoupé par bien des soupirs et des interruptions. Par moments, Mme Charpentier parlait si bas que je pouvais à peine saisir ce qu’elle disait. Je pris quelques notes pour résumer son récit et ne pas commettre d’erreur.

— C’est tout à fait palpitant, dit Sherlock Holmes en bâillant. Et ensuite ?

— Quand Mme Charpentier eut fini, continua l’agent, je vis que tout reposait sur un seul point. Aussi la fixant avec un œil qui, je le sais, fait toujours une profonde impression sur les femmes, je lui demandai à quelle heure son fils était rentré ?

« — Je ne sais pas, répondit-elle.

« — Vous ne savez pas ?

« — Non, il a une clef et il est rentré sans déranger personne.

« — Étiez-vous déjà couchée ?

« — Oui.

« — À quelle heure vous êtes-vous couchée ?

« — Vers onze heures ?

« — Alors votre fils est resté au moins deux heures dehors ?

« — Oui.

« — Peut-être même quatre ou cinq ?

« — Peut-être.

« — Qu’a-t-il fait pendant tout ce temps ?

« — Je n’en sais rien.

« Naturellement j’étais édifié. Je m’assurai de l’endroit où se trouvait le lieutenant Charpentier ; je pris deux agents avec moi et je le mis en état d’arrestation. Lorsque je le touchai à l’épaule et l’invitai à me suivre tranquillement, il me demanda avec effronterie : « C’est sans doute comme impliqué dans l’affaire de cette canaille de Drebber que vous m’arrêtez ? » Comme nous ne lui avions encore rien dit, cette exclamation m’a paru tout à fait suspecte.

— Tout à fait, dit Holmes.

— Il tenait encore à la main la lourde canne, qu’au dire de sa mère il avait prise pour suivre Drebber. C’est un gros gourdin en bois de chêne.

— Quelle est votre opinion, alors ?

— Eh bien ! mon opinion est qu’il a suivi Drebber jusqu’à Brixton Road. Là, une nouvelle altercation s’est élevée entre eux et Drebber aura reçu, je ne sais trop où, peut-être dans le creux de l’estomac, un coup de bâton qui aura occasionné la mort sans laisser aucune trace. La nuit était si pluvieuse qu’il n’y avait pas un chat dans les rues et Charpentier a pu traîner le cadavre de sa victime dans la maison inhabitée. Quant à la bougie, au sang répandu et à l’inscription sur le mur, autant de ruses destinées à dérouter la police.

— Très bien travaillé, dit Holmes, sur un ton encourageant. Vraiment, Gregson, vous faites des progrès. Nous arriverons à faire quelque chose de vous.

— Je me flatte, en effet, d’avoir conduit toute cette affaire assez proprement, répondit avec suffisance l’agent de police. Le jeune homme a spontanément déclaré qu’il suivait Drebber depuis quelque temps déjà, lorsque ce dernier l’aperçut et prit un fiacre pour lui échapper. Il prétend avoir rencontré alors, en rentrant chez lui, un ancien camarade de la marine et avoir fait avec celui-ci une longue promenade. Quand on lui a demandé où demeurait ce camarade, il s’est trouvé incapable de donner une réponse satisfaisante. Je crois que tout cela se tient parfaitement. Ce qui m’amuse le plus, c’est de penser que Lestrade galope sur la fausse piste. J’ai bien peur qu’il n’arrive pas à grand’chose. Eh ! mais, que diable, le voici en personne ! »

C’était en effet Lestrade qui venait de monter l’escalier, et entrait à ce moment. Mais il avait perdu tout ce qui caractérisait en général son maintien. Sa figure était bouleversée et ses vêtements en désordre. Il venait assurément dans l’intention de consulter Sherlock Holmes, car la vue de son collègue parut l’embarrasser et même le contrarier vivement. Il restait planté au milieu de la chambre, tortillant nerveusement son chapeau et ne sachant à quoi se décider, « C’est un cas bien extraordinaire, dit-il enfin, une affaire tout à fait incompréhensible….

— Ah ! vous trouvez ça, monsieur Lestrade, s’écria Gregson triomphalement. Je pensais bien que c’était là que vous aboutiriez. Avez-vous fini par découvrir le secrétaire, M. Joseph Stangerson ?

— Ce secrétaire, ce Joseph Stangerson, prononça Lestrade gravement, a été assassiné ce matin vers six heures à l’hôtel d’Halliday. »